(Revue Spiritualité. No 81-82-83. Février-Avril 1952)
Les Bauls du Bengale sont des « fous de Dieu », dont la discipline spirituelle fait une large part au chant et à la danse. Ils cherchent « Celui qui est dans le cœur », le Dieu qu’ils appellent Manermânush et qui est tout amour.
Ils revendiquent une antiquité plus grande que celle des Védas et se défendent de se rattacher exclusivement à aucune Écriture sacrée, mais invoquent avec une parfaite impartialité l’exemple de maîtres hindous et musulmans. Hors-caste pour la plupart, ils n’en exercent pas moins une influence très réelle.
Les chants traduits ci-après sont assez caractéristiques de leur mystique.
Jean HERBERT
Celui qui a plongé dans l’amour divin
mon cœur le reconnaît vite
quand il me visite !
Un voile de larmes brille dans ses yeux
un imperceptible sourire illumine son visage
— abîme de chaude tendresse
— extase d’amour infini
une lumière est allumée dans le lotus de son cœur.
Ah ! le flux de ses désirs s’est ensablé dans les dunes
mais, renversant tous les barrages
le fleuve de son amour a tout inondé…
*
0 ! obstiné, par ta cruelle impatience,
par ton insistance sans pitié,
veux-tu vraiment forcer les fleurs à fleurir
et remplir l’air de leur parfum ?
Ne vois-tu pas que le grand Artisan, mon Seigneur,
à loisir, par sa grâce
depuis la nuit des temps
des bourgeons fait s’épanouir les fleurs ?
Coupable est ton ambition
et ta volonté à contraindre la vie
en vérité, ton dessein est stérile
obstiné, rongé d’impatience…
Ne sais-tu pas que le fleuve —
silencieux, calme, s’écoule,
il t’invite…
C’est t’abandonner et te laisser flotter
avec ton âme pleine de Sa mélodie
ô obstiné, dévoré d’impatience…
*
Mon regard a plongé
dans les ténèbres de l’ineffable Joie.
Le lotus a refermé ses pétales blancs
sur cette rive du noir silence.
Mais le fleuve de la vie glisse
indifférent
— miroitement des abysses du Vide —
ses eaux glauques frémissent
au contact de la joie sans limite
Tais-toi !
Quelles notes joyeuses, égrenées par une flûte
— ô douce mélodie de mon Bien-Aîmé
sont portées par la houle des flots ?
J’en suis tout étourdi
je ne me souviens plus de rien !
je cours devant moi, sans savoir où…
ô folie de l’extase !
J’ai brisé toutes mes chaînes
et m’élance en avant…
Mon cœur défaille de pleurs,
vide comme une frêle nacelle
je flotte,
entraîné par les tourbillons
de l’ineffable Joie
en laquelle mon regard a plongé
profondément
dans le Vide…
*
Et les Bauls sont venus
ils ont dansé
ils ont chanté
Et ils ont disparu
dans la brume…
Et vide la maison est restée
vide… la maison
dans la brume…[1] .
*
Si dans ma cage
l’oiseau mystérieux
qui vient d’où… je ne sais
qui s’en va où… je ne sais
par hasard entrait
vite je le saisirais!
à l’une de ses pattes
je désir tant attacher
pouvoir attacher
la chaîne d’or
de mon cœur…
*
Dans l’océan de l’amour
Où toute forme épouse la beauté —
j’ai vu dans un éclair
celui qui vit caché dans mon cœur…
une coulée d’or brûlant
en fusion
Quel élan ! Quel désir
J’ai couru à sa rencontre
pour Le saisir dans mes bras.
Hélas ! je n’ai rien trouvé…
Maintenant
En vain je cherche
j’ai fouillé tous les bosquets
Où es-tu?
je suis inquiet
j’erre comme un fou
Où es-tu?
Un feu me consume
tout au fond de moi
qui me dévore
qui ne s’éteindra plus…
[1] Chanson murmurée par Shrî Râmakrishna peu avant sa mort.