(Extrait de L’Essence de l’hindouisme par Jacques De Marquette. 1961)
Pour l’hindouisme, l’homme est essentiellement un aspect de l’Esprit Divin, Atman, qui, descendu dans les plans inférieurs de la création, y joue le rôle d’agent, produisant des enchaînements de cause à effet, d’où son nom « Jivatma » : Âme-germe.
Le Jivatma s’est distingué de l’Unité Divine pour descendre vers les mondes inférieurs du devenir, sous l’influence du désir de mener une vie distincte, à part de l’unité homogène du Divin. Ce désir, c’est l’AHAMKARA, la volonté de poser son « Je suis », en l’opposant à une objectivité. Cette chute dans les expériences objectives, qui lui font perdre la conscience de son identité avec l’Omnitude, peut-elle être comparée à la chute des anges ou à la sortie du Paradis Terrestre ?
En tout cas, la Srouti enseigne que, poussé par l’orgueilleux désir d’agir, le Jivatma s’entoure de matière provenant des sept plans, pour s’organiser des instruments ou organes qui lui permettront de fonctionner sur chacun d’eux à mesure qu’il progressera. La carrière du Jivatma comporte deux phases : 1° une involution par laquelle il descend sur des plans successivement plus grossiers, sur lesquels l’Ahamkara puise les matériaux des véhicules nécessaires à son action. Cette involution est passive. Puis vient une évolution, commençant lorsque, la descente étant achevée sur le Bhurloka, l’âme commence les expériences développant ses diverses facultés, qui, de progrès en progrès dans le passage de l’égocentrisme de la conscience individuelle, à l’altéro-centrisme de la conscience cosmique, finiront par fonctionner sur les plans les plus élevés jusqu’à sa réintégration dans le sein d’Atma.
Cette évolution commence par l’organisation d’un corps physique apte à des tâches suffisamment complexes pour permettre à l’âme de faire des expériences susceptibles d’aiguiser son intelligence jusqu’au point où elle atteindra la soi-conscience. Celle-ci lui donnera les rudiments de la Personne, c’est-à-dire, pour les Hindous, la possibilité de développer les véhicules spirituels qui lui permettront de s’élever jusqu’à l’Esprit. L’évolution de la conscience à travers les formes animales successives serait indiquée symboliquement par les premières incarnations de Vishnou, d’abord dans un poisson, puis dans un amphibie (tortue) et dans un mammifère (sanglier), avant sa première incarnation humaine. Il est remarquable de trouver cette indication de l’évolution de la conscience à travers les formes successives du règne animal dans des textes multimillénaires.
Les étapes de l’évolution à travers les véhicules physiques ne sont que la préparation à la véritable évolution, celle des facultés spirituelles. Celle-ci est souvent représentée comme une ascension vers des cimes transcendantes. En réalité, il s’agirait plutôt d’une intériorisation progressive. Agissant d’abord à travers les organes sensoriels tournés vers l’extérieur, la conscience s’identifie en premier lieu avec son instrument d’action, le corps physique. Elle y subit les trois premières étapes de son évolution, correspondant aux trois plans inférieurs du cosmos. Tout d’abord, elle ne participe que passivement à la vie du groupe social, étant complètement soumise aux appétits biologiques, instinct de reproduction et de conservation. C’est le stade de la mentalité primitive, où l’homme ne se distingue pas du groupe social. Il est entièrement soumis à la passion, Kama. Puis, il atteint à la soi-conscience dans l’individualisation. En même temps qu’il prend conscience de son existence comme individu distinct et responsable, il développe ses facultés d’analyse, d’abstraction, de synthèse et de combinaison, éléments de l’intelligence rationnelle qui lui permettra de percevoir, puis de s’efforcer de comprendre les lois de l’Univers.
A ce moment, le Jivatma a accompli les deux premières grandes étapes du développement de ses instruments d’expérience. Ceux-ci sont divisés en trois corps ou groupes d’organes d’action. L’inférieur est le « véhicule d’ombre », le STHULA SHARIRA, la conscience identifiée avec le corps physique où elle ne dépasse pas ce que les psychologues nomment la cœnesthésie et la kinesthésie, les sensations viscérales et motrices. Puis vient le véhicule intermédiaire, le SUKSHMA SHARIRA, composé de véhicules de conscience permettant d’agir sur les quatre plans inférieurs : physique (Bhur), éthérique et passionnel (Bhuvar), mental concret (Svar) et mental abstrait ou rationnel (Mahar-Loka). Sur ces quatre plans, la conscience progresse par l’acquisition de connaissance et de facultés résultant de l’expérience. Elle se développe par l’adsorption d’apports extérieurs. Enrichi par les moissons de l’expérience pratique, le sukshma-sharira atteint au summum du développement réalisable par des moyens purement terrestre, allant jusqu’à la connaissance des lois de la nature physique.
Le Jivatma commence alors le véritable retour à sa céleste patrie; par le développement des facultés proprement spirituelles. Le progrès spirituel ne s’obtient plus par des acquisitions de connaissances scientifiques ou des moyens d’action sur le monde matériel, mais par un double processus de détachement envers toutes les valeurs du monde matériel et social, et de renversement de l’effort de la conscience qui, au lieu de s’élancer vers les conquêtes extérieures, se tourne vers son infini intérieur dont les richesses ont été annoncées par Jésus : « Le royaume des Cieux est en vous ». Le Jivatma commence à développer son Karana Sharira, le troisième corps de l’homme, le seul véritablement humain puisqu’il est inaccessible à toute passion bestiale et à tout intérêt inférieur aux plans spiritualisés. Par un double effort de dépouillement du « vieil homme » terrestre et de développement de la personne dans une aspiration, intense et méthodique, à l’Union avec l’Unique à travers les lois de ses manifestations, le Jivatma développe ses moyens d’action sur les trois plans purement subjectifs, c’est-à-dire supérieurs à l’espace : les Dhyana, Tapas et Satya-Lokas.
De cette théorie des trois âmes, assez semblable à la Trichotomie (division en trois) de saint Paul, pour qui l’homme est triple : corps (Soma), âme (Psyché) et esprit (Pneuma), il faut retenir :
1° Que pour les Indiens le corps physique est le moins important et le moins réel des véhicules de l’homme, à peine une ombre ;
2° L’Âme terrestre, la seule active chez la plupart des humains, se développe par des acquisitions et des conquêtes, la « lutte pour la vie » ; la « réussite » dans l’existence ;
3° L’Âme spirituelle, la seule qui puisse atteindre au salut ou libération, se constitue dans la soumission du Moi terrestre au Soi spirituel, par la pauvreté, le dépouillement l’amour donnant sans aspirer à être payé de retour, ce qui ouvre à l’influx de la grâce.
Cette conception de l’évolution de l’âme correspond à la division de la société en quatre CASTES : celle des travailleurs manuels, SOUDRAS, correspond à l’âme physique ; celle des commerçants, les VAISYAS, où se développe le Sukshma Sharira avec son intelligence concrète tournée vers l’action utilitaire ; celle des guerriers, les KSHATRYAS, protecteurs de la Cité, qui apprennent la loi du sacrifice du Moi, de l’héroïsme altruiste préparant l’éclosion du KARANA SHARIRA, tandis que celle des BRAHMINES développe les facultés subtiles de l’âme qui lui permettent de retourner aux plans transcendants de son origine.
A ces quatre CASTES, correspondent dans la vie de l’homme, ses quatre âges les quatre ASHRAMAS : 1° vie d’études ; 2° vie conjugale jusqu’à la naissance du fils de son fils ; 3° ayant rempli ses obligations envers la famille, en se donnant un successeur dans sa fonction de chef de famille, l’homme peut se consacrer au service de la cité et à l’étude, et, 4° étape finale, le renoncement au monde pour se tourner entièrement vers Dieu et l’au-delà.
Aussi longtemps que la vie dure, l’âme peut fonctionner indistinctement sur tous les plans où elle a organisé des véhicules, depuis le plus terre-à-terre jusqu’aux communions spirituelles les plus hautes. Mais, comme disent les aviateurs, chacun a « un plafond » différent. Les âmes grossières plafonnent dans la recherche des joies attachées aux expériences les plus humbles, celles de la nutrition et de la reproduction, et s’incarnent dans la caste des Soudras. Les âmes moins frustes passent au développement de leurs facultés intellectuelles grâce aux astuces et aux combinaisons du commerce et de l’industrie pratique, dans la caste des Vaisyas. Les âmes adultes mettent au premier plan le devoir envers les leurs et leur patrie et s’incarnent chez les Kshatryas. Les âmes mûres, les Brahmines, tirent leurs joies les plus hautes du culte du Vrai, du Beau et du Bien. Enfin, l’élite spirituelle n’aspire qu’à connaître Dieu et à se donner à Lui. La manière dont l’homme recherche le bonheur est donc un critère de sa maturité spirituelle.
Après la mort, une fois rompus les liens qui l’attachaient au corps, l’âme se retrouve avec la provision d’expériences acquises au cours de la vie qui finit. Ces expériences sont accumulées dans les corps qui les ont éprouvées. Les souvenirs d’émotions violentes, dans le corps du désir, KAMAROUPA, organisé sur le bhuvar-loka. Les pensées ordinaires, pratiques et utilitaires sont emmagasinées dans le svarloka ; les mémoires de la vie rationnelle, de la spéculation scientifique, sont dans le véhicule intellectuel supérieur, sur le mahar-loka. Les expériences de contemplation et d’extase ont été accumulées sur les plans dhyanique et tapasique.
Cette théorie de la vie après la mort enseigne qu’une fois la conscience libérée des liens l’attachant au plan physique, libération d’une durée proportionnelle à l’intensité des appétits grossiers, généralement de quelques semaines à quelques mois, elle devient consciente à la surface de ses agrégats. Comme ceux-ci sont accumulés à la manière des enveloppes d’un oignon, en couches concentriques, en six corps correspondant aux plans entre le corps physique et l’Esprit, le corps le plus grossier, KAMAROUPA, ou : forme (roupa) du désir (Kama), se trouve le plus extérieur, le plus éloigné de ce que les mystiques nomment « la fine pointe de l’âme », qui est plutôt à la fois son élément le plus central et le plus subtil.
Après cette période de réadaptation, la conscience est donc polarisée à la surface de ses acquisitions, au niveau des émotions les plus grossières et violentes. Elle revit celles-ci. Mais tandis que durant la vie tout souvenir peut être rappelé indéfiniment, et puise même une force nouvelle dans la répétition de son rappel ; après la mort, les véhicules conscients ne recevant plus de recharge vitale après leur fonctionnement, se consument par le rappel à la mémoire de leurs éléments. C’est donc une sorte d’autophagie mentale. La reviviscence des émotions inférieures, haine, colère, envie, peur, est extrêmement pénible, car la conscience, débarrassée du corps physique et des plans éthériques voisins, est beaucoup plus vive, lucide et sensible que dans la vie physique, et l’âme est dans de cruels tourments aussi longtemps qu’elle revit des émotions inférieures. Cette période correspond à l’enfer ou au purgatoire des religions occidentales, judaïsme, christianisme et islam ; l’enfer indien étant temporaire comme notre purgatoire. Rien de ce qui est créé dans l’espace-temps n’est éternel pour les Hindous…
Lorsqu’ayant épuisé les émotions pénibles et horribles l’âme arrive aux nobles sentiments d’amour, d’enthousiasme, de contemplation émue du Vrai, du Beau et du Bien, elle éprouve des félicités dont les joies terrestres ne donnent qu’une faible idée. Ceci correspond à l’aspect le plus humble du bonheur des Élus. La reviviscence des pensées pures [1], celles dans lesquelles le sentiment n’avait aucune part, est aussi source de grande félicité, moins véhémente que les bonheurs d’origine affective, mais plus élevée et sereine, car plus proche de la Transcendance, c’est-à-dire de la Réalité Divine. Cette « ataraxie », cette sérénité tranquille et bienheureuse, atteint son point culminant avec la reviviscence des extases et communions spirituelles qui procure aux rares âmes y ayant accédé un bonheur suprême. La reviviscence du passé heureux dans un bonheur transcendant, supérieur aux félicités terrestres les plus pures et les plus élevées, se passe sur le SVARGA. C’est le Paradis temporaire des Indiens. Temporaire, puisqu’après avoir achevé de jouir des bonheurs mérités par les plus hautes expériences de la vie précédente, l’âme, ayant définitivement liquidé tous les liens psychologiques et substantiels qui constituaient son individu terrestre, s’assoupit dans un état de pur sommeil, considéré comme transcendant à la conscience claire, puisqu’il n’est plus limité par l’ensemble des facultés caractéristiques qui constituaient l’homme disparu.
Après quoi, sous la double impulsion de l’AHAM KARA (vouloir vivre) et du karma arrivé à maturité [2], l’âme impersonnalisée reprend le chemin de l’incarnation. Mais tandis que les résidus des trois plans du Soukshma Sharira ont été consumés au cours des reviviscences, ceux des trois plans du Karana Sharira n’ont pas été détruits par la réactivation sur leurs plans dénués de formes et, restant incorporés à la nature spirituelle et universelle de l’âme, constituent une augmentation de ses forces morales. Il faut que l’aspect formel des expériences nobles et élevées sur le plan terrestre, c’est-à-dire les personnes sur lesquelles ces expériences ont été faites, les lieux où elles se sont passées, et tout l’ensemble des objets qui ont contribué à leur réalisation, y compris la conscience même du soi conscient particulier, disparaisse comme toutes les autres mémoires, au moment où l’âme s’apprête a s’élever sur les plans sans formes. Sans cela l’âme serait retenue sur les plans formels du Svarloka, comme le bétail auquel on met un gros carcan pour l’empêcher de passer par une porte étroite. Les mémoires d’objets formels ayant été ainsi éliminées, il ne reste plus que celles des perceptions de valeurs, perceptions de nature impersonnelle et universelle qui, elles, persistent, au moins à l’état potentiel. Si bien qu’après chaque renaissance, l’âme revient à la vie enrichie par l’apport des expériences les plus hautes de la vie précédente. Elle communique à l’entité humaine dont elle détermine la formation un caractère plus noble, plus élevé, plus aimant, plus ferme. C’est la moisson d’une vie : abondante et riche pour les âmes supérieures, et piètre pour les plus viles. Peut-être est-ce là l’explication de la parole énigmatique de l’Écriture chrétienne : « Il sera donné à ceux qui ont, et ôté à ceux qui n’ont pas ». En effet, il peut arriver pour un individu inférieur que ses mauvais sentiments l’aient emporté sur ses bons, d’où passif du bilan de sa vie.
De ce rapide tableau, retenons en gros que:
1° « L’homme; dans le monde » est constitué de véhicules correspondant aux sept plans de l’Univers, ce qui a fait dire aux Grecs qu’il était un Microcosme (petit univers) au sein du Macrocosme (Grand Univers) ;
2° L’individu psychologique est constitué de trois véhicules ou groupes de facultés : a) une âme corporelle, principe de vie animant le corps physique auquel elle fournit sa forme. Elle meurt peu après lui ; b) une âme « terrestre », formée par les activités émotives, intellectuelles et rationnelles, survivant au corps pendant le temps nécessaire à la « rumination » des fruits de l’expérience de la vie ; c) l’Âme Spirituelle, constituée par les aspirations les plus généreuses, les concepts et les intuitions les plus purs et les plus universels, et les dons d’amour les plus impersonnels ; âme divine et complètement dépersonnalisée qui se développe peu à peu grâce aux moissons spirituelles réalisées au cours des incarnations.
Au-dessus de ces trois organisations de consciences particularisées, fonctionnant sur trois mondes du devenir, plane l’« Esprit-Germe », le Jivatma, l’aspect du Créateur immuable et unique, braqué sur le devenir de cette lignée particulière d’existences successives ;
3° Ce « regard » de l’« Esprit-Germe », le Jivatma, lorsque « les temps sont mûrs », provoque, sous l’action de son « vouloir-vivre » individuel, son Ahamkara, et des liens karmiques, engendrés par les actions antérieurement suscitées par ces désirs, une incarnation dans le sein d’une mère. Ceci, au moment propice à la maturation du Karma accumulé ;
4° Tandis que les actions dirigées vers la terre enchaînent l’unité de conscience au roc de la nécessité, à la manière d’un Prométhée, toutes les aspirations dirigées vers Dieu ou vers le Vrai, le Beau et le Bien, qui sont les manifestations de Dieu sur la terre, contribuent à la formation du Karana Sharira, ensemble des agrégats purement altruistes et universalités engendrés par une lignée karmique. C’est l’âme immortelle, ou divine, pont jeté entre l’âme humaine ou terrestre, et la Divine Immanence, le « Royaume des Cieux » qui est en nous ;
5° A mesure que l’Âme Divine se développe, la conscience reçoit davantage de lumière lui permettant de discerner les véritables valeurs, et de force pour résister aux appétits sensuels et égoïstes Ou Vieil Homme. Ceci diminue l’accumulation du mauvais karma, si bien que l’évolution suit un rythme constamment accéléré, jusqu’à la libération finale.
Point important : Il s’agit de la libération d’une lignée causale, engendrée par le vouloir-vivre d’un Jivatma, et non point de celle d’aucun des individus particuliers qu’elle a animés, sauf le dernier.
Il convient de remarquer que, du reste, il y a une antinomie profonde entre le mot de Jivatma dont les deux racines appartenant à deux aspects complètement distincts de l’Univers : Jiva, « le germe », agent de croissance, au cours du devenir des formes objectives selon les lois de leurs évolutions, actions et réactions dans les cadres de l’espace-temps ; « Atma », aspect subjectif ou introspectif de l’Esprit ou Ishvara qui, tout en restant extérieur et transcendant à l’Univers, et non détaché de l’Unité essentielle de la Divine transcendante est capable, en passant de sa Toute Virtualité Essentielle aux Actualisations des Jivas dans l’espace-temps, d’induire catalytiquement les passages à l’action de ceux-ci, sans y être en rien inclus. C’est pourquoi le Bouddhisme du Sud nie l’existence d’une âme divine individualisée en l’homme.
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1 Dans ces deux cas, pur, ne doit pas être pris par référence au « péché » à un tabou conçu par un Déisme personnaliste où la Déité peut être « offensée » par une désobéissance à ses lois. La pureté est à entendre ici dans un sens physique ; l’absence de tout corps étranger ; un état de conscience, purement intellectuel, c’est-à-dire objectivement représentatif sans aucun mélange d’aucun sentiment affectif, sympathique ou antipathique.
2 C’est-à-dire prêt à éclore.