Qui n’a jamais entendu un ami lui dire : Sois présent ! Cet ami est sûr que, si vous l’écoutiez, votre vie prendrait une tournure beaucoup plus belle. Dans cet article, je ne m’interrogerai pas sur tout ce qu’une vie vécue au présent implique de beau, mais je répondrai plutôt à cette question : Existe-t-il une méthode pour vivre une telle vie ? Ma réponse sera catégorique : aucune méthode ne permet de vivre au présent ! Les pages qui suivent sont une défense de cette thèse. Avant d’entreprendre cette défense, je commence, dans la première partie de ce texte, par définir la signification d’une telle vie vécue au présent. Dans la deuxième partie, je débute la défense de ma thèse en faisant valoir que les méthodes cherchent généralement à réaliser un objectif, ce que nous jugerons comme étant incompatible avec une vie au présent. Dans la troisième partie, on verra que cette incapacité à nous faire vivre au présent vaudra aussi pour des méthodes qui, plutôt que de nous rendre attentifs à un objectif, agissent de manière purement mécanique et automatique — sans but conscient. Enfin, dans la quatrième partie, je défends toujours la même conclusion, cette fois en m’appuyant sur l’idée qu’une vie au présent ne s’apprend pas, alors que les méthodes, elles, ne peuvent qu’être apprises. Voilà, vous connaissez maintenant les quatre grandes étapes de ce texte. J’espère que le chemin à parcourir saura vous plaire.
Vivre au présent : une esquisse
À mon avis, vivre au présent, c’est être conscient de tout ce qui traverse mon esprit ici et maintenant. Dans mon esprit, à l’instant, il se trouve des perceptions : de cet arbre, du chant des oiseaux, de l’odeur du souper, etc. Être présent, c’est prendre conscience de tout cela. Mais mon esprit, ici et maintenant, n’est pas seulement occupé par ces perceptions : des pensées, des émotions, des désirs, des souvenirs, etc. s’y bousculent aussi. Donc, être présent, ce sera aussi être conscient de ces éléments. Ainsi, n’allez pas croire qu’être présent, c’est nécessairement être sans pensées. Non ! Les pensées et les désirs prennent aussi place dans mon esprit. Cela dit, je suis convaincu que vivre au présent atténue pensées et désirs, voire les dissipe, mais je laisserai de côté cette question pour l’instant. Nous y plonger nous ferait perdre de vue le fil conducteur que j’aimerais donner à notre discussion.
Maintenant, pour être conscient de tous ces vécus au présent — perceptions, émotions, pensées, désirs, etc. —, ma conscience ne doit pas être ailleurs. Vous comprenez évidemment pourquoi : si j’ai l’esprit au loin, je ne serai pas conscient de tout ce qui se passe ici et maintenant — au présent ! Mais n’avons-nous pas dit qu’être présent impliquait notamment d’être conscient de nos désirs, et nos désirs ne sont-ils pas toujours portés vers un ailleurs ? Par suite, être présent à l’endroit de ses désirs ne devrait-il pas nous porter vers un ailleurs ? Certes, mais pour observer au présent mon désir et l’ailleurs qu’il projette, mon esprit, en son centre, ne doit pas être, lui aussi, emporté ailleurs, pris par ce désir ou un autre. Si ce qui observe est transporté au loin, l’observation de ce qui prend place ici et maintenant devient impossible. Retenez donc ceci : vivre au présent, cela implique d’observer à partir d’un « lieu » qui ne nous projette pas ailleurs. Je le répète : être présent, c’est ne pas être ailleurs ! Cette caractérisation de la vie au présent sera particulièrement importante pour la suite de notre discussion, où nous tâcherons de montrer qu’aucune méthode ne permet d’expérimenter cette vie au présent.
Une critique des méthodes
Les méthodes reposent généralement sur ce principe : Fais ceci, et tu atteindras ton objectif. Par exemple, une méthode pour améliorer la mémoire pourrait me suggérer : « apprends dix nouveaux mots chaque jour et écris un résumé de tout ce que tu lis, et tu amélioreras ta mémoire ». L’adoption d’une méthode suppose donc un objectif préalable — dans notre exemple, celui d’avoir une meilleure mémoire. Or, si je suis guidé par un désir ou un objectif, j’ai évidemment un ailleurs en vue. Les méthodes nous poussent donc ailleurs. Mais n’avons-nous pas vu plus haut que le présent n’était pas ailleurs ; qu’il est ici et maintenant ! Par conséquent, aucune méthode ne peut me faire vivre les choses — mes perceptions, mes émotions, mes pensées, mes désirs, etc. — au présent.
Mais, pourrait-on m’objecter, si mon objectif consistait à vivre au présent, mon ailleurs ne correspondrait-il pas au présent lui-même ? Ne pourrait-on pas, dans ces conditions, imaginer une méthode qui puisse faire que j’atteigne l’objectif que je me suis donné : vivre au présent ? Non, je ne le crois vraiment pas. Pour comprendre pourquoi, il faudra d’abord se familiariser avec ce qu’on appelle une idée et voir qu’une idée du présent est toujours en décalage par rapport à un présent réellement vécu.
Notre idée du présent, comme toute idée, est fondée sur nos connaissances. Or, nos connaissances n’ont rien à voir, ou si peu, avec le présent. Nos connaissances ont été acquises lors de nos expériences dans le passé. Notre savoir est donc vieux — il relève de nos expériences passées —, alors que le présent est toujours neuf et inédit. De plus, une connaissance ne contient jamais toute la richesse de la réalité. Qu’on ne pense donc pas que notre idée du présent, étant fondée sur nos connaissances, puisse rendre justice à un présent réellement vécu.
Un autre argument permet d’établir que les connaissances, et donc les idées qui en sont tirées, passent à côté du présent. Nous l’avons dit, nos connaissances découlent de nos expériences. Or, nos expériences sont toujours limitées. Pour le comprendre, considérez ceci. Nous avons une expérience de quelque chose lorsque nous portons un jugement sur cette chose. Si je ne portais aucun jugement sur elle, elle n’aurait pas de signification ou de sens pour moi, et je n’en ferais donc pas l’expérience. Maintenant, pourquoi portons-nous un jugement sur cette chose ? Ma réponse est très simple : nous faisons cela en raison d’un désir de sécurité. Tout d’abord, en jugeant une chose, je l’intègre à mes connaissances — nos jugements et nos pensées sont des réactions de nos connaissances ! Or, en intégrant quelque chose dans le connu (dans mes connaissances), je m’évite de plonger dans l’inconnu ; je me donne des repères et reste donc en sécurité. Nos expériences sont donc effectivement fonction d’un désir de sécurité. Mais, pris d’un désir de sécurité, je suis nécessairement biaisé. Le désir biaise, il oriente notre regard et le limite. Donc, comme annoncé plus haut, une expérience est toujours limitée et biaisée. Cela implique que nos connaissances, reposant sur ces expériences, ne peuvent être à leur tour que limitées. Dans le même souffle, comme nos idées sont tirées de ces connaissances, ces idées ne pourront être elles-mêmes que biaisées et limitées. Par suite, toute idée du présent ne pourra nous représenter ce présent qu’incomplètement et de manière biaisée — disons-le franchement : faussement !
Après tout cela, montrer qu’aucune méthode ne permet de vivre au présent n’aura rien de difficile. Une méthode ne permet que de réaliser une idée — notre objectif. Or, comme nous venons de le montrer, l’idée que l’on se fait du présent n’a rien ou très peu à voir avec le présent lui-même. Il en résulte qu’aucune méthode ne peut nous faire vivre les choses au présent.
Critique d’un autre type de méthode
Ma thèse, selon laquelle aucune méthode ne permet de vivre au présent, pourrait encore susciter de la résistance de votre part. Vous pourriez faire valoir qu’il est possible de pratiquer une méthode mécaniquement ou automatiquement, sans avoir le moindre objectif ou idée préconçue ! Si c’est le cas, cette méthode, puisqu’elle ne s’articulerait pas autour d’un ailleurs, ne pourrait-elle pas me faire vivre au présent ? Non, car vivre au présent exige une immobilité intérieure, alors qu’une méthode, quand bien même elle n’imposerait aucun objectif à celui qui la pratique, invite nécessairement à agir, mentalement ou autrement — tout le contraire de l’immobilité ! Tout cela a besoin d’être explicité.
D’une part, il est clair qu’une méthode nous enjoint à poser des gestes, corporels ou mentaux. Ce point, tant il est évident, ne mérite pas d’être défendu. D’autre part, il est aussi sensé de dire que vivre au présent se fait seulement en adoptant une attitude d’immobilité face à ses vécus — perceptions, désirs, pensées, etc. L’argument suivant va vous en convaincre. Nous ne vivons pas au présent avec nos vécus parce que nous sommes ailleurs. Mais si je fais un « geste », je me dirige justement ailleurs, je m’écarte de mon vécu. Donc, connaître le présent suppose de l’immobilité. La conséquence de tout cela est évidente : comme toute méthode suppose une action ou l’exécution d’un « geste », aucune méthode ne peut nous faire vivre au présent.
Peut-être que mes paroles cette fois sur l’inefficacité d’une méthode exécutable mécaniquement et automatiquement, vous ont une fois de plus fait sursauter. Vous pourriez me dire que l’action rendue possible par ce genre de méthode ne serait pas un geste qui porte ailleurs mais au contraire, un geste d’ouverture sur ce qui est ici et maintenant — sur ce qui est donné dans le présent. Je n’exclus pas la possibilité que le présent puisse être donné à travers un geste ou une action d’ouverture dirigée sur ce qui est ici et maintenant. J’ai même défendu cette thèse dans un article présenté dans le blog du 3e millénaire et intitulé L’observation spirituelle. Cependant, je ne crois pas que ce geste d’ouverture puisse être le fruit d’une méthode, même si cette méthode consiste à appliquer mécaniquement et automatiquement un geste. Tout d’abord, ce geste d’ouverture doit être vraiment ouvert. Cela signifie qu’il ne doit pas être encadré. Un tel encadrement le limiterait et le priverait d’une véritable ouverture. Or, une méthode, quelle qu’elle soit, ne peut qu’encadrer et limiter le geste qu’elle rend possible. Une méthode, en effet, ne peut que structurer. Ce type de méthode automatique, comme la précédente, qui s’articulait autour d’un objectif ou d’une idée, doit donc être exclue, si nous voulons saisir le présent.
Les deux dernières sections ont permis d’établir qu’une vie au présent ne peut résulter de l’exercice d’une méthode. Nous allons, dans la prochaine section, la dernière de cet article, arriver à la même conclusion, cette fois en montrant qu’on ne peut pas apprendre à vivre au présent.
Une présence qui ne s’apprend pas
Dans une vie au présent, nous observons dans l’instant les contenus qui traversent notre esprit — perceptions, désirs, pensées, etc. Cette observation n’est pas d’ordre mental. Par « observation mentale », je veux dire une observation qui est fonction d’une idée. Ainsi, j’observe mentalement quelque chose lorsque mon regard est dirigé par une idée que j’ai à propos de cette chose. Cette idée n’a pas besoin d’être précise. Elle peut être très vague, voire être simplement l’idée très générale de chose. Une telle observation mentale ne permet pas de vivre au présent, pour la simple et bonne raison que le présent ne peut pas être trouvé à partir d’une idée. C’est ce que nous avons établi plus haut. Ainsi, la possibilité de vivre au présent nous interpelle avec cette question : comment s’observer de manière non mentale ? À cette question, je réponds que je n’en ai pas la moindre idée. Une chose est sûre, toutefois : cette observation repose sur une immobilité mentale, c’est-à-dire sur une absence de projection vers un ailleurs. Comment cette immobilité est-elle possible ? Autrement dit, comment pouvons-nous nous inscrire dans un « lieu » où nous ne cherchons rien, où nous ne sommes pas aspirés par et vers un désir ou un objectif ? À mes yeux, une telle attitude ne s’apprend pas. J’aimerais vous montrer pourquoi je pense cela.
En premier lieu, il faut reconnaître que tout apprentissage consiste en une mémorisation d’action ou de geste, que ce geste soit mental ou physique. Prenez l’apprentissage d’un mot et du concept associé à ce mot. Vous pourriez penser que ce genre d’apprentissage est un processus purement passif, qu’il suffit de recevoir la définition du mot, et qu’il n’y a ici aucune action ou geste à mémoriser, mais vous seriez dans l’erreur. Apprendre un concept ou un mot, c’est savoir l’utiliser. Comme le disait l’immense philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein : « La signification c’est l’usage ». Par exemple, comprendre un concept, c’est savoir le mettre en relation avec d’autres concepts. Cela me fait penser à l’étudiant que j’étais au Lycée, alors que j’essayais de comprendre le concept de masse (à ne pas confondre avec celui de poids). J’ai compris ce concept lorsque j’ai su comment le mettre en relation avec les autres concepts présents dans les lois physiques où il figurait. Cette mise en relation avec d’autres concepts et mots est ni plus ni moins une action. Je répète donc ce que je disais plus haut : tout apprentissage est apprentissage d’une action. On ne peut donc pas apprendre à ne rien faire. Dans le même souffle, on ne peut pas non plus apprendre à vivre au présent, car une telle vie dépend de cette immobilité mentale.
Quelle conclusion tirer de ce qui précède ? Celle-ci : aucune méthode ne peut nous faire connaître cette vie au présent. En effet, une méthode s’apprend, de sorte que, si les méthodes pouvaient nous faire connaître le présent, on pourrait apprendre à vivre au présent, ce que nous venons d’exclure.
Conclusion
Vivre au présent, c’est observer avec ouverture tous les contenus de notre conscience, qu’ils soient des perceptions, des désirs, des souvenirs, etc. Dans une telle ouverture aux contenus présents dans mon esprit, je me positionne dans un « lieu » où je ne suis pas aspiré vers un ailleurs. Si j’étais aspiré ailleurs, je n’observerais évidemment pas ces contenus de mon esprit qui se produisent ici et maintenant. Ce constat nous a fait reconnaître qu’une méthode, si elle se donne un objectif, ne peut pas nous ouvrir au présent, car en ayant un objectif, elle nous pousse inévitablement ailleurs. Nous avons aussi vu qu’une méthode se limitant à une procédure automatique, et donc dépourvue d’objectif ou de but conscient, n’est pas davantage en mesure de nous conduire au présent, car on accède au présent à travers une ouverture complète, alors qu’une procédure automatique nous encadre plutôt que de permettre une pareille ouverture. Enfin, en dernier lieu, nous avons vu une dernière fois qu’aucune méthode ne permet de vivre au présent, cette fois en montrant qu’une telle vie ne s’apprend pas, alors qu’une méthode découle évidemment d’un processus d’apprentissage. Vivre au présent semble donc bien difficile. Une telle vie est toutefois possible : un au-delà des méthodes est possible ! Cet au-delà des méthodes est un au-delà des connaissances et du savoir. En se disant « Je ne sais pas », en entrant dans cette sphère du non-savoir, on ne fait plus rien, on est immobile ! À partir de cette immobilité, vous le savez, un premier pas est fait en direction d’une vie au présent. Malheureusement, je ne suis pas en mesure de vous indiquer un chemin pour accéder à cette sphère du non-savoir. En fait, je ne sais tout simplement pas comment entrer dans cette sphère, et cela est tout à fait naturel. Si je le savais, je serais encore dans la sphère du savoir.