Au-delà du scientisme, Au-delà de l'occultisme Entretien avec René Alleau

Il ne s’agit pas ici de littérature, mais de l’art par excellence, de « l’art des arts », de l’art de vivre. Vous pouvez constater que c’est aussi le seul qu’aucune université n’enseigne à personne alors qu’il est le plus nécessaire à tous. On éveille une élite intellectuelle à tous les doutes, mais on ne donne à son paléo-psychisme aucune certitude profonde. Et l’on s’étonne de l’aggravation constante de l’angoisse et des troubles mentaux de nos contemporains ! Ce serait plutôt leur équilibre et leur santé qui constitueraient des phénomènes proprement miraculeux. Le fait que tant de jeunes gens cherchent désespérément des issues du côté des sagesses orientales, souvent mal comprises, des mysticismes aberrants ou des drogues les plus redoutables suffit, me semble-t-il, à condamner sans appel toute la pédagogie occidentale contemporaine.

(Revue Question De. No 11. Mars-Avril 1976)

Sans doute le plus éminent spécialiste de l’histoire de la pensée symbolique et des sciences hermétiques, René Alleau dirige la collection « Bibliotheca hermetica ». Cette collection est consacrée à l’édition critique d’œuvres inédites ou devenues introuvables des maîtres anciens de l’alchimie, de la magie et de l’astrologie. « A la notion de fausses sciences du passé tend à se substituer la notion d’un savoir traditionnel » essentiellement ésotérique et symbolique », écrit René Alleau dans son introduction générale à la collection « Bibliotheca hermetica ».

Le présent entretien avec René Alleau constitue une mise au point capitale sur l’« occultisme », les modes de connaissance oubliés (non pas fossiles mais hibernants, non pas morts mais silencieux) et les surprises possibles du futur…

Question de — René Alleau, vous avez consacré, depuis une trentaine d’années, vos recherches et vos ouvrages à l’histoire et à la philosophie de l’alchimie, de l’astrologie et de la magie, c’est-à-dire aux sciences hermétiques traditionnelles. Ne s’agit-il pas de ce que l’on nomme en général l’occultisme ?

Il ne faut pas assimiler sciences hermétiques et occultisme

René Alleau — C’est là une confusion assez communément répandue pour que je tienne à éviter tout malentendu à ce sujet. Les mots d’« occultisme » et d’« occultiste » ne figurent dans aucun dictionnaire ni dans aucun texte avant le XIXe siècle. Ils ont été inventés au siècle dernier par Eliphas Lévi et par ses disciples, puis utilisés et cités dans les encyclopédies modernes dans le sens on ne peut plus vague de « science des choses occultes » et de « praticien des sciences occultes ». Le mot « occultisme » est un « fourre-tout », une sorte de « cabinet de débarras » où l’on a entassé pêle-mêle n’importe quoi : l’ésotérisme, la Kabbale, la théosophie, la sorcellerie, le spiritisme, l’alchimie, la gnose, la cartomancie, les phénomènes paranormaux, l’astrologie, le marc de café, les revenants, la magie, les grands initiés, les talismans… Il y a là, d’ailleurs, un phénomène psychosociologique très intéressant : celui du « refoulement culturel » d’une société industrielle colonialiste et impérialiste occidentale qui a évacué ainsi ses fantasmes inconscients de culpabilité à l’égard des civilisations traditionnelles qu’elle détruisait. En rejetant dans une ombre propice tout ce qui lui rappelait fâcheusement sa propre négritude, le rationalisme bourgeois du XIXe siècle retrouvait ainsi une « bonne conscience » de sa « mission civilisatrice ». Il ne suffit pas, en effet, d’exploiter des millions d’hommes : encore faut-il s’en attribuer le droit et même le devoir historiques. C’est pourquoi tous les impérialismes préfèrent l’histoire à la poésie, car celle-ci ne rapporte rien qui soit économiquement ou politiquement utilisable. La conscience malheureuse des poètes occidentaux du XIXe siècle contraste avec la bonne conscience de ses historiens. Ce n’est pas un hasard si les uns se souviennent encore de notre négritude et si les autres l’oublient ou la méprisent. L’« occultisme » qui a été l’une des sources majeures du romantisme était une compensation aux excès du « scientisme » desséchant des académies et des universités bourgeoises.

Il le demeure encore à notre époque, mais ce phénomène psychosociologique a pris des formes assez différentes de celles du siècle dernier parce qu’il est devenu économiquement rentable grâce à l’exploitation organisée de la crédulité publique. Je crois inutile d’ajouter que les sciences hermétiques traditionnelles n’ont aucune place dans une société de consommation telle que la nôtre. Tout ce qui se débite à la tonne sous le nom d’astrologie, par exemple, n’a pas le moindre rapport avec l’hermétisme ésotérique et initiatique de l’« art des étoiles ». Quant à l’alchimie et à la magie, étant moins aisément exploitables, elles ont été aussi moins compromises et elles ne sont pas encore tombées au niveau des jeux de salon, comme les horoscopes.

Q. de — Ainsi, selon vous, l’étude de l’histoire et de la philosophie des sciences hermétiques traditionnelles serait l’un des moyens de combattre à la fois le « scientisme » et l’« occultisme » des sociétés modernes. On peut se demander, dans ces conditions, pourquoi notre université a exclu de ses programmes l’enseignement de ces disciplines.

L’étude des sciences hermétiques a été négligée pendant des, siècles

R.A. — Il n’y a là rien d’étonnant ni d’inexplicable. Ces études sont très longues et fort difficiles ; elles exigent la connaissance de plusieurs langues mortes, car les textes les plus importants n’ont pas été traduits du grec, du latin, de l’hébreu, de l’arabe. Des milliers de documents, de manuscrits et d’imprimés ont été négligés ou hâtivement recensés pendant des siècles, la culture occidentale s’étant orientée dans une direction toute différente depuis la philosophie cartésienne.

Il n’existe pas même une histoire de l’astrologie médiévale que l’on puisse consulter en tant qu’ouvrage sérieux de références bibliographiques et d’analyses critiques. Les travaux de Berthelot sur l’alchimie datent de près d’un siècle et, malgré leurs mérites, ne donnent qu’un aperçu de l’histoire de la chimie antique et médiévale plutôt qu’une idée juste des recherches alchimiques proprement dites. Quant à la magie et à ses rapports avec les sciences expérimentales, aucun ouvrage français n’a vraiment traité ce sujet : les seules œuvres que l’on puisse citer dans ce domaine sont anglo-saxonnes. Citons, en particulier, celles de Thorndyke et de Needham, cette dernière étude étant limitée, d’ailleurs, à la civilisation chinoise. De plus, aucun crédit de la recherche scientifique n’est accordé à la publication des œuvres alchimiques, astrologiques et magiques les plus importantes qui dorment encore sous la poussière de nos bibliothèques. On continue à les assimiler à l’« occultisme » le plus suspect, quelle que soit la valeur culturelle incontestable de leur iconographie, par exemple, ou de leur symbolisme qui a joué un rôle capital dans l’histoire de l’art. Il faudra longtemps encore avant que l’on ne découvre la nécessité de restituer l’occulte à la culture universelle, ce qui est aussi la seule façon de mettre un terme aux illusions de l’occultisme et à ses mirages.

Q. de — Quelles différences faites-vous entre l’occulte et l’occultisme ?

Sciences traditionnelles et sciences modernes

ont des langages différents mais complémentaires

R.A. — Ce qui est caché, c’est-à-dire ce qui est « occulte » au sens littéral de ce mot, s’étend à tout le connaissable, et non pas à une partie seulement. Les « occultistes » affirment qu’ils savent ce que les « scientistes » ignorent, et réciproquement. Si les uns et les autres étaient plus modestes, ils comprendraient combien leurs prétentions sont injustifiées. Ni notre imagination ni notre raison ne sont capables, même en unissant leurs efforts, de concevoir toute la profondeur réelle des êtres et des choses. Comment pourrons-nous même l’entrevoir si nous opposons ou si nous séparons nos puissances déjà si limitées !

Il importe donc de rassembler en une même synthèse future ce que l’on pourrait nommer les « sciences intérieures » et les « sciences extérieures », c’est-à-dire les disciplines traditionnelles et les disciplines modernes, ou, si l’on préfère, il faut au moins essayer de faire cesser une opposition stérile entre l’ésotérisme et l’exotérisme. Cela exige d’abord que l’on ne confonde pas leurs langues entre elles. L’une est celle de la logique symbolique de l’analogie, l’autre celle de la logique mathématique de l’identité. L’une est essentiellement concrète et particulière, l’autre abstraite et générale. La première devine, la seconde démontre ; celle-ci explore, celle-là occupe le territoire de l’inconnu ; l’une qualifie les êtres et les choses, l’autre les quantifie. Ne craignons pas d’aller le plus loin possible dans ces deux directions distinctes : il nous restera toujours du mouvement pour sonder sans fin un abîme sans fond.

Q. de — Vous croyez ainsi que l’on peut et que l’on doit enseigner ouvertement l’histoire et la philosophie de l’alchimie, de l’astrologie et de la magie traditionnelles ? Pourtant, puisqu’il s’agit de disciplines ésotériques et initiatiques, comment admettre cette divulgation de la « haute science », toujours cachée aux profanes ?

Alchimie, magie, astrologie :

Un héritage culturel incontestable de notre civilisation

R.A. — Je vous ferai observer que la littérature alchimique, astrologique et magique existe historiquement et qu’elle compte des milliers d’ouvrages imprimés et manuscrits dont la plupart sont encore inconnus et inédits. En tant que telle, cette littérature est un fait culturel incontestable que nul n’est en droit d’éliminer arbitrairement de l’histoire des civilisations occidentales et orientales. Quand le droit à l’enseignement d’un seul domaine de la culture est contesté, comme c’est le cas actuellement, tous les autres domaines sont atteints par cette prohibition injustifiable et, principalement, dans les sociétés démocratiques fondées sur le principe de la liberté d’expression et de pensée. En revanche, cette ignorance du contenu réel des textes anciens traditionnels permet à toutes les erreurs, à toutes les impostures de constituer une « pseudo-culture » marginale dont il est impossible, dans les conditions présentes de l’enseignement public, de critiquer les sources et de montrer les déviations et le caractère illusoire ou parodique. Il y a un principe plus important que celui du « secret initiatique », c’est celui de la conservation de l’authenticité et de la vérité des enseignements traditionnels. D’ailleurs, l’aspect ésotérique et initiatique des disciplines traditionnelles ne peut pas être transmis par la seule étude des textes classiques des maîtres de l’alchimie, de l’astrologie et de la magie. Leur compréhension profonde dépend aussi des efforts personnels  de chaque lecteur. C’est pourquoi l’enseignement que je propose ne se rapporte qu’à une base culturelle indispensable à de nombreuses disciplines et, par exemple, à l’histoire des sciences, à l’ethnologie, à l’histoire de l’art, à l’histoire des religions, à la psychologie. Il appartiendrait ensuite à chacun de déterminer librement le champ de ses recherches ultérieures ; qu’elles relèvent de l’exotérisme ou de l’ésotérisme est une question de vocation personnelle.

Le vrai problème pédagogique contemporain est celui d’une double réponse à nos exigences rationnelles, de type scientifique, et à nos besoins non rationnels, de type symbolique. Ou bien on les oppose stérilement, ou bien on en admet l’égale légitimité. Dans le premier cas, les situations conflictuelles sont inévitables ; dans le second, on peut fonder une civilisation sur deux colonnes et non pas sur une seule, sur la raison et sur l’imagination, ce qui n’a pas encore été réalisé au cours de l’Histoire. Le but de l’initiation, d’ailleurs, est cette harmonie finale entre la nature et l’esprit, entre le livre et son auteur. Et le but de l’initiation est aussi le but de l’Histoire qui, tôt ou tard, doit réconcilier l’ancien et le nouveau à travers les réseaux différents d’une double logique et d’un double langage, inséparables de notre double nature.

Q. de — En somme, il y aurait deux approches possibles des réalités universelles : l’une tautologique, de type mathématique, l’autre analogique, de type symbolique, la première relativement récente, la seconde archaïque et « fossilisée », mais encore vivante. Ne s’excluent-elles pas nécessairement ?

L’intérêt actuel des sciences traditionnelles :

permettre une autre approche de la réalité du monde

R.A. — Elles se sont exclues historiquement, sans aucun doute, puisque la mathématique, devenue « la reine des sciences », domine toute la pensée moderne et les sciences humaines comme les sciences physiques. Le problème n’en demeure pas moins l’existence de notre « vieux cerveau », de notre « paléo-psychisme », qui, lui, ne comprend pas la logique de l’identité développée par l’évolution du cortex. Dans notre vie nocturne, dans la plupart des situations conflictuelles de l’existence quotidienne, dans les décisions les plus graves, c’est la logique de l’analogie qui réapparaît avec toutes ses puissances obscures et ses tentations magiques, immédiates et spontanées. Comment ne pas voir que l’homme le plus « moderne » en apparence peut réagir, lui aussi, comme un « fossile vivant » ? En rejetant les disciplines traditionnelles, en les excluant de notre enseignement, le rationalisme universitaire a été le premier responsable d’un refoulement culturel qui, actuellement, se libère de façon anarchique dans les vagues d’« occultisme » et de « mysticisme » confus et régressifs qui témoignent du malaise paléo-psychique profond de nos contemporains.

Nos sciences modernes n’ont fait porter leurs efforts que sur un processus d’abstraction croissante des phénomènes, de façon à pouvoir les formaliser, les axiomatiser et à en exprimer les lois générales grâce au langage mathématique. Pour admirables que soient les résultats ainsi obtenus, ce que je conteste moins que personne, ils ne nous dispensent pas de nous interroger sur d’autres approches possibles des réalités particulières et concrètes de la nature, de l’homme et du monde, en fonction de l’homologie de leurs structures et de leurs analogies internes et externes.

C’est en ce sens que les sciences traditionnelles présentent encore un profond intérêt, car elles témoignent de l’existence d’opérations logiques capables non pas de s’opposer aux nôtres, mais de les compléter en des directions encore insoupçonnées et, principalement, dans la perspective de l’exploration de l’observateur lui-même dans ses relations avec le champ observé.

Il n’y a pas plus de rapports entre la chimie et l’alchimie qu’entre le jazz et le chant grégorien, mais l’un et l’autre ne sont-ils pas également dignes d’être enseignés par l’histoire de la musique ? L’« oreille symbolique » perçoit-elle moins de sons subtils que l’« oreille mathématique » ? L’activité poétique est-elle « inférieure » en quoi que ce soit à l’activité technique ? Pourquoi l’une serait-elle « infantile » et l’autre « adulte », sinon en fonction d’un critère du « sérieux » et de la « maturité », inventé seulement par des professeurs séniles ? C’est oublier que, si l’intelligence a des âges, le génie n’a pas d’enfance.

Et la vraie révolution culturelle à laquelle je pense, ce n’est pas seulement la revendication légitime de notre négritude qui en vaut bien une autre, mais aussi la restitution à l’homme de l’entière liberté de son génie poétique dans sa vie quotidienne et dans ses rapports avec la nature. Il ne s’agit pas ici de littérature, mais de l’art par excellence, de « l’art des arts », de l’art de vivre. Vous pouvez constater que c’est aussi le seul qu’aucune université n’enseigne à personne alors qu’il est le plus nécessaire à tous. On éveille une élite intellectuelle à tous les doutes, mais on ne donne à son paléo-psychisme aucune certitude profonde. Et l’on s’étonne de l’aggravation constante de l’angoisse et des troubles mentaux de nos contemporains ! Ce serait plutôt leur équilibre et leur santé qui constitueraient des phénomènes proprement miraculeux. Le fait que tant de jeunes gens cherchent désespérément des issues du côté des sagesses orientales, souvent mal comprises, des mysticismes aberrants ou des drogues les plus redoutables suffit, me semble-t-il, à condamner sans appel toute la pédagogie occidentale contemporaine.

Q. de — Quelles solutions proposez-vous ? Peut-on changer une pédagogie sans transformer une société ?

L’enseignement de la tradition :

il faut rester intérieurement éveillé

R.A. — Si j’ai refusé d’enseigner la philosophie avant la guerre, c’est que j’étais intimement persuadé, comme l’étaient aussi Paul Nizan et d’autres jeunes amis normaliens de ma génération, que nous deviendrions tôt ou tard des « chiens de garde » du rationalisme bourgeois, alors qu’il s’agit, pour un philosophe, de rester fidèle à sa vocation de « chien de chasse ». Comme tant d’autres, j’ai espéré qu’après la guerre la société française retrouverait son génie poétique, c’est-à-dire son sens de la liberté, son audace révolutionnaire, son originalité créatrice d’un art de vivre dans un monde entièrement nouveau. J’ai perdu ces illusions et j’ai choisi la solitude parce qu’il y a une voie dans le désert et des sources profondes. On peut changer le monde en se changeant soi-même. Cela, je ne l’ai pas appris en Sorbonne ; ce sont les sciences traditionnelles qui me l’ont enseigné. Dans ces conditions, je crois à leur valeur, alors que je doute de la validité des systèmes philosophiques et des idéologies politiques. Une révolution culturelle qui ne serait ni morale ni spirituelle n’aurait aucune signification ni aucune portée historique. Tous les fascismes, tous les impérialismes se tromperont toujours sur ce point. C’est pourquoi, tôt ou tard, quelle que soit leur puissance matérielle, ils sont détruits par la vérité qu’ils méprisent. C’est cela, en réalité, la magie, et elle a joué un rôle fondamental dans l’Histoire.

Quand notre pays l’a compris, il a réalisé des miracles. Quand il en a douté, il est devenu ce qu’il est : une succursale parmi d’autres et qui se partage entre plusieurs clientèles. On ne change pas une succursale, on modifie seulement ses enseignes. Tout ce que l’on peut attendre des jeunes générations est la réalité la plus improbable et la moins aisément prévisible qui soit : celle d’un éveil intérieur, authentique et profond. Cette transformation aurait des conséquences historiques considérables, car le monde moderne n’est solide et stable, dans sa réalité répressive, qu’à cause du sommeil collectif qu’il entretient à grands frais, grâce à ses spectacles permanents et à son théâtre de majesté. Mais l’éveil dépend de chacun de nous et non pas d’un professeur, ni d’un maître, ni d’un livre. Tout ce que l’on est en droit d’exiger d’une pédagogie se limite à peu de chose, finalement, et peut-être à une seule : ne pas apprendre à dormir.

Pour retourner aux sources :

la collection « Bibliotheca hermetica »

Q. de — La tradition alchimique, astrologique et magique nous est parvenue en partie par l’intermédiaire des textes. Encore faut-il pouvoir y accéder. Vous dirigez, pour les éditions Retz, une collection intitulée « Bibliotheca hermetica », dans laquelle sont publiés les enseignements fondamentaux de la tradition. Quel a été votre projet en lançant, il y a six ans, cette collection ?

R.A. — Mon projet a été de mettre à la disposition des chercheurs, et plus généralement des esprits curieux, des ouvrages qui étaient introuvables. Soit parce qu’ils n’avaient jamais été publiés ; soit parce qu’ils n’avaient pas été réédités depuis plusieurs siècles. Les traités scientifiques traditionnels fondamentaux ont été transmis à partir du XIIe siècle jusqu’au XVIIe. J’exclus les textes postérieurs au XVIIIe siècle parce qu’à mon avis ils ont été plus ou moins teintés d’occultisme. Mais il faut savoir qu’existent des milliers de titres consacrés aux sciences traditionnelles.

Q. de — Et comme il n’est pas possible de tout publier, quels sont les critères de votre choix ?

R.A. — En plus de sa rareté, je choisis un titre surtout en fonction de son importance dans l’enseignement traditionnel : un ouvrage doit apporter quelque chose de fondamental dans une direction définie de l’alchimie, de l’astrologie ou de la magie. En somme, j’essaie, avec « Bibliotheca hermetica », de reconstituer ce que l’on pourrait nommer le « canon » alchimique, astrologique et magique, c’est-à-dire l’ensemble des livres avant toujours été reconnus comme inspirés ou rédigés par des maîtres incontestés. Le reste est une littérature mineure qui présente moins d’intérêt. Les titres publiables peuvent être évalués à une centaine. Mais une bibliothèque de cent volumes est déjà imposante ! « Bibliotheca hermetica » ne compte actuellement que vingt volumes. Vous voyez que les projets sont encore nombreux…

Q. de — Cette collection est très appréciée : son succès en témoigne. Qu’est-ce qui, selon vous, explique ce succès, car enfin, il faut l’avouer, ces textes sont difficiles et beaucoup semblent obscurs aux profanes.

R.A. — Il y a aussi des jeux difficiles — les échecs, par exemple — et pourtant les amateurs sont nombreux ! Plusieurs causes peuvent expliquer le succès de « Bibliotheca hermetica ». D’abord, nous donnons les textes intégralement[1] et sans commentaires, mais avec une introduction, des notes et des moyens pour les étudier, des renseignements biographiques sur les auteurs, une bibliographie détaillée, un glossaire, une iconographie rare, etc. Les commentaires me paraissent prématurés. En fait, la littérature scientifique traditionnelle ne peut être séparée d’une initiation par l’intermédiaire du livre qui, dans sa complexité, exige des efforts intérieurs et personnels de pénétration. Et l’on ne doit pas éviter cet effort sous peine de compromettre cette communication intime entre le disciple et l’enseignement magistral. L’interprétation doit être personnelle. L’explication risquerait de ne pas atteindre ce but. Les traités initiatiques possèdent une efficacité interne qui peut éclairer tôt ou tard leurs lecteurs. Il faut également rappeler que « Bibliotheca hermetica » donne, avec les textes, un enseignement iconographique et symbolique ; et, là encore, l’image doit être interprétée par chaque regard, le symbole déchiffré ou médité par chacun. J’aimerais pouvoir donner à ces ouvrages, en quelque sorte, une fonction différente de celle des livres ordinaires, en faire des supports de méditation intuitive, plutôt que des moyens de transmission d’informations d’ordre historique ou philosophique. C’est là un idéal qui, techniquement, est difficile à réaliser, mais que nous nous efforçons d’atteindre.

Q. de — Souvent, par désespoir, les partisans de l’intérêt des sciences traditionnelles ont tendance à vouloir démontrer que les structures universelles avaient été perçues et connues par les Anciens. On repose le problème de l’origine des sciences hermétiques. Certes, on comprend comment la science expérimentale et mathématique moderne est parvenue à découvrir et à approcher un certain nombre de lois de l’univers. Comment, sans instruments d’observation précis, sans méthode rigoureuse, les sciences traditionnelles auraient-elles pu connaître même une partie de ce que nous savons ou ce que nous ignorons encore ? Par l’intuition ? Par une révélation venue d’ailleurs ? Par un dépôt originel ?

L’origine des sciences traditionnelles :

Une question sans réponse, mais quelques hypothèses

R.A. — C’est là, en effet, un problème fondamental et qu’à plusieurs reprises je me suis posé au cours de mes expériences et de mes recherches. J’ai constaté, en effet, l’existence d’une autre approche expérimentale et logique des phénomènes de la chimie, par exemple, et dont les résultats n’ont pas de rapports avec ceux que nous observons habituellement. Ce qui m’a le plus frappé dans ce processus global, c’est qu’il témoignait d’une extraordinaire économie de moyens et de pensée quand on le comparait à notre raisonnement habituel. Or, historiquement, cela ne pouvait pas être le cas d’une science naissante, car, en général, l’économie de pensée, la simplicité des moyens, le principe de moindre action sont de lentes et difficiles conquêtes de l’évolution de la pensée scientifique et technique. C’est pourquoi je me demande s’il ne s’agit pas plutôt de vestiges d’un développement antérieur que nous ignorons. On a proposé bien des hypothèses à cet égard : une science « atlantéenne » d’une humanité engloutie, une « révélation primordiale », un « dépôt originel » d’origine extraterrestre, etc. Comme il n’y a pas la moindre preuve archéologique incontestable de ces hypothèses, je crois qu’il convient sinon de les rejeter absolument, du moins d’être prudent à leur égard. S’il ne nous est pas interdit d’imaginer quand nous ne pouvons plus raisonner, je peux vous proposer aussi une hypothèse de « science-fiction », fondée sur le fait que la vie, telle que nous la connaissons, ne se développe pas sans la réunion d’un nombre considérable de conditions physico-chimiques sur une planète déterminée d’un système stellaire ou solaire. Or, il se peut fort bien que la vie soit apparue sur Mars à une époque de beaucoup antérieure à son évolution terrestre, comme nous n’allons pas tarder à le savoir par les mesures des sondes américaines. En revanche, Vénus semble être dans des conditions assez proches de la « jeunesse planétaire », et notre globe, en somme, serait lui-même situé entre le passé et l’avenir spatial de la vie.

Imaginons qu’un cycle biologique se soit entièrement déroulé sur Mars et qu’il ait abouti à la pensée, à la civilisation, à la science, ainsi qu’à toutes les contradictions qui sont inséparables du mouvement de l’Histoire. Il se peut alors qu’à la fin de ce processus cyclique la navigation spatiale ait été découverte et réalisée, en sorte que la Terre aurait été sondée de façon analogue à nos propres mesures de Vénus. Elle était alors inhabitable, mais, au cours des millénaires, la vie s’y est développée peu à peu. Une civilisation capable de découvrir la navigation spatiale est, en principe, informée des conditions biologiques de l’évolution.

Supposons maintenant qu’elle soit victime des conditions de la fin de son cycle. Des survivants pourront changer d’habitat planétaire et essayer alors de greffer une vie ancienne sur une vie nouvelle. Un très petit nombre de transmissions génétiques artificielles peuvent modifier l’évolution d’une espèce animale déjà relativement évoluée. Cependant, le temps lui-même ne peut être contracté ; il faut attendre les résultats de ces expériences et, pendant ce cycle très long, rien ne prouve que les opérateurs initiaux aient pu supporter les conditions de leur nouvel habitat en même temps que ne cessait de se dégrader l’environnement du précédent. Cependant, des êtres réellement humains apparaissent : comment communiquer avec eux ? Comment leur transmettre un savoir qu’ils ne peuvent comprendre ? On leur laissera des codes, des signes, des symboles et on leur apprendra à les respecter, à y croire, à ne cesser d’y penser. C’est pourquoi, les opérateurs initiaux disparus, le « dépôt sacré » demeure, mais il ne sera compris que lorsque l’évolution future atteindra le même niveau que l’évolution antérieure.

Ce n’est là, je le répète, qu’une hypothèse de « science-fiction », mais elle peut éclairer quelque peu le problème d’un « code universel » que pose l’étrange structure des sciences traditionnelles. A l’échelle d’une durée géologique de plusieurs milliards d’années, il est clair que des cycles de civilisations apparues et disparues, de l’ordre d’une centaine de milliers d’années, peuvent se succéder tantôt sur une planète du système solaire, tantôt sur une autre. Il y a, d’ailleurs, des faits non moins troublants. L’évolution technologique entre les premières dynasties égyptiennes et les suivantes, par exemple, n’est pas continue sur le plan de l’orientation et de l’architecture des pyramides. D’autres solutions de continuité peuvent être observées dans la civilisation mésopotamienne. L’oubli joue un rôle considérable dans l’Histoire.

Q. de — L’étude des sciences hermétiques a-t-elle aujourd’hui une utilité dans le domaine scientifique général ? Et dans quelle mesure peut-on estimer qu’un dialogue est nécessaire entre les sciences hermétiques et les sciences contemporaines ?

Un projet de René Alleau, en 1957, pour un institut d’étude

et de développement des anciennes techniques

enfin réalisé… mais pas en France !

R.A. — Les réalisations scientifiques et techniques du passé présentent un évident intérêt pour l’industrie et la science modernes dans la mesure où le développement de celles-ci est si rapide en de nouvelles directions qu’elles négligent trop souvent ou n’exploitent plus d’anciennes orientations qui ont été oubliées ou insuffisamment explorées. En 1957, j’avais proposé, dans une conférence donnée à la Société de chimie industrielle, de créer en France un « institut d’étude et de développement des anciennes techniques » en montrant, par de nombreux exemples de l’histoire des inventions, l’importance de l’oubli dans le processus du développement de la recherche et ses conséquences économiques et scientifiques considérables. Une partie de cette conférence a d’ailleurs été reproduite dans « Le Matin des magiciens » et elle a été publiée dans un numéro spécial de « l’Usine nouvelle » paru à cette époque. Cependant, bien que mon projet ait reçu un accueil favorable de quelques industriels, de médecins et de certains laboratoires pharmaceutiques, je n’ai pas trouvé alors auprès du gouvernement les crédits nécessaires à cette fondation.

Quinze ans après mon initiative, en octobre 1972, j’ai reçu du Dr Gunther Lotz une lettre qui m’a été transmise grâce à l’obligeance de l’université de Stuttgart. Le Dr Lotz, éminent spécialiste berlinois de l’histoire des sciences et des techniques en R.D.A., m’apprenait que mon projet de fondation, dont il avait eu connaissance par « le Matin des magiciens », avait été examiné dans le cadre des moyens de rationalisation de la recherche et de l’accroissement de son efficience « par des spécialistes allemands et soviétiques ». Ma proposition rejoignait les conclusions de Dobrov en 1970, d’Odrin et de Sabeliev en 1971 sur le « cycle global qui va de la recherche fondamentale à la réalisation technique et à l’introduction des inventions dans la vie économique », selon les termes d’un rapport adressé à l’Académie des sciences d’Ukraine.

Dans un article joint à sa lettre, le Dr Gunther Lotz déclarait, en conclusion : « Cette étude générale du cycle global de la recherche serait incomplète si elle ne mentionnait pas la proposition de l’historien des sciences René Alleau, au sujet de la création de services de recherches spécialisés dans l’étude et l’adaptation des réalisations scientifiques et techniques du passé. Les arguments qu’il présente en faveur de cette fondation sont fondés sur l’histoire même des inventions et sur le fait qu’un grand nombre de découvertes ont été oubliées pendant des siècles. René Alleau confirme ainsi très nettement les conclusions de Dobrov. Celui-ci, se fondant sur l’analyse de l’industrie du charbon dans ses rapports avec les découvertes minières, a montré que 40 000 documents sur des gisements fort riches avaient été complètement oubliés pendant une longue période et venaient seulement d’être retrouvés grâce à des recherches systématiques. Dans le processus du développement industriel et du progrès scientifico-technique, déclare Dobrov, « en même temps » que nous ne cessons de pénétrer plus profondément dans les secrets de la nature et de découvrir sans cesse de nouvelles voies de recherches, nous devons prendre aussi conscience du fait que nous oublions le passé et que nous ne connaissons qu’une part de plus en plus faible de ce qui a été déjà découvert et étudié auparavant ».

En d’autres termes, cela signifie que nous avons maintenant beaucoup de retard sur nos voisins de l’Est, alors que nous aurions pu avoir vingt ans d’avance dans ce domaine. Vous parlez de dialogue. Mats avec qui, en France ? Vous comprendrez certainement ma question. Elle est aussi ma conclusion à cet entretien.

***

Quelques ouvrages de la collection « Bibliotheca Hermetica » :

Nicolas Flamel – Le Livre des Figures hiéroglyphiques

Louis Figuier – L’Alchimie et les alchimistes

Lambsprinck – Traité de la Pierre philosophale

Limojon de Saint-Didier – Le Triomphe hermétique

Alfred Maury  – La Magie et l’Astrologie

Marcus Manilius – Les Astrologiques ou la science sacrée du ciel

Eyrénée Philalèthe – L’Entrée ouverte au Palais fermé du Roi

Marc Antonio Crassellame – La Lumière sortant par soi-même des Ténèbres

Comte de Saint-Germain – La Très Sainte Trinosophie

Jean d’Espagnet – L’Œuvre secrète de la philosophie d’Hermès

Dom Pernety – Le Dictionnaire mytho-hermétique

Claude Ptolémée – La Tétrabible, Le Centiloque

Clovis Hesteau de Nuysement-  Les Visions hermétiques

Nicolas Valois et Nicolas Grosparmy – Œuvres alchimiques inédites

Salomon Trismosin – La Toison d’or

Jean-Baptiste Morin – Les Remarques astrologiques

Le Cosmopolite –  La Nouvelle lumière chymique.

Quelques livres de René Alleau

Aspects de l’alchimie traditionnelle (Minuit, 1953, rééd. 1960)

De la nature des symboles (Paris, Flammarion, 1958)

Encyclopédie de la divination (Paris, Tchou, 1964)

Les sociétés secrètes (Paris, Encyclopédies Planète, 1964).

Guide de Versailles mystérieux (1964)

Guide de Fontainebleau mystérieux (1965)

Histoire des sciences occultes (Genève, Cercle du bibliophile, 1965)

Histoire des grandes constructions (Genève, Cercle du bibliophile, 1965)

Hitler et les Sociétés secrètes (Paris, Grasset, 1969)

Énigmes et symboles du Mont-Saint-Michel (Paris, Julliard, 1970)

Les sociétés secrètes (Paris, Livre de poche, 1969)


[1] Dans la collection « Bibliotheca hermetica », les textes ne sont pas des fac-similés. Ils sont traduits du latin, de l’hébreu, de l’arabe par les meilleurs spécialistes.