Claude Barbat
Les échecs en alchimie (Petit entretien entre un Curieux de l'Art et le couple Elie-Artistia)

Les Echecs exotériques que vous évoquez ont perdu l’aura du Jeu Royal et de la Tradition d’Or pour être devenus le jouet du rationalisme ou le hochet de cerveaux voués au dieu Hasard. Cependant, ils peuvent offrir une materia prima aux plus riches potentialités. Il n’est que de les sublimer !…

(Revue Epignôsis. No I, 1er cahier. Juin 1983)

Le Curieux : Je suis assez inquiet de vous rencontrer car mon entrée en Alchimie est récente et l’on m’a parlé de vous comme du couple alchimique parvenu à la conjonction d’Elie et Artistia.

Elie : Il faut, surtout comme néophyte, vous méfier des réputations et redouter quelles sortent de cornues mal embouchées… En fait, notre fameuse réalisation de l’Œuvre nous l’avons baptisée : « les Echecs de l’Alchimie ».

Le Curieux : Les échecs ! Vous n’avez abouti qu’à des échecs dans la quête?

Artistia : Nous ne voulons pas dire que nos travaux alchimiques ont échoué mais, au contraire, que nos recherches ont, à un moment donné, cristallisé nos matières et nos esprits d’Artistes dans une unique Rose des Vents. Or, cette Rose s’est concrétisée dans un Jeu des Echecs de notre Art.

Le Curieux : C’est là vraiment une définition insolite de l’approche du Grand Œuvre ! Mais ne me parlez-vous pas, en fait, du Jeu de Société qu’on appelle « les Echecs » ? Je ne vois pas son rapport avec l’Alchimie.

Elie : Les Echecs exotériques que vous évoquez ont perdu l’aura du Jeu Royal et de la Tradition d’Or pour être devenus le jouet du rationalisme ou le hochet de cerveaux voués au dieu Hasard. Cependant, ils peuvent offrir une materia prima aux plus riches potentialités. Il n’est que de les sublimer !…

Artistia : Oui, il est possible de mimer et d’incanter, au cours d’opérations difficiles à conduire et de triturations pénibles, ce que j’appellerai le combinatoire de Vie ou encore la dynamique ésotérique du Grand Jeu.

Le Curieux : S’il ne faut pas suivre la route des champions du Jeu futile, des Fischer et des Kortchnoï, pour être « adopté dans l’initiation de l’Or, quelle Recherche, quelle Voie proposez-vous ?

Elie : C’est à vous de dresser un flambeau de vision au-dessus de votre tête et … de votre Athanor ! Pour nous, nous avons été recréés et recréateurs du Jeu lui-même. Ce fut notre voie de l’Or.

Le Curieux : Et vous avez, chacun, réussi l’Œuvre final ?

Elie : Nous sommes parvenus ensemble à une Union dans le Jeu.

Artistia : C’est-à-dire que chacun, ainsi, n’est jamais sûr que le Résultat lui appartient puisqu’il le partage. Mais il est là, il y a un Enfant, un accomplissement qui nous additionne et nous multiplie.

Le Curieux : Mais cela vous a été facilité certainement par le fait que vous étiez déjà des artistes. On m’a dit que vous êtes sculpteurs et que vous ouvragez les métaux et les minéraux.

Elie : Cela peut être une aide, mais aussi un handicap. Vous avez entendu parler des méfaits de la spécialisation… Cependant, croyez-moi, il y a, en tout homme, un artiste qui sommeille. Mais avez-vous déjà médité sur le nom d »‘Artiste » que l’on donne à l’Hermétiste et à l’Alchimiste, en particulier ?

Le Curieux : Peut-être les Anciens ont-ils signifié, ainsi, qu’il s’agit de devenir créateur en retrouvant l’Imitation fondamentale du Créateur divin, et que l’on doit œuvrer pour faire fleurir un résultat sensible sur le plan matériel, le critère de Beauté étant un signe indispensable.

Elie : Vous avez dit l’essentiel. Nous devons être aussi bien des architectes que des jardiniers. Cependant, nous n’œuvrons pas seulement sur ce que vous appelez le plan des Matières. D’une certaine façon, beaucoup de résultats sont obtenus dans le plan imagénial et ne seront pas forcément perçus dans notre monde matériel.

Le Curieux : Qu’est-ce que le plan « imagénial » ? Je n’avais jamais entendu ce mot.

Artistia : On peut vous le définir, déjà, comme appartenant à la sphère de la Lune et de la Conception. Il se situe comme plus proche, si l’on peut dire, de la Création divine que de l’humaine et, pourtant, il est ouvert à l’homme comme une participation aux vastes conceptions motrices qui créent et projettent l’Univers.

Le Curieux : L’homme possède-t-il un organe pour que joue cette fonction en lui ?

Elie : Oui. Et vous le concevrez si vous stimulez votre imagination créatrice jusqu’à parvenir à la représentation inhabituelle d’un organe qui ne cesse de remodeler sa propre structure, sa forme, et dont ce remodelage perpétuel et infini aux souffles de l’Esprit est justement la fonction. L’imagénial est le séjour sensible aussi bien des Anges que de ce que l’homme créateur éprouve comme « inspiration ».

Le Curieux : Peut-on découvrir et développer cet organe et est-il indispensable à l’Alchimiste ?

Artistia : L’envie même d’être alchimiste ou artiste révèle l’activité de cet organe. Les opérations du Grand Œuvre Philosophique bien menées impliquent l’épanouissement de l’imagénial. Les ouvrages des Anciens en sont les herbiers foisonnants.

Le Curieux : C’est donc bien plus haut situé que l’imagination ?

Elie : Celle qu’un psychologisme étriqué nomme « la folle du logis » n’est que le germe endormi de l’imagénial. Elle n’a pas encore reçu de terrain nourricier. Elle reste empaquetée dans le sachet du moi. Il lui manque d’être mené au feu d’une certaine passion.

Le Curieux : Cet imagénial est-il dans le mental ou dans le cœur de l’homme?

Artistia : Le terme imagénial forme un mot-couple entre imago, l’image, qui réfère au cerveau récepteur, et genius, le génie, la genèse personnelle qui se situe dans le cœur émetteur. Il serait d’un mauvais emploi s’il dissociait ces deux pôles de la créativité. Mais le mot « genèse » nous fait revenir au sujet initial de notre entretien. Car chaque parcours alchimique est-il autre chose qu’une tentative de nouvelle Genèse ?

Vous devez retenir, en premier lieu, que le Jeu n’utilise que 6 archétypes moteurs, à l’image et ressemblance des 6 Jours fondamentaux de la Création divine : le Roi, la Reine, le Fou, le Cavalier, la Tour et le Pion.

C’est l’enfance de l’Art que de méditer sur le mystère et le nombre de la Genèse. Une enfance que vous aurez intérêt à maintenir jusqu’à votre dernier souffle d’Alchimiste afin de réussir à pénétrer dans le Royaume des Cieux de la Pierre par le chas de l’aiguille et la fente de la porte étroite…

Le Curieux : Cette Genèse est bien celle qui ouvre l’Ancien Testament ?

Elie : Oui, et vous n’avez qu’à la comparer au texte de la Table d’Emeraude pour vous trouver en pleine orthodoxie de l’Art. Vous entreverrez aussi que, dans Son Grand Jeu, Dieu, après avoir séparé, comme sur un échiquier, les camps des deux Eaux en celui du Ciel Lumière et celui de l’Ombre Terrestre, projette le Couple souverain des Luminaires : le Soleil Roi et la Lune Reine. Puis, ces Principes du Fixe et du Volatil vont être dédoublés. Leur puissance va s’articuler dans le Fou et le Cavalier du Règne Mercurien et s’involuer jusqu’au Fond du Ciel du Règne Minéral, dans ce que les Echecs ont baptisé la Tour et le Pion et qui composent le monde du Soufre.

Toute la pratique du Jeu, pour l’homme, de la Quête pour l’alchimiste va consister à remonter du Pion minéral vers le Roi et la Reine, à évertuer la Terre ombreuse au point qu’elle révèle le Soleil et la Lune accouplés au fond de son tombeau… Et à les ressusciter par un feu apocalyptique. [Rappelons que le sens premier d' »apocalypse » n’est pas catastrophe, mais « révélation ». Il s’agit donc d’un feu « révélateur »].

Le Curieux : Je vois l’intérêt de méditer le schéma du Grand Jeu cosmique à travers les Genèses traditionnelles. Mais vous m’avez dit, tout à l’heure, que vous aviez abouti à un Jeu d’Echecs de votre Art. En quoi s’est-il particularisé jusqu’au point d’exprimer votre propre Réalisation ou votre sublimation artistique ?

Elie : Il s’est révélé dans le « langage des oiseaux » !… Voyez-vous, notre sculpture a, pendant longtemps, émis des « mots » dispersés, sans suite, mélodieux peut-être, mais de rapports incohérents. Nous exprimions le chant ivre de Hauteur d’un aigle, le cri chargé de Sagesse nocturne d’une chouette, les lamentations amoureuses d’un cygne. Puis, un jour, tout cela s’est réuni dans une sorte de Cour ordonnée de leurs voix et ces Paroles éparses ont eu un sens. Elles constituaient le message d’un Univers !…

Le Curieux : Mais pourquoi les oiseaux ?

Artistia : Les gravures et les textes alchimiques les affectionnent! Mais, lisez sans tarder la légende de Simorgh et vous n’aurez que peu à accomplir pour pénétrer dans le Palais du Volatil. Un peu de grâce céleste encore, et vous sera-t-il accordé d’entendre le chant des Oiseaux et le chant des Minéraux se répondre !… L’Alchimiste ne doit-il pas avoir l’ambition d’Orphée et connaître sa Passion ?

Alors le symbolisme de notre Jeu d’Echecs qui pose le Roi en Aigle, la Reine en Chouette, le Cavalier en Pégase, le Fou en Dauphin ailé, la Tour en Lieu secret du volatil et le Pion en Cygne unicorne, vous apparaîtra-t-il évident, je veux dire : parlant à votre imagénial…

Le Curieux : Avez-vous, aussi, exprimé le chant des minéraux dans votre Jeu?

Artistia : Un amoureux de l’Art saura y déceler le Jeu des Opérations, les « couleurs » de l’Alchimie…

Il trouvera, par exemple, que les cristaux que portent les Acteurs de l’échiquier situent leur action.

L’œuvre au Noir emprunte son Témoin à une matière artificielle que nous avons baptisée « carbusil » et qu’un chimiste désignerait comme carbure de silicium. Son symbolisme, pour nous, est celui du diamant noir (la lumière sous-jacente aux ténèbres). C’est pourquoi vous la retrouvez dans le corps des 4 Symboles ailés du Sphinx qui forme la Base de l’échiquier…

L’œuvre au Blanc s’illumine du cristal de roche, du quartz pur, Témoin issu directement du monde naturel et qui vise à capter, tel le diamant blanc, l’onde lumineuse aussi bien que sonore.

L’œuvre au Rouge jaillit du « regard » de nos personnages volatils, à travers le grenat et l’ambre.

Enfin, nous pouvons encore vous dire que les métaux formateurs de nos sculptures opposent les deux camps du Plomb argentifère et du Cuivre d’or. Mais l’Etain jupitérien réalise, en profondeur, l’union de leurs alliages opposés.

Le Curieux : Je vois que la Réalisation de votre Jeu résulte d’une sorte de longue méditation active. En somme, pour vous, l’Artiste, l’Alchimiste serait quelqu’un qui en viendrait à jouer aux Echecs avec lui-même, qui s’accomplirait solitairement, dans une sorte d’enstase matérielle ?

Artistia : Mais non ! Il ne joue pas seul ! Vous oubliez, comme souvent les hommes, qu’il y a la Femme. L’Alchimiste joue constamment aux Echecs avec Dame Nature… Le plus souvent, du reste, c’est lui qui sera battu. Sa royauté humaine sera réduite et paralysée par son adversaire, c’est-à-dire la Matière, cette Mère qui enfante et « pousse » sans cesse la Vie et dont il aura sous-estimé l’Intelligence. Tout bon Auteur de l’Art vous rappelle que l’Or ne naît que de la « coïncidentia oppositorum ». Ceci, en Occident. Dans les pays de l’extrême Aurore, les Alchimistes avaient, bien avant nous, accouplé le Yin et le Yang dans l’Or du Tao.

Le Curieux : Je commence à comprendre pourquoi vous ne pouviez réaliser votre Jeu d’Echecs qu’ensemble. Mais cela ne doit pas être facile pour deux Artistes — comme pour l’Alchimiste et disons son « laboratoire » — de ne pas se battre au point de provoquer l' »échec et mat » !

Elie : Nous allons vous dire le secret que nous avons découvert: il s’agit de poursuivre les parties sans fixer les Opérations dans un Echec définitif et de savoir changer de Camp… Vous vous souvenez qu’à la Genèse Dieu a opposé l’Ombre et la Lumière. Eh bien, si vous vous prenez pour la Lumière et que vos « résultats » deviennent négatifs, sans tarder passez du côté de l’Ombre et jouez, alors, le mieux possible dans ce Camp, pour que les ténèbres « comprennent » la Lumière (pour reprendre les termes du prologue de l’Evangile johannique).

Le Curieux : Mais les parties peuvent s’enchaîner à l’infini. On dit que les problèmes d’Echecs sont inépuisables. L’Or du Grand Œuvre ne serait donc pas une solution définitive, finale ?

Artistia : Tous les Auteurs de la Tradition vous le montrent. Ils se gardent bien, du reste, de vous livrer leur solution ! Ce serait un très mauvais service pour vous d’abord et puis le pourraient-ils vraiment ? Car enfin, vous allez exercer votre Quête non pas dans le Sein du Père mais sur cette planète. Vous devez imaginer que vos démarches dans cette Voie transformatrice et de vous-même et d’un certain Autre ne se réaliseront que sous un Ciel différent de Celui où ont œuvré les Anciens. Or, ce Ciel, ne cherchez pas à le connaître seulement par votre mental, c’est-à-dire, par l’Astronomie ni même par l’Astrologie.

Je vous invite à placer très haut l’importance de la planche IV, qui s’intitule « Le Laboratoire oratoire », dans L’Amphithéâtre de la Sagesse Eternelle. Henri Khunrath y a composé un mandala de la Force essentielle qui doit s’exercer dans votre travail. L’Alchimiste n’y est ni au four à cornues ni au moulin du livre. Il est en prière. Car le Ciel de l’Acte, il le quête, finalement, par le cœur et en offrant sort existence actuelle à bras ouverts, en véritable orant.

Elie : En vérité, la Quête aboutit. Le « miracle » naturel éclate comme une victoire définitive. Elle s’impose comme La Présence Absolue… Pour notre Tradition, c’est la descente du Feu de l’Esprit et tandis que Sa Grâce ouvre le temps à l’Eternité, notre savoir obtus éclate et notre cœur réveillé est appelé à la compréhension de tout langage, qu’il soit celui des oiseaux, celui des minéraux ou celui de l’Autre humain…

C’est le Christ en Victoire d’une Apocalypse de la Pierre Ainsi que les Hermétistes l’ont sculpté dans l’humble minéral, la face des Pèlerins, au portail de nos cathédrales.

N.B. Le Jeu d’Echecs des Barbat est effectivement une très belle réalisation de l’art ésotérique contemporain, qui, d’exposition en exposition, suscite l’admiration dans le monde entier….