Guy Béatrice
Carl Gustav Jung et alchimie

Attentif à toutes les formes revêtues au cours des âges par la pensée humaine dans sa quête obstinée de la vérité, le psychanalyste zurichois n’avait pas été sans remarquer les analogies existant entre les rêves de certains de ses patients et les textes alchi­miques anciens dans lesquels, à l’encontre de ses confrères, il n’avait pas craint de se plonger afin de mieux appréhender les mécanismes de l’esprit.

(Revue Question De. No 51. Janvier-Février-Mars 1983)

Il a fallu attendre cette seconde moitié du XXe siècle pour que les « officiels » de la science, et cela grâce à l’inlassable soif de connaissance qui, toute sa vie, anima le méde­cin suisse Carl-Gustav Jung, prissent enfin conscience que l’Alchimie est, en essence, bien autre chose qu’un « art chimérique consistant à chercher la transmutation des métaux », selon la définition qu’en donna, vers 1860, Pierre Larousse dans son « Grand Diction­naire Universel du XIXe siècle ».

Attentif à toutes les formes revêtues au cours des âges par la pensée humaine dans sa quête obstinée de la vérité, le psychanalyste zurichois n’avait pas été sans remarquer les analogies existant entre les rêves de certains de ses patients et les textes alchi­miques anciens dans lesquels, à l’encontre de ses confrères, il n’avait pas craint de se plonger afin de mieux appréhender les mécanismes de l’esprit.

Aussi, à l’issu de ses recherches, en vint-il à penser que : « les archétypes de l’inconscient (étant) des correspon­dances empiriquement démontrables des dogmes religieux, l’alchimie, (qui) constitue comme un courant souterrain accompagnant le christianisme, qui, lui, règne à la surface. »

serait donc : « une exploration chimique à laquelle se mêlent, par voie de projection, des contenus psychiques inconscients (…). Du fait du caractère impersonnel, purement objectif de la matière, ce sont les archétypes, impersonnels et collectifs qui sont projetés ; en premier lieu, en parallèle à la vie spirituelle collective de l’époque, c’est l’image de l’esprit prisonnier dans les ténèbres du monde (…) que l’homme reconnaît dans le miroir de la matière et qu’il confronte et manipule par suite, dans la matière » (Psychologie et Alchimie, p. 23, 33, 598-599).

Rappelons ici ce que Jung entend par archétypes. Ce sont, pour lui, « des structures mentales innées (telle, par exemple) l’image de cette femme idéale que tout homme porte en lui » (…) (ou) l’Imago Dei, la notion et l’image de Dieu, archétype du divin qui explique l’ubiquité et la pérennité du fait sacral et religieux, présent sous toutes les latitudes, à toutes les époques et dans toutes les cultures.

« Ils sont au plan mental ce que les instincts sont au plan biologique de l’être » (Roland Cahen : préface à la sixième édition de Jung : « L’homme à la découverte de son âme », p. 9-10).

Quant à la projection, « c’est un phénomène singulier — singulier mais originel — par lequel un individu imprime sur un objet ou un être du monde ambiant, une terreur ou une tonalité psychique qui est en propre et en vrai, un trait de sa vie intérieure » (ibid.).

Que voilà, semble-t-il, de bien remarquables conclusions qui, sous cette forme, on le comprend sans peine, ne purent qu’être très favorablement accueillies par le monde officiel, d’autant qu’une solide démonstration s’appuyant sur une connaissance approfondie du Corpus alchimique venait dans « Psychologie et Alchimie », appuyer sa dé­monstration.

Favorablement accueillies, disions-nous, et d’autant mieux que le psychanalyste précisait, par ailleurs, dans ce même ouvrage : « Du point de vue de notre connaissance moderne de la chimie (…), il est certain et hors de doute qu’on ne fabriqua jamais de teinture réelle ou d’or artificiel durant les nom­breux siècles où l’on s’y attacha laborieusement. Il n’y avait rien à l’époque pour convaincre l’alchimiste de l’absurdité de ses opérations chimiques. Après que la chimie, au sens vrai du mot, se fût affranchie des expériences tâtonnantes et des spéculations de l’Art Royal (entendez de l’Alchimie), il ne subsista que la Symbolique » (…) (P. 313, 314, 544).

Alors, oui, « l’espoir des alchimistes de tirer l’or philosophique, la panacée ou la pierre miraculeuse de la matière d’une part — est une illusion déterminée par des projections, mais, d’autre part, correspond à certains faits psychiques qui sont d’une grande importance dans la psychologie de l’in­conscient » (Ibid, p. 607).

Aussi, « le secret essentiel de l’art (alchimique) est-il caché dans l’esprit humain, ou pour l’exprimer en termes modernes, dans l’inconscient » (Ibid, p. 333, 335).

De la sorte furent pleinement rassurés tous les « beaux esprits » de ce siècle, qui dès lors, sans risque de passer pour d’affreux rétrogrades, admirateurs d’un Moyen Age honni des progressistes purent se pencher avec un œil complaisant sur l’antique Alchimie réduite ainsi à n’être plus qu’un moyen — parmi d’autres — pour livrer à la lumière du jour les architectures secrètes de l’esprit humain, permanentes à l’état de veille certes, mais néan­moins cachées sous la conscience éveillée.

Il ne s’agit donc plus d’œuvrer de ses mains nues, de peiner, de souffrir physiquement, penché sur la matière minérale en gestation — puisqu’au vrai, selon Jung, la chimie moderne paraît avoir montré l’absurdité des expériences alchimiques au laboratoire — mais bien de se plonger en son propre inconscient, examinant, pour ce faire, dans la clarté du petit matin, les rêves qui en sont l’expression la plus directement accessible, et de les comparer tant avec les textes qu’avec l’iconographie du Corpus Hermétique pour être à même désormais d’en obtenir une explication. Car la psyché de chacun d’entre nous est en relation directe avec ce que Jung nomme l’inconscient collectif, c’est-à-dire « le précipité de tout l’univers et de tous les temps » (In « L’inconscient dans la vie psychique normale ou anormale », éd. Paris 1928, p. 158), monde des archétypes qui, telle une chaîne indestructible, nous relie, au travers des âges à nos plus lointains ancêtres, englobant en lui l’énorme masse mentale accumulée au cours de l’évolution humaine. C’est l’inconscient collectif qui, « héritage des possibilités représentatives de l’être humain » conçu en tant qu’espèce, serait l’origine de toutes les images symboliques et par là, de toute religion. Ainsi les mythes se trouveraient bien être la projection, dans le monde réel des archétypes, de la même manière, précise-t-il, que des images symboliques projetées par l’homme sur le ciel pour faire s’ordonner le vaste champ des étoiles selon les figures emblématiques que tout un chacun peut découvrir aujourd’hui sur un planisphère astronomique. L’inconscient collectif est donc ce qui, en deçà du champ individuel de conscience, structure effectivement la psy­ché de tout être humain et l’architecture selon un ensemble cohérent, par delà la diversité apparente de cha­cun d’entre nous qui, elle, nous détermine en sorte que nous soyons, en même temps cependant, chacun quelque chose d’unique.

C’est pourquoi dès lors, il semble possible d’appréhender ce qui, au travers du temps et de l’espace, constitue l’unité fondamentale de l’espèce ou, plus exactement, de l’esprit humain. Car Jung, à l’issue de ses travaux, avait bien été obligé de reconnaître que l’homme est avant tout homo religiosus (« la dominante suprême de la psyché est toujours de nature philosophico-religieuse »), et qu’il existe ainsi, malgré d’apparentes différences dues aux variations culturelles, une identité de réaction d’espèce, aux grands problèmes qui hantent l’inconscient, ceux de la naissance, de la vie et de la mort, c’est-à-dire les éter­nelles interrogations : « d’où venons-nous, que sommes-nous, où allons-nous ? » pour reprendre le titre du célèbre tableau de Paul Gau­guin. C’est dire qu’il demeure au plus profond de la psyché une sorte de mémoire ancestrale héréditaire trans­mise de l’un à l’autre à mesure que l’histoire humaine déploie l’architecture de ses édifices socio-culturels.

On conçoit dès lors pourquoi c’est bien le domaine du rêve, du fantasme, de tout ce qui, en l’homme n’est ordi­nairement pas soumis à la censure de cette volonté ratio­nalisante consciente destinée à assurer la survivance orga­nique (de l’espèce conçue en tant qu’animalité, qui est donc le terrain idéal pour la recherche des archétypes et leur mise en lumière.

Par honnêteté scientifique, Jung se refusa, durant son existence, à définir l’origine de cet inconscient collectif pour constater simplement sa présence dès l’apparition de l’être humain, ou pour le moins aussi loin dans le temps que les événements de quelque nature qu’ils soient, lui permettraient de remonter.

Tout au plus, vers la fin de sa vie, en était-il arrivé à pré­ciser que les archétypes constituant l’inconscient collectif sont, « sur le plan des structures mentales et des représentations, les corollaires dynamiques de ce que sont les instincts sur le plan biologique, des modèles d’action et de comporte­ment » ; ainsi, « L’archétype est en quelque sorte la « gestalt », c’est-à-dire l’aspect, la forme et l’image de l’instinct. L’instinct met sa machine en marche en évoquant dans l’esprit l’image archétypique qui lui correspond, image qui, à son tour, devient moteur de l’action et du comportement du sujet. Dès lors, comme pour les instincts, la question si délicate et controversée de l’origine des archétypes échappe à la science et relève des hypothèses relatives à la création du monde et de la vie » (Cf. Roland Cahen : Préface à la sixième édition de Jung : « L’homme à la découverte de son âme », p. 10).

Le but princeps de C.G. Jung était, rappelons-le ici, d’ordre purement médical: ramener à une vie normale des malades mentaux venus le consulter. Psychothéra­peute, il s’attache à l’homme et à l’homme seul, se refusant à discuter de l’existence, ou de la non-existence de Dieu car, « c’est uniquement à ce qu’il y a d’humain dans la religion que s’intéresse Jung » (Y. Le Lay : préface à C.G. Jung : « Métamorphoses de l’âme et ses symboles », p. 25), à ce qu’il appelle la fonction religieuse, puisqu’au vrai, « l’esprit primitif oublié et depuis longtemps enfoui avec ses images particulières révélées dans les mythologies de collectif donné in potentia par hérédité à chaque indi­vidu. » (C.G. Jung : 2e préface à « Métamorphose de l’Âme et ses symboles », p. 42)

Cet inconscient collectif ne serait pas, semble-t-il, qu’un acquis, mais bien, dans ses fondements mêmes, un donné qui différencierait donc l’homme des autres créatures vivantes et n’aurait rien à voir avec ce que l’on a cou­tume de nommer l’intelligence.

Nous retrouvons ici, par des voies détournées, cette petite voix de la « conscience » comme la nommait naguère encore la sagesse populaire qui, en chacun de nous, chu­chote au fond de notre moi et nous donne conseil, pour peu qu’on lui consente un silence intérieur propre à la faire se manifester et se percevoir dans le champ fragile de notre ego.

Les Anciens, quant à eux, n’avaient pas hésité à placer la source de cet inconscient collectif dans ce qu’ils appe­laient Âme du Monde, Spiritus Mundi, Esprit Universel (nous assimilons volontairement ici ces différents termes les uns aux autres alors que dans le Grand Œuvre d’Alchimie, ils reçoivent chacun une définition précise) — à l’extérieur donc de l’être humain — sorte d’immense réservoir cosmique et sublunaire contenant, en lui, l’Es­prit même du Créateur et, à l’état d’Idées, au sens plato­nicien du terme, tous les archétypes ou universaux, fruits de la volonté divine d’informer la création tout entière. Ainsi, pour une pensée traditionnelle, cette « Âme du Monde » issue directement du Créateur est-elle la mer supérieure, encore nommée Eaux, d’où sont issues les « Idées » divines qui viennent graver en l’homme leurs empreintes ineffaçables, c’est-à-dire, précisément, les archétypes. Mais ces « Idées » divines s’en viennent aussi, de la même source, s’inscrire naturellement dans le monde manifesté et, grâce à l’homme lui-même, dans une cer­taine matière privilégiée, comme aussi par ses soins, dans l’histoire des civilisations (Cf. Guy Béatrice : « Sainte Anne d’Alchimie » et « Le Vaisseau du Salut et l’Or des Alchimistes », ainsi que « Terre du Dauphin et Grand Œuvre Solaire » (en collaboration avec S. Batfroi).

C’est bien là, en effet, la part divine de l’homme créé à l’image de Dieu selon le schème trinitaire du Père, de l’Esprit-Saint et du Fils.