Alan W. Watts
Catholicisme et Sexualité

LE SACRO-SAINT TABOU Est-il possible de célébrer l’union du Ciel et de la Terre dans une religion qui a toujours considéré l’amour sexuel comme quelque chose de dégoûtant ? Et non seulement de dégoûtant, mais comme un péché très grave, excepté pour les couples mariés dont le seul but est la procréation ? Il faut […]

LE SACRO-SAINT TABOU

Est-il possible de célébrer l’union du Ciel et de la Terre dans une religion qui a toujours considéré l’amour sexuel comme quelque chose de dégoûtant ? Et non seulement de dégoûtant, mais comme un péché très grave, excepté pour les couples mariés dont le seul but est la procréation ?

Il faut éviter de sauter trop hâtivement à des conclusions superficielles lorsque l’on essaie de comprendre l’attitude chrétienne face à la sexualité. Car dans un certain sens, le christianisme est la religion du sexe ; il y joue un rôle plus important que dans le priapisme et dans le yoga tantrique. Les questions sexuelles sont les plus délicates, dans tous les milieux chrétiens ; ce sont aussi les plus embarrassantes, et elles font l’objet des règles de conduite les plus rigides ; elles soulèvent enfin les émotions les moins intelligentes. Voilà qui non seulement montre combien le sexe est une préoccupation chrétienne, mais aussi dans quelle direction il nous faut regarder pour comprendre le christianisme dans son ensemble, ainsi que le mystère qu’il recèle au plus profond de lui.

Superficiellement, toutes les formes de christianisme peuvent paraître activement prudes, même si depuis quelque temps, on a pris l’habitude de condamner le sexe tout en le vantant timidement. Ce n’était pas qu’une simple boutade, lorsque je disais qu’aujourd’hui, les Églises ont pour fonction essentielle d’être des institutions régularisant les liens familiaux et les mœurs sexuelles. Il existe un test très simple. Il suffit de poser la question : pour quel motif principal les gens sont-ils excommuniés et pour quelle raison les prêtres défroquent-ils ? Pour avoir fait preuve d’orgueil, de gloriole, d’hypocrisie ? D’envie, de haine, de méchanceté, d’absence totale de charité ? De gourmandise, de paresse ? Pour avoir tiré des loyers exorbitants de taudis, pour prêter de l’argent à des taux usuraires ? Pour avoir manqué de cœur ou avoir calomnié ? Au grand jamais. Vous pouvez pratiquer ouvertement tous ces péchés et être archevêque.

Mais dès qu’il appert que vous avez contracté un mariage irrégulier, que vous avez une maîtresse ou un amant, que vous vous complaisez à avoir des rapports sexuels contre nature, ou pis, que vous êtes un homosexuel convaincu, les problèmes deviennent vraiment sérieux. Ou il vous faut arrêter immédiatement, ou vous devez quitter l’Église. Le seul autre péché qui puisse ennuyer sérieusement le clergé est l’hérésie déclarée, et encore dans les sectes les plus conservatrices. Cette préoccupation dominante pour les péchés sexuels se reflète dans le langage populaire ; « l’immoralité » signifie presque toujours l’immoralité sexuelle, et « vivre dans le péché » signifie vivre en concubinage.

Il y eut une époque et il y a encore certains endroits où le clergé fermait les yeux sur les cas de concubinage de certains de ses membres et où les spécialistes de droit canon arrangeaient facilement une annulation de mariage. Mais on ne rencontre de telles attitudes que dans un contexte général de scepticisme et de cynisme, en des périodes où l’autorité ecclésiastique ne s’intéresse pas à la religion et laisse les choses aller d’elles-mêmes. D’une manière générale, on peut dire que chaque fois que l’Église s’est prise elle-même au sérieux, on ne trouve jamais de telles concessions, et les prêtres ont toujours à portée de la main leur traité de morale ; et des dix commandements, « Tu ne commettras point l’adultère » est le plus paraphrasé, le plus commenté, occupant au moins les deux tiers du volume !

Beaucoup de théologiens reconnaissent qu’il y a là une sérieuse entorse faite à l’éthique chrétienne, faisant remarquer que Jésus s’est montré indulgent et compatissant envers ceux qui avaient « péché dans leur chair », réservant sa vindicte aux hypocrites et à ceux qui exploitent les pauvres. Ils essaient aussi de trouver une justification dans l’idée que la sexualité quand elle est pratiquée dans les « liens sacrés du mariage » est sanctifiée, est une chose belle ; elle n’est pas « dépersonnalisée » ou « dépréciée », comme un simple plaisir génital pris avec n’importe qui, mais elle est ennoblie du fait qu’elle scelle l’engagement total et pour toute une vie d’une personne envers une autre et unique personne.

Les tentatives (tout à fait récentes) pour dire du bien de l’amour érotique sonnent assez faux, et paraissent pour plusieurs raisons manquer de conviction. La principale est qu’il n’y a là que patelinage et baratin. Un chrétien peut très bien écrire des poèmes sur les montagnes, les forêts paisibles et toutes « les beautés de la nature » comme exprimant la beauté de l’Être suprême. Il peut embellir l’église et l’autel par des images de fleurs, d’oiseaux, de poissons et d’étoiles. Mais que se passerait-il si notre poète chrétien se mettait à parler de la révélation de la splendeur divine à travers l’image d’une femme nue, gémissant de plaisir sur son lit de noces, dans les bras de son époux ? Imaginez un peu les murs et les niches de Saint-Pierre ornés de l’équivalent baroque des sculptures tantriques qu’on trouve sur certains temples hindous! Et si les « jeunes mariés » se regroupaient les mercredis soir pour des activités religieuses, comportant le sacrement de « la prière par la sexualité » ?

De telles manifestations de piété sont parfaitement inconcevables dans le climat chrétien actuel. On peut voir et adorer Dieu dans la nature, dans la mesure où la sexualité en est bannie. C’est ainsi qu’il est tout à fait bien vu de chanter :

Pour la beauté de chaque heure

Du jour et de la nuit, pour les

Collines et les vallons, les arbres et les fleurs,

Le soleil, la lune et les étoiles,

Seigneur tout-puissant, nous

Élevons vers toi cet hymne

De louanges plein de gratitude.

Et si le chœur entonnait alors l’antienne suivante ?

Que tes pieds sont beaux dans leurs chaussures, ô fille de prince!

Les attaches de tes cuisses sont comme des bijoux, et semblent sortir des mains d’un habile artisan.

Ton nombril est un gobelet rond qui n’a pas besoin de liqueur, et ton ventre est comme une mesure de froment entourée de lys.

Tes deux reins sont comme deux faons jumeaux. Et ton cou est une tour d’ivoire.

Tes yeux ont le reflet des étangs d’Hesbon, près de la porte de Bath-Rabbim ;

Ton nez est comme la Tour du Liban qui regarde vers Damas.

Ta tête altière est comme le mont Carmel et tes cheveux sont de la pourpre…

Que tu es belle et enivrante ô mon amour, dans le plaisir !

Ta silhouette est celle du palmier, et tes seins sont des grappes.

Je dis : Je monterai sur le palmier et j’en saisirai les rameaux ;

et c’est ainsi que tes seins seront comme les grappes de la vigne,

et que le squale de tes narines embaumera la pomme ;

Et le palais de ta bouche s’humectera du meilleur des vins, de celui qui descend lentement, bien-aimée, faisant parler les lèvres de ceux mêmes qui s’endorment.

Il n’y a pas une seule secte de l’Église qui pourrait se permettre de rejeter formellement ce poème, puisqu’il est tiré des Écritures saintes elles-mêmes (Cantique des cantiques, 7, 2-10) ; dans mon exemplaire de la Bible, il y a un commentaire expliquant que dans ce passage « l’Église professe sa foi dans le Christ », bien que je pense qu’il faudrait plutôt lire : « Le Christ professe son amour pour l’Église. » Qui serait néanmoins assez téméraire pour accepter la première explication ?

Mais le fait même que l’amour sexuel et sa libre représentation soient le principal tabou chrétien nous indique en fin de compte sans détour quel est le mysterium tremendum, le centre caché, ésotérique de la religion. Une chose tabou n’est, en effet, pas seulement quelque chose de condamné comme étant mal. Le christianisme interdit le meurtre mais ne le redoute pas, et sa description ou sa représentation n’ont jamais subi la moindre censure. Au sens strict, un tabou est quelque chose qu’il faut éviter à cause de sa puissance et de sa sainteté, quelque chose qu’il faut manier avec respect, car c’est aussi dangereux et merveilleux que le feu. La sexualité ne, doit pas être décrite pour la même raison que le nom de Dieu, Y H V H, ne doit pas être prononcé, et ne doit pas être représenté pour la même raison qu’on ne peut représenter l’image de Dieu. Ce qui ne veut pas dire que la question des rapports sexuels comme tels soit au cœur du débat. Mais cet acte d’amour et de procréation, d’abandon de soi-même, est le symbole suprême de Dieu, et même, dans certains cas, un moyen direct de réaliser l’union mystique.

Maintenant, comment cela peut-il être vrai, si la réaction caractéristique des personnes pieuses est de trouver la sexualité effrayante et dégoûtante ? Qui plus est, même les plus grands mystiques, qui passent pour donner l’idée la plus juste de ce que peuvent être les aspects ésotériques du christianisme, paraissent dans l’ensemble partager ce dégoût. Une exception évidente doit cependant être faite pour quelques rares et audacieuses mystiques femmes, qui laissent supposer que la véritable récompense pour leur virginité est un rapport sexuel avec Jésus lui-même. C’est le cas, par exemple, de sainte Marguerite-Marie Alacoque [1], qui fut à l’origine du culte du Sacré-Cœur. Mais il est bien clair aussi que « dégoût sexuel » est en général une expression impropre ; ce n’est en aucun cas le même dégoût que celui qu’on éprouve, notamment, pour un cadavre en putréfaction. Depuis longtemps, la psychopathologie le considère comme une « fascination négative ». C’est la sensation du désir sexuel, telle qu’elle est perçue par ceux qui ne l’identifient pas pour ce qu’il est, et l’imaginent répugnant à cause de la parenté convulsive existant entre l’orgasme et la nausée. De telles erreurs d’interprétation faites à un niveau inconscient rendent possible de jouir des plaisirs du Diable tout en prenant fait et cause pour l’Éternel, et ceux qui ont le dégoût le plus marqué pour la sexualité ne manquent jamais de l’exercer de cette manière [2].

La question a souvent été soulevée de savoir si le christianisme (et en particulier le catholicisme) a des aspects ésotériques, bien qu’il semble tout à fait incroyable que les individus particulièrement intelligents et cultivés qui sont au sommet de la hiérarchie romaine puissent avaler tout rond les superstitions qui forment le catéchisme. Vu de l’extérieur, on se demande souvent si ces ecclésiastiques ne sont pas simplement les cyniques pourvoyeurs de « l’opium du peuple », appliquant la philosophie du Grand Inquisiteur de Dostoïevsky pour apaiser leur conscience, ou alors s’ils n’ont pas accès à une interprétation plus élevée du dogme tel qu’on le connaît. On a même été jusqu’à dire que le pape officiel, visible à Rome, n’est qu’un pape-fantôme, un pape noir recevant les ordres d’un pape blanc totalement inconnu du public, et présidant aux destinées d’une Église intérieure ayant ses propres règles et sa propre doctrine.

Ce ne sont là, sans aucun doute, que les rêveries romantiques du genre de celles de H. P. Blavatsky [3] dans sa théosophie, lorsqu’elle imagine l’existence d’une fraternité des grands initiés aux sciences occultes et spirituelles, dont les membres, répartis dans le monde entier, inspireraient et dirigeraient l’évolution positive de la science et de la religion. Plus prosaïquement, la vérité est qu’à l’intérieur de la hiérarchie romaine, il y a quelques personnes dont les opinions personnelles sur la religion se rapprochent probablement des idées que j’ai défendues jusqu’ici. Cependant, il n’existe aucune société organisée regroupant ces personnes et ils forment encore moins une élite officielle constituée à l’intérieur même de la hiérarchie. D’un autre côté, les idées grossières répandues dans le catéchisme sont acceptables par le prêtre comme par le laïque intelligent, parce qu’elles peuvent être rationalisées par des arguments théologiques, sophistiqués à l’extrême. L’ennui, c’est qu’une telle méthode arrive à rationaliser pratiquement n’importe quelle proposition. On pourrait écrire et peut-être cela a-t-il été fait une défense de l’idée que les insectes sont la plus haute manifestation du principe divin, et que la destinée de l’homme est de devenir insecte ou d’être assujetti par les insectes, le tout dans le plus pur style Ronald Knox ou M. C. d’Arcy. Sinon comment expliquer que des gens non dépourvus d’éducation avalent pourtant bien les élucubrations de Swedenborg ou des mormons ?

Les spéculations sur le catholicisme ésotérique, qui pourraient revendiquer maître Eckhart ou Jean Scot Erigène comme porte-parole, sont habituellement élaborées selon des schémas gnostiques portant lourdement l’accent sur le gouffre qui sépare le spirituel du matériel, faisant du premier la seule réalité, et doublées d’une discipline ayant pour fin le détachement de l’existence matérielle. C’est par ce mode de raisonnement qu’on peut comprendre spirituellement plutôt que matériellement des dogmes comme celui de la Naissance virginale ou de la Résurrection, et c’est comme cela qu’Origène rationalise la mythologie de l’Ancien Testament. Il avouait sans détour qu’il trouvait l’Ancien Testament parfaitement « puéril », pris au pied de la lettre.

Mais dans l’ensemble, la doctrine gnostique appartient à un tout autre monde que celui du catholicisme officiel et n’a pas de liens avec la question de l’union de l’esprit et de la chair.

Contrairement au bouddhisme ou à l’hindouisme, le christianisme ne possède pas une doctrine ésotérique orthodoxe, un enseignement et une discipline constitués et transmis de maître à élève, mais jamais divulgués à la foule des croyants. C’est peut-être dans les manuels de « direction spirituelle » qu’on trouve quelque chose s’en rapprochant un peu. Les religieux pieux et les laïques dévots recherchent souvent un moine ou un prêtre particulièrement saint comme « directeur spirituel » ; on retrouve la sagesse et l’expérience de ces directeurs dans des ouvrages comme Les Grâces de la prière intérieure de Poulain, Le Combat spirituel de Scupoli, Les Lettres spirituelles de Chapman, Le Château intérieur de sainte Thérèse d’Avila ou encore cette merveilleuse anthologie de la spiritualité orthodoxe de rite oriental, la Philocalie [4]. Mais aucun de ces ouvrages ne comporte une transformation radicale du dogme ; ils suivent, au contraire, la méthode classique de rationalisation théologique, et manifestent même souvent l’inquiétude de voir ceux qui aspirent à un niveau élevé de prière risquer de perdre la foi exactement comme dans le catéchisme, quoique ce dernier soit dans une certaine mesure supposé la garder bien enracinée, notamment par l’humilité intellectuelle.

Non. Il nous faut rechercher le « sens intérieur » au christianisme dans de tout autres directions. Son aspect ésotérique réside dans ce qu’il nous faut appeler, paradoxalement, ses « intentions inconscientes », ou peut-être, un peu moins paradoxalement, ses buts inconscients. Nous pouvons affirmer l’existence d’une intention inconsciente lorsque nous étudions le christianisme dans le contexte de l’hindouisme, et envisageons la situation inconfortable de chrétien sous l’angle d’un rôle particulièrement dangereux « joué » par la Divinité. Dans la mesure où Dieu « se perd » en se prenant au jeu, il oublie son intentionjouer et celle-ci devient inconsciente. On peut affirmer l’existence d’un but inconscient si nous posons la question : « Quelles seront les véritables conséquences, si l’on suit sérieusement la voie du christianisme ? » J’ai essayé de montrer que cette voie le défi du Christ est conflictuelle en ce qu’elle exige qu’on ait délibérément des comportements spontanés, comme l’amour et l’humilité. Quand on impose un tel commandement à des personnes persuadées qu’elles sont des ego séparés, indépendants, et qu’elles tentent rigoureusement de l’appliquer, le résultat est une paralysie complète ; on montre ainsi que l’ego est une fiction et qu’il faut déboucher sur une nouvelle conception de l’identité. De fait, c’est l’expérience à travers laquelle d’innombrables chrétiens dévots sont passés, même si le contexte culturel dans lequel ils ont vécu et la censure officielle de l’Église les ont obligés à exprimer cette nouvelle conception de l’identité en des termes compatibles avec le dogme reconnu. C’est ainsi que le mystique catholique qui essaie de décrire son union avec un Dieu qui est l’omnipotent et transcendant Roi des rois, lequel littéralement connaît et contrôle toute chose, doit choisir ses mots avec le plus grand soin.

Que signifie alors l’intention (ou la direction) inconsciente dans l’attitude chrétienne en face de la sexualité ? Une bonne façon de répondre à cette question est peut-être de partir de mes souvenirs personnels initiation d’un jeune garçon dans un sanctuaire qui n’était rien moins que celui de Canterbury souvenirs sûrement très proches pour l’essentiel de ceux de millions de gens élevés dans toutes les formes du christianisme, sauf peut-être dans les formes les plus libérales du protestantisme.

Dans de nombreuses sectes de l’Église, le rite de la confirmation correspond à la puberté et aux cérémonies d’initiations à l’âge adulte d’autres cultures ; il a lieu habituellement aux environs de quatorze ans. Là où il est courant de baptiser les nouveau-nés (et exception faite de la crainte névrotique de voir les bébés non baptisés aller dans des limbes obscurs s’ils meurent), le baptême n’est plus un rite d’initiation que potentiellement. Cette potentialité est actualisée par le sacrement du saint-chrême ou confirmation, par lequel la personne fait profession de foi d’une manière consciente et responsable et se proclame chrétien. Elle devient alors membre à part entière de l’Église et est admise à la sainte communion ; ce nouveau statut est traditionnellement conféré par un évêque qui donne l’onction aux postulants et impose les mains sur leurs têtes.

La confirmation est précédée de quelques semaines d’instruction religieuse sur la doctrine et la discipline de l’Église, faite, d’après mon expérience, d’histoires tirées de la Bible mais surtout de l’histoire de l’Église elle-même ; car la religion britannique est une sorte de pieuse archéologie. Il existe un sens de la continuité avec un passé glorieux et sanctifié qui est pratiquement inconnu dans le Nouveau Monde, un compagnonnage avec saint Augustin de Canterbury, saint Alban, saint Wilfrid, Édouard le Confesseur, Bède le Vénérable, saint Anselme, saint Thomas Becket, Édouard le Prince Noir, Richard Cœur de Lion et saint Charles Martyr, litanie héraldique de noms sonores que l’on finit par percevoir comme des frères aînés. Les monuments de ce passé se dressent pratiquement dans chaque ville ou village : cathédrales, abbayes, prieurés, églises et oratoires enchantent chaque endroit de leur pierre gothique ou romane. L’initiation à l’Église revient à faire partie de ce que tous ces noms sacrés et ces monuments représentent ; et, à l’arrière-plan de l’Église anglaise, se trouve toujours l’image enluminée du roi Arthur et de ses chevaliers, les mystères de la noblesse féodale et de la quête du Saint-Graal. Leur présence est presque tangible en des lieux comme Glastonbury, Wells, Exeter et Tintern.

Même comme enfant, on s’attendait que, au-delà de ce défilé historique grandiose, le cœur de l’instruction qui nous était donnée soit quelque profond mystère au sujet de la nature de Dieu : car aucun de ceux qui allaient être confirmés n’échappait à une conversation privée extrêmement sérieuse avec le chapelain de l’école. Émotivement, dramatiquement, il était évident que c’était là le sommet de notre préparation, le moment où la véritable et secrète signification de l’initiation allait nous être révélée. Bien entendu, personne ne gardait le secret, et chacun savait parfaitement bien d’avance que cette DISCUSSION TRÈS SÉRIEUSE était en fait un avertissement solennel sur les dangers diaboliques de la masturbation chose que certains d’entre nous, à cet âge, ne savaient même pas comment pratiquer ! Étant donné le flou qui entourait ce contre quoi on nous mettait en garde, les conséquences, en cas de transgression, étaient encore plus vagues et laissaient la porte ouverte à toutes les suppositions. La rumeur courait ainsi parmi nous que les garçons qui « abusaient » d’eux-mêmes risquaient d’attraper rapidement la syphilis, la gonorrhée, l’épilepsie, une paralysie insidieuse, la peste bubonique ou la Grande Démangeaison sibérienne. Les garçons qui « jouaient avec eux-mêmes » étaient d’ailleurs toujours facilement reconnaissables à leurs poches sous les yeux, à leurs boutons sur le menton et à leurs furoncles mal placés ; on s’attendait presque que leur cervelle pourrisse et leur coule par le nez.

Le moment choisi pour cette conversation, son atmosphère sérieuse, tout cela ne laissait aucun doute sur ce qui était vraiment la chose la plus importante de la religion chrétienne. Étant donné qu’il était bien peu probable que nous soyons mariés avant dix bonnes années, la tâche élevée, héroïque de la vie chrétienne consistait à s’infliger les plus cruelles souffrances (y compris la douche froide) pour éviter de prêter trop d’attention au petit diable entre les jambes. On était des âmes pures et sans tache prêtes pour la communion, et de véritables et convaincus chevaliers du Graal si l’on était resté propre c’est-à-dire, sans se masturber. Voilà, ce n’était pas plus compliqué.

Ayant eux-mêmes été enfants, nos maîtres, ecclésiastiques ou professeurs, connaissaient parfaitement bien la règle essentielle mais gardée secrète qui régit les institutions éducatives pour adolescents. Cette règle veut que l’on prouve et affirme sa virilité non pas tellement en défiant l’autorité mais plutôt en accomplissant certains actes de défi rituel auxquels on est poussé par ses pairs. Il existe une conspiration du silence pour protéger de tels actes, et celui qui la trahit en rapportant la transgression aux autorités est un cafard, une commère, un tartufe, un rabat-joie, bref tout ce que l’on veut sauf un garçon du groupe. Qu’y a-t-il alors qui convienne mieux pour affirmer sa virilité que la masturbation ? C’est interdit ; c’est l’acte d’engendrement du mâle ; c’est extrêmement agréable. Et si vous croyez ne serait-ce que la moitié de ce que racontent vos maîtres, vous connaissez les plus merveilleux spasmes de culpabilité et de repentir après l’avoir fait.

Mais cela étant parfaitement bien connu des autorités, pourquoi continuaient-elles à faire dépendre la Confirmation d’une mise en garde contre la sexualité ? Bien entendu, nos maîtres n’en avaient pas clairement conscience et comme il est facile d’oublier sa propre enfance ! Ils se contentaient de savoir que c’était ce que leurs aînés avaient fait pour eux quand ils étaient enfants, et que c’était leur devoir de continuer la tradition. Mais que se passait-il derrière leur tête ?

Prenons pour voir une approche entièrement différente de la question. Que se serait-il passé si tous les problèmes sexuels avaient été traités par le médecin du collège, et qu’il eût prescrit de se masturber une fois par semaine comme mesure d’hygiène, en expliquant à l’aide de modèles en plastique les mécanismes de la sexualité ? Que se passerait-il si l’on apprenait aux garçons et aux filles à faire l’amour en classe de la même manière qu’on leur apprend à danser ? Et si ces classes étaient obligatoires, et que la règle soit de changer régulièrement de partenaire pour faciliter l’adaptation sexuelle ? Et si un tel programme d’hygiène sexuelle était observé dans un camp de nudistes, si bien que tous les détails de l’anatomie masculine et féminine seraient aussi familiers que les pieds et les mains ? Ce serait naturellement la route royale vers une sexualité propre, hygiénique, honnête, ouverte, libre, sans culpabilité, mais parfaitement assommante.

C’est une idée reçue depuis longtemps, que « le fruit défendu est le meilleur », même si l’idée que le plaisir sexuel est proportionnel à l’énormité du péché que l’on croit commettre est trop simpliste pour tout expliquer. Elle fait cependant partie du tableau, et on a souvent remarqué que la répression sexuelle dans les cultures chrétiennes a entretenu le sentiment qu’il n’y avait rien au monde de plus désirable que les plaisirs de Vénus. Nulle part ailleurs on ne s’est autant servi de jolies filles nues ou à demi nues pour vendre de la bière, des cigarettes, de la limonade, des voyages en avion et toutes sortes de services. Nulle part ailleurs la doctrine de Freud n’aurait acquis une telle importance et une telle signification. Comme Keyserling l’a déjà fait remarquer, l’Occident chrétien est sans rival pour ce qui est du raffinement avec lequel il a pensé l’habillement des femmes, en protégeant les parties les plus intimes de leur anatomie par tout un assortiment de corsets, de gaines, de jarretières, de porte-jarretelles avec ces merveilleux petits systèmes pour maintenir les bas de soie, de dessous plissés, de jupons, de culottes bouffantes ou collantes, de chemisiers tous devenant des fétiches sexuels, le plus pudique étant le plus impudique. La répression fonctionne sur le principe que plus elle est grande, plus forte est la réaction.

Tout cela est assez évident. Mais beaucoup plus important est le fait que le conflit entre licence et pruderie est un jeu se résumant à ceci : « Que ta main gauche ne sache pas ce qu’a fait ta main droite. » Il devient alors quelque chose d’analogue au jeu cosmique de cache-cache, un des aspects de ce jeu dans lequel Dieu s’oublie pour se chercher. Car lorsque Dieu a créé le monde, ce qu’il a, en fait, dit n’était pas « Que la lumière soit ! » mais « Il me faut tirer un trait quelque part ». Et ce fut la séparation de la lumière d’avec l’obscurité, des eaux d’en haut d’avec les eaux d’en bas, et des cieux d’avec la terre. Mais ce fut aussi la création de l’identité, de la ligne de partage entre ceci et cela, entre le vôtre et le mien, entre l’intérieur et l’extérieur, entre les bons et les méchants, entre le sage et le fou. À un niveau plus complexe, c’est la question de savoir où l’on fait passer la ligne entre les classes sociales, entre les bonnes et les mauvaises manières, entre les couleurs de peau, ou bien quel doit être le tour de taille, la longueur de la jupe, ce que l’on peut dénuder et par-dessus tout, quel peut être le degré d’intimité.

Jusqu’où va-t-on aller tous les deux ? Va-t-on s’appeler par nos prénoms ? Jusqu’à se tenir par la main ? Jusqu’à s’embrasser ? Jusqu’au baiser sur la bouche ? Jusqu’à quel point ton corps peut-il devenir familier avec mon corps ? Et à quelles conditions ? Cent dollars pour une nuit ? Ou reste-t-on simplement amis ? Choisit-on la voie paisible du mariage et des enfants ? Se jure-t-on une éternelle fidélité ? Il faut bien tirer un trait quelque part. De même que le séducteur s’amuse à relever de plus en plus la robe de sa partenaire, de même le libéral progressiste essaie d’agrandir le domaine de la liberté sexuelle, de reculer la frontière des tabous de plus en plus et il semble parfois qu’il veuille se débarrasser carrément de toute ligne de partage. Le conservateur réactionnaire, au contraire, le traditionaliste aux idées étroites, collet monté, puritain, veut voir descendre le bas des robes jusqu’au sol, comme chez les religieuses, et restreindre l’intimité au strict minimum. Seulement entre mari et femme. Et rien que pour engendrer. Et encore : en position face à face, l’homme étant dessus, la femme dessous, comme il convient à son sexe. Pas question de divorcer. (C’est, très sérieusement, la doctrine morale exacte de l’Église catholique.)

On ne peut certainement pas laisser le libéral faire absolument tout ce qu’il veut. Sans ligne de partage, pas de création, pas de forme rien qu’un magma indistinct. Secrètement, le libéral ne veut pas en réalité supprimer la ligne. Il est bien trop malheureux quand l’opposition s’évanouit et quand il n’y a plus un seul bien-pensant à choquer. De même, on ne peut laisser complètement faire le réactionnaire ; sans quoi il finirait par exiger la virginité de tous. Mais, tout comme le libéral, il ne souhaite pas vraiment que cela arrive, car lui aussi se sent appauvri quand il n’y a plus rien qui le choque, et qu’il n’y a plus de pécheurs à condamner. Il lui faut inventer des nouvelles nuances, des nouveaux degrés dans le péché, exactement comme le débauché doit avoir recours à des formes bizarres de stimulation érotique. Il n’est pas question de faire match nul, d’avoir un équilibre précis entre les deux attitudes car la ligne de la création est quelque chose de vivant qui pulse et bouge constamment, tout être étant fait de plus/moins, de haut/bas, de va-et-vient. Chaque côté doit donc perpétuellement gagner et perdre un peu, en gardant présent à l’esprit que pour gagner un peu il faut essayer de tout gagner. C’est d’ailleurs approximativement ainsi que sont produites les formes claires, définies : le contour d’une surface dure est fait d’atomes dont l’agitation est contenue, un peu comme les pales d’un ventilateur tournant rapidement semblent être un disque. Une note claire provient d’un tube ou d’une corde vibrant régulièrement, car il n’y a qu’une ligne sonore (que représente la portée en notation musicale) s’il y a une vibration régulière. La ligne doit être vivante. Un échange constant entre les opposés. Une poutre d’acier est solide à cause de l’extrême rapidité avec laquelle elle va et vient de l’existence à la non-existence.

On appelle maya le monde des formes ainsi produites ; c’est un tour, une illusion, ces termes étant pris dans le sens positif que leur donnent les hindous, car l’antagonisme des deux côtés que partage la ligne doit paraître tout à fait sérieux. La perpétuation de la vie puise son énergie dans l’idée que la mort serait un désastre. Je peux jouer aux échecs avec moi-même jusqu’au point de prétendre que je ne suis pas la même personne quand je joue avec les blancs ou avec les noirs. Et c’est ainsi que joue l’univers.

Les bien-pensants et les prudes se croient ainsi des gens tout à fait différents des débauchés et des sensuels, ayant des valeurs et des motivations radicalement différentes. En sens contraire, les débauchés se perçoivent en totale opposition avec les prudes, comme des personnes chaleureuses, généreuses, faciles à vivre, humaines, face à l’attitude faite de lèvres pincées, de sang-froid permanent et de rétention anale des autres. Et tout cela jusqu’à un tel degré que les uns comme les autres ne voient plus que leurs différences, oubliant complètement qu’ils sont liés par une sorte de conspiration ; et la ligne de partage devient dangereusement instable, se balançant si violemment d’un bord à l’autre des « pour » et des « contre » que la forme qu’elle silhouettait commence à se désintégrer. D’un autre côté, si les prudes et les débauchés deviennent trop larges d’esprit, trop tolérants les uns envers les autres, cette ligne de partage devient floue et sans consistance. En termes de mœurs sexuelles, cela équivaudrait à avoir des nudistes puritains : les rapports seraient beaux, nets, sains et physiques. Pas de dentelles noires ni de dessous froufroutants. Juste un repas diététique fait de corned-beef et de pommes de terre bouillies froides.

Une interaction fructueuse comme une confrontation des contraires dépendent toujours d’une entente tacite entre les deux parties. Chose que nous savons tous mais dont nous ne parlons pas, que nous ne publions pas ou que nous ne rendons pas officielle parce que cela gâcherait le jeu et le spectacle. Nous sommes tous nus sous nos vêtements, mais il est inutile d’en parler, à moins qu’on ne l’ait complètement oublié.

En écrivant ce livre, je dévoile dans une certaine mesure les ressorts du drame, puisque je publie des choses qui devraient être communiquées en secret. Mais le spectacle sera cependant sauvé, parce que c’est la chose la plus simple du monde pour les officiels (à savoir l’Église et l’Académie) de s’en débarrasser en traitant mon ouvrage comme étant le fait d’un individu ignare, un beatnik peu honorable, pseudo-bouddhiste de surcroît. Malgré tout, ceux qui se contentent de l’écarter d’un haussement d’épaules en classe iront le lire dans les toilettes.

Ce qui est ésotérique n’est donc pas l’information qui est gardée sous le sceau « ultra-secret » ; l’ésotérique, c’est l’entente tacite. C’est ce qui est su en commun mais non admis en commun, et ce que l’on communique plutôt d’un clignement d’œil qu’avec des mots. À un niveau plus profond, c’est aussi ce que nous savons sans même oser nous l’avouer à nous-même. Il ne peut pas être admissible ouvertement qu’en fait, les deux côtés de la ligne de partage travaillent ensemble ; qu’ils ont besoin l’un de l’autre ; qu’ils se soutiennent l’un l’autre ; que leur conflit apparent et que leurs différentes tactiques ne sont en réalité qu’un seul et même mouvement vu de points de vue opposés. Mais si cela ne peut être admis explicitement, il faut que ce soit compris implicitement, comme l’opposition des rayons d’une roue à la circonférence trouve son origine dans leur union sur le moyeu.

C’est ainsi que l’intense fascination négative de l’Église par la sexualité sert de contexte et de stimulus à une vie érotique très riche. Elle est provoquée soit dans « l’opposition », chez ceux qui se rebellent délibérément, soit encore plus chez ceux qui résistent à la tentation jusqu’au moment où ils n’en peuvent plus et cèdent. On la trouve aussi bien chez les ecclésiastiques convaincus que chez leurs voisins athées ou agnostiques, ce qui donne aux chrétiens une ambiguïté sexuelle qui est quelque chose de beaucoup plus subtil que de la simple hypocrisie. L’hypocrisie n’est que l’utilisation du masque de la vertu pour cacher une mauvaise conduite sans vergogne. Mais l’ambiguïté sexuelle est un mélange de concupiscence et de culpabilité se stimulant mutuellement, le résultat étant un style d’érotisme que nous appelons lascivité. Car la chasteté cléricale est l’avers d’une médaille dont l’inséparable revers est un érotisme de lingerie noire salace, lascif, paillard et libidineux. L’équivalent érotique d’une crème glacée de cauchemar avec de la mousse au chocolat, du caramel, de la crème fouettée, des noix pilées, de la guimauve et des cerises au marasquin.

En vérité, c’est une réussite sans précédent, car au fur et à mesure que l’on devient plus avisé et meilleur expert en la matière, on finit par rechercher l’équivalent érotique d’une truite au bleu arrosée d’un chablis.

Ici, comme dans d’autres cas, la situation du chrétien est paroxystique ; car de même que l’âme chrétienne est Dieu jouant de manière parfaitement convaincante qu’il n’est pas Dieu, de même dans le domaine sexuel y a-t-il une répression presque complète (tant chez les prudes que chez les débauchés) de l’idée que l’ascétisme et l’érotisme s’enrichissent mutuellement. Ce qui explique l’horreur et le choc psychologique produits quand on apprend qu’un prélat particulièrement respecté et édifiant mène une « double vie ». Il est alors réduit au rôle de fraudeur sur la foi, mais le sens de ce qu’est la fraude par rapport à l’ambiguïté, c’est-à-dire quelque chose de tout à fait différent, échappe en général tant à l’ecelésiastique tourmenté qu’à son troupeau de fidèles outragés. La fraude peut être utilisée pour cacher l’ambiguïté si celle-ci a été clairement identifiée. Mais notre ecclésiastique n’a pas revêtu l’habit sacerdotal pour cacher ses tendances lascives ; il croit sincèrement tout ce qu’il prêche, mais il le trouve finalement impossible à pratiquer, ne serait-ce que parce que les jambes d’une de ses secrétaires refusent d’être balayées de son esprit. En fait ce sont des jambes parfaitement ordinaires mais elles sont (a) peut-être accessibles, et (b) frappées d’interdit par Dieu. C’est ainsi qu’Hélène de Troie n’était peut-être qu’une beauté vulgaire, mais l’élément magique transforme immédiatement la moindre jolie fille en déesse.

S’il y a une fraude quelconque, notre ecclésiastique comme ses ouailles se sont dédouanés eux-mêmes, en ce sens qu’ils sont tombés dans la maya, l’illusion qui fait du désir sexuel et de la continence ascétique deux forces séparées et antagonistes. Autant essayer d’émonder un arbre pour qu’il ne donne pas de fruits. Mais ils sont victimes, comme nous le sommes tous, du tour que nous joue notre trop grande confiance dans notre attention consciente : elle nous fait croire que la forme est indépendante du fond, l’organisme de l’environnement. Il nous est, en effet, difficile de voir et de sentir que les deux choses se meuvent de conserve, étant simplement des aspects d’un processus unique. Nous avons vu que l’illusion de notre identité pouvait être dissipée si on essaie sérieusement de la comprendre, et comment, confronté avec le défi du « Tu dois aimer », l’ego chrétien devient absurde. C’est le même genre d’absurdité que l’on retrouve dans le fait que l’érotisme lascif augmente avec les restrictions imposées par la pruderie (et ceux qui ont quelques doutes n’ont qu’à s’informer sur ce qu’était la pornographie du temps de la reine Victoria).

Que se passe-t-il lorsqu’on a deviné le secret du tour qui est joué ? Bien entendu, si vous avez quelque penchant pour ce genre d’érotisme, vous ne vous en faites pas et vous gardez la situation en main. Mais les choses ne seront plus tout à fait aussi corsées, car le sentiment de culpabilité qui baignait tout ce qui avait trait à la sexualité s’évanouit dès que vous avez compris le rapport secret existant entre concupiscence et chasteté. Sous sa forme inconsciente « Que-ta-main-gauche-ne-sache-pas… », le jeu chrétien de la sexualité échappe à tout contrôle au point que le prix d’un érotisme paillard ne se paie pas seulement de l’existence de la pruderie, mais d’une énorme accumulation de misère sexuelle et de vies gâchées. Le jeu va simplement trop loin. Aussi devrait-il être évident que si le christianisme veut bien dire ce qu’il dit quand il parle de l’union du Monde et de la Chair, la solution du problème réside dans la divinisation de la sexualité, préfigurée (on est tenté de dire « parodiée ») par l’idée de la Sainte-Famille et du Mariage mystique du Christ avec l’Église.

Freud, qui était avant tout un puritain, voyait dans le symbolisme religieux une manifestation inconsciente de la libido qui est, comme le suggère le choix de ce terme, le sexe en ce qu’il a de sale. « Freud, écrit Philip Rieff, en vient à estimer sans le formuler, tacitement, que la sexualité est une chose vraiment dégoûtante, un esclavage ignoble dans lequel nous tient la nature [5]. » Les théologiens ont toujours cru que vivre en recherchant comme bien suprême des satisfactions d’ordre sexuel venait de ce que la religion était réprimée, et que les plaisirs du sexe étaient un médiocre substitut à la joie ineffable que donne la connaissance de Dieu. Ils pensaient que le plaisir sexuel était comme l’eau salée, qui n’étanche la soif un instant que pour la raviver davantage, et qu’à la fin on n’aboutit à rien, la nature de l’homme étant de ne trouver une satisfaction totale que dans la vision de Dieu.

La bonne réaction consiste à renverser la situation telle qu’elle est vue par Freud ; à admettre avec délices que la flèche de l’église est un pénis déchaîné, que les vitraux sont des vagins et que les fonts baptismaux sont la matrice divini fontis utero comme dit le missel ; que l’attitude d’abandon de l’Église au Seigneur est le plaisir féminin d’être forcée ; et que « Ta volonté, non la mienne, Ô Seigneur » est l’équivalent du « Oh! oui, je dis oui, oui je veux! ».

Pensons un peu à ce que l’auto-immolation et la soumission au divin serait si ce n’était pas ça. Au lieu de la douce chaleur de l’abandon sexuel dans laquelle on se sent fondre, on trouve l’enfant tremblant sous le fouet le fouet bien-aimé car « Dieu châtie bien ceux qu’il aime bien » en disant « Cela me fait plus mal que cela ne te fait mal ». L’abandon de toute volonté personnelle est ce qui se produit quand l’esprit de l’enfant est maté, brisé.« Arrête de bouder, de faire cette tête ! ne fait pas le bébé pleurnichard ! »

À Dieu le sacrifice d’un esprit brisé :

O Dieu, tu ne mépriseras pas un cœur

brisé et contrit.

Tout esprit de rébellion balayé, le morveux braillard baise la main qui le fouette mais enrage implacablement, loin, loin en dedans de lui-même, à cette indignité et à cet affront à la nature. N’était-ce pas Mme Acarie, cette célèbre sainte femme vivant au XVIIe siècle à Paris, qui avait l’habitude de faire réciter le Notre Père à sa fille agenouillée, cependant qu’elle se faisait fouetter, appuyée sur elle [6] ?

Il nous est facile d’oublier le souci plein de compassion de ceux qui, pendant l’Inquisition, avaient la tâche d’infliger les tortures. N’était-on pas justifié de faire n’importe quoi pour sauver une âme du feu éternel de l’enfer ? Le jeu n’en valait-il pas la chandelle ? Après tout, les docteurs prenaient à cette époque la fournaise infernale autant au sérieux qu’ils prennent maintenant le cancer. Ils passaient la nuit éveillés, frémissant d’horreur à la pensée des tortures qui attendent après la mort l’hérétique non repenti [7]. Mais bien sûr, on ne peut admettre en conscience qu’une sorcière se tordant de douleur sur son bûcher, ou qu’un hérétique agonisant sur le gril, ou encore qu’un enfant subissant le fouet éprouvent une forme spéciale d’orgasme. La seule alternative à la sexualité ouverte et tendre est la sexualité secrète et brutale. Tant qu’on ne pourra pas voir l’amour à l’écran, il faudra y voir la violence.

On n’échappe à la sexualité par aucun moyen. L’Église empeste la sexualité, car elle est la seule chose intentionnellement et évidemment absente, la seule chose absolument cachée, et donc la seule chose qui importe, en vérité. Rien n’attire davantage l’œil sur le sexe d’une statue que la pousse improbable d’une feuille de vigne au milieu des poils pubiens. Les religions du monde adorent ou refoulent la sexualité, mais proclament dans les deux cas son importance fondamentale, et il faut toujours chercher ce qui est caché pour en comprendre le mystère.

La divinisation du sexe est cependant quelque chose, c’est évident, d’infiniment plus que la philosophie du coït, où de simples rapports sexuels physiques sont pris comme ce que la vie peut offrir de meilleur. Nos problèmes avec la sexualité viennent de ce que nous l’envisageons comme quelque chose de « simplement » physique, interaction isolée de deux organes culminant dans une agréable sensation de détumescence convulsive. Les relations sexuelles ont été définies, classées et situées d’une telle manière que tout ce qui s’y associe devient confus. Nous les voyons comme une sorte de spasme grotesque, manquant de dignité et plus animal qu’humain, qui serait sans rapport avec l’image que nous nous faisons de nous-mêmes des dames et des messieurs et malgré tout, irrésistiblement attirant. Mais tout le grotesque est « dans notre tête », dans le système, dans le catalogue des attitudes symboliques, artificielles et stylisées qui ont été associées avec l’idée de dignité et de décence. La répétition constante de l’attitude gênée des parents, des maîtres et des aînés devant les questions sexuelles finit par ancrer la même réaction dans notre système nerveux et par apparaître comme un sentiment naturel et normal. Une telle méthode d’hypnotisme négatif arriverait à donner un goût d’œuf pourri au meilleur des miels.

Nos comportements envers le plus impudique des organes sexuels, la fleur, sont tout à l’opposé. Les fleurs évoquent un monde d’innocence et de lumière, de transparence et de joie. Elles peuvent orner l’autel, passer pour des modèles de fidélité (« Voyez le lys des champs »), symboliser la Sainte Vierge (« Je suis la rose de Sharon ») laquelle passe de plus pour cultiver un jardin de roses au Paradis ; les fleurs représentent même le cosmos transfiguré du jour où il reflétera la splendeur sans limites du Créateur.

En forme donc de rose neigeuse

M’apparaissait la sainte Milice

Que par son sang, le Christ avait fait son épouse [8].

Et pourtant la fleur est le désir de la plante qui s’ouvre et déploie le charme de son parfum et de ses couleurs comme si elle disait : « Oh! oui, je dis oui, oui je veux ! »

Si l’homme est bien fait à l’image de Dieu, il devrait en découler que son mode de reproduction soit fondé sur le modèle, l’archétype de l’acte divin de création. Les hindous ont figuré cela tout à fait ouvertement dans les représentations de Shiva ou de Krishna enlacés par leur Shakti, leur double féminin, dont une jambe enserre leur taille. La Shakti est bien entendu la maya, le monde-illusion, le jeu cosmique auquel l’Éternel s’est abandonné. Donnés ensemble, les aspects féminins et masculins signifient l’oscillation sans fin intérieur/extérieur, perdu/trouvé, et oui/non. Et cette oscillation est aussi le vac, le son ou le mot primordial, AOM, par lequel toutes choses sont apparues, équivalent du Verbe chrétien avec ses deux faces, Logos, la raison, et Sophia, la sagesse.

Si l’on peut dépasser l’envoûtement du jeu sexuel et de ses oppositions désir/culpabilité, pruderie/paillardise, il devient évident que les relations sexuelles des êtres humains devraient faire naître le même genre « d’émerveillement cosmique » que nous ressentons devant les étoiles, les montagnes, et devant toutes les innombrables merveilles de la nature, des mythes et des arts. Nous quittons alors les costumes qui nous situent dans le temps pour devenir à nouveau Adam et Eve, Shiva et Parvati et pourquoi pas ? Logos et Sophia, le Christ et son Église. Le dessin de notre attitude dans l’accouplement est après tout, pour l’essentiel, celui de l’hélice des nébuleuses spirales ; et si l’on sait vraiment voir, la chair humaine n’est pas moins lumineuse et transparente que des pétales, des coquillages ou de l’albâtre, car « Les attaches de tes cuisses sont comme des bijoux, et semblent sortir des mains d’un habile artisan ».

Comment peut-on, cependant, diviniser le sexe alors que nos corps vieillissent, se dessèchent, alors qu’on se retrouve, en dépit qu’on en ait, impotents, bouffis ou décharnés, déformés et sujets aux attaques de la maladie ? Voilà qui est évidemment le plus ancien des griefs contre les plaisirs de l’amour, grief qui va, parfaitement bien avec l’identification du Soi comme corps séparé ; si bien que dès qu’on n’est plus de la prime jeunesse, il nous faut dire « adieu baisers, adieu caresses », et pour toujours. Pleurer sur l’éphémérité de la beauté charnelle n’est qu’à demi vrai, car l’autre face du monde matériel est que l’amour et la beauté reviennent toujours et encore chaque nouvelle aventure amoureuse étant une réincarnation du Couple originel, un peu comme telle sonate particulière peut être jouée des milliers et des milliers de fois sur des milliers d’instruments différents. Nous oublions que le soi, l’identité est dans le patron (le modèle) et non dans la matière illusoire qui la porte, ce qui est vrai aussi pour cette chose que nous appelons notre corps. Car tout ce que nous reconnaissons comme consistant et constant dans n’importe quel objet physique n’est qu’un modèle de comportement qui se répète, recommençant exactement comme reviennent les bourgeons au printemps, ou comme se reproduit dans chaque nautile la spirale logarithmique qui ordonne sa croissance. On n’a jamais découvert de matériau permanent qui pourrait porter le moule de ces modèles, qui serait le moyen par lequel ils seraient forgés. Et, en effet, s’il y avait quelque substance primordiale dans laquelle et par laquelle tous ces modèles seraient formés, elle se rapprocherait beaucoup plus de l’idée que nous nous faisons de la matière.

Tout le monde éprouve une certaine tristesse à voir passer sa jeunesse cet état d’esprit automnal que les Japonais appellent la conscience attentive, et que traduit un soupir. Dans la mesure où nous imaginons que notre moi intime est limité une fois pour toutes à ce seul corps, le fait de vieillir peut créer un ressentiment terrible contre l’existence physique. C’est d’ailleurs pour cela que la situation tout particulièrement solitaire de l’ego chrétien entraîne une attitude envers le corps physique qui va de la désillusion la plus désabusée aux tentatives les plus forcenées pour « cueillir les roses de la vie » tant qu’on le peut. Mais au fur et à mesure que la conscience de soi progresse de plus en plus vers le Cœur des choses, il devient aussi de plus en plus clair que l’âme, le noyau central du soi, est quelque chose que nous partageons tous ; et sans qu’il y ait besoin d’une mémoire pour franchir les intervalles, nos incarnations multiformes émergent encore et toujours, comme les fruits en leur saison, chacune étant un rayon de soleil magnifié par une lentille, concentré par le Seul-et-Unique.

Savoir cela revient, en termes de jeu de cache-cache, à avoir trouvé le « chez-soi », le « chez-soi éternel » des chrétiens, et la libération de la moksha des hindouistes. Ni l’un ni l’autre ne sont à prendre au sens littéral, soit comme un éternel service religieux d’un côté, soit de l’autre, comme une disparition permanente du monde des formes et des manifestations. Car la mort par laquelle il faut passer pour avoir la vision de Dieu est la mort de la fausse identité, et en se retirant du monde, on ne fait que retirer du jeu tel personnage particulier, untel, que je prends pour mon seul et unique moi. Quant au reste, l’immense et splendide féerie électrique qu’est l’univers peut continuer sans cesse, même vieille histoire répétée avec une inépuisable inventivité pour la renouveler ; couleur, musique, complexité des modèles, beauté et terreur, amour et tragédie, canards dans l’aube d’un lac, mouettes affrontant la tempête, torsades des flammes du foyer, et cette merveille, ce bijou, l’œil qui contemple tout, tout pétri des possibilités sans fin du jeu du oui-et-non.

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1 Sainte Marguerite-Marie Alacoque (1647-1690) religieuse visitandine canonisée en 1920. (N.d.T.)

2 Une des raisons au moins pour laquelle une orgie religieuse (et non une simple soirée cochonne) est pratiquement impossible dans notre culture est qu’il est virtuellement impossible d’en exclure des personnes dont les attitudes émotionnelles sont tellement perturbées qu’ils sont incapables de distinguer entre ce qui est sexuel et sale. Par exemple, les « vieux cochons » paillards qui ne savent parler de sexe qu’en ricanant nerveusement parce qu’ils sont à la fois fascinés et culpabilisés.

3 Héléna Petrovna Blavatsky (1831-1891) fondatrice d’une secte religieuse à la doctrine syncrétique plutôt floue. (N.d.T.)

4 Bien qu’il existe plusieurs Philocalie (Amour de la beauté), A. Watts fait certainement allusion à la plus célèbre d’entre elles, œuvre commune de Macaire de Corinthe (1731-1805) et de Nicodème l’Hagiorite (1749-1809) qui synthétise et renouvelle une ancienne tradition, et qui paraît pour la première fois à Venise en 1782. (N.d.T.)

5 Philip Rieff. Freud. Le moraliste, New York 1959.

6 C’était bien elle. Barbe Acarie (1566-1618) eut six enfants et contribua à l’introduction en France des carmélites réformées par sainte Thérèse d’Avila. Entrée au couvent à la mort de son mari, elle a été béatifiée en 1791. (N.d.T.)

7 Je propose cette idée au dramaturge qui en voudra : une pièce sur la Sainte Inquisition jouée en tenue moderne, les inquisiteurs étant en blouses blanches et discutant de l’hérésie dans le jargon de la psychiatrie. La torture (appelée « thérapie ») est un traitement à base de camisoles de force, de lobotomies et d’électrochocs.

8 Dante, Paradis, XXXI, 1 à 3.