Robert Linssen
Au-delà de la méditation

Nous nous pensons nous-mêmes, consciemment ou inconsciemment comme étant des êtres séparés, isolés par notre peau. Ceci est une erreur élémentaire de perception. Nous nous considérons comme des « sujets » et avons tendance à nous séparer arbitrairement de l’univers manifesté. Nous le considérons comme un « objet ». Ces distinctions duelles sont fausses et graves dans leurs conséquences.

(Revue Être Libre, Numéro 335, Mai-Septembre 1996)

Il y a soixante années environ vers 1936, l’écrivain Paul Brunton se rendant en Inde découvre le Sage indien Ramana Maharshi (1879-1950). Il passa quelques semaines dans son ashram à Tirunamavalai dans le sud de l’Inde et publia « L’Inde secrète » (éd. Payot).

Le Sage vivait principalement dans sa caverne située près du sommet de la montagne sacrée d’Arunachala. Nombreuses sont les personnalités qui rendirent visite au Sage tels le Dr. J. De marquette, le Dr. R. Godel, le biologiste Huxley etc. Très instructif fut le refus de C. G. Jung!

Les œuvres de Ramana Maharshi sont actuellement traduites et publiées en de nombreuses langues étrangères grâce à notre ami Jean Herbert, lui-même disciple du maître indien Shri Aurobindo et admirateur de Ramana Maharshi.

Ramana Maharshi a été l’inspirateur de nombreux occidentaux et notamment de Douglas Harding. En Inde, il a inspiré le Sage Ramesh Balsekar.

Paul Brunton s’est consacré à la pratique du yoga et de la méditation de façon persévérante. Il a dépassé les disciplines habituelles pour arriver au silence et à la découverte de la Conscience-Amour.

Les occidentaux s’intéressant à la pensée religieuse indienne connaissent la Bhagavad Gita. Il s’agit d’une des œuvres fondamentales évoquant clairement le climat universel de l’expérience indienne. Celle-ci révèle le rôle et la place importante du Brahman représenté fréquemment sous la forme d’un océan de claire lumière douée d’une « Conscience-amour infinie ». Celle-ci pénètre la multiplicité apparente des êtres et des choses. Elle en est à la fois la source et la substance.

Nous avons évoqué l’unité essentielle de cette plénitude dans notre modeste étude « L’arbre de vie cosmique et ses fleurs ». Dans le treizième dialogue de la Bhagavad Gita il est écrit:

13    – Cela a des mains et des pieds, des yeux et des têtes, des oreilles et des bouches partout. CELA réside dans le monde et embrasse toutes choses.
14    – Rayonnant de toutes les facultés des sens sans en avoir connu aucun, détaché de tout, libéré des qualités… Il perçoit les qualités.
15    – Indivisible, il réside dans tous les êtres comme s’il s’était partagé. Il est ce qui soutient tous les êtres.
16    – CELA, Lumière des lumières est par delà les ténèbres. C’est la sagesse et l’objet de la sagesse que peut connaître la sagesse qui réside dans le cœur de chacun.

L’obstacle à la perception de ce trésor intérieur inestimable est la conscience limitée de l’ego cristallisée dans l’image que chacun porte de soi. Cette image et l’agitation mentale résultant des désirs, peurs, avidité constantes résultent d’une identification avec le corps. Nous sommes piégés. Etant victime de ce piège, notre faculté d’attention est profondément pervertie.

Les enquêtes réalisées par les scientifiques et les sages au cours de la fin du XXe siècle, sur les causes profondes des violences, de la cruauté, de la dégradation et de la corruption aboutissent à la conclusion qu’une cause principale en est responsable. Le cerveau s’est enlisé dans l’esclavage d’une programmation dans laquelle il se débat désespérément. Il s’est enfermé dans les limites étroites d’une vision à sens unique du « particulier », de la « partie » au détriment du « tout ».

Il s’agit d’une véritable maladie mentale dont les conséquences individuelles et collectives sont désastreuses. La faculté morcelante du cerveau gauche s’est exagérément développée au détriment du pouvoir de synthèse du cerveau droit. Le cerveau gauche suggère des oppositions entre les aspects limités du « particulier ». Il dresse les singularités du particulier dont il perçoit les singularités de façon excessive et déséquilibrée et contribue à l’éclosion de tous les conflits qui nous déchirent. Au lieu du fait qu’avant tout être humain rencontre un autre être humain, nous assistons à la violence et l’opposition d’un concept qui heurte son adversité.

Le célèbre physicien David Bohm et le sage indien Krishnamurti considèrent que le potentiel énorme d’hostilités qui déchirent le monde -(Israéliens / Arabes, Bosniaques / Serbes, Amérique /Chine, etc.)- montre que « la maison brûle ».

Il est évident que la fin du XXe siècle nous montre à quel point la vision spirituelle d’un univers – qui en fait est essentiellement basé sur la Conscience-amour infinie – réclame de chaque être humain un réajustement psychologique et spirituel fondamental afin d’éviter une autodestruction menaçante.

L’espoir

Cependant un examen global des événements actuels doit tenir compte des énergies d’un « monde intérieur » échappant aux perceptions de nos sens physiques. Or, ce « monde intérieur » est prioritaire par rapport à l’ensemble du monde « extérieur » auquel une immense majorité d’êtres humains se sont entièrement identifiés.

Au cours du XXe siècle, ainsi que le souligne Gary Zukav dans « La danse des éléments »: « La seule grande révolution du XXème siècle s’est faite dans la physique. » Mais l’auteur de ses lignes ne se doutait pas – au moment où elles étaient écrites – de l’ampleur des révélations de la nouvelle physique suite aux travaux de John A. Wheeler, de Cornel; Anderson et Weimann (1995) confirmant la vision antique d’un univers dont la matière était dématérialisée au bénéfice d’un océan de lumière nouménale dont l’énergie était une supra Conscience-amour prioritaire. La vision des savants tels G. Chew et Henry P. Stapp de Berkeley s’approche de plus en plus de celle des maîtres de l’école non dualiste et de l’Advaita Védanta.

Les œuvres récentes d’auteurs de plus en plus reconnus comme « Sages » authentiques connaissent un rayonnement stupéfiant. Non seulement il importe de citer celles de J. Krishnamurti mais aussi et surtout celles de Maharaj Nisargadatta « Je suis » et de son élève Ramesh Balsekar « The final truth » et « A Duet of One ». Il n’est pas inutile de signaler que Ramesh Balsekar a étudié en Angleterre. Il y prit contact avec l’œuvre fondamentale de David Bohm ce grand précurseur de la nouvelle physique gnostique.

L’Ashtavakra Gita

L’Ashtavakra Gita est une œuvre essentielle de la plus haute sagesse indienne. Elle résume les entretiens qui se sont déroulés entre le sage Ashtavakra et son disciple le célèbre Roi Janaka entre les mains desquelles reposaient les destinées du Royaume Indo-Grec.

L’Ashtavakra Gita est moins connue que la Bhagavad Gita mais elle insiste davantage sur le côté radical, non conceptuel d’Eveil. Ainsi que l’écrit Ramesh Balsekar en se référant à Ramana Maharshi qui fut son premier inspirateur:

Ne méditez pas ! Soyez !
Ne pensez pas que vous êtes ! Soyez !
Ne pensez pas à être ! Vous ETES !

Le sage Ashtavakra insistait intentionnellement sur le fait que ceux qui se consacrent aux diverses disciplines et pratiques ne parviennent pas à la réalisation de leur nature véritable. Ils s’enferment inconsciemment dans la matérialisation de leurs concepts. Ceux-ci forment la substance d’un état auto-projeté déclare Krishnamurti.

En l’absence de leur compréhension purement intuitive, qui est la seule aide efficiente, les chercheurs aboutissent à l’obtention d’un objet qu’ils appellent l’illumination mais ils s’enlisent de plus en plus dans le « samsâra » (enchaînement de la dualité). Cependant, ils finiront par se rendre compte de leur erreur suite à l’enregistrement mémoriel des crises révélatrices qui se présenteront.

Ramana Maharshi considérait qu’à titre provisoire, au début de la recherche, les disciplines et pratiques traditionnelles pouvaient être une aide mais il évitait de recommander de longues périodes pendant lesquelles le chercheur restait assis en méditation. La similitude avec Krishnamurti est ici évidente.

Vers le vécu prioritaire de la Conscience-amour

Pour Ramesh Balsekar, tous les êtres humains et toutes les choses de l’univers manifesté sont uniquement le produit d’une Conscience-amour infinie sous-jacente. Ils le sont à la fois durant la période des illusions au cours de laquelle l’univers manifesté nous paraît être réel. Ils le sont, aussi bien, après la réalisation complète de la Vérité telle que le vécut le Roi Janaka.

Nous ne sommes rien d’autre qu’une « Conscience-amour infinie » et nous n’avons jamais été autre chose. Il est nécessaire au début de notre recherche de s’en pénétrer, non par un acte mental mais par un sentir intuitif du cœur.

Cette perception émane d’une « Intelligence du cœur » à laquelle Ramana Maharshi et Krishnamurti ont fait fréquemment allusion. Les maîtres des « Voies abruptes » et Krishnamurti répètent fréquemment que « la vision pénétrante ne passe pas par le cerveau. »

Nous ne sommes rien d’autre qu’une Conscience-amour infinie et nous n’avons jamais été autre chose, répète Ramesh Balsekar. Il n’est certainement pas inutile d’insister ici sur ce point et d’éviter le surgissement de concepts. En quelque sorte, il est souhaitable de sentir intuitivement par le cœur qu’il n’y a jamais rien eu d’autre que la Conscience-amour infinie et que, par rapport à sa priorité infinie, il n’y a jamais eu de « nous », de séparation entre des personnes. Tout ce qui a existé, tout ce qui existe, tout ce qui sera à jamais n’est que « Conscience-amour infinie ». Ces répétitions peuvent être exaspérantes pour le mental du chercheur, mais elles ont leur utilité.

Ceci heurte de front inévitablement nos habituelles identifications mentales, nos vieux concepts relatifs à l’authenticité de l’univers manifesté, du temps, de l’espace. Ceux-ci ne sont que l’ombre évanescente du Réel. Des ombres de la phénoménalité sont continuellement changeantes. Aussi paradoxal que cela puisse paraître, elles sont faites de la nouménalité. Le comprendre intellectuellement est difficile sinon impossible pour le débutant. Ici, le domaine conceptuel fait surgir une foule de problèmes, qui en dépit de leur aspect logique, ne sont que de pseudo-problèmes.

Aspect paradoxal du « jeu divin » dans l’univers manifesté

Nous nous pensons nous-mêmes, consciemment ou inconsciemment comme étant des êtres séparés, isolés par notre peau. Ceci est une erreur élémentaire de perception. Nous nous considérons comme des « sujets » et avons tendance à nous séparer arbitrairement de l’univers manifesté. Nous le considérons comme un « objet ». Ces distinctions duelles sont fausses et graves dans leurs conséquences.

En réalité, comme phénomène manifesté, nous ne sommes rien d’autre qu’une infime partie de l’univers. Nous émanons tous de la même source. Elle est pure lumière, Conscience-amour.

L’univers manifesté doit être considéré comme une unité globale, indivise. Cette totalité est prioritaire par rapport aux parties apparemment séparée qui la forment dans la phénoménalité.

Krishnamurti et Bohm déclarent la nature dangereuse de la fixation sur le « particulier » lors de leur dialogue intitulé « The ending of time ». Nous y relevons le fragment suivant: « Bohm: En fait, c’est le particulier qui est une abstraction. »
Krishnamurti: Absolument. Le particulier est le plus dangereux. »

De toute évidence, ce n’est pas le « particulier » qui, en lui-même, est « dangereux » mais le pouvoir de fixation arbitraire et excessif de la pensée. Celle-ci est victime de sa faculté excessive de fragmentation.

Cette fragmentation rend nécessaire les avertissements que les éveillés adressent de façon répétée aux chercheurs. Nous terminons ici par celui que Ramesh Balsekar a publié dans « A Duet of One ». « Le « fait est que l’illumination est phénoménalement « un « état subjectif ». Comment se fait-il qu’un tel « état « subjectif » peut-il être affecté par une apparence « du monde manifesté » ? Une ombre ne peut ni connaître « ni affecter sa substance, une apparence ne peut « ni connaître ni affecter sa source. La seule réalité « est la « Conscience-amour infinie. »

« Qui alors pratique ? « Qui » cherche « quoi » ? De « toute évidence, il n’y a que la « Conscience-amour « infinie » qui cherche! et que cherche-telle ? Elle-« même naturellement. »
« La totalité de la manifestation est un processus « impersonnel que la science actuelle désigne par « l’expression « auto-générateur ». La « Conscience-amour « infinie » crée d’abord une apparence à l’intérieur « d’elle-même. Elle s’identifie ensuite avec chaque « objet » individuel manifesté. La « Conscience-amour « infinie » se personnifie impersonnellement et crée « l’illusion d’un égo individuel dans l’illusion générale de la manifestation. Finalement se réalise « le processus de désidentification – allant du « personnel à l’impersonnel » – qui se termine dans « la situation connue comme « Eveil » ou illumination. »
« Pourquoi tout ceci ? C’est toute la « Conscience-amour infinie » ou « Dieu » dans un « jeu divin ».

La compréhension adéquate de ces lignes dépasse le domaine de la logique conceptuelle. Elles sont les raisons pour lesquelles les chrétiens répètent les paroles du Christ: Heureux les simples en esprit, le Royaume des cieux leur appartient ! Encore faut-il préciser le fait, que les « simples d’esprit » ne sont ni fous, ni des idiots, ni des amnésiques. Leur vision ne passe pas par le mental. Elle passe par le cœur.

Afin d’éviter l’inévitable confusion résultant d’un appel à la « vision du cœur », il est essentiel de rappeler ici les paroles de Ramana Maharshi évoquant la « vision pénétrante et le regard du cœur ». Il écrit: « L’être est hors d’atteinte de la pensée. Il est saisi par le cœur. Mieux encore, il est le cœur. Concevoir l’être ce n’est pas le chercher hors de soi, c’est être par le cœur, c’est demeurer tel dans le cœur. »

Pour éviter tout malentendu, précisons que pour Ramana Maharshi le cœur est un centre non-physique situé dans une autre dimension, à droite du cœur physique.

L’étude des rapports éventuels existant entre le noumène fondamental et l’univers manifesté nous révèle un ensemble de paradoxes qui ne peuvent être résolu dans les limites habituelles de la logique. Ceci résulte du fait, que dans l’optique de la sagesse, il est obligatoire d’abandonner notre position habituellement prioritaire « d’observateur-sujet » par rapport au noumène considéré comme « objet ». La situation est inverse et fausse le problème. Elle crée une foule de pseudo-problèmes. Seul, le noumène existe, il est la substance dont le monde manifesté n’est qu’une ombre évanescente.

Ainsi que le déclarait Plotin après avoir constaté les paradoxes résultant de son questionnement des rapports existant entre le noumène et le monde manifesté: « Il ne fallait pas me questionner ! Il fallait comprendre et se taire, comme moi-même je me tais! Je contemple, et les lignes des corps se réalisent comme si elles sortaient de moi ! (Ennéades III).

Il ajoute enfin: « La contemplation des formes éternelles doit se faire par l’extase. »

Nous revoici rappelé par l’évidence de la proclamation de Plotin, de Krishnamurti, de Ramana Maharshi, de Balsekar: « L’être est hors d’atteinte de la pensée, il est saisi par le cœur ». Il n’y a pas lieu de sauter dans l’inconnu mais plutôt de lâcher prise en se laissant dissoudre dans le ravissement de la félicité et de la lumière nouménale. Tel est le vrai sens de la mutation de « l’Autreté » suprême (otherness).

Bibliographie

Kamensky (Mme A.): Bhagavad Gîta, éd. Adyar 1930.
Krishnamurti et D. Bohm: The future of humanity, éd. Mirananda.
Krishnamurti: L’éveil de l’Intelligence, éd. Stock.
Zukav (Gary): La danse des éléments, éd. Laffont.
Bohm (David): La plénitude de l’univers, éd. du Rocher.
Linssen (Robert): L’univers corps d’un seul vivant, éd. Altess.
Balsekar (Ramesh): The final truth, Advaïta Press-Redondo Beach, California. A Duet of ONE, Advaïta Press U.S.A.
Weber R. et Bohm D.: in « Le paradigme holographique » de Ken Wilber, éd. Le jour Montréal.
Sheldrake R.: La mémoire de l’univers, éd. du Rocher.
Casterman D.: L’Intelligence de l’univers, éd. Havaux.