(Revue Être. No 4. 1973)
L’absence de pensée (acitta) ou la connaissance par inconnaissance (nirvikalpa-jnâna) selon les Prajnâpâramitâ indiennes et l’École chinoise du Dhyâna (Tch’an).
Dans les premiers siècles de notre ère en Inde, la littérature bouddhique de la sapience ultime (prajnâpâramita) et l’École du Milieu (mâdhyamika) qui lui est étroitement liée, avec les noms célèbres de Nâgârjuna et de Candrakirti, se présentent comme les dépositaires de l’enseignement le plus profond et le plus secret de Gautama le Buddha. Exportées et importées en Chine, elles donnent naissance à l’École chinoise du Sud, dite du Tch’an ou Dhyâna, avant de refleurir au Japon sous la forme du Zen. Grâce à l’aimable autorisation de l’auteur, M. Guy Bugault, et de l’Institut de Civilisation Indienne, nous publions ces pages extraites de La Notion de « Prahnâ » ou de sapience selon les perspectives du « Mahâyâna », Paris, Éditions E. de Boccard, 1968. Pour la commodité du lecteur, nous les avons allégées de notes et de vocables de caractère technique.
Les thèses du maître Chen-Houei comme celles du parti chinois au Concile de Lhasa — dont le moine Mahâyâna est le porte-parole — découlent directement de la doctrine et de la méthode centrales prêchées par les Prajnâpâramitâ et leurs commentaires, à savoir l’asthânayoga. C’est à la fois une méthode et une doctrine. Méthode : le bodhisattva ne doit s’arrêter et se fixer dans rien, n’élire domicile nulle part. Doctrine : parce que telle est la nature de la pensée de ne se fixer dans rien, parce que telle est notre nature originelle, spontanée.
À première vue, les Prajnâpâramitâ enseignent une méthode qui paraît contredire celle des strâvaka et des pratyekabuddha, à savoir le nirodha ou l’arrêt. En quoi consistent le nirvâna et la bodhi ? Des deux métaphores, celle de l’arrêt, celle d’un dépassement et d’une incessante circulation, laquelle est la moins spécieuse, laquelle trahit le moins ce qu’on voudrait mais ne peut dire ?
Donnons la parole aux textes.
1.- L’absence de pensée. Ce qu’elle n’est pas.
On pourrait croire, à en juger par les mots, qu’elle est une privation de pensée pure et simple. Il n’en est rien. L’absence de pensée, telle qu’elle est vécue par le saint, n’est nullement un néant de pensée. Là-dessus les textes sont formels. Déjà, le Buddha déclare que si la sainteté, la domination de soi-même et des sens consistent à ne pas sentir, à ne pas penser, les sourds, les aveugles et les simples d’esprit seront des saints.
Mais considérons les thèses inspirées de la littérature des Prajnâpâramitâ, et, parmi celles-ci, les plus extrêmes, celles de l’École chinoise du Dhyâna qui récusent toutes notions et toutes pratiques. Bodhidharma, le patriarche, quand on l’interrogeait sur sa doctrine, répondait invariablement « je n’en n’ai pas, ne fût-elle faite que d’un seul caractère ». Si, donc, dans cette perspective il apparaît que l’absence de pensée n’est pourtant pas un néant de pensée, la démonstration n’en aura que plus de force. Or, c’est un de ses plus illustres successeurs, le maître Chen-Houei, entièrement fidèle à cette vacuité doctrinale, qui nous fait entendre que dans l’absence de pensée il y a une absence… et il y a une pensée. Dans l’absence de pensée (wou-nien, acitta), « l’absence c’est, comme on l’entend d’habitude, l’absence d’être (de déterminé, bhâva), et la pensée c’est l’unique pensée de l’absolu (tathatâ) ». Comment faut-il comprendre « pensée de l’absolu » ? Notons d’abord que ce qu’on traduit par « absolu » la tathatâ, désigne à proprement parler « le fait d’être ainsi, comme ça », suggérant une spontanéité originelle, sur laquelle il est vain pour l’intelligence de chercher à épiloguer. Mais là n’est pas la difficulté. Faut-il comprendre « pensée de l’absolu » comme une pensée ayant pour objet l’absolu, le visant et s’ordonnant à lui ? Ou bien est-ce une pensée dont le sujet est l’absolu, une pensée qui lui appartient, qui est son fait, sa propriété, qu’il sécrète en quelque sorte comme si la pensée était l’hormone de l’absolu ? La suite du texte ne laisse aucun doute à ce sujet : « pensée, ici, veut dire activité de l’absolu et l’absolu est la substance de cette pensée ». Ce sont deux noms pour une même chose. L’absence de pensée est donc vide de toutes pensées à l’exception de l’absolu qui pense, ou de l’absolu penser.
2. – L’absence de pensée. Ce qu’elle est.
C’est pourquoi il est dit que l’absence de pensée est « la concentration de l’esprit et non celle du moi intéressé ». Ici, l’acitta rejoint directement l’asthânayoga. En effet, la concentration du moi se traduirait par un arrêt (nirodha) ou, si l’on préfère, la concentration est ressentie par le moi comme un arrêt. Mais c’est l’esprit qu’il faut rassembler, concentrer. Or, « l’esprit est absence de localisation ».
« Voilà pourquoi on ne fixe pas son esprit ». « Fixer son esprit, (ce serait) avoir recours à un procédé », c’est-à-dire à un geste artificialiste du moi cherchant un résultat. La conséquence paradoxale mais bien compréhensible, c’est le rejet de tous les exercices et pratiques particulières, parce que solidaires des notions et du moi. Et c’est aussi que l’absence de pensée n’est nullement le contraire de la pensée ou un arrêt de la pensée, elle est plutôt le non-arrêt du penser. Comme un oiseau vole et puis se pose sur un arbre, ainsi notre pensée, à l’ordinaire, vole et puis se pose sur un objet qu’elle crée en s’y posant. Mais la pensée du saint vole sans jamais s’arrêter ; et sans obstacles puisque c’est l’arrêt qui suscite l’obstacle. L’absence de pensée est cette absence d’arrêt, d’être, de déterminé, de monde ; et donc aussi d’impermanent, de production et destruction, car ce que nous appelons être, c’est l’impermanent, ce qui est produit-détruit par l’arrêt-envol de la pensée.
Ce que nous appelons absence de pensée (wou-nien, acitta) est donc moins une cessation ou une non-production de pensée qu’une production incessante, ininterrompue et instantanée. (Les objets, le monde, c’est l’interruption de la pensée). Wou-nien devient ainsi, paradoxalement, nien-nien. Traduisons : non-pensée égale pensée par pensée, pensée après pensée, instant après instant. C’est une nature subite, spontanée ; pensée-éclair, pensée instantanée. « Que les praticiens du dhyâna, déclare le moine Mahâyâna, regardent l’esprit », et lorsqu’en eux se lèvent des pensées, qu’ils s’abstiennent de tout examen, de toute réflexion même sur la non-réflexion. Si, quand se lèvent des pensées et des notions, on ne se tient pas éveillé, si l’on obéit (à ces pensées) pour pratiquer conformément (à elles), on transmigrera dans les naissances et les morts ; si l’on se tient éveillé et qu’on se garde d’obéir aux fausses notions pour agir, on sera libéré pensée par pensée et l’on se dégagera de tout ». Ce texte admirable achève de nous éclairer. En insistant à deux reprises sur l’état d’éveil qui caractérise l’absence de pensée, il prévient toute confusion de celle-ci avec le sommeil ou l’inconscience. Il montre que ce qui importe pour se libérer — car, ne l’oublions pas, c’est là le but du moine bouddhique — c’est moins la présence ou l’absence des notions que leur capacité d’entraînement passionnel, le pouvoir qu’elles ont de nous déterminer à des actes ; nous dirions de nos jours qu’en projetant des valeurs inégales sur le monde elles sont idéo-motrices. C’est ce processus karmique qu’il faut couper. Comment cela ? Puisque c’est en s’enchaînant les unes aux autres que les pensées nous enchaînent à des actes, c’est en brisant la concaténation des pensées qu’on brisera du même coup la chaîne qu’elles font peser sur nous. On se libérera donc « pensée par pensée, instant par instant », et cela par définition.
Ou, pour revenir au terme sanskrit d’acitta, il faut voir dans la non-pensée une pensée si ponctuelle, si coupée de tout, si absolue, qu’elle ne comporte plus cette frange d’intentionnalité caractéristique de ce qui est citta. L’acitta, c’est une pensée non vectorielle, non signifiante, une pensée dont les signes et les marques sont effacés. Selon nos repères familiers, elle nous paraît donc insignifiante. Or, elle est simplement l’étincellement de l’absolu. À nos yeux, aussi, c’est une pensée mise en miettes, anéantie, rompue, alors que vécue du dedans elle est précisément penser interrompu.
Nous touchons à un renversement des points de vue significatif de ce qui se passe dans l’intime de la connaissance. « Lorsque chaque pensée, présente, passée et future, est non-demeure, chaque pensée succède l’une à l’autre sans qu’il y ait impermanence ». Mais cela suppose un retournement, une conversion de notre attention. Au lieu de la porter au-dehors, c’est-à-dire dans la signification (car celle-ci est mise en relation et intentionnalité), il convient de faire « halte dans le nom, dans le mot » et de le « vider de sa signification ». Alors, on réalise toutes choses, telles quelles, « ainsi », dans leur « tathatâ » (nous dirions dans leur quiddité, mais le mot sanskrit est plus fort : dans leur « siccéité »). Cette primauté du son sur le sens rejoint, d’une certaine manière, l’antique théorie indienne de la primauté du son. Une telle conception pourrait paraître purement extérieure et physique et à l’antipode des conceptions idéalistes de la vijnâptimâtra que nous venons de citer. Mais non, s’il n’est point de dualité originelle entre un signifiant et un signifié, un nommant et un nommé, un dehors et un dedans, tout est nom, désignation, notification (vijnapti). Le nom est l’universelle non-dualité du nommant et du nommé. Et la signification devient la relation d’un nom à un autre. Loin donc que la théorie du son primordial contredise l’idéalisme de la vijnâptimâtra, nous découvrons leur dénominateur commun : le culte du fait primordial, c’est-à-dire d’une spontanéité originelle, sur laquelle il est vain de vouloir gloser, la « tathatâ », le fait d’être ainsi et non autrement, spontanéité qui est donc, à nos yeux modernes, aussi un visage de la nécessité.
Dans cette perspective, si insolite pour nous, on comprend mieux les prescriptions de l’École du Dhyâna. Il faut, dit-elle, « auditionner sa propre audition », retourner l’audition vers son essence propre, « renoncer à l’audition pour en contempler l’essence propre ». Il nous paraît que la technique japonaise des koan en dérive directement. Lorsque le maître donne à son disciple à méditer sur un monosyllabe, qui n’a pour ainsi dire aucun sens, tel que « Wou » (non), il l’induit à ne plus concevoir le son, et donc l’enseignement, comme un objet externe, comme venu du dehors ou d’un autre. On ne cherchera plus un contenu au contenant, une transcendance à l’immanence, ni quoi que ce soit derrière le mot : on « fait halte dans le nom, dans le mot ». Mais si le son et l’enseignement cessent d’être considérés comme des objets externes, du même coup l’audition et la compréhension cessent d’être conçus comme événements internes ou subjectifs. La compréhension même est vérité. La connaissance cesse d’être polarisée en sujet-objet, elle est nir-vi-kalpa.
Ce qui vient d’être dit de l’ouïe s’applique aussi à la vue. Il faut, enseigne l’École du Dhyâna [1], »retourner sa vision », c’est-à-dire s’abstenir de tout examen, ce qui est l’acte même de « regarder l’esprit », revenir aux sources de l’esprit. Le caractère qui désigne cette conversion du regard est « tchao ». II possède, en effet, le double sens de « regarder » et « illuminer » (en parlant d’une source de lumière, ou de « refléter » en parlant d’un miroir). Nous avons, nous aussi, des vocables ambivalents : « réfléchir » par exemple, se dit d’un acte de connaissance appropriatrice, comme de la capacité du miroir de renvoyer, au contraire, les images. Notre expérience humaine, surtout, nous a familiarisés avec la double fonction du regard : fonction d’enquête objective et de curiosité appropriatrice, fonction illuminatrice et donatrice, celle-ci sensible à certains instants privilégiés de nos échanges avec autrui, de conscience à conscience. Il faut donc réveiller cette seconde fonction du regard. En elle consiste l’illumination. « L’illumination (bodhi) c’est le non-examen ». Si l’on voulait user d’une comparaison, on pourrait dire que la conversion du sens de l’ouïe est analogue au changement d’attitude qui nous fait passer de la prose à la musique (le poème restant cette « hésitation prolongée » entre les deux, « entre le son et le sens »). Ce ne sont là, bien sûr, que symboles, car il n’est point de musique qui ne comporte discours et sens. Quant au sens de la vue, la comparaison est plus délicate, car il semble par nature entièrement tourné vers l’extérieur. Toutefois, nous croyons que l’image circonscrite par un cadre et coupée du monde des ustensiles, et plus particulièrement l’image à deux dimensions, tient une place analogue à celle du son et de la musique. De l’icône, en effet, la perspective a disparu, qui tend à recréer des relations entre les parties de l’image et fait une allusion, exténuée, affaiblie, aux relations qui caractérisent le monde prosaïque des ustensiles, le monde des significations, c’est-à-dire des actions possibles. Et l’exemple de la vue est même plus manifeste que celui de l’ouïe. Car l’oreille qui « auditionne sa propre audition » n’en laisse rien deviner à autrui, tandis que l’œil qui « renonce à la vision pour en contempler l’essence propre », tantôt le laisse supposer parce que la paupière s’abaisse, tantôt le laisse éclater parce que le regard se retourne : c’est le regard anagogique.
Quoi qu’il en soit, ce retournement des sens, qui prolonge bien au-delà et parachève leur simple rétraction, le pratyâhâra, n’est lui-même qu’un effet. C’est le retournement mental, celui de l’attention, qui commende tous les autres. C’est pourquoi le texte du Suramgama–sûtra que nous citions ajoute qu’il suffit qu’un seul sens retourne à sa source pour que tous les autres en fassent autant : « une seule des facultés sensibles étant retournée à sa source, les six facultés sensibles parfont leur délivrance ». C’est cela « regarder l’esprit », faire retour à l’esprit.
Mais comme il arrive chaque fois qu’on a affaire à un système « d’implication idéaliste », un tel retour n’est possible que parce qu’on a jamais, au fond, quitté ce qu’on retrouve. Il est temps d’expliciter ceci techniquement, en nous aidant des notions d’âlayavijnâna et d’amalavijnâ. La notion d’âlayavijnana semble avoir été initialement introduite dans l’École Yogâcâra pour rendre compte de la continuité de la pensée entre l’instant qui précède et celui qui suit les recueillements d’inconscience. Or, c’est précisément d’un problème de continuité que nous sommes ici, aussi, préoccupés, et même d’un problème universel puisqu’il ne concerne plus tels exercices et tels ascètes mais tous les êtres. C’est ce qu’enseigne la parabole du fils qui, tenant à son insu des pièces d’argent dans la main, passe cinquante années de sa vie à mendier sa subsistance, jusqu’au jour où son père lui montre l’argent qu’il a dans sa main. Son père, c’est-à-dire, cela est clair, son origine. Et le fils n’a même pas lieu de se réjouir de sa découverte, car son bien il le possédait déjà ; il n’a rien acquis, il n’a rien trouvé. D’où l’impassibilité et l’égalité d’esprit du sage bouddhique. De la même manière, notre tréfonds inconscient (âlayavijnâna) contient en puissance la conscience pure et immaculée (amalavijnâna) qui est celle du saint, qui est même, chez les buddha, conscience de part en part et omniscience (sarvajnâtâ). Ou plus précisément l’amalavijnâna n’est autre que l’âlayavijnâna quand celui-ci est retourné, un peu à la manière dont on retourne la poche d’une pieuvre pour lui faire lâcher prise, c’est-à-dire lorsque le dynamisme inconscient, les samskâra, cesse de tendre vers un objet. Cette image d’une enveloppe nous paraît confirmée par la notion de tathâgatagarbha, et par l’équivalence que de nombreux textes du Lankâvatâra, de la Vijnâptimâtra posent entre l’âlayavijhâna et le tathâgatagarbha. « garbha » possède, en effet, le sens ambivalent du contenant et du contenu, de la matrice et de l’embryon. Tathâgatagarbha, c’est donc selon le point de vue, la matrice ou l’embryon de buddha. Si le tréfonds inconscient (âlayavijnâna) lui est identique, cela veut dire que, vu de l’extérieur par la pensée théorique et discursive, il contient en puissance le germe de l’entrée en nirvâna et de la bodhi. Mais vu de l’intérieur, par le saint qui a réalisé, ce tréfonds inconscient est déjà, est lui-même bodhi et nirvâna. La bodhi est notre nature propre (svabhâva), et nous sommes tous des embryons de buddha. Si l’on compare l’éveil à une mort et à une renaissance, au sens d’Eliade (Par exemple dans Le Yoga, immortalité et liberté, pp. 110-111), il faut donc préciser que c’est une naissance autonome et spontanée, matrice et embryon ne faisant qu’un. Il suffit d’un retournement pour naître à l’éveil. On posera donc les équations suivantes : âlayavijnâna (ou âsayacitta, ou vipâkavijnâna) = amalavijnâna = tathâgatagarbha = dharmakâya. Le dharmakâya, lit-on dans le Mahâyânasamgraha, « a pour indice la révolution du support ». C’est la vraie nature (tathatâ), délivrée de tous les obstacles.
Ainsi, ce qui nous apparaît comme notre empêchement, à savoir notre inconscient, se révèle comme étant notre omniscience originelle, un peu à la manière dont les dragons se changent en princesse à la fin des contes de fées. Notre prétendu inconscient est donc surtout notre inconscience, notre manque à penser. Mais puisqu’il ne s’agit plus d’un penser intentionnel, il faut, paradoxalement, se dépouiller des imprégnations, des notions, des signes et des pratiques, en tant que les unes et les autres visent un « horizon » illusoire. La bodhi n’est rien d’autre que notre propre fonds et c’est pour cela qu’elle est exempte de toute objectivation, de toute appropriation, particularisation, et qu’elle ne saurait comporter le prédicat de l’être.
Au fond, tous ces développements reposent sur la notion de l’âsrayaparâvritti, telle qu’on la trouve exposée dans le Mahâyânasamgraha d’Asanga. Elle consiste en une révolution de notre tréfonds inconscient, et cette révolution est l’indice — si ce mot n’est pas contradictoire — du corps de la loi ; elle est donc, pratiquement, la technique bouddhique de l’absolu. Considéré selon la perspective ordinaire, c’est-à-dire d’une manière extrinsèque, notre tréfonds inconscient est d’ordre mondain et appropriateur (aussi l’appelle-t-on âdânavijnâna). Il est le « lieu » où nos actes déposent leurs imprégnations (vâsanâ) et leurs traces dynamiques (samskâra). Celles-ci, à leur tour, font fonction de germes pour nos actions futures. Selon cette image, inspirée sans doute du cycle de la végétation, notre vie aussi est un cycle régi par la loi de la rétribution. Jusqu’ici, il n’est rien dans ces constatations qui contredise nos conceptions modernes de l’inconscient. Tout change, on va le voir, quand il s’agit d’apprécier. Car aux yeux de la conscience indienne, et particulièrement bouddhique, ce conditionnement circulaire a quelque chose de douloureux et décevant; il faut le rompre pour être libre. Alors que la psychologie contemporaine et la psychanalyse s’efforcent d’en agencer les forces et d’en utiliser les éléments, c’est l’ensemble même du processus que l’ascèse bouddhique vise soit à anéantir (c’est la tendance des srâvaka),soit à transmuter radicalement (c’est la tendance des bodhisattva). Dans ce dernier cas, c’est le flux même de notre existence conditionnée (samsâra) qui doit se dévoiler comme déconditionnement (nirvâna). Techniquement, cela veut dire qu’il ne suffit pas que notre vie consciente soit en harmonie avec notre vie inconsciente (c’est pourtant déjà beaucoup), mais il faut que la première s’approprie entièrement la seconde, c’est?à-dire que nous nous approprions notre dynamisme appropriateur. Il faut le reconnaître comme étant notre bien, notre fonds propre. Alors, en possession de son désir, on n’a plus rien à désirer. Au lieu d’être orienté vers le monde, c’est le monde qui regarde vers nous. Le désir faisant ainsi retour à sa source, les catégories d’intentionnalité et d’objectivité, de cause et d’effet entrent en désuétude. Pourtant rien n’a été détruit, ni le monde et les objets d’une part, ni les désirs d’autre part. Simplement ce sont des désirs qui ne sont plus extrinsèques ou orientés vers un dehors imaginaire, ce sont des désirs qui ne sont plus des désirs. Ou, comme le dit le Mahâyânasamgraha, « la connaissance-rétribution, bien que munie de tous les germes, devient privée de germes ». Que s’est-il donc passé ? Essentiellement une conversion du regard, une prise de conscience qui est un retournement de la conscience. Les germes, les pulsions, sont à la fois détruits et conservés : conservés en ce sens qu’ils sont toujours là, détruits en ce sens qu’ils ne portent plus de fruits, ce qui veut dire seulement que la notion d’action extrinsèque est abolie. Ou, si l’on veut, c’est la mondanité plutôt que le monde qui a disparu. Cela, c’est le propre de la carrière des bodhisattva opposée à celle des srâvaka, et donc du point de vue de la prajnâpâramitâ. Deux textes du Mahâyânasamgraha confirment l’efficace, sur le plan du monde, de l’ascèse du bodhisattva, quoique cet efficace soit involontaire, bien entendu, et nullement convoité. L’un décrit les six vertus supra-mondaines, les six pâramitâ, et leurs fruits mondains respectifs. Ce sont des avantages irréversibles, inaliénables, qui soutiennent le bodhisattva des vies entières jusqu’à la bodhi. La vertu du don procure la souveraineté. La discipline procure noble naissance et bonne destinée. La patience procure une grande suite de partisans et de serviteurs. L’énergie, la virilité prépare la réussite dans une grande œuvre : celle de monarque universel. Le recueillement engendre l’absence de tourments et vaut de naître avec des passions affaiblies. Cultiver la sapience procure l’habileté dans les arts et les sciences. Un autre texte décrit la révolution des cinq supports de la vie consciente et leurs effets respectifs. Notamment, la révolution des samskâra procure la souveraineté sur les mondes, les pouvoirs de transformation magique. Ce qui se comprend, puisqu’il s’agit de notre dynamisme inconscient en rapport avec la volition. Quant à la révolution du vijnâna ou connaissance ségrégatrice, on distingue celle du mental passionné qui assure la connaissance de l’identité de toutes choses, un savoir uni et indifférencié ; et celle de notre tréfonds inconscient qui procure la connaissance dite de miroir : toutes choses se donnent comme présentes, même celles qui ne le sont pas hic et nunc. On retrouve ici ce que nous disions plus haut : l’absence de pensée intentionnelle restitue notre omniscience originelle. Cette absence de pensée est moins, si l’on veut, la disparition des notions (sans cela les buddha ne pourraient vaquer dans le monde) que leur retournement : le retournement du tréfonds inconscient en conscience immaculée, tel le miroir où les images entrent et d’où elles sortent sans qu’il soit altéré.
Guy Bugault (1917 – 2002) était un spécialiste de philosophie indienne et de philosophie comparée et un traducteur français.
[1] Ces enseignements, invoqués au concile de Lhasa, sont empruntés au Sûramgama-sûtra. Ce dernier, comme l’explique P. Demiéville (Lhasa, pp.43-9. 73) est vraisemblablement un apocryphe chinois, composé plutôt que traduit par les Chinois, et qu’il ne faut pas confondre avec le Sûramgama-samâdhi-sûtra, texte sanskrit authentique traduit par Kumârajiva. Mais outre qu’il s’inspire directement du courant des Prajnaparamitâ et de l’Avatamsaka, tout en visant à une conciliation éclectique avec les thèses de la Vijnaptimâtra, l’attitude qu’il prescrit ici s’accorde fort bien avec les Prajnâpâramitâ, et ses hardiesses ne dépassent point celles d’un Nâgârjuna ou d’un Vimalakirti. C’est pourquoi nous ne craignons point d’en faire usage ici.