Rémy Chauvin
L'Homme et le Cosmos dans une genèse commune

Il y a actuellement deux possibilités dans la manière de considérer l’homme et le cosmos. Elles sont à peu près équivalentes. « La première est de considérer l’extrême petitesse de l’homme sur le plan de la mesure et il est certain que l’homme en face d’une galaxie n’est pas très gros… Mais il est gros par rapport à l’atome… en sorte que l’on a pu dire que l’homme constitue un moyen terme entre le plus petit et le plus grand. » Dans ces conditions, certains esprits peuvent être tentés de croire que la vie humaine est bien puérile et bien passagère et « qu’un beau jour, avec l’égalisation de l’entropie, elle disparaîtra définitivement et que tout sera comme si l’homme n’avait jamais existé ». On peut avec autant de droit concevoir, comme le faisait le Père Teilhard, qu’il n’y a pas deux infinis seulement, mais un troisième, celui de l’infiniment complexe l’Homme. « L’Homme dont le cerveau mystérieux a en quelque sorte créé le cosmos en le mesurant, en l’organisant, en le rendant conscient. »

(Revue Teilhard de Chardin. No 67-68. Novembre 1976)

Résumé de conférence et commentaires

D’emblée le savant fait connaître sa position en définissant d’une part l’importance de la science et d’autre part sa relativité. Il remarquera tout d’abord que notre conception du monde est très avancée. Mais nous savons aussi que cette conception ne sera probablement pas la même dès le XXIe siècle. Plusieurs signes de révolution imminente se font sentir dans différentes disciplines et font prévoir un bouleversement profond des notions que nous croyons les mieux établies.

« Des conceptions du monde, il y en a eu beaucoup. Il y a eu celles du monde antique, avec très curieusement la notion d’un destin inexorable que nous appellerions aujourd’hui un déterminisme. » En fait, c’était aussi l’idée d’un monde assez amical et rassurant. « Les bois étaient peuplés de dryades et de nymphes. » Et puis est venu « un monde habité de divinités intervenant un peu à tort et à travers dans la vie de l’homme ». « Finalement la science est apparue vidant définitivement les bois, les champs et même les cieux », et « réduisant l’homme à un état de faiblesse en face d’un Cosmos étouffant ».

Cette dernière conception est d’ailleurs désormais largement dépassée.

Il y a actuellement deux possibilités dans la manière de considérer l’homme et le cosmos. Elles sont à peu près équivalentes. « La première est de considérer l’extrême petitesse de l’homme sur le plan de la mesure et il est certain que l’homme en face d’une galaxie n’est pas très gros… Mais il est gros par rapport à l’atome… en sorte que l’on a pu dire que l’homme constitue un moyen terme entre le plus petit et le plus grand. » Dans ces conditions, certains esprits peuvent être tentés de croire que la vie humaine est bien puérile et bien passagère et « qu’un beau jour, avec l’égalisation de l’entropie, elle disparaîtra définitivement et que tout sera comme si l’homme n’avait jamais existé ».

On peut avec autant de droit concevoir, comme le faisait le Père Teilhard, qu’il n’y a pas deux infinis seulement, mais un troisième, celui de l’infiniment complexe l’Homme. « L’Homme dont le cerveau mystérieux a en quelque sorte créé le cosmos en le mesurant, en l’organisant, en le rendant conscient. »

« Il est possible que le phénomène intelligence ait une importance énorme. On peut le soutenir comme on peut soutenir exactement le contraire. »

Il y a des savants qui prétendent qu’il n’y a de valable que la connaissance scientifique. « Ils anéantissent par conséquent toutes les philosophies et toutes les religions. Ils disent dans un second temps que nous sommes apparus par hasard, à la suite d’une conjonction fortuite des molécules et qu’un jour tout disparaîtra… » Comment sortir du balancement de ces deux hypothèses ? « On ne peut pas en sortir sans un voyage assez laborieux. »

Rémy Chauvin est un homme de science et satisfait de l’être. « Si j’avais dix vies, je les passerais dans les laboratoires » a-t-il écrit dans son livre Du Fond du Cœur.

Mais Bergson lui a appris la liberté intellectuelle : « Ne pas s’effrayer des assertions tranchantes des mandarins qui prétendent détenir la vérité. Savoir tourner autour d’un raisonnement, en comprenant d’abord pourquoi on l’émet… Et oublier ce préjugé occidental que la science ne peut s’appliquer qu’au matériel, dans le sens le plus étroit »… « Les physiciens des quanta ont depuis longtemps renoncé à une position aussi bornée. »

Le professeur Chauvin s’élève contre la très belle phrase de Laplace : Si un observateur connaissait à un certain moment les mouvements et positions de toutes les particules de l’univers, le passé, le présent et l’avenir seraient présents à ses yeux et rien ne pourrait échapper à ses déductions, phrase qu’il trouve contradictoire et absurde. « Si nous parlons d’une intelligence capable à un certain moment de réaliser la synthèse de toutes les vitesses et de toutes les positions de toutes les particules de l’univers, elle devrait poursuivre l’expérience jusqu’au bout. Mais pour commencer la physique des quanta nous interdit de connaître en même temps la vitesse et la position de toute particule.

» Mais laissons là la physique des quanta. Cette intelligence devrait être informée de tout ce qui se passe dans l’univers et cela à tout moment ou du moins à un certain moment, avec une vitesse d’information supérieure à celle de la lumière. La plupart des informations qui lui parviendraient de l’extrémité de l’univers seraient d’ailleurs périmées au moment où elles arriveraient à la dite intelligence, à moins de supposer des vitesses ultra-lumiques, ce qui ferait subir à la physique des distorsions vraiment trop grandes. »

Mais il y a un autre point curieux. « L’univers peut être fini ou infini. S’il est infini, l’intelligence capable d’enregistrer tous les mouvements et toutes les positions de toutes les particules de l’univers ne pourrait être que co-extensible à l’univers et cela ne pourrait être que l’intelligence infinie. Ce qui rappelle quelque chose ou Quelqu’Un… »

Pour le savant français, cette expérience de pensée ne tient pas en l’air du tout c’est-à-dire que même en pensée, l’hypothèse déterministe n’est guère possible.

Faut-il pour autant renoncer au déterminisme? « Pas du tout! Le déterminisme au point de vue méthodologique est essentiel. Mais il ne faut pas l’élever à la dimension d’une religion ou d’une foi aveugle. Personne ne peut dire si le déterminisme est universel ou non, s’il n’existe pas des phénomènes où le concept de cause ne joue pas autrement (indécidable). »

Revenant à la physique des quanta, le professeur Chauvin l’envisage non en physicien qu’il n’est pas mais en biologiste qu’il est. « Certaines de ses équations recèlent un contenu plutôt curieux. La physique des quanta parle de la place de l’observateur dans le phénomène et elle dit qu’il n’y a pas de phénomène sans observateur. » Il ne s’agit pas ici d’une banalité ainsi qu’un profane pourrait le penser.

Rémy Chauvin a demandé à son ami le physicien Costa de Beauregard :

— « Et avant l’apparition de l’homme? »

Il reçut la réponse :

— « Il devait y avoir une conscience cosmique diffuse afin de pouvoir conserver les phénomènes. »

Ici, pense Rémy Chauvin, nous sommes à la lettre dans la métaphysique. « L’image d’un univers où la conscience devient le phénomène le plus important qui soit, n’est pas celle qu’avait offerte la science du XIXe siècle… On arrive ainsi à des paradoxes extraordinaires. »

Le professeur Chauvin cite celui du chat de Schrödinger.

En appliquant la théorie des quanta, le physicien Schrödinger était arrivé à l’expérience suivante : « Supposons que j’enferme un chat dans une boîte et que je fasse jaillir à l’aide d’un mécanisme aléatoire une étincelle qui va foudroyer le chat ou ne pas le foudroyer suivant que le courant soit commuté dans un sens ou dans un autre ».

L’expérience réalisée, on peut se demander si le chat est mort ou bien vivant.

« Un physicien classique répondra : Ouvrez la boîte et vous le saurez !

» C’est parfaitement clair, mais supposons que je n’ouvre pas la boîte?

» Pour le physicien des quanta, il y a paradoxe. C’est l’observateur qui crée le phénomène. S’il n’ouvre pas la boîte, le chat est-il mort ou non, ou encore dans un état intermédiaire, entre la vie et la mort, ce qui est difficile à concevoir même lorsqu’il s’agit d’un chat qui est capable de tout ! »

L’expérience a été réalisée, rapporte le professeur Chauvin, dans les laboratoires de parapsychologie chez le professeur Rhine, aux États-Unis. Elle a donné un résultat complètement inattendu.

« On a mis un chat dans une boîte réfrigérée avec une lampe à infrarouge sous laquelle il pouvait se réchauffer de temps en temps. La lampe s’allumait alternativement ou s’éteignait suivant qu’un générateur aléatoire, appareil courant en physique, envoyait du courant dans la lampe ou l’envoyait dans une lampe témoin à l’extérieur de la boîte. »

Qu’advint-il?

« L’enregistrement du phénomène a montré que le chat quand il est dans la boîte, obtient plus d’allumage de la lampe infrarouge qui le réchauffe qu’il ne devrait… On a pensé que le générateur aléatoire était détraqué. On a enlevé le chat. Et le générateur s’est comporté en honnête générateur qu’il était. On a remis alors le chat dans la boîte et à nouveau l’animal a obtenu plus d’impulsions calorifiques qu’il n’aurait dû ! »

Que s’est-il passé?

« La présence du chat a pour effet de détraquer le générateur aléatoire et de l’incliner dans le sens qui lui est favorable. »

Et le professeur Rémy Chauvin de conclure : « Pour les physiciens des quanta, l’expérience montrait que l’observateur était le chat. De telles expériences sortent évidemment de la science conventionnelle qui prétendait nous insérer dans des limites déterministes pour toujours. Il ne faut jamais dire pour toujours en science ! »

Venant à Jacques Monod et à son ouvrage Le Hasard et la Nécessité, Rémy Chauvin rappelle que le professeur fut l’un des fondateurs de la biologie moléculaire mais aussi l’un des représentants d’une très ancienne école déterministe et réductionniste.

« Dans son livre, Monod a donné l’image d’un cosmos où la vie était apparue tout à fait par hasard et où au bout d’improbabilités successives, l’homme avec le magnifique ordinateur qu’il a dans le cerveau à son tour avait fait son apparition par un concours fortuit de circonstances hasardeuses. (Ceci contrairement à la thèse de Teilhard pour qui la Matière serait une immense machine à fabriquer la vie. Contrairement aussi aux expériences de Pasteur sur la génération spontanée.)

» La critique du livre de Monod a été faite par les physiciens et par les astronomes. Les premiers ont souri à l’idée du hasard que se faisait Jacques Monod. Les seconds ont levé le sourcil à l’assertion que la vie n’était apparue que sur la terre. Pour l’astronome, en effet, il est grossièrement absurde de supposer que la terre a quoi que cela soit de particulier parmi les planètes et surtout que le soleil a quoi que cela soit de spécial parmi les innombrables étoiles qui même dans notre seule galaxie ont la même composition chimique et le même degré d’évolution. Il est certain qu’un grand nombre de planètes se promènent autour de chaque soleil, qu’il y en a dans notre galaxie, l’on ne sait combien de millions sans parler d’autres galaxies et qu’il est fou de supposer que si l’évolution est possible, elle ne soit reproduite qu’une seule fois sur la terre. »

Le professeur Rémy Chauvin s’élève contre le préjugé issu du vieil anthropocentrisme aggravé de géocentrisme. « Il serait impensable et absurde de supposer que notre soleil soit le seul à s’accompagner d’un cortège de planètes… Mais attention ! Lorsque vous aurez admis l’infinie pluralité des mondes, vous ne pourrez manquer d’en tirer des conclusions bouleversantes : d’abord, qu’il a dû surgir des millions ou des milliards d’humanités inférieures, égales, supérieures ou infiniment supérieures à la nôtre; plus jeunes, du même âge, ou énormément plus vieilles que la nôtre; moins civilisées, aussi civilisées ou immensément plus civilisées que la nôtre ».

Ainsi donc nous ne sommes pas seuls; et certains hommes de science en sont si convaincus qu’ils tentent d’établir une méthode de communication interstellaire. « Le Père Teilhard considérait que la rencontre des Autres, ces Autres qui ne peuvent pas ne pas être là, constituerait la plus grande aventure de l’humanité depuis la venue du Christ. »

Au-delà du hasard et de la nécessité, le professeur Chauvin revient à l’expérience de Stanley Miller, à la suite de laquelle une nouvelle ère de la biochimie s’ouvrit, celle de la biogenèse. « Les conséquences philosophiques de la découverte de Miller sont incalculables. Il semble que la synthèse des premiers éléments de la vie, des protéines et même des nucléotides c’est-à-dire des corps qui constitueront l’ADN et l’ARN, soit relativement facile sous l’influence d’agents simples comme la décharge électrique. Que la matière ne demande pas mieux que de fabriquer la vie dès qu’elle le peut. »

Dès lors que de conceptions à revoir… L’aventure de la science vient à peine de commencer.

Quant à l’univers, «  il est non seulement plus étonnant que tout ce qu’il est possible d’imaginer, mais plus que tout ce que l’homme d’aujourd’hui est capable d’imaginer. Il n’est pas clos. Il est comme le disait Teilhard, grouillant de vie. Nous ne pouvons pas être seuls. C’est absurde du point de vue astronomique et du point de vue chimique ». « Et il existe plusieurs façons légitimes de considérer le cosmos, sans doute une infinité. »

L’intelligence a cherché depuis la nuit des temps à ouvrir des portes « même sur l’ailleurs ». La route est longue ? C’est pourquoi il convient de se mettre en route le plus tôt possible. Les hommes peuvent marcher seuls « car ils sont accompagnés du Frère Infini ».

Quelques réflexions sur l’exposé de Rémy Chauvin par Didier de Fontaine.

A la suite de l’exposé très brillant du professeur Chauvin, quelques remarques s’imposent à moi.

Je prends d’abord l’expérience du « chat de Schrödinger » expérience-pensée que décrit le conférencier, mais dont il tire des conclusions qui ne me paraissent pas justifiées. Il est important de remarquer que la réalisation de cette expérience ne nous apprendrait rien, le résultat pratique étant banal. Schrödinger, en posant le problème, a simplement voulu tenter de démontrer l’absurde d’une certaine interprétation de la mécanique quantique, à savoir « l’interprétation de Copenhague », c’est-à-dire l’interprétation probabiliste de Bohr, Born, Heisenberg et d’autres, à laquelle Schrödinger, avec Einstein, ne voulait pas souscrire complètement. Dans le cas de l’expérience de Schrödinger, cette interprétation conduit à supposer qu’avant que l’observateur ne constate le résultat de l’expérience, le chat dans sa boîte doit être considéré à la fois comme vivant et comme mort. Ceci ne heurte le sens commun qu’en apparence seulement : les équations de la mécanique quantique ne tendent pas à décrire ce qui est, mais seulement ce qui est mesuré à la suite d’une expérience bien déterminée. La physique en général, d’ailleurs, s’adresse à des problèmes de mesure, non à des problèmes ontologiques. L’observateur conscient intervient dès lors de façon essentielle dans la mesure des phénomènes, mais sa présence n’est nullement nécessaire au déroulement de ceux-ci. Ainsi, l’interprétation des équations de la mécanique quantique qui conduirait à postuler une « conscience universelle », comme le fait, paraît-il, Costa de Beauregard, me paraît gratuite, et susceptible de brouiller les esprits sans apporter de contribution positive à la connaissance du réel.

Rémy Chauvin dit ensuite que l’expérience de Schrödinger fut réalisée à l’université Duke en Caroline du Nord (U.S.A.). Mais l’expérience de Duke, telle que l’a décrite R. Chauvin, ressemble à celle de Schrödinger seulement par l’usage d’un dispositif aléatoire et d’un chat ! Dans son but, et surtout dans ses conclusions, cette expérience me parait en opposition avec celle de Schrödinger : si les résultats de l’expérience de Duke sont corrects, alors toute la physique du XXe siècle doit être abandonnée… En effet, si l’expérience a été effectuée et rapportée correctement, l’on est conduit à la notion de conscience (celle du chat) ayant une influence directe sur un mécanisme aléatoire et ce par des moyens mystérieux qui n’ont aucune place dans les théories modernes, et qui s’y opposent d’ailleurs formellement. La physique moderne n’admet pas d’interactions extrasensorielles. Elle dit seulement que l’influence matérielle de l’observateur ne peut être éliminée lors d’une mesure d’une grandeur physique. Le professeur Chauvin laisse entendre qu’une conscience « en prise directe » sur le monde matériel découle en quelque sorte des équations de la physique moderne. Cela est à mes yeux faux.

Mais faut-il revoir la physique de fond en comble à cause des expériences de Duke ? Un tel chambardement, une telle remise en question de toutes les sciences positives ne peut être envisagé que si les résultats des expériences sont au-dessus de tout soupçon.

Or, que nous dit-on des détails de l’expérience ? Peu de choses sinon que l’expérience n’a pu être répétée parce que le chat refusait de s’y prêter une seconde fois !… Que sait-on d’autre part du groupe de Duke ? Que son fondateur, le professeur Rhine, effectuait des expériences à ce point insuffisamment contrôlées qu’aucune d’entre elles ne put être retenue par un scientifique sérieux, et que d’autre part le dernier en date des directeurs du centre de Duke a dû démissionner après s’être rendu coupable de fraude dans la réalisation de certaines expériences parapsychologiques. Un homme prudent rejetterait donc l’expérience du « chat de Duke » jusqu’à nouvel ordre…

J’ai par contre fort goûté l’interprétation que donna le professeur Chauvin de l’expérience de Laplace. Le conférencier a montré très correctement, que l’expérience était strictement irréalisable. En particulier, un univers infini exigerait, pour l’appréhender à la manière de Laplace, une intelligence infinie. Rémy Chauvin ne dit pas ce qui se passerait dans le cas d’un univers fini, mais le même type de conclusion s’impose : l’intelligence en question aurait besoin d’un cerveau contenant au moins autant de neurones ou cellules que l’univers contient de particules élémentaires. Il faudrait donc postuler un second univers, encore plus vaste que le premier, et ainsi de suite… De plus, l’expérience de Laplace est irréalisable dans le cadre de la mécanique quantique puisque, comme nous le dit le professeur Chauvin, il est impossible de déterminer avec précision à la fois la position et la vitesse d’une particule. Mais cette impossibilité existe aussi dans le cadre de la mécanique rationnelle classique comme l’a démontré Léon Brillouin (dans Science and Information Theory) : les équations de la mécanique pour un grand nombre de particules sont hautement non linéaires, ce qui veut dire que la moindre erreur de mesure se propage en s’amplifiant dans le système tout entier. Pour prédire l’avenir il faudrait dès lors effectuer des mesures avec une précision infinie, ce qui est impossible.

Le conférencier m’a laissé toutefois un peu sur ma faim. Il est clair que l’impossibilité de réaliser l’expérience de Laplace interdit de connaître l’avenir et le passé avec certitude, mais il semble néanmoins que le monde soit parfaitement déterministe, en ce sens que le futur découle de façon univoque du passé. Que reste-t-il dès lors du libre arbitre, sommes-nous encore responsables de nos actes ? Ici encore, il me semble que la réponse est fournie par la distinction fondamentale entre l’ontologie et l’expérimental : il est oiseux de se demander si nos actes sont déterminés d’avance de façon inéluctable, seul nous importe de savoir s’il est possible à quelqu’être humain, ou groupe de chercheurs même munis du plus puissant ordinateur imaginable, ou à quelque « supercerveau » de déterminer à coup sûr tous nos actes futurs. Or nous avons vu qu’une telle détermination est impossible, donc nous sommes libres en ce sens que nous avons l’illusion de la liberté, ce qui est bien suffisant. En d’autres termes, peut-être l’avenir est-il « écrit », mais nul ne sait lire le livre dont la lecture, d’ailleurs, s’écoulerait plus lentement que le temps lui-même. L’univers est comme une vaste machine analogique qui trace sa propre histoire, et nul ne la connaît, on ne peut la connaître d’avance.

Le professeur Chauvin a aussi abordé le sujet de l’émergence de la vie. Le récit qu’il fit des circonstances entourant l’expérience classique de Miller et des 2000 dollars pariés par Harold Urey me semble être fantaisiste.

Le conférencier a souligné très justement que la germination de la vie n’est probablement pas un phénomène aussi peu probable que l’on avait cru précédemment; ainsi, la vie a pu apparaître et se développer en une multitude de lieux dans le cosmos. Les calculs statistiques effectués par le passé étaient par trop simplistes et la nécessité d’un « coup de pouce » d’un Créateur ne semble nullement nécessaire actuellement. Nous commençons en effet maintenant à imaginer comment l’ordre biologique, ou protobiologique, a pu naître du désordre ambiant grâce au mécanisme baptisé structures dissipatives par Prigogine et son école. Il s’agit essentiellement de structures régulières, périodiques (donc d’une certaine façon ordonnées) qui prennent naissance dans des systèmes thermodynamiques fortement écartés de leurs états d’équilibre. Certaines de ces structures ainsi que les conditions nécessaires à leur apparition ont été étudiées récemment à la fois théoriquement et expérimentalement par de nombreux chimistes et biologistes. Il faudra encore pas mal de temps avant d’établir un rapport entre ces structures dissipatives d’une part et, par exemple, la loi de complexité croissante de Teilhard de Chardin d’autre part. C’est là un sujet fascinant à poursuivre.