Cybernétique ou "contrôle et communication chez l'animal et dans la machine" Par Léon Delpech

Cette révolution de la machine cybernétique conduit à une libération, pour l’homme, des tâches serviles, et à l’automation des usines qui se fait peu à peu dans les pays les plus industrialisés. Les conséquences de ce phénomène sont considérables. Elles peuvent avoir des incidences dangereuses si on n’arrive pas à les prévoir. A des stades encore plus évolués, la machine cybernétique peut être mise en interaction avec l’homme. Citons, pour fixer les idées, l’anesthésie cybernétique et la prothèse électronique, où l’on utilise directement des manifestations électriques de la pensée pour commander le sommeil ou bien le mouvement de certaines prothèses, une main artificielle par exemple.

Note: Ici, une parenthèse: le mot contrôle en français, est normalement employé dans le sens de surveillance, vérification, censure, assez différent de celui qu’on lui donne dans le jargon de l’automatique. Il y est extrapolation du mot anglais « control » qui signifie, à des nuances près, piloter, diriger, contraindre « . Par exemple, « to have things under control » signifie être « maître des événements »; un exemple en français: « par une participation majoritaire, on contrôle une entreprise. » (Robert J. Van Egten)

L.-J. Delpech (1908-1986)

Par une de ces contradictions étranges dont l’histoire a le secret, c’est à Paris, mais en anglais que fut publié, en 1948, Cybernetics de Wiener.

Le manuscrit avait été refusé par les éditeurs américains, et ce n’est qu’en dernière minute que les presses du M.I.T. (The Technology Press, Cambridge, Mass.) et John Wiley, de New York, acceptèrent la coédition avec Hermann, éditeur à Paris, qui avait décidé de publier le texte dans sa version originale en langue anglaise. Le succès fut grand. Vingt mille exemplaires furent rapidement vendus et la seconde édition s’est faite, elle, aux États-Unis.

Cybernetics est un volume de 194 pages. C’est un ouvrage fort curieux, fait plus d’intuition que de démonstration. Le lecteur est plus d’une fois laissé sur sa « faim ». L’auteur ne fait souvent qu’effleurer les sujets mais en ouvrant, et c’est l’essentiel, des voies neuves. Par ailleurs, le niveau du livre est extrêmement irrégulier. Tantôt il est rédigé d’une façon très simple et la lecture en est à la portée du grand public, tantôt il contient des développements mathématiques qui supposent déjà une culture scientifique assez étendue. Malgré ses défauts, qui résultent du fait qu’il concrétise une grande quantité de recherches éparses, c’est néanmoins cet ouvrage qui a marqué le départ de la révolution cybernétique.

Une triple révolution:

La révolution cybernétique déclenchée par les travaux de Norbert Wiener se situe sur trois plans distincts: le plan de la machine, le plan de la nature, le plan de la pensée.

Révolution sur le plan de la machine

Si l’on se penche sur l’histoire de la technique, on voit que la notion de machine a subi une évolution qui l’a conduite du stade de la machine statique, simple transformatrice de mouvements, à celui de la machine dynamique, qui transforme des énergies de manière à les rendre utilisables pour des buts déterminés (se déplacer, comprimer de l’air, etc.). Ces machines, au début, devaient être conduites par l’homme. Avec le développement des techniques d’automatisme, cette conduite a progressivement pu être abandonnée aux machines elles-mêmes, celles-ci travaillant alors suivant des programmes établis par l’homme et y incorporés.

Les machines cybernétiques, elles, sont des machines qui ne travaillent plus selon des programmes rigides mais qui peuvent s’adapter, dans certaines conditions, à des situations non prévues par leur constructeur. Elles imitent, en cela, certains comportements des êtres vivants.

L’homéostat de Ashby, les « tortues » de Grey Walter, les multistats du Dr Sauvan sont des exemples de telles machines.

La notion de machine cybernétique élargit le concept classique de machine dans des proportions telles que l’on ne peut plus, actuellement, lui assigner de limite. Le point de départ de cette évolution fut marqué bien avant Wiener par l’apparition de la régulation dans l’industrie. Cela date de l’époque où le régulateur de Watt, inventé dès 1788, fut monté sur des machines à vapeur. Lorsqu’une machine ainsi équipée voit sa charge diminuer et se met donc à accélérer, des masses tournantes, soulevées par l’action de la force centrifuge accrue résultant de l’augmentation de la vitesse, agissent sur un levier interrompant en partie l’admission de la vapeur. Et inversement. Un réglage approprié permet d’obtenir une vitesse constante de la machine (aux fluctuations près, qui sont nécessaires au fonctionnement du dispositif).

On se trouve ici en présence d’un programme semi-rigide, dont Maxwell a établi la théorie en 1868.

Mais le progrès va consister à rendre de plus en plus souple l’autoguidage des machines, qui deviendront d’autant plus « cybernétiques » qu’elles se dégageront davantage des sujétions des programmes.

Cette révolution de la machine cybernétique conduit à une libération, pour l’homme, des tâches serviles, et à l’automation des usines qui se fait peu à peu dans les pays les plus industrialisés. Les conséquences de ce phénomène sont considérables. Elles peuvent avoir des incidences dangereuses si on n’arrive pas à les prévoir.

A des stades encore plus évolués, la machine cybernétique peut être mise en interaction avec l’homme. Citons, pour fixer les idées, l’anesthésie cybernétique et la prothèse électronique, où l’on utilise directement des manifestations électriques de la pensée pour commander le sommeil ou bien le mouvement de certaines prothèses, une main artificielle par exemple.

Par une extrapolation hardie, le Dr Page, des Laboratoires de Recherches de la Marine américaine, à Washington, envisage même la possibilité d’établir des relations directes entre l’homme et les machines les plus complexes au moyen d’une sorte de transmission électronique de la pensée même. Toutes les ressources d’un puissant cerveau électronique pourraient ainsi être mises directement au service du cerveau sur lequel il serait branché, provisoirement ou définitivement On pourrait même dire alors qu’il ferait partie du cerveau de l’homme, cette combinaison homme-machine étant de très loin supérieure à n’importe quel surhomme imaginable.

Tels sont, avec d’autres, quelques développements auxquels Wiener a ouvert la voie. Il n’est pas exagéré de parler de révolution à ce sujet.

Peut-on aller jusqu’à envisager l’existence de machines capables de se reproduire, ce qui conduirait à la notion de machines non construites par l’homme ?

Bien que se situant, pour le moment, sur un plan quasi théorique, de telles machines sont parfaitement concevables.

Examinons le raisonnement par lequel le mathématicien John Von Neumann a montré la possibilité d’une auto reproduction de machines. Il commence par axiomatiser, d’après Turing, la notion d’automate. Un automate calculateur est essentiellement un appareil capable, si on lui donne une instruction et une suite finie de nombres, de poursuivre indéfiniment le développement de cette suite selon la loi fournie par l’instruction. C’est ainsi qu’un calculateur peut exister, qui reçoit comme instruction n’importe quelle loi de fonctionnement caractéristique d’un automate particulier. D’après Von Neumann, on peut étendre cette notion d’automate universel et l’appliquer à des machines capables de produire, sur instruction, des séquences et des agrégats constitués, cette fois, non plus par des nombres imprimés sur un ruban, mais par des éléments de machines. Le problème de l’autoreproduction peut alors être énoncé comme suit: peut-on construire un agrégat fait de pareils éléments de machines, de telle manière que si l’on place cet agrégat dans un réservoir où flottent d’autres éléments en grand nombre, ce premier agrégat commencera à en construire d’autres, dont chacun, à la fin, sera un automate semblable à l’original ? C’est réalisable, a dit Neumann.

Le généticien britannique Penrose a perfectionné la notion de machine reproductrice, en fabriquant des modèles présentant de nombreuses analogies, mais cette fois sur les plans de la chimie et de la biologie, avec les organismes vivants. Ces modèles sont rudimentaires, mais on peut aller plus loin. C’est ainsi que le Dr Edward Moore, des Bell Telephone Laboratories, pense que, dans quelques décennies, on pourra construire des machines auto-reproductrices économiquement utiles. Ce seraient, par exemple, des machines minières ou des moissonneuses amphibies, qui nous ramèneraient du minerai du sous-sol marin ou des moissons de l’océan. Ces machines seraient autonomes en ce sens qu’elles utiliseraient de l’énergie solaire, ou encore celle de carburants ou d’aliments qu’elles trouveraient au cours de leur travail, en même temps qu’elles fabriqueraient, quand la nécessité s’en ferait sentir, d’autres machines de leur espèce. De tels esclaves mécaniques nous enrichiraient, non seulement en travaillant, mais aussi en se reproduisant.

Pour la plupart des tâches, cependant, il ne sera pas nécessaire que les machines se reproduisent au sens strict. On pourra leur demander seulement d’établir les projets de machines plus perfectionnées ou de se perfectionner elles-mêmes.

On a déjà utilisé des cerveaux électroniques pour collaborer à l’invention d’autres cerveaux électroniques. Les implications sont évidentes et stupéfiantes.

Révolution sur le plan de la nature

L’histoire de la pensée nous conduit à envisager, dans le passé, deux attitudes face à la nature: l’attitude réaliste et l’attitude idéaliste.

Les humanismes anciens étaient tous fondés sur l’idée de nature. C’est évident pour la Grèce ou pour l’Europe de la Renaissance mais il en alla semblablement à toutes les époques et sous toutes les latitudes. Si le Médiéval, le Byzantin, l’Égyptien, le Chinois n’ont pas le même souci que le Grec ou l’homme de la Renaissance de reproduire les formes extérieures et d’étudier les rapports quantitatifs, ce n’est pas qu’ils méprisent la nature, mais bien qu’ils la conçoivent d’une autre manière, qui est qualitative et symbolique. Ainsi, en s’entendant sur le sens des mots, on peut dire qu’une constante demeure: les humanistes d’autrefois furent tous des réalistes.

A leurs yeux, la vérité, la beauté, la bonté sont là, devant et avant l’homme, qui n’a qu’à les reconnaître. Ces notions peuvent être conçues fort différemment par l’empirisme aristotélicien, qui les poursuit dans les faits sensibles, ou par le rationalisme platonicien ou cartésien, qui les situent dans un monde spirituel. Elles peuvent être immanentes ou transcendantes, cela n’a pas d’importance à notre point de vue. Le fait et l’idée ont en commun d’être donnés, de devoir être reconnus. D’où la sécurité en face du monde, qui caractérise l’homme traditionnel: immobiliste comme Parménide, mobiliste comme Héraclite ou conceptualiste comme Socrate; il se repère et s’assure dans un monde préétabli.

La mentalité idéaliste, qui se fait jour dans le courant du XVIIIe siècle, se place à un point de vue tout différent. Sa caractéristique fondamentale est d’insister, dans tous les domaines, sur l’initiative du sujet connaissant, sentant, agissant. C’est ainsi que pour Rousseau, par exemple, l’action morale n’est pas l’accomplissement d’une loi préalable. Elle se mesure à l’intensité vécue de l’intention. Le beau, pour Hugo, au lieu d’accomplir l’ordre, se révèle dans l’originalité et la vitalité du créateur. La vérité, pour Kant et Hegel, n’est plus à abstraire ou à « intuitionner », elle procède de l’esprit qui constitue, sinon crée, le réel.

Les orientations actuelles inspirées de la cybernétique inaugurent un troisième moment de la connaissance du monde, qui dépasse simultanément le réalisme et l’idéalisme.

L’art, qui est toujours précurseur, ne croit plus à l’objectivité toute faite d’une nature qu’il n’y aurait qu’à exprimer. Mais il refuse avec la même force le simple cri de la subjectivité, pour tenter de construire un monde où l’homme et la nature se compléteraient, comme dans les réalisations de Nicolas Schoffer. L’itinéraire de la science est similaire. Après être passée du réalisme de Meyerson à l’idéalisme de Bachelard, elle découvre une voie à mi-chemin de la nature et de l’esprit avec l’idonéisme de Gonseth.

Mais c’est dans l’aménagement technique du monde que la transformation est la plus grande. On y trouve un double mouvement de technicisation de la nature et de naturalisation de la technique.

Le monde technique, tout en se naturalisant, technicise désormais la nature en la recouvrant de son extension en l’annexant comme organe et comme moment, transmutant sa matière même dans sa substance à lui.

Le monde technique d’aujourd’hui n’est plus un troisième règne entre l’homme et la nature, un métacrisme selon Dessaouer, car il ne vient plus s’ajouter aux deux autres en les laissant intacts. C’est plutôt un nouveau règne unique qui inclut en lui les deux autres, se substituant à eux en les mettant dans des rapports qui les réinterprètent.

C’est ce que l’on peut appeler, d’une expression impropre mais utile, une réalité médiane. A la limite de la concrétude, il n’y a plus ni nature ni artifice, mais une synthèse originale et mouvante que l’on peut appeler une nature artificielle ou un artifice naturel.

Le monde est de plus en plus dominé par les objets techniques. Et comme cette technicisation s’étend indéfiniment dans l’espace et dans le temps, on peut dire que la technique concrète de la cybernétique formera demain non seulement notre paysage, mais encore notre horizon, comme l’avait entrevu Teilhard de Chardin.

Révolution sur le plan de la pensée

La cybernétique apporte une troisième révolution, qui se situe sur un plan purement intellectuel: la cybernétique est essentiellement un mode de pensée par analogie. Elle utilise largement la méthode des modèles et des simulateurs.

Dans son livre classique, La théorie physique, le savant français Pierre Duhem oppose aux modèles mécaniques qu’utilisent les Anglais (Maxwell, Lord Kelvin, et d’autres) la logique française. Mais il ne s’agissait guère là que de modèles empiriques, qui étaient considérés comme des expédients interchangeables. C’est avec Wiener, et plus tard avec Louis Couffignal, que le raisonnement analogique et l’emploi systématique des modèles allaient être codifiés.

L’expérimentation sur le réel n’étant pas toujours possible (êtres vivants, sociétés, cas unique), un modèle ou un simulateur peut constituer un bon instrument d’étude. Il matérialise l’influence des grandeurs en jeu les unes sur les autres. Les cas déjà observés servent d’étalonnage et cela permet d’étudier ensuite des cas différents.

Remarquons que le modèle se distingue du simulateur. La différence apparaît clairement si l’on considère d’une part la logique d’un système, qui s’exprime dans son principe de fonctionnement, et d’autre part la technologie du système, qui caractérise sa nature physique (forme, matière, etc.). On peut alors dire qu’un système physique et son modèle ont les mêmes logiques mais des technologies différentes, tandis qu’un système physique et son simulateur ont des logiques différentes et n’ont en commun que les données et les résultats.

Ces méthodes d’investigation qu’apporte la cybernétique tendent à devenir universelles, ainsi qu’en témoignent les emplois chaque jour plus nombreux qui en sont faits. Citons, pour fixer les idées et en nous limitant à la France, leur utilisation en linguistique par Mandelbrot, Guiraud et Métais, en biologie par Meyer et Cahn, en ethnologie par Lévi Strauss, en esthétique par Moles, en psychanalyse par Lacan, en droit par Simone Lévy et Aure! David, dans les sciences humaines par Moles et Palmade, en épistémologie par Simondon, en théologie par le Pasteur Morel. Et l’on pourrait allonger la liste.