Alan W. Watts
Au fil de l'eau

25 janvier 1971 Après les pluies, on peut entendre toute la nuit le torrent, à l’autre bout de la vallée. Il n’est pas poussé par-derrière, mais coule par gravité. De loin, il soupire ; de près, il gargouille, siffle et murmure. Les tourbillons restent à la même place et ne subissent que de faibles variations […]

25 janvier 1971

Après les pluies, on peut entendre toute la nuit le torrent, à l’autre bout de la vallée. Il n’est pas poussé par-derrière, mais coule par gravité. De loin, il soupire ; de près, il gargouille, siffle et murmure. Les tourbillons restent à la même place et ne subissent que de faibles variations dans leur dessin, mais l’eau poursuit sa course, coule encore et toujours.

Les eaux avant, les eaux après,

Maintenant et à jamais coulent et se suivent.

« Panta rhei », disait Héraclite — tout coule, et vous ne pouvez pénétrer deux fois dans la même eau. Les courants de l’eau, de l’air et du feu sont visibles, comme l’est celui de la pensée. Ceux de la terre et des roches le sont beaucoup moins, mais le solide est, à long terme, aussi liquide que le mou. Les fleuves et les vagues ne cessent de bouger ; ils sont pourtant au repos et reposants à l’oreille, car ils ne sont pas pressés d’atteindre leur destination, puisqu’ils ne vont nulle part.

Quand je me trouve près du torrent et que je l’observe, je suis relativement calme, et l’eau courante trace un sentier dans ma mémoire. Je saisis alors son caractère transitoire en comparaison de ma stabilité. C’est, bien sûr, une illusion dans le sens où je suis, moi aussi, en train de couler et n’ai, comme elle, aucun but précis — car peut-on imaginer que la finalité soit une forme de vie ? Ma mort équivaudra à la disparition d’un dessin spécifique à la surface de l’eau.

Sentant tout ce que je peux sentir, conscient de chaque niveau et de chaque dimension de l’expérience, je ne trouve rien hormis quelque chose qui coule. Si je me demande ce qui coule, je ne peux formuler de réponse même si j’ai l’impression que « cela » — une énergie quelconque, une supercherie fondamentale — coule dans toute espèce de courant (courants de roches, courants de lumière, courants d’air, courants de conscience). Ce « cela » n’est pas différent du courant et de ses dessins comme l’argile l’est de la forme de tel ou tel récipient. Il n’est pas non plus la matière dont sont faites les vagues. Il est tout simplement impossible de penser ou de parler de ce « cela », et la signification n’est pas tant qu’il existe bien quelque « cela » transcendantal ou impensable, mais qu’il n’existe absolument aucun moyen de rester en dehors de lui et de s’en emparer. Ce pourrait, bien sûr, être moi-même, centre relativement stable de toutes mes expériences. Mais s’il en est ainsi, je suis moi-même en dehors de mon atteinte. Plus j’essaie de saisir ce moi, plus il se dissout dans le courant — en diverses sortes de pulsations, formes de tension arbitrairement distinctes du spectacle et des sons du monde, en dehors de moi. Si ce « je » essayait d’arrêter le courant ou de le maîtriser, seul un état futile de tension s’instaurerait, sans parvenir au résultat escompté.

Mais cette espèce particulière de tension contre le courant est d’usage, et la frustration qu’elle engendre est chronique. Si je veux rompre l’habitude, ce simple souhait est déjà une autre forme de tension. Cela, à son tour, est une forme de l’ina-cce-ssi-bilité fondamentale de ce « cela ».

Nous sommes tous des fous qui essayons d’enfiler une aiguille par son propre chas. Voilà pourquoi nos efforts désespérés pour rétablir le monde et pour étendre notre contrôle sur tous les événements, internes et externes, sont eux-mêmes la cause de nos maux. Toute force est tension contre le courant.

Partout, des gens sont absorbés par leurs projets. Ceux-ci visent à changer le monde ou à changer les êtres eux-mêmes ; ces gens-là ne feront que perpétuer ou changer simplement la forme d’ennuis qu’ils tentaient justement d’éviter. Cela ne veut pas dire que toute vie humaine soit un épouvantable chaos, mais que toute vie ne réagit pas harmonieusement quand nous essayons de la forcer à être autre que ce qu’elle est, pour la simple raison que cela est fondé sur l’hypothèse que je suis — moi qui contrôle les choses — quelque chose en dehors de ce que je contrôle. Cette hypothèse est une hallucination soutenue par la force d’un consensus social quasiment universel. Vous êtes d’une part, et responsable de ce que vous faites, d’autre part. Penser ou réagir autrement est tabou. Ça s’appelle passivité, inertie, faiblesse et fatalisme laxiste. Mais les points de vue les plus valables surgissent quand on questionne les formes les plus évidentes du sens commun.

Qu’arrive-t-il à votre courant d’expérience si vous vous rendez compte que personne n’en a le contrôle ? Si vous vous rendez compte qu’il poursuit sa route, sans être poussé ou tiré ? Vous pouvez le sentir en respirant, sans avoir à aider votre respiration. Laissez l’air sortir de lui-même et laissez-le pénétrer à nouveau, quand il en a envie. Dehors quand il veut ressortir. Continuez ainsi jusqu’à ce que vous vous sentiez tout à fait à l’aise. Vous remarquerez alors que le rythme ralentit avec un minimum d’effort. Cela vous arrive parce que vous êtes maintenant « avec » votre respiration et non plus « en dehors » d’elle, en tant que contrôleur. Quelque chose de similaire se produit quand vous laissez vos pensées, vos sensations et toute autre expérience suivre leur cours. Elles le font cependant, et vous ne pouvez rien y changer. Alors, si une tension contraire surgit, veillez à ce qu’elle elle aussi surgisse d’elle-même. Mais veillez également à ce qu’elle veut faire.

Regardez simplement le courant suivre son cours. Rien de plus. Si vous vous surprenez à vous demander qui observe et pourquoi, considérez alors cette question comme un tourbillon supplémentaire du courant.

Notre espérance normale est que, dans un tel état, le courant d’événements coule en liberté, et, si nous nous en tenons à cette espérance, il coulera en liberté. Il en est ainsi pour ceux qui supposent qu’agir naturellement et spontanément, c’est faire tout ce que les conventions sociales interdisent. Mais en faisant tout le contraire des conventions sociales, nous laissons toujours le courant déterminer notre propre attitude. On ne demande pas au courant de quelle manière il compte couler — cela n’a rien à voir avec le fait d’accepter ou de rejeter les systèmes conventionnels. Ce qu’il y a de surprenant, c’est que, lorsque le courant n’est pas contrôlé extérieurement, il se contrôle de lui-même, automatiquement, et vous ne ressentez pas cette sensation angoissante de le voir s’enfuir loin de vous. Car vous êtes ce courant, et il n’en a jamais été autrement. Observez, cependant, comme l’esprit se cherche des prétextes pour ne pas faire cette expérience. Voilà pourquoi si peu de gens la font, pourquoi si peu d’exemples sont à notre disposition. Voilà pourquoi nous avons si peu confiance en sa plausibilité.

Aucune action créatrice, constructive, ne peut survenir sans que nous saisissions au premier chef que chaque effort fait pour améliorer le monde ou pour nous améliorer nous-mêmes est futile. Tant que nous nous laisserons séduire par n’importe quelle combinaison politique ou spirituelle pour tout modeler selon notre cœur, nous resterons frustrés, en colère ou déprimés — à moins que le premier pas dans une de ces combinaisons ne soit fait pour constater que rien ne peut être fait. Cela n’arrive pas parce que vous êtes une victime du destin, mais parce qu’il n’y a pas de « vous » maudit, pas d’ego observateur, en dehors du courant. Lorsque l’illusion du « vous » extérieur, en dehors du courant, se dissipe, vous êtes en position de force pour travailler avec le courant et non contre lui. Tout se passe comme si vous aviez retrouvé votre équilibre lors d’une figure de danse ou de judo. La vraie liberté ne peut exister à côté d’une fausse liberté, mais renoncer à la fausse liberté semble vous laisser bel et bien mort. Tel est le secret du « stirb und werde » de Goethe — « mourir et renaître ». Seuls les morts ont besoin de pitié dans une société malade.

Nous disons des nuages et des courants qu’ils se déplacent librement, mais tout cela n’est qu’imagination poétique. Les nuages n’obéissent-ils pas au vent, et l’eau à la gravité ? Il me paraît bien plus important de délaisser notre vision militaire du monde — où le monde n’est plus qu’une chaîne de commandements, une transmission de lois et d’ordres inviolables d’avant à après. Il faut faire une entorse au bon sens pour comprendre que le présent n’est pas gouverné par le passé, et que nous chercherions en vain, en remontant dans le temps, l’origine déterminante de l’univers. Des instruments sophistiqués et précis et des calculs peuvent remettre à jour la piste pour des milliards d’années, mais la piste finira par disparaître. Il y a donc eu un Grand Boum, une fois… Mais avant cela ? L’enfant le sait intuitivement quand il demande : « Mais qui a fait Dieu ? » Modifiez un peu la question, en saisissant que Dieu est éternel, et demandez : « Qui fait Dieu ? » C’est vous.

Si Dieu est conçu comme la supra-autorité qui a fait le monde au commencement des temps, il est tout autant votre propre fabrication que la notion qui veut que vous soyez quelque chose d’autre que votre courant d’expériences. Vos ancêtres ont peut-être réfléchi à la question, mais vous l’avez adoptée. Si vous vous rendez compte que vous n’êtes pas cet ego triste, abstrait et stupide qui tente de mener le monde de l’extérieur, alors Dieu a été fait par une tout autre espèce de « vous ». C’est le « vous » qui non seulement crée Dieu, mais qui est Dieu quoique, pour éviter les connotations militaires et autoritaires de ce nom, il vaille mieux parler de Tao, vu que « le Tao qu’on tente de saisir n’est pas le Tao lui-même ».

De ce point de vue déformé, il est facile de voir la façon dont vous faites le monde, ou plutôt la façon dont le monde se fait. Comme les arbres évoquent le bruit du vent, vos yeux évoquent la lumière du feu. La structure de votre organisme, de vos sens, de vos nerfs offre au monde toutes ses propriétés mesurables et intelligentes. Les rochers ne peuvent pas paraître durs — sauf s’ils sont comparés à une peau tendre. On pourrait dire de toute connaissance, de toute expérience qu’elle a une position neurale à l’intérieur du crâne ; le cerveau n’est pas seulement un récepteur, un enregistreur de données : il a aussi un rendement, car la façon dont il structure ses sens et ses réseaux nerveux crée un pouvoir, de la même façon qu’un harpiste, en choisissant les cordes qu’il veut pincer, fait naître une mélodie formelle d’une série de cordes auparavant silencieuses et uniformément accordées. Ainsi le cerveau évoque le monde sensible en faisant résonner les cordes de toutes ces vibrations que nous appelons monde réel, externe. Chaque cerveau a son propre monde, mais tous les cerveaux, de structure semblable, ont des mondes identiques. Un cerveau de structure différente sélectionnerait ses vibrations différemment et évoquerait par rapport à elles un monde totalement différent du nôtre.

Mais le cerveau lui-même est, dans et hors ce monde externe, un ensemble particulier de vibrations, et l’organisme, en tant que tout, est fonctionnellement inséparable de ce cerveau-là. À son tour, l’organisme est fonctionnellement inséparable de l’environnement, d’un système de vibrations à partir duquel il peut opérer ces sélections particulières qui s’appellent : être vivant. Ainsi, l’environnement subtil de cette planète, système solaire et galaxie, engendre des organismes humains comme un arbre engendre le fruit. Le fruit, à son tour, contient la graine d’un autre arbre de la même espèce. Qui est apparu le premier, le fruit ou l’arbre ? Imaginez seulement que les deux processus surviennent en même temps l’arbre qui donne le fruit et le fruit qui donne l’arbre —, et vous verrez, par analogie, le cerveau donner forme à l’environnement, et l’environnement donner forme au cerveau. C’est une façon un peu maladroite d’expliquer que vous ne voyez qu’un seul et unique processus. (L’organisme diffère de l’environnement comme un côté du ruban de Möbius « diffère » de l’autre. Parce qu’en tournant ou en tordant le ruban, vous ne saisissez qu’un seul et même côté entre deux doigts différents.)

Cette création réciproque du monde, comme celle qui se produit entre organisme et environnement, se produit maintenant. C’est vrai, nous avons des preuves autour de nous — des preuves éclatantes — d’un passé, de vibrations déjà évoquées, de collines vieilles comme le monde, de bâtiments anciens. Cependant, ces restes, ces souvenirs sont repris et structurés à partir de vibrations dans le présent. La Création n’est donc pas un événement unique du passé, provoquant et déterminant tout ce qui suit. Elle est maintenant et toujours. Le passé traîne derrière, inactif et mort, influence le présent dans la seule mesure où nous insistons pour qu’il l’influe car nous continuons de réactiver le passé dans l’espoir que l’histoire nous guide vers notre destination future. C’est une manière de conduire une voiture, le regard collé au rétroviseur. Et l’Histoire n’est que l’histoire de nos échecs logiques — pour avoir tenté de contrôler le courant de l’extérieur —, un processus monotone d’autofrustration qui continuera encore et toujours jusqu’à ce que nous cessions de tenter de forcer le courant, jusqu’à ce que nous le laissions aller seul.

Ce n’est pas « regarder le futur » comme on l’entend ordinairement, car tout futur que nous connaissons ou croyons connaître n’est qu’une extrapolation du passé. Le futur nous est inconnu, et toute prophétie le contamine de passé. Voilà pourquoi les gens libérés ne s’embarrassent pas de bonne aventure et d’astrologie, pourquoi le voyageur heureux se promène sans se faire l’esclave des cartes, guides et autres horaires. Il les utilise sans se laisser utiliser par eux. De manière évidente, tout ce que je viens de dire semble paradoxal. D’une part, vous ne pouvez rien faire : tout arrive, puisque le courant coule de lui-même. D’autre part, vous, vous-même, n’êtes rien d’autre que ce courant — même si vous croyez n’être qu’une entité de ce courant, si vous croyez le contrôler parfois, alors que vous êtes la plupart du temps impuissant et emporté par lui. Mais le paradoxe est résolu quand vous comprenez qu’il serait impossible d’expérimenter l’aspect subjectif et volontaire de l’expérience sans le contraste de l’objectif et de l’involontaire. Comme tous les « couples opposés », ce sont les deux pôles d’un seul et unique processus. Notre erreur consiste à identifier la réalité du moi à un seul de ces pôles — le pôle volontaire. Il est certainement très facile de voir que toutes les actions volontaires sont fondées sur des processus absolument involontaires circulation du sang, opération des circuits neuraux. Cependant, si l’« ego » comprend les deux pôles, le volontaire et l’involontaire sont tout autant votre karma ou « action ».

Bien que cela n’offre pas de direction spécifique à notre manière d’agir, cela change l’humeur et le sentiment de l’action, l’influençant quelque peu, comme un changement dans le ton de la voix peut modifier l’effet d’un même ensemble de mots — disons d’un ordre péremptoire à une requête polie et courtoise. C’est le même type d’analogie que j’essaie de décrire en parlant d’équilibre restauré lors d’une figure de danse ou de judo, car les aspects volontaires ou involontaires de l’expérience sont comme les jambes droite et gauche, formant un triangle dont le sommet serait proche du nombril, centre « mouvant » du corps. Voilà pourquoi le yoga est parfois appelé contemplation du nombril — figure de rhétorique pour déplacer son centre de gravité et le placer en un point qui transcende le dualisme de l’ego et du non-ego, l’un ne pouvant exister sans l’autre.

J’ai beaucoup parlé, et je crois que ce maître de zen à qui l’on demandait : « Comment fait-on pour pénétrer le Tao ? » l’expliqua plus succinctement et plus clairement que moi. Il répondit : « Entendez-vous le bruit du courant ? … — Oui, pourquoi ? … — Là est le chemin qui mène à lui. »