Le zen et les arts : Peinture

Lorsqu’il voulait peindre, il s’asseyait près d’une fenêtre bien éclairée, mettait de l’ordre sur sa table, brûlait de l’encens à sa droite et à sa gauche, préparait son pinceau et son encre, tous deux de la meilleure qualité. Puis il se lavait les mains, rinçait son encrier, comme s’il attendait la visite d’un hôte de […]

Lorsqu’il voulait peindre, il s’asseyait près d’une fenêtre bien éclairée, mettait de l’ordre sur sa table, brûlait de l’encens à sa droite et à sa gauche, préparait son pinceau et son encre, tous deux de la meilleure qualité. Puis il se lavait les mains, rinçait son encrier, comme s’il attendait la visite d’un hôte de choix, s’employant ainsi à apaiser son esprit et à ordonner ses pensées. Ce n’est qu’ensuite qu’il commençait à peindre. Cela n’illustre-t-il pas ce que signifiait pour lui « ne pas se risquer à affronter un travail sans réflexion » ?

KUO-HSI.

Selon le Zen, l’âme et l’univers s’identifient l’un avec l’autre. Cette harmonie a donné naissance à un ample symbolisme où l’on voit des états d’esprit s’exprimer dans des paysages et des paysages exprimer un état d’esprit.

RENÉ GROUSSET.

Introduction

L’acceptation spontanée de certaines disciplines de méditation et de leur nécessité a eu une profonde influence sur les artistes chinois et japonais. Ces disciplines à leur tour ont éveillé un sens de l’harmonie, de l’identification à la vie sous toutes ses formes, et c’est cet esprit subtil qui nourrit la grande peinture de l’Extrême-Orient.

Mais bien que l’artiste inspiré par le Zen ait reconnu cette identité, cette unité entre sa vie individuelle et la vie de toutes choses, il n’est pas tombé pour autant dans le panthéisme, comme on aurait pu s’y attendre, car il a acquis la conscience profonde que chaque chose a sa place particulière dans l’univers et que lui, en tant qu’homme, n’est qu’un des nombreux acteurs de cette création. Il n’a pas considéré l’homme comme le seigneur et le maître du monde ; son ego est resté libre. Sans renoncer à sa nature humaine, sans non plus, à l’inverse, céder aux excès de la sentimentalité, il s’est révélé capable de découvrir dans la nature les « signes » lui permettant de se comprendre et de s’exprimer lui-même : « Les vents des sommets sont sa propre respiration et les torrents ses forces libérées, écrit Laurence Binyon dans Le Vol du Dragon. Les fleurs, ouvrant leur cœur secret à la lumière et frissonnant sous la caresse de la brise, semblent exprimer le mystère de son cœur d’homme, le mystère d’émotions et d’intuitions trop timides pour être dites avec des mots. Il ne s’agit pas pour lui de choisir entre divers aspects de la nature, entre diverses beautés particulières, de peindre la pelouse plaisante à l’œil ou la verte clairière et d’ignorer ou d’éviter les rochers austères, les cavernes et les bêtes sauvages qui les habitent. Ce qui inspire l’artiste, ce n’est pas le décor qui l’entoure, adapté à ses désirs ; l’univers tout entier, tel qu’il est, est devenu sa demeure spirituelle. »

La profonde communion des peintres zen avec la nature a trouvé son expression dans des préceptes tels que : « Deviens un bambou, deviens un oiseau… » Pourtant, ces formules impliquaient beaucoup plus qu’une simple invitation à l’observation fidèle de la réalité. Le corbeau sur sa branche, la fauvette se balançant dans le vent sur un rameau, le bambou ployant sous la neige, la cascade ou la rivière toujours changeantes, toujours pareilles, les vagues caressant sans fin le rivage, tout cela faisait partie du grand livre de la vie, de cette éternelle présence de la Réalité à laquelle chaque homme devait rester ouvert s’il voulait être enfin capable de voir. La peinture, en un mot, était un mode de vie.

Le peintre zen acquit ainsi, par la pratique de son art, et l’exercice de son esprit, une sûreté technique, une maîtrise du pinceau comparables à la sûreté et à la maîtrise physiques et psychologiques nécessaires à la pratique du judo ou du sabre. Une fois qu’il avait pris ce pinceau, l’artiste qui peignait à l’encre sumi sur soie ou sur papier ne pouvait le lâcher avant d’avoir terminé son œuvre ni se permettre aucune retouche. Le matériau sur lequel il travaillait était tel qu’aucune hésitation ne lui était possible, ni aucun « repentir ». Les gestes du peintre devenaient dès lors comparables à ceux d’un danseur ; ils étaient l’expression d’une spontanéité contrôlée et sans caprice — ce qui était et est toujours en accord avec les principes du Zen. Par là aussi, l’artiste prenait sans doute mieux conscience d’une certaine similitude entre la peinture sumi et la vie elle-même : le trait de pinceau, une fois tracé, ne pouvait être effacé — ce qui rappelle également la loi inéluctable de la cause et de l’effet qui, pour les bouddhistes, gouverne toutes les activités humaines.

Pour les peintres zen, l’espace était aussi réel que les corps solides — point de vue étonnamment « moderne ». L’espace, fût-il vide, n’était jamais une absence, car toute vie sort du Vide. Les artistes apprirent à suggérer la présence de la vie dans des surfaces inutilisées et, dans leurs compositions, à tirer parti de l’espace « vide » d’une manière extrêmement audacieuse, du point de vue de l’esthétique occidentale traditionnelle. C’est ainsi, par exemple, qu’une vieille et célèbre peinture nous montre un homme vu de dos, un bâton à la main, sa robe gonflée par le vent, et qui semble regarder au loin. Les deux tiers de cette peinture sont une surface vide, mais nous devenons ce voyageur solitaire, et l’espace où se perd son regard nous semble aussi réel que si notre regard s’y perdait comme le sien. Dans un art d’une telle subtilité se manifestent des qualités qui n’ont rien à voir avec le naturalisme ou le réalisme, bien qu’un tel chef-d’œuvre nous apparaisse étroitement lié à la Réalité — à condition d’écrire ce mot avec un R majuscule.

Il y a dans l’art zen quelque chose qui dépasse le concept occidental de beauté, et effectivement les peintres zen ne cherchaient jamais à exprimer la beauté pour elle-même. Le vieux maître Ching-Hao, auteur d’un célèbre traité de peinture, le fit entendre sans ambage, un jour, à un jeune peintre qui lui disait avec l’assurance des novices :

Peindre, c’est créer des œuvres de beauté. À cette fin, l’important n’est-il pas de reproduire fidèlement la réalité des choses ?

Non point, répondit Ching-Hao. Peindre, c’est peindre ; prendre conscience des formes et les exprimer, mesurer la beauté des choses et la traduire, mesurer leur réalité (c’est-à-dire leur signification) et la saisir. Il ne faut pas prendre la beauté extérieure pour la réalité. Celui qui ne comprend pas ce mystère ne saurait exprimer la vérité, même si sa peinture est ressemblante.

Et comme le jeune homme, interloqué, lui demandait quelle différence il faisait entre « ressemblance » et « vérité », le vieux maître répliqua :

La ressemblance peut être obtenue par des formes sans âme, mais lorsque la vérité est atteinte, l’esprit et la matière trouvent l’un et l’autre leur pleine expression. Celui qui essaie d’exprimer l’esprit par le moyen d’une beauté purement décorative ne fait que peindre des choses mortes.

Le jeune homme quitta le vieux sage convaincu que la peinture ne pouvait et ne devrait être pratiquée que par des hommes éclairés.

N. W. R.

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Le zen et la peinture par D. T. Suzuki.

Pour déceler l’origine des caractères les plus constants de l’art japonais, il faut remonter jusqu’à Bayen (Ma-Yuan, 1175-1225), l’un des plus grands artistes de la période Sung et le promoteur d’un style dépouillé [1] en parfait accord avec l’esprit du Zen. La représentation d’un simple bateau de pêche sur les flots suffit à suggérer au spectateur l’immensité de l’océan et en même temps un sentiment de paix et de plénitude, associé à la Solitude selon le Zen. Apparemment ce bateau est très désarmé : c’est une embarcation primitive, instable, mal défendue contre la fureur des éléments, tout le contraire d’un navire moderne. Mais c’est cette précarité même qui fait sa force et nous suggère, par contraste, le caractère incompréhensible de l’Absolu qui englobe ce bateau et le monde. De même, un oiseau solitaire sur une branche morte — sans une ligne ou une ombre inutiles — suffit à nous faire ressentir la tristesse de l’automne, de ce moment où les jours raccourcissent et où la nature commence à se replier sur elle-même. Une telle idée peut paraître mélancolique, mais en même temps elle incite à se tourner vers les trésors de la vie intérieure.

Ainsi s’exprimer un dépouillement transcendantal au sein même de la multiplicité, dépouillement que le langage esthétique japonais appelle wabi. Wabi signifie littéralement « pauvreté » ou, d’une manière négative : « ne pas faire partie de la société élégante de son temps ». Être pauvre, c’est ne pas être soumis aux contingences du monde (fortune, puissance, réputation) et pourtant sentir en soi la présence de quelque chose d’inestimablement supérieur à la mode et à la réussite sociale : voilà ce qui constitue essentiellement le wabi. Dans un langage plus terre-à-terre, wabi signifie : se satisfaire d’une petite hutte, pareille à celle de Thoreau, et s’y nourrir de légumes cueillis dans les champs avoisinants en écoutant le chant d’une pluie printanière. Je reviendrai sur le wabi, mais notons tout de suite que son culte a fortement marqué la culture japonaise. En dépit de l’influence qu’a eue sur nous le goût occidental du luxe et du confort, ce culte reste profond au Japon et, même dans la vie intellectuelle, ne s’y manifeste pas la tentation des idées brillantes et profuses, des systèmes philosophiques savamment élaborés. Nous préférons — du moins certains d’entre nous — nous contenter d’une contemplation mystique et silencieuse de la Nature et vivre en accord avec elle.

Aussi « civilisés » que nous soyons, et même si nous avons été élevés dans un cadre artificiel, nous semblons garder le goût inné d’une simplicité primitive, proche de la vie naturelle — d’où l’attrait que conservent aux yeux des citadins les plaisirs du camping et des excursions dans le désert ou les espaces vierges. Nous souhaitons toujours nous replonger de temps à autre au cœur de la Nature et participer à sa vie propre. La méthode spirituelle du Zen, qui tend à dépasser les apparences pour mieux saisir ce qui se cache derrière elles, a aidé les Japonais à ne pas se détacher de la terre mais à vivre en amitié avec la Nature et à apprécier sa simplicité sans artifice. Le Zen n’a aucun goût pour les complexités superficielles de la vie. La vie elle-même est assez simple ; c’est l’esprit d’analyse intellectuelle qui la complique inutilement. Tout l’appareil de la science ne nous a pas encore permis de sonder ses mystères, mais si nous nous laissons porter par elle nous avons le sentiment de la comprendre, malgré sa pluralité et ses complications apparemment sans fin. L’aspect le plus caractéristique du tempérament oriental est vraisemblablement la capacité d’appréhender la vie de l’intérieur et non de l’extérieur. Et cela, le Zen n’a fait que le mettre en lumière.

En peinture, tout particulièrement, un souci excessif de la toute-puissance de l’esprit aboutit au mépris de la forme. Le style dépouillé dont nous parlions plus haut et la sobriété technique aident à se libérer des règles de la convention. Là où, normalement, on s’attendrait à trouver des lignes, des masses, un élément d’équilibre, ils font défaut — et pourtant leur absence même suscite un sentiment inattendu de plaisir. En dépit de « raccourcis » ou de « manques » apparents, cette absence n’est pas ressentie comme telle, et cette imperfection devient elle-même une forme de perfection. De toute évidence, la beauté ne tient pas nécessairement à la perfection formelle, et les artistes japonais se sont volontiers plu à incarner la beauté dans une forme imparfaite ou même dans la laideur.

Pour définir cette beauté de l’imperfection, lorsqu’elle apparaît dans des œuvres archaïques ou d’une gaucherie primitive, les Japonais emploient le mot sabi. Il peut ne pas s’agir d’œuvres réellement archaïques ou primitives : on parle de sabi dès lors qu’un objet d’art évoque, même superficiellement, le sentiment du passé. Le sabi suggère le manque de prétention, l’imperfection archaïques, l’apparente simplicité et l’aisance dans l’exécution, parfois l’évocation du passé que nous disions ; il contient enfin d’inexplicables éléments qui élèvent l’objet en question au rang d’œuvre d’art. Tel est le cas pour les ustensiles utilisés dans la « chambre de thé ». Ici encore l’influence du Zen est sensible.

Sabi signifie littéralement « solitude » ou « isolement ». Un maître du thé [2] a traduit dans un poème le sentiment qu’il exprime lorsqu’on l’applique à l’art :

En me rendant un soir d’automne

dans ce village de pêcheurs

je n’ai vu aucune fleur épanouie

ni aucune feuille d’érable colorée.

La solitude invite à la contemplation et ne se prête pas aux démonstrations spectaculaires. Lorsqu’elle s’incarne dans une peinture, celle-ci peut paraître pauvre, insignifiante, pitoyable même, surtout par contraste avec le décor du monde occidental ou moderne. Prenez un de ces dessins à l’encre, représentant par exemple Kanzan et Jittoku (Han-shan et Shih-tê) [3], accrochez-le dans une galerie d’Europe ou d’Amérique, et observez la réaction des visiteurs… L’idée de solitude appartient à l’Orient et y trouve son expression la plus naturelle.

Il ne faudrait pas croire qu’elle soit plus sensible dans un paysage d’automne que dans l’évocation du printemps naissant, au contraire. Citons encore le poème d’un autre maître du thé [4], où cette évocation suggère la poussée de la vie au cœur de la désolation hivernale :

À ceux qui aspirent à voir des cerisiers en fleur,

je voudrais pouvoir montrer le printemps

qui brille dans une tache de vert

au milieu du village de montagne enfoui sous la neige !

Voilà une parfaite expression du sabi, qui est l’un des quatre principes régissant le culte du thé ou cha-no-yu. Le pouvoir de la vie n’y est suggéré que sous la forme d’une petite tache verte, mais en celle-ci celui qui sait voir discernera la promesse du printemps perçant sous la neige. Ce n’est peut-être qu’une simple suggestion, mais qui suggère la vie elle-même — et, pour l’artiste, cette vie est aussi présente ici que dans un champ tout entier couvert de verdure et de fleurs.

L’asymétrie est un autre caractère de l’art japonais. Elle aussi a sans aucun doute son origine dans le style « déséquilibré » de Bayen. L’exemple le plus évident nous en est donné par l’architecture bouddhiste. Dans cette architecture les structures principales sont rectilignes, mais les autres, quelle que soit leur importance, ne sont pas disposées symétriquement par rapport à elles. On les voit irrégulièrement réparties selon la nature et les particularités du terrain. Cela est manifeste, notamment, dans le cas des temples bouddhistes de montagne.

Cette importance de l’asymétrie apparaît aussi et par excellence [5] dans le pavillon de thé, tant dans sa conception elle-même que dans sa décoration (son plafond s’inspire parfois de trois styles différents), dans la forme des ustensiles employés pour préparer et servir le thé, et même dans la disposition des marches de pierre ou des dalles du jardin qui permettent d’y accéder.

Certains psychologues ont tenté d’expliquer ce goût de la composition asymétrique et ce rejet des règles conventionnelles, ou plus exactement géométriques, de l’art par le fait que les Japonais ont été moralement entraînés à se montrer discrets et à s’effacer — et, selon eux, c’est ce que ferait l’artiste en laissant au centre de ses œuvres d’importants espaces blancs. À mon sens cette théorie est discutable. N’est-il pas plus plausible que le génie artistique du peuple japonais ait été influencé par la manière zen de considérer les choses comme parfaites en soi et en même temps comme incarnant le Tout dont elles font partie ?

La doctrine de l’ascétisme esthétique est moins fondamentale que celle de l’esthétique zen, car l’art lui-même répond chez l’homme à un instinct plus ancien et plus spontané que la morale. La morale est une force régulatrice, l’art une force créatrice. La première est imposée de l’extérieur, le second une irrépressible expression du monde intérieur. Le Zen a des liens étroits avec l’art mais non avec la morale ; il peut ignorer celle-ci mais non celui-là. Lorsque les artistes japonais créent des objets « imparfaits » du point de vue de la forme, ils peuvent sans doute le faire en se réclamant eux-mêmes de la notion courante d’ascétisme moral, mais il nous est permis de ne pas attacher trop d’importance à leur propre interprétation ou à celle des critiques. Ce ne sont pas là, après tout, d’irréfutables critères de jugement.

Quoi qu’il en soit, l’asymétrie est une indiscutable caractéristique de l’art japonais, dont les œuvres sont de ce fait d’un abord plus accessible et d’une forme plus libre. La symétrie implique une idée de grâce, de solennité et de grandeur, ce qui est également le cas pour le formalisme logique ou l’organisation d’idées abstraites en systèmes. Les Japonais passent souvent pour n’être pas des intellectuels ou des philosophes, parce que leur culture générale n’est pas profondément imprégnée d’intellectualisme. À mon sens, ce jugement a pour origine, dans une certaine mesure, leur amour de l’asymétrie. L’intellectualisme aspire d’abord à l’équilibre, tandis que les japonais non seulement en sont peu soucieux, mais ont même un penchant très marqué pour le déséquilibre.

Déséquilibre, asymétrie, dépouillement, pauvreté des moyens, sabi ou wabi, simplification, solitude : tels sont les traits les plus marquants de l’art et de la culture japonais. Tous ont pour commune origine une des données centrales de la vérité du Zen, qui peut se formuler ainsi : « L’Unité dans la Multiplicité et la Multiplicité dans l’Unité » — ou mieux encore : « L’Un reste un dans la Multiplicité, individuellement et collectivement ».

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Le Tao de la peinture par Mai-mai Sze

En Chine, la peinture n’a jamais été séparée du Tao vivant. Son objectif principal a toujours été et est encore le Tao, le Chemin, l’Ordre Naturel, la manière dont œuvre la nature — c’est-à-dire l’harmonie du Ciel et de la Terre que toute chose devrait exprimer. En peinture, cet objectif (la fusion de l’esprit et de la matière) intéresse à la fois le développement personnel de l’artiste et celui de l’œuvre d’art, car son atteinte requiert aussi bien l’intervention de la connaissance que celle de l’habileté technique, la capacité d’exprimer l’« âme » des choses et leur forme extérieure.

Le facteur le plus important d’unification et d’harmonisation de tous les éléments d’un tableau est peut-être l’espace. C’est lui qui sert de cadre à toutes choses dans la Nature, et il souligne de ce fait l’aspect yin du Tao. D’autre part, l’espace étant lui-même rempli par le Ch’i, c’est-à-dire l’Esprit ou Force Vitale, il a aussi un aspect yang. C’est cette idée qui fait du traitement de l’espace dans la peinture chinoise l’originalité la plus certaine de celle-ci et le caractère le plus exaltant de ses œuvres. On pourrait citer d’innombrables passages de la littérature chinoise la plus ancienne, et en particulier de la littérature taoïste, montrant que l’espace y était considéré comme un équivalent du Tao, mais c’est surtout l’influence du bouddhisme zen qui inspira les peintres du Sud, et en particulier les paysagistes de la période Sung. Tandis que les peintres du Nord excellaient à suggérer la magnificence et la multiplicité de la nature par la représentation de paysages montagneux, ceux du Sud noyaient les détails dans la brume, les faisaient s’estomper dans l’espace, soulignaient par la figuration des distances la majesté silencieuse de cette même nature et le mystère du Tao. Les deux écoles libéraient le spectateur de la terre, toutes deux lui proposaient en fait des images du cosmos. Dans cette peinture qu’inspirait une philosophie sous-jacente, l’espace jouait toujours un rôle essentiel, cet espace dont le parfait symbole était tout simplement la soie ou le papier vierges. Il faut pourtant ajouter que cette évocation de l’espace par les parties vierges des peintures dont nous parlons ne prenait tout son sens que par contraste avec la vie des formes qu’il entourait. Une peinture ou un dessin dénués de pouvoir expressif ne réussissent pas à donner sa signification à l’espace ni à faire d’une œuvre d’art l’expression de l’unité et de l’harmonie de la Nature. On peut dire que, dans la meilleure peinture chinoise, l’espace est en quelque sorte une matière spirituelle.

Ces idées touchant l’espace pictural sont puisées aux sources mêmes de la pensée chinoise. On lit ainsi dans Tchouang-tseu : « Au Grand Commencement était le Non-Être ». Ce Non-Être est le vide (hseu et k’ung) et « le Tao a sa demeure dans le vide ». Par analogie, « l’univers entier se livre à celui qui a l’esprit en paix (ou silencieux) » — et cette idée est développée dans le passage suivant : « Préserve l’unité de ta volonté. N’écoute pas avec tes oreilles mais avec ton esprit (ch’i). Le rôle de l’oreille n’est que d’entendre, celui de l’intelligence s’étend aux symboles ou aux idées, mais l’esprit est un vide prêt à accueillir toutes choses. » Dans le bouddhisme zen, il y a un terme, évoquant à la fois le mouvement et l’espace, qui exprime cet état de réceptivité, et c’est k’ai-wu, qui pourrait se traduire approximativement par « ouvrir à la conscience ». En faisant « taire son cœur », c’est-à-dire en écartant ses pensées et ses émotions personnelles, un individu peut refléter dans son « cœur spirituel » (hsin), comme dans un lac ou un miroir, le pouvoir (ch’i) du Tao, l’harmonie du Ciel et de la Terre. D’où la formule définissant la sagesse ou la connaissance comme un miroir.

Le silence associé au vide de l’espace est le Tao, et le Tao aussi est silence — ce qui souligne la nécessité, pour le peintre qui désire recevoir et exprimer le Tao, de pratiquer la méditation silencieuse. Le silence et le vide de l’espace ont de puissants pouvoirs de suggestion, stimulant l’imagination et aiguisant la perception. Et ce n’est que par l’exercice de ces hautes facultés que le Tao peut être atteint et exprimé.

En faisant « taire son cœur » un individu ne fait plus qu’un avec les éléments de la nature, avec la grande force créatrice du Tao. En peinture, ce but se confond avec celui que veut atteindre l’artiste et qui est de s’identifier avec l’objet qu’il peint — c’est-à-dire de s’unir lui-même avec ce qui, dans toute chose, exprime l’Unité du Tao.

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1 Dans le texte anglais de cette étude, D. T. Suzuki parle du style one-corner dont Bayen fut le créateur. La formule est difficilement traduisible en français. Elle s’applique à certaines peintures japonaises où le sujet n’occupe qu’un angle de la feuille. (C. E.)

2 Fujiwara Sadaiye (1162-1241).

3 Ermites-poètes zen de la dynastie T’ang, souvent représentés par les peintres d’Extrême-Orient.

4 Fujiwara Ietaka (1158-1237).

5 En français dans le texte.