André Ligneul
L’idée d'évolution et la philosophie

La réflexion philosophique, à propos de l’idée d’évolution peut se faire à plusieurs niveaux. Elle peut être d’ordre « épistémologique ». L’idée est alors considérée comme « hypothèse » et la question est alors : « Que valent les preuves expérimentales fournies à l’appui de sa validité ? » On peut aussi la prendre comme « théorie » et la question devient « Quelle est sa valeur heuristique ? est-elle facteur de découverte ? Fait-elle mieux comprendre les faits découverts ? » Car une « théorie » peut faire comprendre plus en profondeur un ensemble de faits et de lois…

(Revue Teilhard de Chardin. No 24-25 Novembre 1965)

La Phénoménologie de Teilhard de Chardin manifeste une harmonie nouvelle dans les relations de la Science et de la Philosophie. Cependant cette conjonction est trop souvent affirmée sans qu’on fasse effort pour la serrer de plus près. Et dans beaucoup d’esprits « rencontre » est tout près de signifier « confusion ». La réalité est « une », mais sa riche complexité ne peut être atteinte qu’en niveaux, c’est à dire sous divers aspects, hiérarchisés et requérant chacun une méthode et des procédés propres. Ce que peut nous dire la science comme telle est autre que ce que fournit la réflexion philosophique. Les rapports entre Science et Philosophie ne sont pas simples et il ne peut être question de les traiter ici dans leur ampleur. Je voudrais aborder ce problème à partir d’un point précis : l’idée d’évolution biologique. Et ceci dans la perspective de Teilhard. Il y aura à apporter quelques précisions qu’il ne donne pas lui-même. Si quelques scientifiques critiquent certaines de ses thèses, c’est souvent manque d’avoir saisi exactement sa position originale. Cette originalité n’apparaîtra d’ailleurs pas encore dans cette partie, la première, d’une étude plus large. Elle sera évidente quand, ultérieurement, j’essaierai de déterminer sa notion de « phénoménologie », d’«ultra-physique». Mais il était nécessaire, au préalable, de rappeler quelques notions fondamentales.

L’idée d’Évolution n’intéresse pas seulement le biologiste ou le paléontologiste.

A plus d’un titre elle retient l’attention du philosophe. Ce dernier ne peut ignorer ce que dit le savant. La philosophie est réflexion sur la totalité de l’expérience. Elle est l’effort par lequel l’homme tente de se donner une vue d’ensemble intelligible de la réalité et de ses significations.

La connaissance scientifique entre dans sa perspective à la fois comme œuvre de l’esprit qui n’est saisi qu’à travers ses manifestations, et comme langage exprimant un savoir concernant la réalité rencontrée dans l’expérience. Le philosophe a besoin de la science. Les rapports entre ces deux formes de pensée ne sont pas toujours aisés à déterminer. Sans cesse on y côtoie, ou l’absorption de l’une par l’autre, ou le conflit aigu, ou l’ignorance mutuelle, voire le mépris. En nous demandant comment l’idée d’Évolution a enrichi la réflexion philosophique, nous verrons peut-être indirectement que les concepts que manie le scientifique ne sont pas vides de tout contenu philosophique.

C’est sans doute le Professeur Piveteau qui précise le mieux les rapports entre philosophes et savants, à propos de cette idée d’évolution. Il rappelle combien Bergson, Édouard Le Roy se sont élevés contre l’opinion courante qui veut que le travail propre du philosophe soit un travail de pure systématisation, ne commençant «qu’après l’heure où le savant a fini le sien ». Peut-on même concevoir, déclare Le Roy, que « l’interprétation métaphysique des faits se laisse à tel point séparer de leur établissement que l’une reste encore libre quand l’autre est achevée ?… Non, le philosophe ne saurait renoncer à intervenir dans la discussion même des faits, s’il veut éviter le risque de les recevoir informés par une métaphysique plus ou moins occulte. » (1) Et il ajoute : « ces remarques tout à fait pertinentes doivent être retournées. On ne peut concevoir davantage que le savant, une fois qu’il a recueilli les faits, renonce à intervenir dans leur interprétation, néglige d’en établir la synthèse. Qui ne voit d’ailleurs que, jusqu’à un certain niveau tout au moins, la distinction entre science et philosophie n’est le plus souvent qu’un artifice purement scolaire, et que la véritable recherche ne peut connaître un tel compartimentage. »

Sans retracer ici l’histoire de l’idée d’évolution, rappelons seulement combien le climat d’origine fut polémique. Surtout pour des raisons d’ordre théologique. Cette situation conflictuelle venait d’un manque de clarté sur la spécificité des trois niveaux de réflexion : Science, Philosophie, Théologie. Une plus grande sérénité apparaît aujourd’hui, sauf chez quelques attardés. Les scientifiques, — pas tous cependant, — n’en font plus guère une arme antireligieuse, les croyants ont mieux pris conscience du contenu de leur Foi, les philosophes se situent mieux face aux scientifiques. En un mot nous ne sommes plus à l’époque où chacun tentait d’annexer le domaine de l’autre.

Notons d’abord l’essentiel d’une analyse de l’idée d’évolution. Il y a en premier lieu la notion de « changement », dans un ordre de phénomènes temporels. Nous trouvons ensuite la reconnaissance d’un « sens » à ce changement. Il n’est pas quelconque, il y a un lien entre les moments, les faits successifs. Cela suppose donc une référence à un critère, c’est ainsi qu’on parlera d’orthogénèse : c’est le caractère d’un ensemble de variations orientées dans une direction déterminée. Il y a une additivité de nouveautés, les phénomènes ont des effets cumulatifs. Teilhard précise : « Par orthogénèse… il faut entendre… la dérive fondamentale suivant laquelle l’Étoffe de l’Univers… (se déplace) vers des états corpusculaires toujours plus complexes dans leur arrangement matériel » (2) Ceci implique une idée de « valeur », de « progrès ». Le critère d’évolution devient un critère de progrès. Ce qui apparaît est « un plus » par rapport à ce qui préexistait. L’évolution va dans le sens d’un « plus », il y a une direction privilégiée. En un sens plus précis on parlera de « transformisme », au sens d’évolution proprement biologique. Car on peut aussi parler, par exemple, d’évolution, de progrès technique. Le transformisme dit que les espèces vivantes évoluent, se transforment progressivement en d’autres espèces.

La réflexion philosophique, à propos de l’idée d’évolution peut se faire à plusieurs niveaux. Elle peut être d’ordre « épistémologique ». L’idée est alors considérée comme « hypothèse » et la question est alors : « Que valent les preuves expérimentales fournies à l’appui de sa validité ? » On peut aussi la prendre comme « théorie » et la question devient  « Quelle est sa valeur heuristique ? est-elle facteur de découverte ? Fait-elle mieux comprendre les faits découverts ? » Car une « théorie » peut faire comprendre plus en profondeur un ensemble de faits et de lois.

L’idée d’Évolution tient une place toute particulière en biologie. Il s’agit de procéder à une analyse soigneuse. Le principe premier sera, selon Teilhard : « Ne pas confondre dans le transformisme ce qui est vue fondamentale (solide) et ce qui est explications secondaires (fragiles) ». (3) Il s’agit de distinguer le « fait » de l’évolution, c’est à dire la constatation de cette progression de la vie, et les explications données, le « comment » de cette progression. En toute éventualité, la signification essentielle de ce concept peut s’exprimer ainsi : « Le Réel n’est point apparu d’un seul coup, mais il se constitue graduellement. Nous ne vivons point dans un cosmos achevé, mais nous sommes entraînés dans une cosmogénèse. »

L’Évolutionnisme est d’abord une « méthode de recherche ». « Ce qui fait le transformiste, ce n’est pas d’être darwiniste ou lamarckien, mécaniciste ou vitaliste, mono ou polyphylétiste… Ce à quoi il tient… c’est au fait d’une liaison physique entre les vivants. Les vivants se tiennent biologiquement. Ils se commandent organiquement dans leurs apparitions successives, de telle sorte que ni l’homme, ni le cheval, ni la première cellule, ne pouvaient apparaître ni plus tôt ni plus tard qu’ils ne l’ont fait. Par suite de cette connexion enregistrable entre formes vivantes, nous devons chercher et nous pouvons trouver, un fondement matériel, c’est-à-dire, une raison scientifique de leur enchaînement. Les accroissements successifs de la vie peuvent être l’objet d’une histoire. » (4) Nous avons bien là un concept méthodologique dépouillé de tout contenu étranger à l’ordre purement scientifique. Ainsi « il y a des lois de naissance, il y a des règles précises, constantes, qui président à la complication graduelle des organismes ». (5) Dans le temps les formes s’introduisent les unes les autres, et le long des rameaux certains caractères vont en s’accentuant régulièrement : taille, complication ou simplification des dents, modification des membres, de la forme du crâne, etc. Dans beaucoup de cas, à l’inspection des caractères d’un cas isolé, nous pouvons affirmer, sans crainte d’erreur, par quelles étapes intermédiaires a passé ce caractère avant d’être formé. « Une patte à un ou deux doigts suppose absolument la préexistence, quelque part, d’une patte à cinq doigts. La défense de l’éléphant est incompréhensible zoologiquement sans l’existence préalable d’un état où la deuxième incisive supérieure était petite… » Un échantillon unique ou incomplet est révélateur de toute une histoire.

Le point de vue de l’évolution est donc l’introduction de la méthode historique en biologie. La fécondité de cette méthode a conduit à prévoir la découverte de telle forme à tel niveau géologique et de Saint-Seine parlait des « Fossiles au rendez-vous du calcul. »

Et l’idée d’Évolution, de transformisme, devient comme une forme essentielle de toute explication. Désormais « il ne viendrait à l’idée d’aucun penseur… de développer quelque théorie que ce soit en dehors des perspectives d’un Monde en évolution » (6) « Être transformiste… c’est tout bonnement admettre que nous pouvons faire l’histoire de la Vie. » (7) Car, l’évolution est « une condition générale à laquelle doivent se plier et satisfaire désormais, pour être pensables et vrais, toutes les théories, toutes les hypothèses, tous les systèmes. » (8)

Ainsi le « transformisme » n’est plus seulement une hypothèse valable parce qu’elle recouvre un nombre toujours croissant de faits, mais une « catégorie » mentale nécessaire à l’interprétation des séquences ordonnées de l’évolution. « Tout être, par son organisation matérielle est solidaire de tout un passé. Il est essentiellement une histoire. Et par cette histoire, par cette chaîne d’antécédences qui l’ont préparé et introduit, il rejoint sans coupure le milieu au sein duquel il nous apparaît. La moindre exception à cette règle bouleverserait l’édifice entier de notre expérience. » L’on peut donc dire que, réduit à son essence, le transformisme « est l’expression particulière, appliquée au cas de la vie, de la loi qui conditionne toute notre connaissance du sensible : ne pouvoir rien comprendre dans le domaine de la matière que sous forme de séries et d’ensembles. » (9) La conclusion est que, plus qu’une hypothèse, plus qu’une méthode, c’est une condition de toute hypothèse. (10) Mais, précisons-le, parler de transformisme, d’évolution, n’est pas donner une « explication ». C’est un fait qui a besoin lui-même d’être expliqué. Constater la progression est un fait. Cette exigence de la pensée est un fait. Mais nous nous ne sommes nullement dispensés de la recherche des causes. Et c’est souvent un emploi de cette idée, à laquelle il a indûment conféré une valeur causale, qui a irrité des penseurs habitués à plus d’exigence. On en a fait une explication verbale.

L’on voit déjà tout l’intérêt philosophique de ces remarques. Car si l’idée d’évolution est une « clef », elle ne sera pas utile seulement au biologiste. C’est « toute réalité expérimentale qui, par nature, est historique, c’est à dire « racontable ». (11) L’évolution est une méthode générale de recherche pratiquement acceptée par tous les savants. (12) C’est une dimension universelle de toute recherche et de tout objet de recherche. Ce n’est pas seulement les faits biologiques qui en relèvent, c’est une « condition de toute théorie en tous domaines de l’expérience. » Dans tous les domaines scientifiques, on est unanime à reconnaître qu’il n’y a qu’une forme possible de comprendre les êtres : savoir leur histoire. Qui dit « nature » dit « développement ». En tout domaine, rien ne saurait être saisi par nous que par voie de naissance, c’est-à-dire en liaison avec le développement de l’ensemble. (13) Le Temps n’est plus un cadre vide, quelconque. Il est une dimension réelle des choses. Les physiciens le savent. (14) Les sciences humaines aussi ont découvert le temps. « L’histoire envahit peu à peu toutes les disciplines, depuis la Métaphysique jusqu’à la Physico-Chimie, au point que tend à se constituer une sorte de Science unique du Réel, qu’on pourrait appeler l’Histoire naturelle du Monde… » (15)

Cette découverte du temps marque la révolution mentale, commencée à la fin du XVIIIe siècle. L’homme s’est trouvé éveillé à la perception d’une dimension nouvelle. C’est tout autre chose qu’un engouement de naturaliste pour une hypothèse nécessaire (16).

Et la métaphysique qui semblait ne pouvoir penser le temps qu’en termes d’éternité fait place à la notion de devenir, d’évolution, de temps. Et la découverte du transformisme n’a fait que donner une nouvelle dimension à cette idée de progrès, de temps « où il se passe quelque chose de nouveau ». Nous sommes loin du temps des Grecs, temps sans vraie consistance, temps cyclique où il ne peut y avoir que des répétitions, temps de « chute », où il ne peut se rencontrer que des dégradations. Je reviendrai une autre fois sur cette question fondamentale, mais qu’il serait trop long d’aborder ici. Car on ne se rend pas assez compte de ce qu’elle implique de renouvellement de la pensée, habituée à des conceptions statiques où les choses ont leur statut et leur place délimités et fixés une fois pour toutes. « Ce qui fait et classe un homme moderne… c’est d’être devenu capable de voir, non seulement dans l’Espace, non seulement dans le Temps, mais dans la Durée, — ou ce qui revient au même, dans l’Espace-Temps biologique ; — et c’est de se trouver, par surcroît, incapable de rien voir autrement, rien, à commencer par lui-même. » (17)

Ayant ainsi précisé le contenu de l’idée d’évolution, il est possible d’apporter quelques lumières sur les relations entre la science et la philosophie.

La Science se veut positive. Elle s’est établie fructueusement sur le refus d’employer dans son domaine tout autre principe d’explication que ceux empruntés à la nature et relevant des phénomènes constatables et expérimentables. Il y a dans la science un « athéisme méthodologique ». La nature est intelligible, et cela implique pour le savant le refus de « boucher les trous » de l’explication avec des données extra-expérimentales. Sur ce point, le philosophe ne peut qu’être d’accord : il y a des niveaux d’explication, et nul ne gagne à les confondre.

Mais le philosophe refuse le « positivisme » qui est, lui, une position philosophique. C’est une conception « totalitaire » de la science : c’est le scientisme, qui affirme a priori que toute explication, toute réponse aux questions posées par l’homme, relève des méthodes scientifiques.

En conséquence de ce que nous avons vu précédemment, l’idée transformiste appelle 1e une explication au niveau des causalités expérimentales, de l’obédience du savant : c’est à quoi tentent de répondre les grandes hypothèses comme le Darwinisme, le Néo-darwinisme etc… aucune n’étant présentement satisfaisante. 2e une explication philosophique. Il ne faut pas « confondre, dans le transformisme, le plan scientifique (de la succession expérimentale dans le temps) et le plan philosophique (de la causalité profonde) ». (18) Un processus n’est pas une explication philosophique.

Pour Teilhard, par exemple, le transformisme n’est solidaire d’aucune philosophie. Il y a des transformistes favorables à un « mécanisme matérialiste », il y a des transformistes spiritualistes. Mais ces options philosophiques ne relèvent plus d’une justification scientifique, « ce qui ne veut pas dire que le transformisme n’insinue aucune philosophie ». (19)

Prenons un exemple : l’apparition de la pensée.

Que trouve-t-on au niveau scientifique du constatable? Un accroissement de la complexité structurale de la machine nerveuse ; un phénomène nouveau : l’outil, son progrès, le fait technique. Cette corrélation est une constatation positive. La notion des « seuils », des « sautes » est, aussi, positive. Le savant, en effet, établit des relations d’antécédents ou de concomitants. Le « paramètre de cérébralisation » a une valeur scientifique incontestable. Nous avons là des « faits » d’apparition, de genèse. (20) En demeurant dans la « phénoménologie », c’est-à-dire dans la description du processus, l’on est amené à apercevoir « une transformation significative », ces faits ordonnés en série prouvent « qu’il y a un sens à l’évolution ».

C’est alors que la réflexion philosophique prend le relais. A partir de ce donné phénoménologique, elle va analyser cette « émergence ». Qu’est-ce qui est apparu de nouveau ? Avons-nous un simple changement quantitatif ou un changement qualitatif ? Quelles sont les relations entre la conscience et les structures matérielles ? Ces structures sont-elles des « causes » ou des « conditions » d’apparition ? L’outil est interprété comme « pas de la réflexion ». Y a-t-il là un degré nouveau de psychisme ? Suppose-t-il la présence d’une intelligence d’un type nouveau, supérieure à celle de l’animal ?

Quelle est la place de l’homme ? Quel est le « sens » de cette histoire ? Y a-t-il même un sens ? Se pose même la question de la liberté, c’est-à-dire de la maîtrise des mécanismes. L’évolution n’est-elle qu’une suite quelconque ? Ou est-elle une genèse ? Mais genèse de quoi ? Que requiert-elle pour sa pleine intelligibilité ?

Allons plus loin. L’idée d’évolution, ainsi qu’on le suggérait plus haut, est plus qu’une méthode, elle exprime aussi la réalité elle-même. Elle n’est une exigence de l’esprit que parce qu’elle est dans la réalité. N’est-ce pas déjà prendre une position philosophique que de dire qu’elle est l’expression d’une « loi structurelle à la fois d’être et de connaissance » ? (21)

Distinguons bien l’explication scientifique et l’explication philosophique de l’apparition de la conscience. Le philosophe pose des questions dont le savant n’a pas besoin, comme savant, mais auxquelles « l’homme » ne peut échapper dans la mesure où, ayant saisi son lien avec la nature, il se considère comme à distance de cette nature sur laquelle il va marquer son empreinte. On peut être un excellent savant et ne pas passer en cet autre niveau d’explication. Mais pourrait-on alors bien comprendre « l’homme » ? Redisons-le, ce serait non plus affirmation scientifique, mais déjà position philosophique, que refuser la possibilité de cette réflexion opérant avec ses méthodes propres. Scientifiquement, le transformisme ne prétend que raconter une histoire, dessiner un ensemble de faits et de liaisons. On ne peut en rester là. Le philosophe doit décider « en vertu de quelle puissance intime, vers quel accroissement ontologique se fait cette naissance. Voilà ce que la pure science ignore ». Et il y a une confusion dangereuse à méconnaître « cette distinction si simple entre antécédence (ou succession sensible) et causalité profonde. Rien de plus faux que cette confusion entre « se succéder » et « être la même chose ». La matière n’est pas l’esprit. Mais la distinction est l’œuvre du philosophe, car l’esprit, comme tel, échappe à la recherche scientifique.

On voit pourquoi l’idée d’évolution biologique relance la réflexion philosophique. Constater cette montée vers l’homme, c’est déjà être amené à poser une double affirmation philosophique que l’on peut difficilement écarter : l’homme est plus que l’animal, il y a progrès. « Intégrer l’homme dans l’évolution, c’est abandonner une position exclusivement objective » et introduire des données subjectives et métaphysiques. » (22) C’est que l’idée de progrès n’est pas du ressort de la science, car il pose la question du « critère » (par rapport à quoi y a-t-il progrès ?), donc introduit des jugements de valeur.

La science peut-elle, — le savant peut-il — se dispenser de dépasser son niveau ? La phénoménologie est déjà « interprétation ». En constatant une « progression » le savant introduit une option, bien que le critère de « cérébralisation » demeure un critère scientifique légitime. De plus l’homme est concerné, et on ne peut en faire abstraction, pas plus que de son originalité. Si l’homme devient centre de perspective de la science (ici paléontologique) la coupure Science-Philosophie ne peut être radicale.

L’exigence philosophique se fait sentir d’une autre manière. L’étude de l’évolution conduit à l’idée d’un « anti-hasard », d’une « nég-entropie ». Le hasard joue dans l’évolution. Celle-ci s’explique scientifiquement à partir de forces physico-chimiques. Des circonstances fortuites, aléatoires, « improbables » même, amènent l’apparition de « nouveautés » qui se fixent. On constate une addition de hasards heureux, des séries d’effets. « Pour surmonter l’improbabilité des arrangements conduisant à des unités de type toujours plus complexes, l’Univers en voie d’enroulement considéré dans ses zones pré-réfléchies, progresse pas à pas, à coup de milliards et de milliards d’essais. C’est ce procédé de tâtonnements, combiné avec le double mécanisme de reproduction et d’hérédité… qui donne naissance à l’extraordinaire assemblage de « l’Arbre de la Vie ». (23)

Mais peut-on se contenter de l’explication par le hasard ? La vie monte dans le sens de l’« improbable », vers des formes de plus en plus complexes, hétérogènes, dissymétriques. Un système vivant est une structure d’ordre hautement improbable, capable non seulement d’éviter le passage au désordre, mais d’instaurer un ordre, alors que les lois de la matière, l’entropie tout particulièrement, vont dans le sens du plus probable, de ce qui se défait, de l’homogène, du simple. La vie, c’est le courant de ce qui se fait à travers ce qui se défait. « Sans quitter le domaine ni les méthodes des sciences de la matière, nous sommes déjà en mesure d’observer que la Vie, prise globalement, se manifeste comme un courant opposé à l’Entropie…

Vers cette mort de la Matière, tout paraît descendre autour de nous ; tout, excepté la Vie. La Vie, c’est, contrairement au jeu nivelant de l’Entropie, la construction méthodique, sans cesse élargie, d’un édifice, toujours plus improbable.

Le Protozoaire, le Métazoaire… l’Homme… autant de défis croissants portés à l’Entropie; autant d’exceptions, de plus en plus démesurées, portées aux allures habituelles de l’Énergétique et du Hasard. » (24) « Notre esprit se trouble… quand nous cherchons à dénombrer les chances favorables dont la confluence fait, à chaque instant, la conservation et la réussite du moindre des vivants. » (25)

Et parler d’anti-hasard, de nég-entropie, n’est pas poser la question d’une « finalité », d’une direction, d’une énergie « radiale » ?

La réflexion est affrontée maintenant à un problème plus fondamental encore. Partant des données rigoureuses de la science positive, strictement fidèle aux faits, la « phénoménologie » décrit le mouvement d’ensemble de l’évolution biologique, qui repart, avec le Pas de la Réflexion, à un niveau supérieur du psychisme : la liberté est désormais un « facteur indispensable (du) rebondissement évolutif, mais en même temps principe dangereux d’émancipation désordonnée. » (26)

(26) L’homme ne peut plus se laisser emporter passivement par les forces évolutives, mais il ne peut agir, et l’évolution continuer, que s’il y a en avant « un Centre self-subsistant et Principe absolument ultime, d’irréversibilité et de personnalisation », un Oméga en qui le devenir trouve sa consistance finale. A cette question la Science ne peut pas répondre, elle n’a pu qu’amener à poser l’interrogation. Teilhard précise bien le changement de niveau : « C’est en ce point… que sur la Science de l’Évolution (pour que l’Évolution se montre capable de fonctionner en milieu hominisé) s’insère le problème de Dieu. » (27) Ayant opté (position philosophique) pour l’intelligibilité de tout le réel (condition nécessaire pour qu’il y ait possibilité de la Science) Teilhard conclut, — ici philosophiquement — à l’existence de la condition fondamentale d’intelligibilité et de réussite de l’évolution. Il ne fait pas dire à la science plus qu’elle ne peut dire, mais il va jusqu’au bout des questions que l’homme ne peut s’empêcher de se poser, dès qu’il a pris conscience de son émergence de la nature.

On vient de le voir, la réflexion métaphysique s’enrichit à partir de l’expérience scientifique, et, en retour, la science trouve une plus grande assurance dans l’emploi de concepts qui montrent leur fécondité en tous domaines. Ainsi il est possible de s’acheminer vers une conception plus totale de l’Univers. L’esprit humain cherche la vérité. Mais la connaissance ne se scinde pas en perspectives radicalement antagonistes. Recherche scientifique et réflexion philosophique constituent comme une symphonie dont l’harmonie finale repose sur la bonne et rigoureuse exécution des différentes partitions.

(1) J. Piveteau. Le P.T. de C. savant p. 103.

(2) Groupe Z. H. 121.

(3) III, 213.

(4) III, 36.

(5) Piveteau 17.

(6) V, 113-114.

(7) III, 214.

(8) I, 242.

(9) III, 39.

(10) III, 348.

(11) III, 214.

(12) III, 215.

(13) Cf. III, 147.

(14) Voir par ex. Costa de Beauregard « Le Second Principe de la Science du Temps »  Seuil).

(15) Cahiers 2, 90.

(16) VII, 79-80.

(17) I, 243.

(18) III, 216.

(19) III, 37.

20) On trouvera de nombreux exemples précis en I, 156-159.

(21) VII, 282-283.

(22) Vandel, en « L’homme et l’Évolution ».

(23) I, 336.

(24) III, 209.

(25) IV, 77.

(26) Groupe Z. H. 160.

(27) Groupe Z. H. 162.