Yves Christen
Biologie et réductionnisme, la sélection naturelle, arme de la complexité

Peut-on expliquer un niveau de complexité par un autre moins élaboré ? Le tout n’est-il que la somme des parties ? Il ne manque pas en biologie de systèmes permettant d’aborder la question. Par exemple celui-ci : les systèmes membranaires clos qui entourent les mitochondries (sortes de centrales énergétiques des cellules) sont le siège de réactions chimiques en chaînes. Or, ces dernières ne peuvent se dérouler convenablement que dans la mesure où le système est complet. Si l’on extrait des morceaux de membranes, ces réactions ne se produisent pas de façon identique. Voilà donc bien un exemple de situation dans laquelle le tout n’est pas que la somme des parties et qui ne peut être comprise par l’approche strictement analytique. Est-ce à dire que, dès lors que le système membranaire est élaboré, il y a émergence d’une nouvelle propriété impossible à prévoir par l’étude des éléments moléculaires ? C’est tout le problème de base du réductionnisme.

(Revue 3e Millénaire. No7 ancienne série. Mars-Avril 1983)

Pour étudier les différents niveaux de la réalité, la science n’est opérationnelle que si elle les envisage en tant que système. A cet égard, la biologie moléculaire est exemplaire.

« Peut-on seulement, écrivait Jacques Monod, concevoir qu’un ingénieur martien voulant interpréter le fonctionnement d’une calculatrice terrienne, puisse parvenir à un résultat quelconque s’il se refusait, par principe, à disséquer les composants électroniques de base qui effectuent les opérations de l’algèbre propositionnelle ? » (J. Monod : Le Hasard et la Nécessité. Le Seuil, 1970, p. 93). En attaquant dans ces lignes et quelques autres les offensives des tenants « d’une vague théorie générale des systèmes », le prix Nobel français a contribué à relancer le débat entre le réductionnisme et le holisme en biologie. Un débat qui, sans jamais prendre une très grande dimension publique, a tout de même suscité de multiples colloques et interrogations (F.-J. Ayala et T.-D. Dobzhansky eds. : Studies in the philosophy of biology. MacMillan, 1974).

Bien qu’il ait, à la façon qui fut la sienne, choisit une attitude un peu agressive, l’ancien directeur de l’Institut Pasteur a peut-être donné de son point de vue une image faussée. L’une des thèses du présent article est en effet, de façon un peu paradoxale, que Monod et la biologie moléculaire se sont peut-être situés en réalité aux antipodes d’un certain réductionnisme. Le champ de la biologie semble fort propice aux débats sur ce sujet. C’est qu’en prenant place entre les sciences de la matière et celle de l’homme, l’étude de la vie constitue une zone charnière pour apprécier la portée de toutes les tentatives de réduction. Peut-on réduire la vie au physico-chimique ? L’animal à la cellule ? L’homme à l’animal ? Autant de questions essentielles qui concernent les biologistes au premier chef. Autant de questions aussi qui suscitent en règle générale des querelles passionnées (tout particulièrement en ce qui concerne le statut des sciences humaines par rapport à la biologie).

Peut-on expliquer un niveau de complexité par un autre moins élaboré ? Le tout n’est-il que la somme des parties ? Il ne manque pas en biologie de systèmes permettant d’aborder la question. Par exemple celui-ci : les systèmes membranaires clos qui entourent les mitochondries (sortes de centrales énergétiques des cellules) sont le siège de réactions chimiques en chaînes. Or, ces dernières ne peuvent se dérouler convenablement que dans la mesure où le système est complet. Si l’on extrait des morceaux de membranes, ces réactions ne se produisent pas de façon identique. Voilà donc bien un exemple de situation dans laquelle le tout n’est pas que la somme des parties et qui ne peut être comprise par l’approche strictement analytique.

Est-ce à dire que, dès lors que le système membranaire est élaboré, il y a émergence d’une nouvelle propriété impossible à prévoir par l’étude des éléments moléculaires ? C’est tout le problème de base du réductionnisme. Ainsi l’eau, H20, est bien autre chose qu’un mélange d’oxygène et d’hydrogène. Mais on peut penser que la connaissance précise de ces deux substances autorise des prédictions quant à la possibilité de former une molécule ayant la structure et la propriété de l’eau.

En un sens, la question de l’émergence posée au niveau le plus théorique pourrait bien se révéler sinon gratuite du moins non susceptible de recevoir une réponse parfaitement objective. Par contre, il me semble que, sans se prononcer sur l’existence théorique possible d’une explication analytique absolue à toute chose, il convient de se demander dans quelle mesure la démarche consistant à tout disséquer au niveau le plus élémentaire se révèle opérationnelle. Après tout, la notion d’opérationnalité revêt, dans le cas de la science, une importance plus grande que celle d’éventuels absolus théoriques.

Sur ce plan, il me paraît évident que la science ne s’avère opérationnelle pour étudier les différents niveaux de la réalité que lorsqu’elle les envisage en tant que système. Et cela, même lorsqu’elle donne l’impression d’être avant tout analytique. Il y a certes toujours une part d’analyse, mais il est clair que, pour étudier un système vivant, aussi simple soit-il, on n’a guère de chance d’aboutir à quoi que ce soit si on entend le considérer comme un sac d’atomes et que l’on se borne à en analyser la simple composition physico-chimique. Dire qu’il contient du carbone, de l’azote, de l’hydrogène et de l’oxygène n’apporte rien. C’est pourquoi la question essentielle est celle de l’existence, non d’un éventuel processus d’émergence, mais de niveaux de pertinence auxquels il convient nécessairement de se placer si l’on entend accéder à une connaissance réelle.

A cet égard, la démarche de la biologie moléculaire est exemplaire. Ce qui l’a différenciée de la biochimie, ce fut en effet le choix de s’attaquer à des systèmes vivants simples, virus et bactéries, et non à des molécules organiques « mortes ». Si élémentaire soit-il, le bactériophage contient tous les ingrédients d’un univers complexe susceptible de se reproduire (grâce certes à l’aide des cellules parasitées) et de se construire suivant le plan d’une certaine morphogénèse. En ce domaine, les chercheurs n’ont progressé qu’en acceptant de se situer vraiment au niveau biologique et non à celui de l’analyse physico-chimique. A preuve, la façon suivant laquelle les physiciens versés dans la biologie moléculaire (il y en eut beaucoup) se sont montrés efficaces. Et cela, c’est Monod lui-même qui le reconnaît : « Il est parfaitement exact, écrivit-il, que certains physiciens ont apporté à la biologie moléculaire des contributions fondamentales ; je pense en particulier à Max Delbrück. Mais comment s’y sont-ils pris ? En devenant des généticiens et en faisant de la génétique d’une manière nouvelle, mais selon les principes de la génétique. En réalité, la biologie moléculaire est donc la fille de la génétique classique. Affirmer le contraire constitue une erreur historique ». (J. Monod : « On chance and necessity » in F.-J. Ayala et T. Dobzhansky ed. Studies in the philosophy of biology, op. cit., 1974). C’est pourtant ce que doivent s’efforcer de faire les épistémologues réductionnistes qui ont tendance à considérer que la génétique classique (celle de Mendel) pourrait se réduire à la génétique plus fondamentale qu’est la biologie moléculaire. Une démarche que le philosophe des sciences américain, David Hull, s’est attaché à combattre (D. Hull : Reduction in genetics – biology or philosophy ? Philosphy of science, 1972, 39, 491-499). Dans ces conditions, on comprend que la possibilité de réduire les sciences humaines à la biologie pose des problèmes beaucoup plus complexes.

Mais une fois encore il n’est pas sûr que les biologistes qui tendent plus ou moins à annexer les sciences humaines à leur domaine soient bien compris. Il n’est même pas certain qu’ils soient réductionnistes. Ainsi, on a beaucoup dit que les éthologistes et plus récemment les sociobiologistes étaient des réductionnistes. En réalité, il semble que la proposition inverse soit plus exacte. Tout d’abord les éthologistes ne disent pas, contrairement à l’opinion qu’on leur prête, que l’homme n’est qu’un animal (conception qui pose d’ailleurs davantage un problème de vocabulaire que de science : cela dépend des définitions de l’homme et de l’animal). Ils disent plus souvent que l’on a intérêt à étudier l’homme avec les mêmes méthodes objectives que celles utilisées pour observer les animaux (I. Eibl-Eibesfeld : Guerre ou paix dans l’homme. Stock, 1976) sans affirmer de surcroît que les connaissances ainsi obtenues permettront de comprendre l’homme dans son entier (K. Lorenz : L’homme dans le fleuve du vivant. Flammarion, 1973). A cet égard, ils sont infiniment moins réductionnistes que les linguistes qui étudient des fragments de mots, que les sociologues se penchant sur l’histoire sociale d’une rue de Paris (cela a été fait pour la rue du Dragon), ou les ethnologues qui regardent le monde entier à travers telle ou telle tribu exotique au bord de l’extinction. Les éthologistes essaient, grâce à leur regard objectif, de saisir un niveau pertinent de réalité en matière de sciences humaines, comme le physicien Delbrück devenu biologiste appréhenda le système vivant.

Quant à la sociobiologie, elle est en un sens la moins réductionniste des sciences. Certes, elle constate le rôle d’un facteur précis : l’importance que les êtres vivants accordent au devenir de leurs gènes. Mais elle a pour domaine un champ excessivement complexe puisqu’il est composé de l’interaction des différents stocks génétiques (R. Dawkins : The extended phenotype. Freeman, 1982). Cela suppose en particulier que les êtres interagiront de façon différente suivant la composition génétique de leur interlocuteur. Autant dire, si l’on tient compte de l’immense variation génétique des êtres vivants que le champ des possibles est quasi infini et surtout que l’étude d’un animal isolé (l’étude analytique) ne correspond pas à un niveau de pertinence. Aussi simple qu’elle puisse paraître, la génétique classique issue de Mendel laisse aussi la porte ouverte à cette notion d’interaction complexe entre les gènes. Ainsi, au sein d’un individu donné, un gène exprimera ou non le caractère pour lequel il code en fonction des autres gènes de la cellule (s’il est dominant il s’exprimera, s’il est récessif il restera muet).

Autant dire que le champ des interactions est immense. Base de la plupart des philosophes holistiques, cette notion d’interaction risque cependant d’être mal conçue. Ainsi, les tenants de la médecine holistique, discipline qui semble se vulgariser de plus en plus [1] croient-ils pouvoir insister sur l’importance des relations de l’homme à son milieu, mettant en évidence le rôle des facteurs agressifs de l’environnement (et tout particulièrement le stress). Il n’est pas certain que cette situation soit toujours bien comprise. Dire qu’un organisme est sensible à l’action de son milieu, ce n’est pas essentiellement mettre l’accent (comme on le fait trop souvent) sur l’importance de ce dernier. C’est avant tout affirmer que l’organisme présente, avant le contact avec l’agent de l’environnement, une susceptibilité à interagir avec lui (qu’il possède en quelque sorte un récepteur, comme il existe des récepteurs endogènes à la morphine, aux tranquillisants, etc.). Cela signifie que le caractère spécifique de la susceptibilité est peut-être avant tout le fait de l’organisme. Dans les cas où l’agent pathogène (le stress ou certains microbes banaux) est universellement répandu, on peut même affirmer que le seul élément de différenciation entre les individus est leur propre susceptibilité innée.

La raison de cette susceptibilité innée aux facteurs de l’environnement tient évidemment aux conditions de notre genèse, à la sélection naturelle. Les organismes, on le sait, évoluent par le moyen du couple mutations-sélection. Les mutations créent la variation génétique parmi laquelle la sélection choisit. Cette dernière apparaît ainsi comme un facteur d’ordre assurant une certaine finalité. Une finalité qui permet de faire apparaître des choses non susceptibles d’apparaître autrement. Ainsi, pour prendre un exemple directement puisé à la génétique moléculaire, peut-on, en soumettant de très nombreuses bactéries à des traitements par antibiotique, faire apparaître des souches résistantes. La mutation, assurant la résistance, est survenue avant la mise de l’antibiotique et indépendamment de lui. Mais sans la présence de cet agent sélectif elle serait rare et non visible. Sitôt que l’antibiotique est mis, on voit apparaître des millions de cellules résistantes : la mort des autres leur laisse le champ libre.

L’intérêt de ce processus pour la présente discussion est qu’il permet précisément de donner des éclaircissements sur le passage d’un niveau de réalité à un autre. La sélection (jouant sur la variabilité créée par les mutations) permet des changements de niveau, des passages d’une espèce à l’autre. Elle permet de créer les degrés d’ordre de plus en plus élevés que l’on observe au fur et à mesure de l’évolution des êtres vivants. A cet égard, il convient de noter que bien des critiques adressées à la théorie de la sélection naturelle se retournent contre ceux qui les ont émis. Ainsi a-t-on pu dire qu’affirmer que la sélection (au hasard) a pu créer la complexité du monde vivant revient à dire qu’un singe pourrait, en tapant au hasard sur une machine à écrire, rédiger une page d’Homère ou de Shakespeare. En un sens, la chose est possible. Mais les chances sont si faibles que la performance est pour le moins improbable. En fait, cet argument témoigne d’une mauvaise interprétation du darwinisme. Il faut en effet dans le cas présent attribuer à la sélection un rôle aussi essentiel qu’efficace : biffer la lettre tapée par le singe toutes les fois qu’elle ne correspond pas à celle voulue. Dans ces conditions, après des milliers d’erreurs, l’animal aura de bonnes chances d’écrire une œuvre littéraire.

En un sens, cette interprétation faisant de la sélection le plus sûr moyen de sauter les niveaux de pertinence peut sembler des plus réductionnistes : elle associe les différents niveaux de complexité en les rendant tributaires d’un même mécanisme. Mais elle a aussi ceci de fort peu réductionniste qu’elle s’accommode mal des retours en arrière. Une fois qu’une espèce est créée, on ne revient pas facilement au stade antérieur (ce que le lamarckisme permettrait). On a franchi chaque étape à la manière d’un harpon enfoncé dans la chair. C’est pourquoi les niveaux de réalité biologiquement les plus complexes se laissent si difficilement réduire au stade antérieur. Mais faut-il s’étonner qu’en tant qu’arme de la complexité, la sélection chère à Jacques Monod explique l’accession à des niveaux sans cesse plus élevés ? Quand je vous disais que le prix Nobel français devait être considéré comme le champion de l’antiréductionnisme…


[1] R. Pelletier : Holistic medicine : From stress to optimum health. Delacorte Press/Seymour Lawrence, 1979.

C. Panati : Breakthroughs : astonishing advances in your lifetime in medicine, science and technology. Houghton Mifflin Co. 1980. S. Walton : Holistic medicine. Science News, 15 décembre 1979, 116, 410-412. etc.