(Revue Teilhard de Chardin. No 24-25 Novembre 1965)
Dans la recherche scientifique, les démarches de la pensée sont, à bien des titres, intéressantes.
L’homme cultivé, voyant l’importance grandissante, parfois presque importune des sciences dans le monde moderne, aimerait comprendre comment s’élaborent, à l’origine, les instruments de son confort ou de son tourment. Et le chercheur scientifique lui-même, interrompant parfois le jeu, qui est sien, s’interroge sur les règles de ce jeu, ou pour mieux dire sur la manière dont il le joue.
Un mot savant, forgé heureusement dans la langue d’Homère, l’épistémologie, désigne cette étude de la science. Elle a donné lieu à de nombreux travaux.
Nous voudrions nous inspirer de certaines tendances profondes des sciences, envisager leurs structures et chercher des liaisons possibles entre elles. Nous proposerons ensuite quelques observations.
S’il est un point sur lequel savants et chercheurs sont d’accord, où leurs témoignages concordent, c’est le point que Pierre de Béthune en 1952, a si bien exprimé en cette phrase lapidaire : « L’acte essentiel de la recherche scientifique est la découverte, généralement soudaine, d’une relation imprévue entre des faits qui paraissaient indépendants. » Vers la même époque, Bouligand consacrait une chronique à « l’acte de liaison et sa portée ».
Plus généralement toute découverte scientifique, grande ou petite, suppose obtenus et acquis antérieurement, non seulement un résultat, mais plusieurs.
Ainsi la théorie de l’électrodynamique, édifiée en quelques semaines par Ampère, impliquait non seulement l’expérience d’Œrsted sur l’aiguille aimantée, mais aussi la connaissance des mathématiques et, par l’expérience d’Œrsted, celle de l’électricité statique et du magnétisme, dont les débuts remontaient à l’Antiquité grecque.
Plus on regarde dans le temps, plus on s’aperçoit que les antécédents d’un acte de liaison, si unique et si instantané celui-ci puisse-t-il paraître, sont nombreux, et remontent loin, comme le font les ancêtres d’un être vivant.
Cette comparaison entre la recherche scientifique et l’être vivant est-elle simple figure de rhétorique ? Ou bien, la ressemblance est-elle plus profonde, naturelle, génétique ? C’était l’une des idées de Teilhard de Chardin que la nature peut, par comparaison, nous renseigner sur l’homme, comme l’homme peut nous renseigner sur la nature.
Les antécédents d’une découverte convergent vers cette découverte, comme les ancêtres convergent vers leurs descendants.
Cette ressemblance, vraie pour leur passé, est vraie aussi pour leur avenir : comme l’être vivant, la recherche ou la découverte sont non seulement le point où ont convergé une multitude d’antécédents ; elles sont aussi celui d’où divergeront des épanouissements futurs.
Ce double mouvement de la recherche, convergent d’abord, divergent ensuite, a été clairement vu et défini par J. D. Bernal, en 1959. L’image de l’arbre généalogique la précise. Entre deux ramifications en sens inverse, la découverte est comme le collet de l’arbre entre les branches et les racines, ou comme l’être humain entre le faisceau de ses ascendants, et celui de ses descendants.
Prise dans son ensemble la science résulte bien entendu d’un grand nombre de telles découvertes, dont les antécédents, comme les conséquences, se recoupent, tout comme dans la forêt des arbres généalogiques, les branches des différents troncs s’entrelacent par les mariages.
La population des recherches scientifiques, comme celle des hommes, apparaît, en fin de compte comme un réseau, ainsi que l’a noté Bernal. Dés lors tout l’art, dans la recherche, consiste à se placer dans un bon nœud du réseau. Le bon nœud est celui qui donnera, dans l’avenir, un arbre florissant et riche de fruits. A quoi le reconnaître ? A ce qu’il est probablement celui qui, dans le passé, a eu un chevelu de racines abondant, ou du moins vigoureux et varié.
On voit ici tout l’intérêt qu’il y a, à ce que le chercheur scientifique soit bien formé, et bien informé ; toute l’importance de l’enseignement et des centres d’information.
Ces connaissances sûres et efficaces qui lui viennent du passé et d’autrui, le chercheur devra les assimiler, les intégrer dans son présent, les faire siennes. Ce qui était social et extérieur deviendra pour lui personnel et intérieur. Comment et par quel mécanisme, et à l’aide de quelle forme de structure ? C’est ce que nous allons nous demander, en examinant de plus près, le fonctionnement des cerveaux humains, en face de la nature.
Parmi les lois naturelles quantitatives, beaucoup ont une forme logarithmique. Par exemple, dans la décomposition radioactive, le nombre des atomes encore intacts est divisé par deux, chaque fois que s’est écoulé un certain intervalle de temps, toujours le même d’ailleurs.
Si dans un morceau de bois carbonisé datant de la préhistoire, il y a eu 160 atomes de Carbone 14 à l’origine, il n’y en a plus que 80, moitié moins, au bout de 5.568 ans ; 40 au bout de 11.136 ans ; 20 au bout de 16.704 ans ; 10 au bout de 22.272 ans… et ainsi de suite. Le nombre des atomes indemnes a diminué en progression géométrique quand le temps augmentait en progression arithmétique. Ou, si l’on préfère, chaque fois que le temps a été augmenté d’une même durée — ici 5.568 ans — le nombre d’atomes de Carbone 14 a été divisé par un même nombre — ici deux. Addition (ou soustraction) d’un côté, division (ou multiplication) de l’autre : c’est la définition d’une loi logarithmique.
De telles lois sont très fréquentes dans la nature, infiniment plus fréquentes qu’on pourrait le croire. Ainsi l’intensité de nombreuses réactions chimiques, de la respiration, de l’assimilation chlorophyllienne, est multipliée par deux, chaque fois que la température s’élève de 9° environ ; en montagne, le nombre d’espèces d’oiseaux ou de batraciens, ou de lichens, est divisé par deux chaque fois qu’on s’élève de six cents mètres, en moyenne. Les exemples abondent (Cailleux 1961) ; on n’a que l’embarras du choix.
Mais s’il est vrai qu’il s’agit là de lois de la nature, il est aussi évident que c’est avec notre esprit et avec notre système nerveux que nous avons réussi à en prendre connaissance. Ainsi, entre la nature et notre esprit, ou nos circuits nerveux, il y a adaptation. Il est donc possible qu’il existe, dans nos circuits nerveux ou dans l’arrangement de nos cellules nerveuses, quelque chose qui soit comme dans la nature, en progression géométrique.
La physiologie des sensations apporte, dans ce sens, des présomptions encore plus fortes. Tout à fait classique est, depuis plus d’un siècle, la loi découverte par Weber, puis vérifiée par Fechner pour toutes les sensations mesurables, comme celles de poids, d’intensité lumineuse, de hauteur ou d’intensité de son : la sensation croît comme le logarithme de l’excitation. Autrement dit, pour avoir des sensations en gradation arithmétique régulière, comme la suite, 1, 2, 3, 4, 5, il faut des excitations en progression géométrique 1, 2, 4, 8, 16.
Cette loi est si vraie que les grandeurs des étoiles, jadis définies par l’impression qu’elles procurent à l’œil, se sont avérées, quand on a pu mesurer leurs intensités lumineuses, proportionnelles non à ces intensités elles-mêmes, mais à leurs logarithmes. Et sans aller si loin, la gamme chère aux musiciens obéit à une loi du même genre, chaque octave étant l’intervalle qui double la fréquence du son, quelle qu’ait été cette fréquence au départ.
Depuis Weber et Fechner, nos connaissances sur la structure des organes des sens, se sont approfondies et affinées ; elles sont descendues à l’échelle des cellules, et des parties de cellules. Nous savons qu’à cette dimension très ténue, les sensations sont reçues par des organites (ou petits organes) récepteurs, puis transmises par des fibres nerveuses et orientées ou bifurquées de loin en loin par des cellules jouant un rôle de plot ou de relais ; le tout rappelle un réseau de téléphone, ou de calculatrice électronique.
Sur le plan de l’individu, nous pouvons joindre à cette notion de réseau nerveux celle de loi logarithmique de Weber-Fechner, et conclure : dans l’agencement de notre système nerveux, dans l’arrangement réciproque de ses cellules et de ses fibres, dans leur mode de liaison en un réseau, il existe une forme, ou une structure, capable le cas échéant, — et au moins dans le cas des sensations — de déceler des progressions géométriques. L’explication la plus probable est que dans cette forme, ou dans cette structure, matériellement, quelque chose est en progression géométrique, ou découle d’une telle progression.
Peut-être trouverait-on dans cette hypothèse, une partie de l’explication d’une autre catégorie de faits en apparence très éloignée et aussi déroutants que bien établis : le cas des calculateurs prodiges. Présentés devant des académies, en dehors de toute supercherie possible, leur authenticité attestée par des hommes comme Cauchy ou Lebesgue, ne fait aucun doute.
Citons deux exemples.
Il est demandé à Vinckler de décomposer en quatre carrés un nombre de 5 chiffres. Au bout de 3 minutes, il donne plusieurs solutions justes. Présent à cette séance, le mathématicien Lebesgue avoue que ce calcul lui aurait demandé 15 jours d’effort.
A Inaudi, on posa le problème suivant : « J’ai quatre-vingt six ans moins vingt jours. Combien ai-je d’heures. » Réponse instantanée : 753.396.
Les observations faites sur ces calculateurs, leur témoignages contrôlés et leur biographie, montrent que leur aptitude extraordinaire apparaît très tôt, vers l’âge de 12 ans ; elle est purement mécanique (Inaudi ne savait au début ni lire, ni écrire) ; elle peut s’allier à des dons intellectuels, comme ce fut le cas chez le mathématicien Euler, mais souvent aussi elle apparaît chez des esprits moyens ou même médiocres, comme fut Mondeux.
De Mondeux, on a pu écrire qu’il était « une machine à calculer merveilleusement organisée ».
En 1880, on disait cela par métaphore. Mais aujourd’hui ? Pour une aptitude non vraiment intellectuelle, mais quasi automatique, et néanmoins mentale, ne peut-on imaginer une structure nerveuse, ou quelque chose dans une structure nerveuse qui rappellerait un peu nos règles à calcul, ou nos machines à calculer, et qui ait, comme elles, une disposition logarithmique ? En tout cas, si une telle disposition existe dans notre système cérébral, d’une façon ou d’une autre, elle peut faciliter le calcul mental, et elle expliquerait bien les caractères que presque tous les calculateurs prodiges lui reconnaissent : son apparence d’automatisme, ou de spontanéité.
Ainsi trois ordres de faits bien différents — l’adaptation générale à la nature, la loi de Weber-Fechner et les dons des calculateurs prodiges — convergent vers la même conclusion. Il y aurait, dans la structure de notre système nerveux, quelque chose de logarithmique.
Ne nous dissimulons pas ce que cette hypothèse a de choquant pour certains. Les psychologues épris de tradition craignent le mathématisable. Et pourtant, si celui-ci existait ? Il n’est d’ailleurs pas du tout exclusif dans notre pensée, car même s’il y a des automatismes dans le travail de notre cerveau (et personne ne songe à le contester), ces automatismes ne sont pas tout. La preuve en est le rôle des mots nécessaires même au calculateur-prodige, ne serait-ce que pour poser le problème, pour mettre en route le circuit. Sur le réseau de notre cerveau, les mots sont placés en des sortes de passages ou de points de riposte. Ils jouent des rôles de relais, d’aiguillage ou de réflexe ; ils peuvent ouvrir la voie à d’autres circuits, ou renvoyer ; ils peuvent parfois faire dévier, diriger là où il ne faudrait pas. Ils peuvent ouvrir ou fermer. Ce sont comme des plots sous un manipulateur à plusieurs entrées, ou comme la main sur ce manipulateur. Ainsi notre vue d’une disposition logarithmique, dans le système nerveux, n’est pas exclusive et doit être soigneusement nuancée.
Mais il est bien probable qu’elle existe, au moins dans certains territoires. Cette disposition géométrique, si remarquable, comment a-t-elle pu s’organiser ? Après coup ?
Pour qui a vu au microscope, dans une coupe de cerveau, la ténuité des synapses, (ces points d’articulation entre l’extrémité d’une fibre et le petit prolongement de la cellule nerveuse voisine) et l’enchevêtrement des fibres et des cellules, si compliqué que notre œil a du mal à s’y retrouver, une organisation qui se ferait par après, dans un tel dédale, parait bien improbable. Par contre tout s’éclaire si on l’imagine instaurée à l’origine, par suite de filiation. Nos cellules nerveuses, au nombre de plusieurs milliards, se sont formées par division, les unes à partir des autres, et très tôt d’ailleurs, au cours de la vie embryonnaire, puisqu’il semble bien qu’à la naissance du petit d’homme, le nombre en soit définitivement fixé, au moins dans le cerveau et les autres centres nerveux.
Or, la marche des divisions cellulaires est bien connue dans son principe : une cellule se divise d’abord en deux ; puis chacune des deux cellules nouvelles-nées se divise à son tour en deux autres ; et ainsi de suite. De sorte qu’on a successivement une cellule, puis deux, puis quatre, huit, seize, trente-deux… c’est-à-dire justement une progression géométrique.
On sait d’autre part que les cellules nerveuses sont réunies les unes aux autres par des prolongements ou fibres, qui conduisent l’influx de l’une à l’autre. Il est raisonnable de penser que ces liaisons ont eu tendance, du moins dans certains territoires, à s’établir de préférence dès l’origine et de proche en proche entre cellules d’une même lignée, c’est-à-dire d’un même rameau généalogique, ou d’une même filiation.
Il suffit que cette régularité des divisions cellulaires, et cette conformité de leurs liaisons actuelles avec les parentages d’origine, aient prévalu dans certaines régions ou dans certains dispositifs, pour qu’il y existe naturellement une disposition en progression géométrique, et une aptitude à réagir suivant ce genre de progression. On peut d’ailleurs imaginer plusieurs foyers de ce genre, les uns dans le cerveau, les autres, peut-être dans certains organes des sens. Bien entendu, des liaisons latérales, ont pu s’établir ailleurs, ou ailleurs encore des liaisons de filiation ont pu se casser ; en tous cas, d’autres territoires de notre système nerveux, ceux de la pensée raisonnante entre autres, n’ont probablement pas en fait un dispositif aussi mécanique ni aussi rigoureux dans ses bifurcations.
Les progressions géométriques, — les mathématiciens nous l’apprennent, — peuvent avoir plusieurs raisons ou bases. Nos tables de logarithme habituelles sont à base dix. La raison des divisions cellulaires est typiquement de deux ; si, par exception, on s’en écarte, c’est dans les cellules anormales ou malades, comme les cellules cancéreuses où les divisions se font souvent par trois ou plus. Or la raison deux, qui est celle des lignées de cellules saines, se retrouve dans un domaine en apparence très éloigné : elle est la plus commode et la plus favorable pour les machines à calculer électroniques.
L’expérience l’a montré. Il y a là une heureuse coïncidence entre les voies de la nature et celles découvertes par l’ingéniosité de l’homme.
Dans les rapprochements un peu déconcertants à première vue, que nous venons d’esquisser, entre des faits d’ordres très divers, il nous paraît bon de distinguer trois lots. L’un d’entre eux, le dernier, relatif à la raison deux est un détail, peut-être une simple coïncidence. Le premier, la ressemblance entre le développement de la recherche scientifique et un arbre généalogique, avec ses racines, est surtout une image, mais qui a l’avantage d’être suggestive.
Le troisième groupe de faits invite davantage à la réflexion. Il essaie de lier entre eux les lois logarithmiques naturelles, la loi de Weber-Fechner relative aux sensations, le cas des calculateurs prodiges et le mode même de division des cellules, et en particulier des cellules nerveuses, en progression géométrique. Il est le plus précis dans son énoncé. Il est fondé sur les faits les plus variés et, pour certains, les mieux établis. Il fait appel, en dernière analyse, à la notion de filiation, qui a tant d’importance dans la biologie moderne: si nous comprenons si bien le monde, c’est parce que nos cellules, et entre autres, nos cellules nerveuses se sont formées, sont nées suivant ses lois. Et si maintenant nous remontons dans le cours du temps, et dans l’hypothèse de l’évolution, au-delà des premiers hommes pensants, au-delà des premiers êtres vivants dont ils dérivent, et ainsi jusqu’aux toutes premières molécules, nous sommes conduits à imaginer, à partir de celles-ci, un déroulement évolutif du genre suivant :
Au début, sur la planète Terre « jeune encore, et vierge de désastres », qu’a chantée le poète, des molécules s’agitent ; elles obéissent à des lois logarithmiques, par exemple, à la loi de Laplace, sur la pression atmosphérique.
Puis des molécules organiques se groupent, et se multiplient. Des êtres vivants primitifs apparaissent : ils obéissent à des lois logarithmiques. Des cellules se divisent : en progression géométrique.
Des animaux se différencient, des systèmes nerveux s’organisent, des lignées de cellules s’y multiplient, en progression géométrique, au moins par endroits. Les sensations qui en résultent, chez les animaux supérieurs et chez l’homme, suivent la même loi.
Et quand, le moment venu, l’état de nos sociétés et de nos civilisations humaines et leur acquis le permettent, nous appliquons nous-mêmes, à la connaissance du monde, ce système nerveux et ce jeu de cellules et de fibres, issus de lui et suivant ses propres lois. Quoi d’étonnant si nous le comprenons ?
Nous rejoignons ici une perspective éminemment teilhardienne.
Et, si le mot loi parait à certains un peu déplacé, disons familièrement qu’il s’agit de règles de jeu, ou d’habitudes de jeu.
Cette hypothèse sur la connaissance pourrait être appelée : connaissance par filiation. Nous l’avons exposée ici à propos de la recherche scientifique, sur le plan de la nature, en termes de matière et de nombres. Mais sur le plan surnaturel, l’idée d’une connaissance par filiation, à partir d’un Dieu qui est un père, n’est-elle pas aussi éminemment acceptable pour un chrétien ?
BERNAL J. D. (1959) Science et Planification, Le Monde Scientifique, t. III, No 5, p. 2-5 Londres.
BETHUNE P. (de) (1952) La science et les humanités. Les études classiques. t. 20 ; No 2-3 — Namur.
BOULIGAND, G. (1953) L’acte de liaison et sa portée. Revue Générale des Sciences, t. 60 ; No 5-6, p. 129-134 — Paris.
CAILLEUX, A. (1953) Biogéographie mondiale, 128 p., 18 fig. Coll. « Que sais-je ? » No 590 — Paris. Trente millions de siècles de vie. 320 p., 23 fig., 16 pl. — Paris.