(Revue Le Lotus Bleu. No 5. Mai 1991)
1. LE GRAND RENOUVEAU DE 1887.
Dans un article mémorable[1] daté d’avril 1890 (un an avant sa mort), Mme Blavatsky a fait le bilan des cinq années passées en Europe, depuis son départ de l’Inde (fin mars 1885). Malgré tout le travail accompli là-bas, pour la défense de l’antique Sagesse, dans un esprit de dévotion envers les Maitres et l’idéal qu’Ils représentaient, les violentes attaques extérieures, dirigées contre la S.T. et la personne de H.P.B. avaient eu finalement raison des forces intérieures qui auraient dû faire front au Q.G. d’Adyar. Comme l’avait noté Dâmodar, l’influence des Maitres y avait diminué chaque jour. En définitive, devenue indésirable, H.P.B., malade et privée de soutien, avait dû quitter la terre de l’Inde qu’elle aimait tant. Après deux années d’une sorte d’exil en Europe – loin de tout centre théosophique – d’amères épreuves (publication de l’insolent et mensonger rapport Hodgson, fin 85) mais aussi de travail acharné, pour rédiger sa future Doctrine Secrète, vint enfin pour elle l’heure de livrer les derniers combats qui décideraient du succès de sa mission et marqueraient profondément son époque de son sceau.
Pressée par des amis sincères de venir s’installer à Londres (mai 1887), voici qu’elle découvre bientôt qu’il existe en Europe et en Amérique « des centaines d’hommes et de femmes qui ont le courage d’avouer leur conviction dans l’existence réelle des Maitres et qui œuvrent pour la Théosophie selon Leurs lignes d’action et sous Leur direction. » Alors, suivant les ordres de son Maitre, elle lance un nouveau mouvement en Occident, sur la base de ces lignes originales. Il lui faut les coudées franches : au sein de la « Blavatsky Lodge » (inaugurée le 19 mai) elle donnera à profusion ses enseignements dans sa revue Lucifer (lancée le 15 septembre), elle pourra s’exprimer librement. La Doctrine Secrète est enfin publiée, grâce au soutien moral et financier des théosophes américains (octobre-décembre 1888). Également, avec l’aide de W.Q. Judge, son homme de confiance aux États-Unis, elle crée la Section Ésotérique (octobre 1888). Ainsi, tout se met en place pour un grand renouveau : maintenant qu’est consigné par écrit l’essentiel du message des Martres – une partie de cette divine Sagesse des âges dont le monde a le plus urgent besoin – les théosophes sont invités à considérer comme leur devoir le plus pressant d’étudier, de défendre et de répandre autour d’eux cette Théosophie, dont la divulgation avait été annoncée par le Mâha Chohan (vers 1881). A ce moment apparait clairement l’idée que la S.T. était destinée à servir de canal pour cette Théosophie, et qu’elle devait maintenant mobiliser toutes ses forces vives dans ce sens – bien que rien dans ses statuts officiels ne l’y astreigne expressément. Le titre complet de La Clef de la Théosophie (parue en juillet 89) le souligne encore : c’est pour étudier l’éthique, la science et la philosophie de la Théosophie que la Société Théosophique avait été fondée. Et l’invitation à ce travail est l’un des leitmotive des Cinq Messages de H.P.B. aux théosophes américains (1888-91). Cherchant à rassembler autour d’elle ceux qui avaient foi en elle, qui s’engageaient à « faire de la Théosophie un pouvoir vivant dans leur existence », Mme Blavatsky consacra dès lors toutes ses énergies à éclairer et soutenir ses élèves, « afin qu’ils puissent apprendre et enseigner à leur tour » (selon la dédicace de La Clef). Mais aussi c’est au « petit nombre » de l’élite des théosophes qu’elle allait offrir sa dernière œuvre majeure : La Voix du Silence (parue en septembre 1889).
2. LA REDACTION DE « LA VOIX DU SILENCE »
Riches d’une surabondance d’enseignements doctrinaux (réunis aujourd’hui dans les Collected Writings), les membres de la S.T. n’avaient pour inspirer leur vie mystique que peu d’ouvrages de source directement théosophique[2] (surtout La Lumière sur le Sentier). De toute évidence, ce fut pour combler cette importante lacune que Mme Blavatsky profita de quelques semaines de repos estival (principalement à Fontainebleau) pour rédiger les 3 traités de La Voix du Silence qui, en principe, auraient dû être suivis d’autres textes dans le même veine[3]. Selon le témoignage oculaire d’Annie Besant et Herbert Burrows, de passage en France, H.P.B. travailla à cette rédaction rapidement, et sans l’aide de notes, la tâche consistant pour elle à rendre en anglais ces extraits du Livre des Préceptes d’Or qu’elle avait jadis appris par cœur (comme elle le dit dans la préface). Simple traduction, en apparence, mais dont la forme littéraire et le contenu provoquèrent d’emblée l’émerveillement des deux visiteurs. En vérité, d’autres raisons peuvent encore susciter l’étonnement du lecteur attentif. A prendre le texte comme il se présente, avec son inspiration purement bouddhique, on peut être surpris de voir se côtoyer assez constamment le langage du hinayâna et celui qui est propre au mahâyâna; pour cette raison sans doute, ou pour d’autres, le vocabulaire y est d’une étonnante variété; un pointage approximatif fait ressortir des termes appartenant à au moins 6 langues sanscrit (145 mots), pâli (9), cingalais (3), hindi (1), chinois (13), tibétain (20), et même senzar (1) = Mu[4]. On peut ainsi trouver sur une même page des mots provenant de 3 aires géographiques différentes (Ceylan, Inde, Tibet). D’où la question légitime : en quelle langue étaient rédigés les 3 traités originaux[5] ? On se prend ici à songer que, dans sa traduction, H.P.B. a dû librement exploiter une large palette de termes plus ou moins usuels pour elle, afin de rendre accessibles à ses lecteurs non de mots mais des idées, propres à la catégorie particulière d’enseignements qu’elle avait dû mémoriser des années auparavant. C’est ainsi d’ailleurs que la formulation « moderne » (dans La Doctrine Secrète) des Stances de Dzyan est émaillée de termes sanskrits et tibétains (voire chinois). Remarque importante : les théosophes lettrés, tels que Sinnett et d’autres, n’ignoraient pas les ouvrages des orientalistes de leur temps[6]. Les Lettres des Mahâtmas citent Samuel Beal, Rhys Davids et d’autres; pour son Catéchisme, Olcott s’est inspiré de tels spécialistes et leur liste s’allonge encore dans les articles de Mme Blavatsky (entre autres : Edkins, Bigandet, Spence Hardy, Csoma de Körös, Schlagintweit, sans oublier Eitel, dont le Sanskrit-Chinese Dictionary inspirera bien des articles du Glossaire Théosophique).
Pour La Voix du Silence, la matière de nombreuses notes explicatives est directement empruntée à ces orientalistes (comme la légende de Rathâpala, de Shânavâsin, de Kuan-Shih-Yin et Ta-shih-chi, etc.), mais c’est parfois l’occasion pour H.P.B. de corriger les erreurs des spécialistes du bouddhisme exotérique : voir, par exemple, sa critique de Schlagintweit à propos des Nirmânakâya. Une autre source à signaler est la revue The Theosophist (1ère année) dont plusieurs articles ont servi à documenter des notions propres au Jnâneshvari, ou à Patanjali, ou même à préciser la liste des 7 sons entendus par le yogi en méditation. Par ailleurs, une lecture attentive du texte permet de relever ici et là, dans les formules employées, quelques réminiscences de la Lumière de l’Asie.
3. LE MESSAGE DE « LA VOIX DU SILENCE ».
Malgré cette diversité de références, qui reflètent la nature universelle du bouddhisme, au-delà de ses sectes et Écoles, l’ouvrage conserve l’unité profonde de ce bouddhisme, dans son ésotérisme. S’il laisse place aux analyses psychologiques du hinayâna, il embrasse aussi la haute métaphysique du mahâyâna, avec son idéal de renoncement et de compassion[7].
Cependant, si elle est d’une richesse incomparable par ses enseignements – qu’il y aurait lieu de longuement commenter – cette Voix du Silence se distingue encore par un caractère remarquable, dans le contexte qui nous intéresse : son message est précisément le message que Mme Blavatsky et ses Maitres destinaient à leurs élèves en ces années cruciales. A ceux qui étaient appelés à combattre aux côtés de H.P.B. pour la Grande Cause de l’humanité, elle n’offrait pas un discours pour nostalgiques de l’Orient lointain, rêvant à quelque Maître aux pieds duquel on viendrait s’asseoir, en attendant d’être conduit aux Portes de l’Initiation. Comme la Bhagavad-Gîtâ, elle adresse un discours viril au héros dans l’homme, afin qu’il prenne conscience de la responsabilité qui lui incombe dans une collectivité menacée de déchéance. Dans le premier traité, est balisé le chemin que devra suivre le disciple, de la Salle d’Ignorance à la Salle de Sagesse et au-delà, pour recouvrer son héritage spirituel et gagner le pouvoir d’aider les autres à le faire. Et dès la première page sont dénoncés les dangers et illusions du psychisme, si menaçants au 19e siècle. Et de peur que l’homme s’engage dans la voie d’un yoga égoïste, en quête d’expériences inédites et de l’énergie de kundalinî qui lui assurerait le salut, le second traité est là pour rappeler que la doctrine des Maîtres de la Théosophie est le Sentier Secret, l’humble Doctrine du Cœur qui élève à la soi-connaissance par le service attentif des autres. C’est la voie de l’engagement dans l’action accomplie comme le devoir de chaque instant, à travers les multiples combats qu’impose la lente métamorphose de l’individu aspirant à l’Éveil. Ici le théosophe est invité aussi à ne pas se complaire dans l’étude intellectuelle de la Théosophie, mais à retransmettre sans cesse ce qu’il a « entendu », afin de nourrir les affamés; et le livre précise : « Cherche (seek out = déniche) celui qui en sait moins que toi (…) et fais-lui entendre la Loi ». Faudrait-il, en effet, laisser ce courant de connaissance théosophique durement gagnée « devenir un marais stagnant »? C’est encore le cercle des théosophes engagés que visait, dans le 3e traité, la comparaison faite entre les disciples et les cordes de la vina, appelées à résonner ensemble, en harmonie, en réponse au toucher du Maître. A chacun d’eux aussi était posée cette question : « As-tu accordé ton cœur et ton mental avec le grand mental et le grand cœur de tout le genre humain ? » Car à quoi leur aurait servi de professer la Fraternité Universelle sans cet accord profond ? Pour le reste, la voie graduée vers l’Éveil, par les 7 portails, impliquant la mort progressive de tout vestige de moi personnel, et des épreuves défiant toute description, n’autorisait guère d’engagement à la légère dans la voie du renoncement; au moins débouchait-elle sur le plus formidable idéal qu’un homme digne de ce nom – un guerrier de la Voie de Compassion – puisse chercher à réaliser : s’insérer comme une pierre dans le « Mur gardien » protecteur de l’humanité, parmi ces Frères Aînés dont les Maitres de Mme Blavatsky représentaient pour les théosophes, depuis quatorze années, des exemples vivants – comme des hommes incarnés, vers lesquels H.P.B. avait ouvert la voie.
4. AU-DELA DU LANGAGE.
De nos jours, comme il y a 100 ans, beaucoup de gens aimeraient trouver des techniques d' »entraînement spirituel », ou des gurus pour les prendre en charge et les guider. Faudrait-il que même des théosophes se laissent prendre à cette nostalgie ? N’y a-t-il pas dans l’immense océan de notre Théosophie toute la connaissance nécessaire, et dans l’ignorance alarmante de notre humanité tous les motifs souhaitables de nous mettre au travail pour aider à son réveil ? Et n’avons-nous pas La Voix du Silence pour nous inspirer chaque jour? Serait-elle seulement un beau livre dont on aimerait la poésie, à l’occasion, pour faire vibrer en soi des émotions « spirituelles » ? Et la mettrions-nous sur le même plan que la belle Lumière de l’Asie ? Un monde pourtant les sépare. L’ouvrage d’Arnold est celui d’un homme de ce monde, qui a tenté de chanter la noble geste du Bouddha, dans un anglais poétique mais souvent difficile. La Voix du Silence est le message d’une femme nourrie à la source même du bouddhisme, et qui avait sa place marquée dans la chaîne des Maitres et des disciples, où le Bouddha est le plus haut des Adeptes connus. Avant de mourir, elle a laissé, à ceux qui la reconnaîtraient, au degré qu’elle occupait, ce recueil de paroles qu’elle aurait voulu graver dans le cœur de ses élèves, et même aujourd’hui, cent ans après que sa voix s’est tue, n’est-ce pas toujours elle qui nous parle, elle qui nous exhorte, avec sa volonté têtue de nous réveiller de nos illusions et de nous guider vers ses Maitres, dans un langage dont l’incomparable poésie donne à tous ses conseils, à toutes ses injonctions, la sonorité mélodieuse d’un chant puissant qui va toucher jusqu’au cœur de l’être ?
Jean-Louis SIEMONS
Paris, 21 mars 1991
[1] « Why I do not return to India » (« Pourquoi je ne retourne pas en Inde »), article publié dans The Theosophist, janvier 1922.
[2] Ils disposaient par ailleurs de traductions de la Bhagavad-Gitâ (dont celle de la série des Sacred Books of the East, dont H.P.B. tira deux citations pour sa préface de la Voix), ou d’autres livres de l’hindouisme (dont le Vivekachûdâmani, traduit par Mohini M. Chatterji). Dans le domaine du bouddhisme, ils pouvaient aussi consulter La Lumière de l’Asie, poème d’Edwin Arnold, salué par H.P.B. elle-même, lors de sa parution en 1879 (dans la revue The Theosophist), ainsi que le Catéchisme bouddhiste du colonel Olcott (1881), mais ces deux ouvrages ne s’éloignaient guère de l’exotérisme du hinayâna orthodoxe.
[3] La page de titre de la Voix porte la mention « Première série », ce qui laissait espérer une suite.
[4] Voir pour ce mot : Glossaire Théosophique.
[5] Rien ne permet d’affirmer qu’il s’agit du tibétain, contrairement à ce qu’ont pu conclure des traducteurs français. L’original était-il vraiment en Telugu (langue dravidienne sans rapport avec le sanskrit) comme le suggérerait une lettre de H.P.B. à une parente ? (Voir Le Lotus Bleu, novembre 1990, page 229).
[6] Voir une publicité dans The Theosophist (déc. 1883) pour une liste de leurs livres que la revue proposait en vente à ses lecteurs.
[7] Le spécialiste du bouddhisme zen, D.T. Suzuki, ne s’y est pas trompé en affirmant, dans une lettre à sa future épouse, accompagnant un exemplaire de La Voix du Silence : « Voici de l’authentique bouddhisme mahâyâna ».