Sarah Leibovici & Hélène Renard
Entretien avec George-Luis Borges : «Il ne faut pas chercher la folie»

. Je crois que durant toute ma vie je n’ai eu que deux expériences mystiques. Deux fois j’ai senti l’éternité. J’ai raconté cela dans des textes, dans un poème. La première fois, c’était en chemin de fer, au sud de Buenos Aires ; la deuxième, à côté d’un ruisseau qui n’existe plus, le Maldonado. J’ai ressenti l’éternité. Cela a duré quelques minutes, je crois. En tout cas, cela était en dehors du temps. Je l’ai senti, tout simplement.

(Revue Question De. No 22. Janvier-Février 1978)

Le grand écrivain argentin Jorge-Luis Borges (1899-1986) était de passage à Paris l’automne de 1977. Sarah Leibovici assista à sa conférence à la Sorbonne. Elle a eu avec Jorge-Luis Borges un entretien que nous publions ici où l’on retrouve l’extraordinaire jeunesse et le rayonnement de cet homme de 79 ans privé de la vue.

Sarah Leibovici. — Acceptez-vous, monsieur, que nous nous servions d’un magnétophone ?

J.-L. Borges. — Evidemment ! Mais ne le dites pas, faites-en un secret !

S.L. — Ce serait trop indiscret…

J. -L.B.  — Eh bien alors, on l’oublie et on cause tout naturellement !… Mais je veux vous avertir : je suis très timide ! Posez-moi des questions, cela m’encourage !

S.L. — Pour moi, c’est merveilleux, j’en ai préparé des quantités !

J.L.B. — En nombre défini ou indéfini ? J’aime beaucoup l’infini.

S.L. — Je commence par… une question qui pourrait sembler peu importante : j’ai été frappée par le nombre de fois où, dans votre œuvre, vous parlez du juego de ajedrez, du jeu d’échecs…

J.-L.B. — Oui, j’ai même écrit deux sonnets sur les échecs ! Je suis un mauvais joueur mais j’en aime l’esprit… Tenez, moi, j’adore l’Angleterre, mais tout le monde la déteste, et le principal argument qu’on pourrait utiliser contre elle, le football, cette chose si brutale, on ne l’emploie jamais ! Elle a répandu le football dans le monde au lieu de répandre, par exemple, les échecs, comme l’ont fait les Arabes.

S.L. — Le jeu d’échecs, vous l’utilisez souvent symboliquement ?

J.-L.B. — Symboliquement, oui. C’est-à-dire que je parle symboliquement de symboles ! Le jeu d’échecs est une série de symboles… J’en parle souvent, c’est vrai. Je suis facilement monotone.

S.L. — Au contraire ! J’ai relevé tant d’éléments fantastiques en me replongeant, ces jours-ci, dans le Libres de arena (Ouvrage de 1975, contenant treize nouvelles dont Ulrica et El Congreso) !

J.-L.B. — Je crois que c’est mon meilleur livre. Et je crois qu’il y a là une histoire qui est ma meilleure histoire : celle qui s’appelle Ulrica. C’est si triste !

S.L. — Pour vous, c’est la meilleure ? Et El Congreso ?

J.-L.B. — El Congreso, c’est un peu comme un résumé de toute mon œuvre, non ? On m’y retrouve continuellement !

S.L. — C’est une histoire extraordinaire. Que représente pour vous cet autodafé de tous les livres patiemment réunis, dans toutes les langues, de toutes les civilisations?

J.-L.B. — Oui, quelqu’un dit que de temps en temps (cada tantos siglos), il faut brûler la bibliothèque d’Alexandrie… L’idée, c’est qu’il y a des gens qui veulent faire quelque chose d’inouï : le congrès du monde ! Et cela devient de plus en plus vaste, à la façon de Kafka. A la fin, l’un d’eux a une sorte de vision. Il comprend que tout cela est inutile, que l’univers est déjà là, c’est-à-dire que son congrès est déjà là, donc qu’il peut tout détruire puisque tout est là. Pourquoi le congrès du monde, puisque le monde existe ? Pourquoi le congrès, puisque le monde est le congrès ? Alors il identifie son rêve impossible avec la réalité. C’est comme si l’écrivain voulait écrire une épopée sur l’humanité, et puis non, il y renonce, car il trouve que l’humanité est déjà cette épopée… C’est une belle histoire, n’est-ce pas ? Oui, parce qu’au commencement on pense que ce sera du Kafka, avec cette idée de l’aventure et de l’entreprise impossibles, et puis à la fin ils comprennent que l’aventure est impossible mais que l’aventure est l’univers ! Le plan est si vaste qu’il se confond avec l’univers… La fin de l’histoire est assez belle, mais c’est un peu du Chesterton [G.-K. Chesterton : poète et romancier fantastique anglais (1874-1936). Son œuvre la plus célèbre, Histoires du père Brown, contient ses thèmes favoris : la controverse religieuse, le suspense, l’humour]. C’est-à-dire que cette histoire commence par Kafka et finit par Chesterton, si on voulait faire des analogies…

S.L. —            Ailleurs, à propos d’un professeur qu’on envoie à un congrès, vous dites que tous les congrès sont inutiles, qu’ils servent tout juste à se faire un curriculum vitae..:

J.-L.B. — Oui, c’est ça. Mais ce congrès-là n’est pas inutile puisqu’il est l’univers, l’histoire universelle ! Je suis content que vous aimiez cette histoire parce qu’à Buenos Aires elle n’a eu aucun succès.

LIRE ET RELIRE

S.L. — Dans un des contes, il y a un personnage qui dit à peu près ceci : « Je vis depuis quatre siècles et je n’ai pas dû lire plus d’une demi-douzaine de livres », et il ajoute :

« Ce qui est important, ce n’est pas de lire mais de relire ! »

J.-L.B. — Malheureusement, pour relire, il faut lire. Cette histoire s’appelle « Utopie d’un homme fatigué » (Utopia de un hombre que esta cansado). Elle est aussi assez triste, mais c’est une belle utopie. Ce n’est pas du tout de la science-fiction. C’est le contraire de Bradbury [Ray Bradbury, auteur des Chroniques martiennes]. et aussi de Wells [H.-G. Wells, auteur de la Machine à explorer le temps, l’Homme invisible, ta Guerre des mondes, etc.].

S.L. — L’important, pour vous, ce n’est pas d’avoir beaucoup lu mais d’avoir bien lu, c’est bien cela ?

J.-L.B. — Oui. Comme le livre change chaque fois que vous le lisez, comme vous-même changez comme le livre… On pourrait à la rigueur ne lire que Montaigne, par exemple, ou les Dialogues de Platon ou la Bible ! La Bible est une bibliothèque…

S.L. — Vous voulez dire que, dans un livre, il y a surtout le lecteur ?

J.-L.B. — Il y a surtout le lecteur et le lecteur doit y mettre bien des choses. Il y a des livres qui permettent cela : Don Quichotte, par exemple, les Mille et Une Nuits, Macbeth

Jorge-Luis Borges, est né à Buenos-Aires en 1899. Ses premiers écrits sont des poèmes dédiés à sa ville natale : Ferveur de Buenos-Aires (1923). Deux œuvres lui ont valu une renommée mondiale : Fictions en 1941 et l’Aleph en 1949. Ce sont des récits insolites où le fantastique et le rêve s’introduisent dans la réalité sans qu’on ne puisse plus les distinguer. Le monde réel, le monde de l’imagination sont connectés ; le temps n’est plus celui que nous connaissons. L’autre, le double, l’ombre sont parmi les thèmes favoris de Borges.

Parmi ses œuvres traduites en français par Roger Caillois : Labyrinthes, L’auteur et autres textes, L’Aleph (éditions Gallimard)…

LE NOROIS

S.L. —            Vos histoires se situent souvent dans ces pays-là. C’est intéressant, on se perd dans les brumes…

J.-L.B. — Oui ; avec Maria Kodama [collaboratrice de Jorge-Luis Borges], je suis en train d’écrire un livre sur un historien islandais. Nous avons étudié l’ancien anglais pendant quinze ans et maintenant nous étudions l’islandais, le norois.

S.L. — Et vous l’étudiez pour quoi ?

J.-L.B. — Hédonisme ! Oui, pour le plaisir, pour le plaisir de déchiffrer les textes ! Nous n’arriverons qu’à les déchiffrer. Ce sera une entreprise aussi infinie, aussi inutile que celle du congrès, mais enfin les jeunes pourront en venir à bout. Moi, je suis vieux, je n’y arriverai pas.

LE REVE ET LA REALITE

S.L. — Parlons de cette histoire fantastique, El Otro, l’autre, le double, l’alter ego…

J.-L.B. — C’est moi, évidemment !

S.L. — C’est vous à deux époques de votre vie. Dans cette rencontre, on n’est ni dans le même lieu, ni dans le même temps, et on se demande lequel des deux est en train de rêver !

J.-L.B. — Les deux, je crois. Ce sont les deux. Chacun rêve l’autre, mais le jeune homme oublie son rêve. Quand il se réveille, il a oublié son rêve, tandis que pour l’autre ce n’était pas un rêve, c’était une expérience puisqu’il a gardé ce billet de banque qu’on lui avait donné.

S.L. — C’est parce qu’on oublie son rêve qu’on peut continuer de vivre, en fin de compte !

J.-L.B. — Il faut bien qu’il ait oublié ! S’ils se souvenaient l’un de l’autre, il n’y aurait pas d’histoire. Si je me retrouve avec mon avenir… C’est une belle histoire, non ?

S.L. — Très belle. Mais ces histoires que vous racontez, est-ce qu’elles correspondent à quelque chose de vécu ? Est-ce que vous avez connu, ressenti des impressions tout à fait étranges?

LA MORT ET L’ETERNITE

J.-L.B. — D’une façon très passagère, plutôt en lisant. Je crois que durant toute ma vie je n’ai eu que deux expériences mystiques. Deux fois j’ai senti l’éternité. J’ai raconté cela dans des textes, dans un poème. La première fois, c’était en chemin de fer, au sud de Buenos Aires ; la deuxième, à côté d’un ruisseau qui n’existe plus, le Maldonado. J’ai ressenti l’éternité. Cela a duré quelques minutes, je crois. En tout cas, cela était en dehors du temps. Je l’ai senti, tout simplement.

S.L. — Vous parlez très bien de tous ces écrivains qui ont écrit des contes fantastiques, qui ont vécu des expériences hors du commun, qui ont eu la sensation du monde des morts qui nous entoure, qui ont peut-être touché au spiritisme. Avez-vous pratiqué ces choses-là ?

J.-L.B. — Non. Mais ma mère est morte il y a deux ans, et je sens sa présence dans la maison. Chaque soir, j’entre dans sa chambre vide et je lui dis bonsoir, je parle un moment avec elle… Et j’ai découvert que la servante avait la même impression que moi. Je lui ai demandé : « Où croyez-vous que se trouve Madame ? » Elle m’a répondu : « Mais elle est là, dans sa chambre ! » C’est une paysanne qui parle guarani. Je lui ai dit : « Si vous l’aviez vue, vous auriez eu peur ? » Elle m’a répondu : « Pourquoi aurais-je peur de Madame ? Je n’ai pas eu peur d’elle quand elle était vivante, pourquoi me ferait-elle peur parce qu’elle est morte ? » J’ai compris alors qu’elle avait plus de bon sens que moi.

LE SNOBISME

S.L. — A propos de guarani   j’ai l’air de passer du coq à l’âne, mais j’y pense par association d’idées, à partir d’un de vos contes —, vous semblez assez sévère pour votre pays !

J.-L.B. — Je suis sévère pour mon pays à cause d’un excès de nationalisme. Un nationalisme affreux, vraiment. Je vais vous citer mon cas : personne ne me prenait au sérieux, et puis j’ai reçu le prix Formentor. Alors, quand on a su qu’en Europe on m’avait décerné un prix, tout à coup je suis devenu visible ! Nous sommes un pays de snobs. Le tango, par exemple, a été inventé vers 1880, on le dansait dans les bordels et personne ne s’en souciait. Quand on a su que cette danse était connue à Paris et que des gens « bien » la dansaient, tout le monde en est devenu fou…

S.L. —            Vous voulez dire qu’en fin de compte l’Amérique a toujours eu les yeux tournés vers l’Europe ?

J.-L.B. — Et c’est bien, c’est ce qu’il faut ! Mais maintenant, on ne regarde que les Etats-Unis ou la Russie. Je crois qu’ils ont été de grands pays, mais à présent ce ne sont que de grandes puissances, ce qui est tout à fait différent. C’est plutôt malheureux.

LES GRANDS PAYS

S.L. — Quels sont pour vous les grands pays ?

J.-L.B. — Pour moi, les grands pays sont les petits pays un peu oubliés. Je dirais que la Suisse est un grand pays, que le Danemark est un grand pays… L’Islande est un grand pays… Israël est un grand pays. J’y ai été deux fois. Je peux vous raconter une histoire personnelle. Quand la guerre des Six Jours a éclaté, je marchais dans la rue. Alors, tout à coup, quelque chose m’est arrivé. Ce qui est arrivé, c’était un sonnet. Je suis allé voir le directeur de Davar, la revue Littéraire juive qui est publiée à Buenos Aires. Je lui ai dit : « J’ai un sonnet pour vous. Il est beau ? Il doit être bon puisqu’il s’est écrit tout seul ! Eh bien, nous allons le publier. » Alors je lui ai donné le sonnet. Six jours après, je recommence. Je lui dis : « C’est un autre poème, pour célébrer la victoire ! » Ils figurent tous les deux dans mes œuvres complètes. Le premier, c’est l’anxiété ; l’autre, c’est la joie de la victoire.

LE BONHEUR

S.L. — Dans votre œuvre, où est la place du bonheur ?

J.-L.B. — Je ne sais pas… J’ai exprimé le bonheur dans Ulrica, ce n’est pas exactement le bonheur, c’est un rêve. Un rêve érotique. C’est un bonheur, mais un bonheur illusoire ! Quelle autre espèce de bonheur peut-on avoir ?

S.L. — C’est important, le bonheur ?

J.-L.B. — En tout cas, la recherche du bonheur est importante. La recherche du malheur, il ne faut pas l’encourager. Quand on est jeune, on veut être Hamlet ou Baudelaire ou Raskolnikov, ou quelqu’un dans ce genre-là, ou lord Byron, mais quand on vieillit on renonce à cette ambition.

LE MOT

S.L. — J’ai relevé des phrases remarquables sur la palabra, la parole, le mot… Je cherche, excusez-moi, j’ai oublié mes lunettes…

J.-L.B. C’est drôle qu’on dise mes lunettes, mes petites lunes, mes satellites… Mes lunettes ! Vous savez que le mot palabra, c’est le même mot que « parabole » ?

S.L. —            Bien sûr, c’est la même origine.

J.-L.B. — Mais tout le monde l’ignore ! Quand j’ai dit cela à Buenos Aires, on m’a regardé comme un farceur !

S.L. — Dans El Espejo y la Mascara (« le Miroir et le Masque »), le poète écrit des poèmes à la gloire du roi. Pour son premier panégyrique, il reçoit en cadeau un miroir d’argent…

J.-L.B. — Oui, à la fin il lui donne un poignard, n’est-ce pas ? C’est une histoire irlandaise, mais je ne m’en souviens pas ! Racontez-la-moi.

S.L. — Vous ne vous rappelez pas ? Après ce premier poème et ce premier cadeau, il en écrit un second, et le roi lui fait présent d’un masque en or. Mais le poète doit recommencer et il réduit son poème à une seule ligne. Leur émotion est extrême. Le poète et le roi partagent le même secret et le même péché : celui d’avoir connu la beauté !

J.-L.B. — C’est ça, vous êtes sûre ? Je crois que vous inventez cette histoire.

S.L. — Je vous jure que non !

J.-L.B. — Elle est très belle ! C’est une surprise pour moi.

S.L. — Vous avez l’air de redécouvrir votre œuvre !

J.-L.B. Vous me la révélez. Vous êtes très généreuse envers moi !

S.L. — Il y en a une autre que j’aime beaucoup, c’est Undr.

J.-L.B. — Undr, oui, c’est le même mot que wonder en anglais, Wunder en allemand… En islandais, undr, c’est plus beau !

S.L. — Vous dites que la poésie du peuple des « Urnos » se réduit à un seul mot, et le mot undr veut dire « merveille ». Juste avant de mourir, le vieux poète dit au héros de l’histoire : « A nous tous, la vie nous donne tout, mais la plupart des gens l’ignorent », et il prononce alors le mot undr. Vous semblez dire que l’homme a perdu le pouvoir de s’émerveiller ?

J.-L.B. — Oui, c’est cela. Exactement. Vous le dites mieux que moi.

S.L. — Je vous sens bien. Je suis née sous le signe du Scorpion !

J.-L.B. — Et moi sous celui de la Vierge… Vous avez vu les tableaux de Xul Solar au musée d’Art moderne ? Un grand ami à moi !

S.L. — Je sais que vous venez d’inaugurer cette exposition…

J.-L.B. — Oui, allez-y, c’est extraordinaire ! Quand j’ai écrit cette histoire, j’ai pensé à Xul Solar, j’ai pensé à lui dans El Disco (« le Disque »). Je me suis dit qu’il l’aurait aimée. Là, on m’a donné une médaille.

S.L. — La médaille de vermeil de la Ville de Paris. J’aurais dû commencer par vous féliciter. Cet hommage est bien mérité.

J.-L.B. — Vous croyez ?

S.L. — J’aimerais que nous revenions à l’autodafé de la bibliothèque du Congreso. Vous voulez dire qu’il est inutile et artificiel de réunir autant de livres ?

J.-L.B. — Non, je ne dis pas cela. Je dis que l’incendie de la bibliothèque est une partie du congrès. Tous les éléments font le congrès. Donc ils peuvent mourir, ils continuent… J’ai écrit cette histoire il y a très longtemps. On avait d’abord fait une très belle édition, à Buenos Aires, en deux cents exemplaires. La couverture représentait un échiquier où toutes les cases étaient remplies. On ne pouvait donc pas jouer. Pour donner l’idée du congrès universel…

S.L. — L’échiquier est vraiment un de vos symboles. El Congreso a donc été publié à part ?

« LE LIVRE DE SABLE »

J.-L.B. — Oui. Ensuite je l’ai inclus dans El Libro de arena (« le Livre de sable »), qui s’est d’abord appelé « El Libro de la arena » (« le Livre du sable »), ce qui a été malheureux. C’est le livre DE sable, un objet impossible ! DE et non pas DU.

S.L. — Vous expliquez pourquoi le Livre de sable : parce que le sable est infini, parce que dans le sable il y a une notion d’infini… J’aime vos symboles et j’aime celui que vous voyez dans le titre de l’œuvre de Guiraldes ; Don Segundo Sombra : Segundo, c’est le second, c’est l’autre, et Sombra, c’est l’ombre, c’est la même idée !

J.-L.B. — J’ai connu cet homme, il s’appelait Segundo Ramirez Sombra.

S.L. — Le problème de la mémoire, pour vous, est essentiel ?

J.-L.B. — Oui, c’est vrai !

LA SAGESSE

H. Renard. — Je voudrais vous poser une seule question. Elle est un peu plus personnelle. Est-ce que vous cultivez pour vous-même une sagesse ? Et quelle sagesse?

J.-L.B. — Non, je ne crois pas. Je crois que mon devoir est d’abord le devoir d’écrire. Je n’ai rien d’autre à faire. Il faut que j’écrive ! C’est la seule forme possible de mon destin. Je tâche d’être heureux, comme tout le monde, j’arrive même à être amoureux malgré mon âge, mais ce qui est essentiel pour moi, c’est l’écriture. Dès que j’ai publié un texte, je l’oublie, vous l’avez bien vu tout à l’heure. Alors je pense à l’avenir, je pense au texte futur… Je ne peux enseigner aucune sagesse, je n’en possède pas moi-même. Ma vie est une série d’erreurs : mon mariage, par exemple.

H.R. — Mais sans en enseigner aucune, vous pouvez peut-être vous référer à une sorte de sagesse, soit plus orientale, soit plus antique ?

J.-L.B. — Je dirais plutôt stoïcienne. Par exemple, j’étais au théâtre avant-hier et Barrault [Borges parle ici du spectacle poétique monté par Jean-Louis Barrault : « La vie offerte », joué à Paris], ce grand acteur, a lu une série de textes. J’ai entendu : « Buvez la vie, enivrez-vous, il faut de la folie… » Je dis le contraire : il ne faut pas s’enivrer, il ne faut pas chercher la folie ! C’est la folie qui nous cherche plutôt ! Toute cette exaltation du malheur, du désespoir, de l’ivresse, tout cela, ce n’est pas parce que je suis un peu puritain, mais je n’ai jamais pu aimer ces choses-là.

L’ESTHETIQUE

H.R. — Est-ce que vous croyez que notre civilisation a besoin d’une esthétique?

J.-L.B. — Toutes les civilisations ont besoin d’esthétique.

H.R. — La nôtre, actuellement, qui est peut-être en difficulté ?

J.-L.B. — Mais je crois que chacun trouve l’esthétique dont il a besoin, non ? Evidemment, vous me trouverez très vieux jeu, mais je ne partage pas certains enthousiasmes trop mondains. Par exemple, j’admire beaucoup le XVIIe siècle, l’idée de la raison. La raison est impossible, mais je crois qu’il faut la chercher. L’idée de la sagesse, j’aime cette idée-là ! Tandis qu’après, on tend plutôt à exalter le contraire ou la folie ! L’idée de la sagesse, de la conscience, pour détruire le surréalisme. Tout cela m’est profondément antipathique. C’est peut-être parce que je suis un vieux monsieur puritain, un vieux gentleman sud-américain… J’aime beaucoup Montaigne. J’ai l’impression qu’on l’a un peu oublié ! Je viens d’écrire un poème à la France où je parle de Montaigne, et aussi de Hugo et de Verlaine :

Je ne dirai pas le soir ou la lune. Je dirai Verlaine.

Je ne dirai pas la mer ou la cosmogonie. Je nommerai

[Hugo.

Je ne dirai pas l’amitié. Je dirai Montaigne.

Je ne dirai pas le feu. Je dirai Jeanne…

LA POLITIQUE

S.L. — Je sais que la politique ne vous intéresse pas, mais on vous dit réactionnaire !

J.-L.B. — Oui, c’est vrai.

S.L. — On dit que vous avez apporté votre caution à certains gouvernement réactionnaires…

J.-L.B. — Oui, mais dans mon pays, il le fallait. Cela était vraiment nécessaire. Mon pays était dans l’anarchie.

S.L. — De quelle époque parlez-vous ?

J.-L.B. — Du moment où Peron est revenu, on était dans l’anarchie ; c’était la canaille ! C’est pour cela. Je ne dis pas qu’il faille à tous les pays un gouvernement militaire, je ne suis pas fou, mais à présent, en Argentine, c’est le seul gouvernement possible. J’espère qu’on pourra se passer de gouvernement un jour. Je n’aime pas le gouvernement ! Il y a quand même des terroristes ! Je connais des gens qui ont été volés ; on a séquestré Aramburu qui avait été président, on l’a torturé, on l’a mutilé, on l’a tué finalement ! Et tout le monde savait qui avait fait cela ! Peron était une canaille inouïe ! J’étais directeur de la Bibliothèque nationale et quand j’ai su que Peron allait revenir, j’ai immédiatement renoncé à mon poste. J’ai dit à ma mère : « Peron est revenu », et elle : « Tu ne peux pas rester un jour de plus ! » Tout le monde pense que je vis dans une tour d’ivoire ! Au temps du péronisme, j’ai parlé ouvertement contre Peron ! Ma mère était en prison, ma sœur aussi et un de mes neveux. On m’a attaqué à travers ceux que j’aimais. On n’osait pas m’attaquer personnellement. On m’a chassé. J’avais un poste de bibliothécaire Buenos Aires, au Sud-Ouest. On m’a chassé mais on ne m’a pas poursuivi, parce que j’étais connu. On ne fait pas ça, ce n’est pas une bonne propagande, mais avec ma mère, ma sœur, mon neveu, c’est différent… Etre pour Peron ou contre Peron, c’est une question éthique, une question morale. C’est-à-dire : on est une canaille ou on ne l’est pas, on est un homme d’honneur, un gentleman ou on ne l’est pas !

S.L. — Ce qui vous intéresse, en fin de compte, c’est l’éthique ?

J.-L.B. — Oui, j’ai un profond sens éthique.

S.L. — Et l’esthétique ?

J.-L.B. — Elles vont ensemble, oui.

S.L. — Ethique plus esthétique, et le problème purement politique ne vous intéresse pas… Quels sont les écrivains américains que vous aimez le plus ?

J.-L.B. — Je les connais fort peu. Je crois qu’Alfonso Reyes a été le plus grand écrivain de prose espagnole de tous les temps. Un très grand homme ! Il n’a laissé aucun livre, il a laissé une œuvre, et chaque page est une leçon. Je l’ai connu personnellement et je l’ai beaucoup aimé. Quand vous dites Shakespeare, vous pensez à Hamlet ou à Macbeth, mais dans le cas de Reyes il n’y a aucun livre que vous puissiez détacher. Il a toute une œuvre très belle, parfaite, d’une grande clarté, d’une grande lucidité, mais de ses quatre ou cinq volumes, aucun titre ne peut être cité particulièrement. Cela n’est pas bon pour la gloire ! [A.  Reyes (1889-1960) : Mexicain d’une vaste culture, humaniste par excellence, il est l’auteur d’une abondante œuvre en vers et en prose (Vision de Anahuac, Homero en Cuernavacas, Cuestiones esteticas, Cantata en la tumba de Frederico Garcia Lorca)]

S.L. — Et Pablo Neruda, vous l’avez connu ?

J.-L.B. — Oui, nous avons eu une étrange conversation ensemble. Nous étions jeunes tous les deux. Nous avons parlé de l’impossibilité qu’il y avait à employer notre langue à des fins esthétiques. Il m’a dit : « C’est très difficile de faire quelque chose en espagnol ! » L’espagnol n’est pas une langue aussi agile que le français…

S.L. — Et vous n’êtes pas facile à traduire!

J.-L.B. — Fray Luis de Leon [Mystique espagnol et cabbaliste du XVIe siècle], dans sa préface du Livre de Job, dit à peu près ceci : « Le texte hébraïque est ambigu. J’ai fait en sorte que ma traduction le soit. »

S.L. — Vous aimez sans doute la musique…

J.-L.B. — J’aime Brahms.

S.L. — Je regrette que vous nous quittiez si vite…

J.-L.B. — Oui, je pars après-demain à Athènes. Il faut que je voie la Grèce !