Paul Arnold
Comment lire le livre des morts Tibétain

A cet égard, il suffit de lire le début des chapitres du Bardo Thödol décrivant les divers états ressentis par l’agonisant puis par le « mort », pour s’apercevoir qu’on nous dépeint une expérience vécue par l’être et suivie par un observateur en état de transe. De cette faculté d’observation, les témoignages abondent dans la pratique de la méditation bouddhique. C’est ainsi que le maître tendaï suit dans son propre cerveau comme sur le petit écran les « expériences » imaginaires du disciple pendant les grandes épreuves pour connaître l’état d’avancement de celui-ci…

(Revue Question De. No 18. Mai-Juin 1977)

De tous les textes bouddhiques, celui du Bardo Thödol (littéralement : Bardo = « entre deux » vies terrestres ; Thö-dol = libération par l’ouïe ou l’entendement) a le plus attiré les Occidentaux. Le Livre des Morts tibétain qui a souvent fait l’objet d’interprétations aventureuses. Paul Arnold (1902-1992), qui était président de l’Union bouddhique d’Europe, nous en offre une étude approfondie et explique pourquoi ce texte tient une place primordiale dans l’expérience spirituelle du bouddhisme.

En un mot, le Bardo Thödol est la lecture qu’un lama expérimenté doit adresser au « mort », par tranches, pendant les quarante-neuf jours qui suivent le passage, pour lui expliquer les visions successives qui risquent de lever dans le psychisme, visions qui sont décrites et interprétées dans le texte. Leur juste compréhension par le « mort » doit amener soit sa délivrance, c’est-à-dire sa dissolution dans le Nirvâna ou état permanent et parfait de la Réalité, soit à tout le moins lui éviter une renaissance trop défavorable sous une des formes plus ou moins élevées du samsara ou univers conditionné dont fait partie notre monde phénoménal, à mi-chemin entre le monde plus évolué des devas ou « dieux » (êtres d’une essence plus subtile mais encore conditionnés et soumis au cycle vie-mort toutefois infiniment plus long) et du monde involué des prétas ou démons.

Si nous ignorons tout des sources littérales de ce texte dont il ne subsiste que diverses versions tibétaines, la tradition, que rien ne permet actuellement de mettre en doute, assure que Padmasambhava, principal introducteur du bouddhisme au Tibet (VIIIe siècle) et fondateur de la première école lamaïque, fut, sinon l’auteur du livre, du moins l’apporteur d’une part de sa teneur, comme il fut l’apporteur de nombreux rites initiatiques, sans doute enseignés à la principale université bouddhiste indienne, celle de Nalanda, d’où il venait.

Celui qui observe l’agonisant est en état de transe

Ce qui importe davantage, c’est la source du contenu. A cet égard, il suffit de lire le début des chapitres du Bardo Thödol décrivant les divers états ressentis par l’agonisant puis par le « mort », pour s’apercevoir qu’on nous dépeint une expérience vécue par l’être et suivie par un observateur en état de transe. De cette faculté d’observation, les témoignages abondent dans la pratique de la méditation bouddhique. C’est ainsi que le maître tendaï suit dans son propre cerveau comme sur le petit écran les « expériences » imaginaires du disciple pendant les grandes épreuves pour connaître l’état d’avancement de celui-ci [1].

J’ai décrit, pour ma part, un rite auquel m’initia mon maître, Lama Thupten, à Darjeeling, en 1971, rite qui doit permettre de diriger le psychisme du « mort » durant les heures qui suivent son passage afin que la « sortie » se fasse correctement par la suture occipitale et facilite une bonne renaissance [2].

Exactement traduit, le titre du livre désigne bien cette action du guide qui cherche à garder le contact et à éclairer le psychisme errant dans le bardo, le « bardoa ». Je tiens de mes amis lamas de Darjeeling que lorsque le lama meurt, ou bien son évolution pendant la vie qui s’achève a été suffisante pour qu’il identifie immédiatement par lui-même les visions qui s’offrent et pour atteindre à une libération totale ou relative, ou bien, doutant de son pouvoir, il demande à ses frères de « lui tirer les cheveux », entendez de l’aider par le rite rappelé à suivre son errance et à la diriger [3].

L’agonisant revit toutes ses activités antérieures

Sur le sens des diverses « visions » heureuses ou effrayantes, les interprétations vont bon train en Occident et l’imagination en prend à son aise. Il est un point au moins où les maîtres sont d’accord : il y a un lien étroit entre l’expérience du « mort », du « bardoa », et celle du « vivant » qu’il était avant le passage. La doctrine tibétaine est claire, en effet : pendant la période du bardo. le « bardoa » va connaître dans un corps subtil les effets karmiques [4] de ses activités antérieures, de toutes ses actions bonnes ou mauvaises qui lui apparaîtront désormais sous des formes symboliques, comme dans un rêve, en lumières, en sons, divinités paisibles ou monstrueuses, images apaisantes ou terrifiantes élaborées par le psychisme en liberté à partir des souvenirs emmagasinés consciemment ou inconsciemment.

S’agissant donc de mirages, de l’expression imagée de réminiscences, de remords, de satisfactions ou d’angoisses du « mort », celui-ci devrait en comprendre la nature illusoire, reflets de son propre esprit et non présence apaisante ou menaçante d’êtres extérieurs à lui. Le résultat de cette interprétation est décisif pour le destin du « bardoa ». S’il est suffisamment clairvoyant, s’il transperce la nature fallacieuse, imaginaire de ces rêveries, il connaîtra la montée vers la délivrance ou, à tout le moins, vers un état de renaissance plus évolué, plus proche de la délivrance. En revanche la fuite devant les divinités terribles ou menaçantes et devant les lumières des « six » mondes d’incarnation possibles entraînera le « bardoa » errant, toujours plus bas en direction d’un de ces mondes de la renaissance selon les orientations et les affinités de son karma.

Mais il ne peut plus acquérir d’expériences nouvelles

Seulement le « bardoa » est en quelque sorte bloqué : il ne peut plus acquérir d’expériences nouvelles ; il ne peut que subir les conséquences désastreuses ou vivre les conséquences bénéfiques des expériences karmiques antérieures au « passage », remontant soit à la vie immédiatement précédente, soit à des vies antérieures, selon la doctrine bouddhique du mûrissement des actes [5]. Autrement dit, le « bardoa » vit sur son passé ; il subit les effets de celui-ci, il est en quelque sorte passif. Il comprendra le sens de ses visions et, au besoin, le sens des paroles du lama lisant le Bardo Thödol, s’il a été « initié », éclairé, durant la « vie ». Mais la lecture ne lui sera d’aucune utilité, si les prémisses ne sont pas incluses dans son expérience terrestre, s’il n’a pas acquis par l’étude ou par le mode de vie la connaissance totale ou partielle du Dharma [6]. Il est dans la situation d’un homme qui n’a pas appris la langue dans laquelle on lui parle.

Aussi ne serait-il pas exact de dire que le « bardoa » se trouve dans un état privilégié, une sorte d’état de grâce où, débarrassé de l’enveloppe charnelle, il serait pure clarté. Le seul relatif avantage de l’instant est, au début de l’expérience bardique, avant le réveil des réminiscences karmiques qui n’entrent en action qu’après un temps, de se trouver hors du déchaînement des passions qui affectent le corps et obscurcissent la plupart du temps notre vision des réalités intuitives ; il est comparable à un homme en état de méditation profonde, de repos spirituel total lui permettant de prendre conscience de lui-même, de la sagesse qu’il a éventuellement acquise, tout comme, à l’issue d’une grande lutte contre une maladie douloureuse, on reprend conscience de soi. Telle est la seule chance nouvelle qui lui survient.

S’il n’a pas combattu ici-bas ses désirs, le mourant restera prisonnier

La notion de « grâce », l’action d’un Autre, d’un Sauveur qui se substituerait à l’être et le délivrerait par son propre Pouvoir est contraire à la conception bouddhique. Nous ne sommes confrontés qu’avec nous-mêmes, que ce soit dans cette vie terrestre ou dans la « mort » ou expérience du bardo. C’est à nous seuls de faire l’effort, d’infléchir notre karma par une action persévérante qui nous apporte peu à peu la prise de conscience de notre véritable nature bouddhique, de l’illusion de notre « moi », de l’inanité de notre « soif » d’existence, donc de renaissance.

On aperçoit ainsi tout le mécanisme du bardo : si nos désirs illusoires, nos conceptions illusoires ne sont pas efficacement combattus durant la vie terrestre, s’ils s’impriment avec toutes leurs conséquences inéluctables sur le psychisme, celui-ci emporte avec lui tout ce voile d’obscurantisme où ses désirs s’enveloppent pour agir, et le « bardoa » restera prisonnier de cette enveloppe, il sera aimanté par elle et il restera sourd à la lecture qu’on lui fait. Cela signifie que l’homme doit préparer dans cette vie, et ne peut préparer que dans cette vie, son lendemain bouddhique ; il doit se préparer par l’entraînement et l’étude à affronter l’expérience du bardo. Sinon, c’est trop tard pour ce cycle.

Mais, par sa teneur implicite, le livre du Bardo Thödol est une initiation au bouddhisme ésotérique que va parcourir le « bardoa », s’il est préparé pour le comprendre. Dès lors qu’il n’est plus soumis à l’action des sens qui risquaient perpétuellement de le distraire en occupant le conscient par des impressions successives, le mourant ou le « mort », peu après le passage, est, dit le texte, « dans l’état du bardo où toutes choses sont comme le ciel vide et sans nuage et où l’intelligence nue et sans tache est comme une vacuité transparente sans circonférence ni centre ». Il est comparable, ai-je dit, à un homme en méditation profonde, totalement délivré du garrot des passions et des impressions incessantes qui nous parcourent malgré nous. Le « mort » a donc le maximum de chance alors de se connaître lui-même : « Connais-toi toi-même et demeure dans cet état », recommande le texte.

En reconnaissant « la Claire Lumière », le mourant réalise le Nirvâna

La première phase ou premier bardo se place au moment de l’agonie ou aussitôt après que l’entourage, se fondant sur les seuls signes physiques, peut fort bien tenir le sujet pour mort, quoique le psychisme, au dire du texte, n’ait pas encore quitté le corps. A cet instant, celui-ci voit apparaître la « Claire Lumière de la Réalité ». S’il la reconnaît comme telle, la Libération définitive se fait instantanément : l’être réalise le Nirvâna ou, tout au moins, un état très élevé.

Mais cette reconnaissance est la plus difficile. Pourquoi ? Le principe fondamental du bouddhisme est la négation du « moi » en tant qu’être individuel, réel. Partie de l’existence-inexistence universelle, nous n’avons d’autre réalité que notre nature bouddhique virtuelle qui est en nous de toute éternité. Cette nature bouddhique se manifeste en premier lors de l’expérience bardique sous la forme de la Claire Lumière. Mais, si nous n’avons pas exercé notre attention durant la « vie » en dominant les passions qui nous agitent et nous aimantent, nous ne saurons reconnaître cette Claire Lumière comme infiniment précieuse, comme reflet de notre nature profonde, et nous ne saurons nous y attacher, y demeurer à l’exclusion de tout le reste ; nous ne serons pas attirés par elle, mais au contraire nous resterions neutres ou stupéfaits ou même épouvantés par son rayonnement.

De quoi est faite cette Lumière ? Elle est la « Réalité, l’Esprit parfait de Dharma-Kâya », les Corps de la Loi, l’expression la plus haute de l’univers. Le bouddhisme Mahâyâna, et surtout le bouddhisme ésotérique et tantrique, distingue trois modes (tri-kâya) de l’être dans la Réalité, correspondant à la triplicité Bouddha-Dharma (Doctrine)-Sangha (Communauté) du Thérâvada

— Le Dharma-Kâya, état de l’incréé, du non-formé, de l’inaltérable, état nirvanique, Bouddha et les parfaitement illuminés ;

— le Sambogha-Kâya (littéralement : Corps de Compensation), état de corps parfait ou précieux, parfaitement doué ; c’est l’état de Bodhisattva, idéal du Mahâyâna, qui pourrait se dissoudre dans le Nirvâna mais se dévoue pour le salut de tous les êtres du samsara ;

— le Nirmâna-Kâya (littéralement : Corps changeable), état parfait d’incarnation, le monde phénoménal.

Manifestation formelle du Dharma-Kâya, le Bouddha ésotérique prend ici l’aspect du Bouddha primordial ou Adi-Bouddha, ayant existé de toute éternité et du reste non pas extérieur mais identique à tout ce qui a été et sera. Aspects actifs, de lui sont issus les Cinq Dhyâni-Bouddhas, dont le premier selon le tantrisme tibétain est généralement Samanta Bhadra, ou Vaïrochana, symbole de la vacuité ou Vide (Shûnyatâ en sanskrit, Sunnata en pâli), état réel de toutes choses qu’il faut se garder de confondre avec le néant et qui est la Réalité sans qualités. But et aboutissement de tout le processus de l’expérience bouddhique, la Vacuité est l’aspect intelligible de notre véritable nature. C’est elle qui, sous la forme de la Claire Lumière de Samanta Bhadra, apparaît en premier au « mort » du Bardo. C’est, dit le texte, une magnifique lumière bleue, celle du Dhyâni Bouddha Vaïrochana. Si elle est reconnue, elle fait atteindre la Libération ; entendez que celui qui la reconnaît avait parcouru le chemin et avait intuitivement, peut-être inconsciemment, compris la Réalité. C’est pourquoi le Bardo Thödol se place tout entier sous l’invocation de Samanta Bhadra (Vaïrochana), l’Adi-Bouddha :

« Vénération à l’Adiboudha,

à la lumière inextinguible

trônant sur le siège diamantin

et de la couleur du ciel,

au Seigneur de toutes les Sagesses

et de tous les Bouddhas,

à Samantabhadra en Dharma-Kâya ! »

Quand le corps subtil entre au second « bardo »

Si le « mort » ne reconnaît pas cette haute vérité — et très peu d’hommes ont acquis dès cette vie une Connaissance suffisante — il entrera au second bardo et son corps subtil sera un « corps d’illusion brillante » sans être déjà l’objet de cauchemars karmiques. « Ne sachant s’il est mort ou vivant », il arrive en un état de lucidité qui lui permettra, à la lecture du livre, de rencontrer la Réalité sans voir le chemin obstrué par les empêchements karmiques, c’est-à-dire l’effet de ses erreurs passées. Car son corps subtil est « doté de toutes les facultés des sens », tous ses sens-organes « seront intacts et d’une acuité complète ». Dans l’état de repos où il est, il aura chance de comprendre mieux, consciemment ce qui lui fut enseigné. « Souviens-toi des enseignements de ton guru », ne cesse de répéter le texte à tous les degrés de l’évolution bardique. On ne saurait mieux souligner que c’est dans notre existence terrestre qu’il faut acquérir la Connaissance.

Faute d’avoir reconnu aussitôt ou presque aussitôt la Réalité, le « bardoa » va connaître la levée des illusions et réminiscences qui risqueront de l’égarer sur la route et de l’entraîner vers les mondes de la renaissance. Le plus difficile pour lui au départ c’est de savoir qu’il est vraiment « mort ». Il est à la fois « doté de toutes les facultés des sens et du pouvoir du mouvement libre », c’est-à-dire qu’il a « un corps de désir » — ton intellect ayant été séparé de son siège — et non pas un corps de matière grossière, de telle sorte que tu as maintenant le pouvoir de passer au travers des masses rocheuses, collines, cailloux, terre, maisons et du Mont Méru lui-même sans être arrêté. Excepté Bouddha Gayâ et le sein d’une mère, tout […] peut être traversé par toi, en avant, en arrière, sans empêchement ». Mais « ces pouvoirs d’illusion, de changements de formes, ne les désire pas, ne les désire pas », adjure le texte. Car ce serait l’attrait d’un désir, donc d’une manière de non-libération. Et cet avertissement devrait n’être pas oublié par tous ceux qui se laissent tenter par la recherche des « pouvoirs » dès cette vie ; autre forme de désir mondain, c’est une autre forme d’attachement.

La vision de divinités paisibles ou menaçantes

Dans ce troisième bardo cependant, tout n’est pas aussitôt perdu pour le « bardoa ». Ses réminiscences karmiques, qui lèvent désormais en lui, obéissent à une gradation correspondant à l’expérience fondamentale de l’être : le texte, écrit par et pour des Tibétains ou des Indiens, dénomme ces cycles selon les visions normales de ces Orientaux accoutumés à une imagerie donnée : vision de divinités paisibles, puis de divinités irritées ou menaçantes, enfin déferlement de toutes les terreurs imaginaires où s’enveloppent les souvenirs ou qualités des actes de la vie ou des vies passées. C’est à partir de cet instant que le lama-guide suggère au « mort » la prière qui l’arrêtera sur la pente, adjuration aux « Gurus » pris ici dans le sens des Guides les plus élevés, les Bodhisattvas et les aspects du Bouddha primordial, et aux Dâkinis, leurs parèdres féminins symbolisant la Sagesse acquise par le méditant. (Le tantrisme les représente comme les épouses des Gurus, souvent en un accouplement dont le sens avait été mal compris) :

« Vénération à vous, assemblée des Gurus et des Dâkinis !

Que par grande compassion vous veuillez nous montrer le sentier !

Afin que, lorsque nous cheminons, errant par illusion, dans le samsâra,

Les héroïques tenants de la Connaissance veuillent nous conduire

Sur le sentier de la Claire Lumière de la Sagesse née simultanément

Pour que la troupe des Mères suprêmes,

Les Dâkinis, nous accordent protection,

Afin de nous faire franchir les défilés de l’effrayant bardo

Et que nous soyons transportés

Dans le royaume de la parfaite bouddhéité. »

Une expérience de quarante-neuf jours

L’expérience que le « bardoa » va parcourir en quarante-neuf jours — jours terrestres, disent généralement les lamas ; états sans durée mesurable, soutiennent d’autres interprètes ; il n’importe — sera sans cesse suivie par le lama guide qui multipliera les rites tendant à éloigner les souillures accumulées par le « mort » dans les six mondes de renaissance, et à les remplacer par les six vertus fondamentales pour déblayer la voie. Les visions dites des divinités paisibles, donc d’aspect agréable, tels les Bodhisattvas, représentent nos tendances bénéfiques qui nous portent vers notre véritable nature. Pour peu que nous nous laissions attirer par elles au lieu de nous laisser distraire ou effrayer, nous trouverons la délivrance. A défaut, au huitième « jour », elles prendront les aspects menaçants et de plus en plus effrayants des « divinités irritées » ; les cinq Dhyâni-Bouddhas seront des Herukas ou Divinités assoiffées de sang, sorte d’Érinyes, qui ne sont que l’aspect terrible des Euménides. Le texte les décrit « de couleur bleu foncé, avec trois faces, six mains, quatre pieds solidement appuyés ; dans la main du milieu un scalp, dans la dernière une hache ». Mais c’est en réalité le secourable « dieu » Vajra-sattva. L’image effrayante est le fruit de l’intellect créé par le remords. « Cela se produit, dit le texte, par la partie Est de ton cerveau et viendra briller sur toi. Ne crains pas. Ne sois pas terrifié. » Comprenant que c’est un aspect de sa nature foncièrement bouddhique qui rejette les souillures karmiques, « reconnais-les et tu obtiendras aussitôt la libération. [Les] proclamant ainsi, les connaissant pour être tes divinités tutélaires, te fondant en eux, tu obtiendras l’état de Bouddha ».

Plus bas, plus tard, le « bardoa » qui n’a pas reconnu la véritable nature de ces visions expérimentera toutes les terreurs issues de ses réminiscences d’actes mauvais. « Le terrible vent du karma, terrifiant, pénible à endurer, te poussera par derrière par rafales. Ne le crains pas. Ceci est ta propre illusion. Une épaisse et terrifiante obscurité sera continuellement devant toi, de laquelle sortiront des cris effrayants comme « frappe, tue » et autres menaces. Ne les crains pas. Dans d’autres cas, des personnes de très mauvais karma, produisent karmiquement des rakshasas [démons] mangeurs de chair, portant des armes variées, criant « frappe, tue » et faisant un effrayant tumulte. Ils viendront vers toi, semblant se concerter pour savoir lequel te saisira. Des apparitions illusoires d’êtres poursuivis par diverses terribles bêtes de proie se lèveront. La neige, la pluie, la nuit, les rafales [de vent], les hallucinations d’êtres poursuivis par des foules viendront aussi. Des sons, comme des montagnes s’écroulant, comme la mer démontée, comme le ronflement de l’incendie, comme les cyclones, jailliront. Quand ces sons viendront, étant terrifié par eux, on fuira devant eux en tout sens, sans prendre garde où l’on va. Mais le chemin sera barré par trois précipices — blanc, noir, rouge. Ils seront effrayants et profonds et l’on se sentira près d’y tomber… Ce ne sont pas de vrais précipices, ce sont : la colère, la convoitise et la stupidité. » Ces images ne sont évidemment que des exemples. Chaque race, chaque individu en élaborera d’autres. Des comparaisons ont été faites, à juste titre, entre ces visions et les « archétypes » des cauchemars étudiés par Jung, réveil de notre subconscient lorsqu’il se vide de nos expériences conscientes ou inconscientes auxquelles nous donnons ces formes dramatiques. Elles peuvent lever dès cette vie au cours de nos méditations profondes : si nous les « digérons », elles se dissipent et nous connaîtrons une libération à quelque degré comparable à celle du Bardo. C’est à une telle préparation que certains méditants assistent en acquérant l’Éveil, échappant ainsi à cette fuite éperdue qui poussera le « bardoa » obscurci dans une matrice où il renaîtra pour recommencer un cycle de douleur : seule la pratique du Dharma peut nous éviter ce malheur. Tel est l’avertissement que nous adresse implicitement le Bardo Thödol.

P. Arnold


[1] Voir P. Arnold le Zen et la Tradition japonaise (Paris, Retz, 1976).

[2] Voir P. Arnold Avec les sages du Japon, appendice (Paris, Fayard).

[3] Voir P. Arnold Avec les lamas tibétains (Paris, Fayard)

[4] Le karma est l’ensemble des actes ou tendances d’un psychisme qui, selon la doctrine bouddhique, s’y inscrivent définitivement et s’y attachent de renaissance en renaissance, infléchissant celle-ci, tant qu’ils ne sont pas combattus et redressés par la volonté de connaissance.

[5] Tout acte matériel a des conséquences ou effets, à plus ou moins longue échéance, parfois seulement dans une vie ultérieure.

[6] Explication bouddhique de l’Univers; et de la faculté de délivrance.