(Revue Synthèses. No 140-141. Janvier-Février 1958)
Vinoba Bhave a nettement affirmé qu’il ne faut pas donner beaucoup d’importance à l’histoire dans le programme scolaire de l’Inde, car cet enseignement est plus nuisible qu’utile. On y met trop l’accent sur les conflits et l’état de guerre… C’est en partie pour cette raison qu’on trouve rarement des livres historiques dans la littérature sanskrite. Y a-t-il une conception indienne de l’histoire ?
L’Inde a peu le sens de l’histoire et du temps. Aucune date, aucun fait ne peuvent être considérés comme essentiels. Le matériel historique, tel qu’il existe dans les Smritis et Puranas, doit être séparé de la cosmologie, des histoires légendaires et des cérémonies. L’apparition d’Alexandre sur le sol de l’Inde constitue la première date exacte de l’histoire indienne. La littérature historique s’élevait rarement au-dessus de chroniques sèches ou de contes merveilleux. L’Indien se contentait d’accepter les récits épiques comme de l’histoire authentique et de laisser la légende jouer le rôle de biographie. Quand Asvaghosa écrivit sa Vie de Bouddha (Le Buddha Charita), ce fut une légende plus qu’une biographie, et quand, 500 ans plus tard, Bana écrivit sa Harsha Charita ce fut une idéalisation plutôt qu’un véritable portrait du grand roi.
Un philosophe contemporain a dit : « Si un peuple qui a atteint un tel degré de perfection et a tant apporté à la civilisation du monde a rejeté tout ce qui se rapproche de notre conception de l’histoire, cette attitude ne doit pas être considérée comme une carence. Elle est certainement due à de puissantes raisons ». Il en donne deux : la première est la conviction du manque de signification de l’histoire; la seconde, l’évaluation sévère de l’individu et de son destin comme la seule réalité historique.
L’attitude indienne envers l’histoire est exposée clairement par Schopenhauer : « La véritable philosophie de l’histoire consiste dans la conviction qu’au milieu de tous les changements innombrables et la confusion qui en résulte, nous sommes toujours en présence de la même nature — immuable — qui agit aujourd’hui comme elle le fit hier et le fera demain. Ainsi elle devrait reconnaître ce qui est identique à tous les événements, des temps anciens et modernes, orientaux et occidentaux; et, en dépit de toutes les différences dues à des circonstances spéciales, à des coutumes et à des costumes, découvrir partout la même humanité. Cet élément identique, qui est permanent à travers tous les changements, est dû aux qualités fondamentales du cœur humain — beaucoup de mauvaises et peu de bonnes. La devise de l’histoire devrait être : Eadem sed aliter ».
L’histoire indienne, comme la philosophie et l’art, faisait partie de la religion. De même que l’art avait pour but de montrer la relation entre l’univers matériel et l’univers spirituel, de même l’histoire indienne se rapportait davantage à l’effet des éléments humains sur la conduite de l’homme qu’au récit des événements et des actions eux-mêmes. L’histoire de l’Inde ressemblait à un guide spirituel et un livre de textes moraux, et non pas à un catalogue des événements passés. Chaque jour, quelque part dans le monde, un sage peut mourir — le jour de sa mort est de peu d’importance; la façon dont il a vécu et l’essence de son enseignement, voilà ce qui importe dans l’étude de l’évolution du monde. L’histoire ne tendait pas à révéler les événements eux-mêmes, mais plutôt les mobiles de l’action. Le principal but de l’historien était non pas de rapporter un fait historique, mais d’apporter sa contribution à la littérature esthétique.
Les sages indiens avaient en fait une conception du progrès et du déclin historique et un critère pour juger la civilisation. A leur point de vue, l’âge d’or dans l’histoire de l’humanité est la période pendant laquelle toutes les vertus morales et spirituelles sont bien établies et reconnues universellement. En Inde, chaque cycle, comparable aux âges de la tradition gréco-romaine, est divisé en quatre périodes; il était décrit comme « a vache de l’ordre éthique, fermement campée sur ses quatre pattes ». L’idée indienne de plénitude est associée au nombre 4. Il y eut des périodes inférieures : l’âge d’argent, de bronze, de fer, pendant lesquelles la vache boitait — sur trois, puis sur deux, et enfin sur une seule patte. Ces âges étaient des périodes de civilisation inférieure, quelles qu’aient pu être les réalisations dans d’autres domaines. Pour l’Indien, la grandeur des nations ne consistait pas dans les royaumes qu’elles possédaient ni dans la richesse qu’elles accumulaient, ni dans les progrès scientifiques qu’elles réalisaient, mais dans le degré de justice et d’honnêteté dont elles se réclamaient. Ces sages enseignaient à juger l’homme sur des critères moraux ou spirituels et non pas matériels. La vie du Mahatma Gandhi en est un exemple frappant — de même que celle de sages et de saints, qui doit servir de guide. La roue de la vie et de la mort est à la fois un lieu commun de conversation populaire et un thème fondamental de la philosophie indienne — des mythes, des symboles, de la religion, de la politique et des arts. Il s’applique à l’individu aussi bien qu’à l’histoire de la société. Ainsi, pour l’esprit hindou, l’histoire avait un contenu universel, dans lequel le fait et la tradition faisaient seulement partie d’une plus grande histoire comprenant le drame de la création. Un compte rendu d’événements, basé sur la chronologie, ne pouvait guère satisfaire un tel point de vue historique.
Il y a une tradition indienne d’une philosophie éternelle, d’une sagesse infinie, révélée, et re-révélée, perdue, retrouvée à travers le déroulement des siècles. La conception de cycles et de périodes n’était pas inconnue des Grecs, qui considéraient « l’histoire de l’univers comme un processus dans lequel chaque événement réapparaissait périodiquement, si bien que rien de nouveau n’arrivait jamais ». Ceci est précisément l’idée de temps que souligne la mythologie et la vie hindoue. Le Dr. Heas croit que ce fut Saint-Augustin qui le premier introduisit la conception moderne de l’évolution du temps. Selon lui, la vie humaine était un phénomène unique qui ne se répétait pas, avait une histoire individuelle dans laquelle tout ce qui arrivait était nouveau et n’avait jamais existé auparavant. L’Inde pense au temps, à elle-même, en termes astronomiques et biologiques. « Le dernier devient vieux, le premier est vieux, et par conséquent éternellement jeune. » L’esprit occidental croit en des événements historiques uniques et qui font une époque. Pour l’esprit indien, si la même œuvre est représentée indéfiniment, l’intérêt historique devient simplement une curiosité inutile. Si l’on considère l’intrigue et les mobiles des acteurs qui changent sans cesse, l’on découvre la vanité de l’effort anarchique que nous appelons l’histoire — les peuples, les nations, l’humanité sont les agents de l’histoire et les sujets de l’historiographe; leurs actions, déclarent les Indiens, sont considérées comme futiles et condamnées à la destruction. La réalité qui existe dans ce monde réside dans l’individu, non en tant que lien et membre du processus historique, mais en lui en tant que tel. Il y a un autre processus auquel l’individu participe et où son destin se forge — c’est le processus de la réincarnation. Tandis que l’histoire concerne essentiellement les groupes, le sujet de ce processus est l’individu. Ici, sur le chemin mouvant du salut, l’individu vit sa propre histoire et devant la solennité de ce chemin vers l’éternité, l’histoire, au sens commun du mot, cesse d’exister. Mais deux individus ne partagent pas le même destin dans leurs errements à travers les vies interminables.
L’Inde ne s’intéresse pas à l’histoire du monde, mais aux histoires spécifiques des individus. C’est ce processus interne, et non la suite des événements dans le monde extérieur, qui constitue la véritable histoire de l’individu. Dans ce processus, l’individu n’est pas le représentant des conditions sociales ni le produit d’influences historiques. Ici les circonstances de la naissance et de la vie sont ordonnées à l’avance, déterminées par le karma, acquises et accumulées par lui dans ses existences passées. La vie du karma s’exprime à la fois à travers l’hérédité et le choix personnel. L’Inde éprouve un profond intérêt pour le temps et un vif sentiment de cette notion. Elle est profondément préoccupée par l’aspect de la non-permanence des choses. Ainsi naquit une philosophie de l’histoire qui n’attache aucune signification aux actes et au destin de l’humanité, car il existe des mondes illimités dans lesquels un être rationnel peut travailler à son propre salut. Aussi une conception abstraite du temps ne se développe jamais, n’a jamais une existence propre dans la pensée philosophique ou scientifique. L’Inde a une aversion fondamentale pour les abstractions d’un caractère purement spéculatif qui constituent la vie et l’essence de la philosophie occidentale. L’esprit indien lutte pour éviter la décomposition de la connaissance en éléments de nature purement théorique. Il essaie de maintenir cette connaissance dans les limites des besoins clairement spirituels et matériels de l’homme.
En Inde, l’image du monde est double. L’une est le départ et le retour à un état « sans temps »; l’autre est le temps de l’individu qui poursuit le chemin du karma. Le premier cycle sans fin remplit l’homme de crainte et de désolation; le second procure à l’homme la libération. Ainsi l’homme, pris dans les rets de l’existence, peut par ses efforts ici-bas (la grâce divine pouvant intervenir) se libérer… il peut conquérir le temps et le dépasser. Il vit hors du temps. Un tel homme est libéré. L’esprit hindou apprend à reconnaître le divin, la sphère impersonnelle de l’éternité qui se meut indéfiniment à travers le temps. Il apprend aussi à estimer les sphères imparfaites des devoirs et des plaisirs de l’existence de l’homme, qui sont réels et essentiels pour l’être vivant. Le philosophe Collingwood en vint à ce que Mahadevan appelle « l’interprétation spirituelle de l’histoire » quand il déclara que l’histoire était une tentative d’étude du moi et le temps un accident de l’histoire. Le processus temps — Mahadevan se cite lui-même — n’est pas essentiel à l’histoire. Ce qui est important est l’étude du moi, ou de permettre à l’esprit de transcender le temps.
Une telle conception se rapproche de la conception indienne — le but de l’histoire, selon Radhakrishnan, est de nous aider à fixer notre attention sur les valeurs essentielles et nous empêcher de nous perdre dans le temporaire et le momentané. Le but, en langage mythologique, est d’amener l’âge d’or — car l’âge d’or n’était pas hier, ne sera pas demain. Il est là maintenant. C’est l’état éternel du moi ou de l’esprit. Les Indiens croient que les grands sages et les saints font l’histoire — non pour eux-mêmes mais pour l’humanité. Cela est implicite dans la doctrine de l’Avatara, l’incarnation de Dieu, et signifie que le divin s’incarne dans l’homme pour restaurer l’harmonie du monde. Le but de l’histoire est de diviniser ou spiritualiser l’existence et ainsi de réaliser la liberté parfaite, totale et indivisible.
Selon les termes de Radhakrishnan, « l’histoire tout entière de l’humanité est un effort continu pour se libérer. Les grands hommes nous révèlent les possibilités divines de la nature humaine et nous donnent le courage d’être nous-mêmes ».
Si nous enseignons l’histoire comme elle est enseignée, selon des données nationales, en insistant seulement sur les réalisations du pays, alors l’histoire, pour utiliser le mot de Henry Ford, est « inutile ». En enseignant l’histoire, il faut découvrir le visage de l’homme. Il faut apprendre à reconnaître les traits de Dieu dans tous les merveilleux aspects du visage de l’homme. L’historien moderne, comme le héros, doit enseigner à l’étudiant à découvrir, dans les différents siècles et climats, l’esprit de l’homme luttant pour être libre.