L’homme accédait à une région où l’ordre paraissait n’avoir jamais régné. Millénaire effritement des masses rocheuses, grêle averse des pierres croulantes, chaotique entassement de granit, parois géantes, grises, violacées, au pied desquelles s’étendait la pente d’un pierrier. Au sein de cet amas, un torrent s’ouvrait un passage et mugissait sa joyeuse nécessité. En cette sauvagerie, la décomposition suivait un processus plus lent que dans les plaines ; le temps, absorbé par un rythme à la mesure du cosmos, s’identifiait à son éternité latente.
L’homme se hissa sur une roche surplombant les eaux tumultueuses. A ses pieds, le torrent lance ses éventails de gouttelettes irisées, bouillonne en torsade, s’échevelle, précipite sa chute, glisse entre les blocs de rocher, bondit, creuse, mine et contraint tout obstacle. Il persiste à trouver sa pente la plus abrupte et sculpte inlassablement son lit de schiste, s’impose au voyageur, l’invite à s’étendre sur la pierre pour la grande écoute, le pénètre d’une fraîche lassitude, lance ses agrès et tournoie autour de lui en un ronde endiablée. Collier dansant, glauque serpent bleuâtre ; il glisse, rebondit en rivière diamantée, et tombe en une chute verticale et blanche dans un dense bouillonnement d’ouate écumeuse.
Impossible de maintenir le fil aigu d’une pensée ; il ne peut que se fondre et s’estomper dans l’assourdissant train liquide, se dissoudre dans la symphonie sauvage, uniforme et saccadée, de cette eau folle dont rien ne peut enrayer la prodigieuse puissance. Déjà l’homme ne résiste plus. Cette force veut-elle annihiler la sienne ? ou bien n’est-ce que l’ardeur de son sang qu’il entend décuplée à l’échelle de ce plain-chant ? Il obéit au fracas des cascades comme à une hypnose ; tout en lui devient réceptif, et bientôt il n’est plus qu’une écoute presque impersonnelle, n’existe plus qu’en fonction de cette forte voix des premiers âges dont il se sent avec béatitude le prisonnier. Afin d’être totalement subjugué, il ferme les yeux, maintient en lui le désir de participer à un rythme dont les ondes brutales possèdent son corps. Il n’est plus l’être replié sur un centre d’intérêt dur et solitaire ; il se déplie et s’offre au tumulte comme une plante s’ouvre sous l’averse. Il éprouve une exaltante sensation d’élargissement, et dans la mesure où elle augmente, il se détache de tout ce qui peut constituer sa personne dont peu lui importent la durée et les limites.
Il est encore bien éveillé, lucide, maître de ses mouvements, libre de fuir le sortilège des eaux grondantes. Il lui suffirait de se lever, de s’éloigner de l’envahissant bourdon et retrouver les solitudes silencieuses des pierres. Aussi voulut-il, ne fût-ce que par jeu, échapper aux chaînes dorées de l’enchantement. Revenant à la surface de lui-même, il voulut fuir l’attirance du fluide, du perméable. Sa pensée, perdue dans cette transparence où elle ne savait plus reconnaître sa nécessité, reprenait sa souveraineté.
Il perçut d’abord deux voix bien distinctes. La première exprimait la résonance intérieure du torrent : profonde, souterraine, semblable au train que l’on entend rouler dans une plaine étouffée de brouillard, d’une tonalité plus sourde que l’autre, mais combien plus dense, plus concentrée ; elle avait un timbre grave et lointain, une voix d’ancêtre, elle traversait de bruyantes couches de sons pour vous surprendre, telle une fontaine sanglotante d’un village désert. Elle venait peut-être de ces vasques où l’eau tourne lentement sur elle-même avant de se précipiter par quelque orifice secret vers une nouvelle chute. Elle était un appel constant, un grognement de la terre, lourde, épaisse, opaque comme un de ces dieux paniques des obscures forêts primitives ; elle finissait par vous obséder comme ces tambours funèbres entendus dans les rêves.
L’autre voix domine nettement la surface des sons : plus impétueuse, plus immédiate dans sa présence, elle se fait entendre semblable à l’une de ces fortes pluies au plus chaud de l’été. Rien ne contraint sa puissance, et libre de son élan elle domine la combe ainsi que les cuivres d’un orchestre. L’homme est devenu pêcheur de voix. Une à une il les appelle hors du grand vacarme, tente de les distinguer et de les retenir à l’instant où elles s’apprêtent à disparaître. Voix douces des hautbois, murmures d’enfants, léger clapotis que l’on entend à peine, vaguelettes jouant sur une grève minuscule et laissant apparaître de petits galets bleus, roses et gris. Voix qui s’estompent, renaissent et redisparaissent, ondulent et coulent hors de sa portée lorsqu’il veut les surprendre. Parfois, une clameur née de lointaines régions, se termine en un gémissement très doux et très proche.
Il y a aussi des timbres habités par le mystère, cachés, chuchotements qui montent de la sourde rumeur d’un chœur hallucinant. On entend les naïades dont les corps bleu-turquoise glissent entre les seins et les croupes de pierre pour bondir et se couronner d’écume. Comment résister aux douces violences de ces génies aimables ? Qu’est-il devenu le poème des temps antiques où vivait un peuple issu des plus vigoureuses croyances ? Nous vous reconnaissons, nymphes, naïades, ondines, souples déesses des temps qui ne sont plus. Il n’est que de savoir s’abandonner à l’écoute d’une eau mouvante, pour que déjà vous habitiez les larges espaces de notre rêve ; mais à peine avons-nous décelé votre présence, que vous disparaissez, laissant un instant suspendue au-dessus de la pétulance floconneuse des eaux vives, votre parure d’arc-en-ciel.
De nouveau, tout retourne au sein de l’énorme voix qui passe et nous conte son interminable histoire. Le sourd grondement le happait, l’enlevant à la diversité des choses qui permettaient à son esprit de se maintenir à la limite des symboles et du réel. Un seul rythme prenait possession de son être et le subjuguait entièrement Il n’éprouvait même plus par l’incantation des images, le besoin de modérer cette fanfare brutale qui passait au-travers de son corps. Il sentit qu’il allait oublier la notion de sa réalité pour s’intégrer au cycle d’une inhumaine condition. Un bref instant, il s’identifia aux gouttelettes propulsées sur la roche brûlante et qui s’évaporaient aussitôt sous la succion du soleil. Puis il renonça à toute résistance. Il n’existait plus en lui la moindre velléité d’action, il ne se sentait plus qu’un peu de plasma transparent traversé d’une grande rumeur qui aurait tôt fait de le résorber. Les paupières toujours closes, il s’abandonnait au chant profond ; loin des frontières du vertige de la vie active, il vivait enclos dans une lumière blonde.
Subitement, il fut saisi du désir de ne plus rouvrir les yeux, de se laisser emporter par le destin de ce torrent, finir là… avec ce bruit d’eau dans le corps. Il n’était plus une personne sociale dotée d’un nom, ayant une fonction, une femme, des parents, des amis… Il se dépersonnalisait, devenait une force naturelle habitée par une autre force naturelle. Niant quelques millénaires de civilisation, il réintégrait le lit de la nature ; reçu en elle, il reprenait sa place dans la matrice des lointaines origines. En cette eau désordonnée, implacable dans sa nécessité d’expansion, il s’unifiait au grand mouvement des forces innocentes. Comme dans un rêve, il se souvint d’une pensée d’Héraclite d’Éphèse. Il la vit gravée en caractères grecs, dans l’harmonie apollinienne d’une architecture où s’harmonisait encore le nombre : « Dans la périphérie du cercle, le commencement et la fin coïncident ». Était-il cette coïncidence ? Peu lui importait d’ailleurs l’hypothèse d’Héraclite ; il en est qui se perdent au sein de Dieu, il se perdait au sein du monde. Sans un mouvement, son corps se livrait à cette sonorité rythmée qui le pénétrait comme un dieu-amant des mythologies antiques. Il reconnaissait en lui, dans ce désir d’anéantissement, la forme la plus absolue de l’amour. Avoir été deux et n’être plus qu’Un. Un chant d’inaliénable solitude le submergeait.
Émergeant du sommeil, il réentendit en sourdine le tumulte d’eau, cette réalité qui l’avait amené à son sortilège et continuait de le maintenir en son pouvoir. Comment pourrait-il se soustraire de cette torpeur brûlante ? n’être plus ce bloc de stupeur s’identifiant à la roche ? Sa conscience, à peine effleurée d’une vague clarté grise, était dépossédée d’elle-même tant elle se laissait aller, toute passive, sensible aux variations de la lumière, au flux des métamorphoses ; l’univers ne manifestait pour elle qu’un miroir trouble où semblaient passer sans cesse les phantasmes nébuleux de la pré-naissance. Certaines clartés deviennent plus intenses. Peu à peu, ce qui s’irisait à partir du gris s’éclaire ; la vie est un fil de soie doré se mouvant doucement dans les eaux du ciel, la vie emploie la douceur, la vie est un berceau tendre d’où surgira le cri de l’être ; abandonnée aux monotones constructions du temps, elle élève sa patience, recommence sa trajectoire, vibre au plus chaud et au plus libre d’elle-même. Elle oscille un instant entre le clair et l’obscur, elle s’enhardit hors des limbes, se dégage, les ailes encore toutes plissées contre son corps humide de nuit. Déjà, elle se sent traversée d’ondes lumineuses, elle se révulse en goûtant la prescience des premières fécondations. A son pouvoir de création le monde allait renaître ; pour elle, il allait éclore au cœur d’un de ces matins où la joie éclate en tuiles roses au-dessus des toits de pierre et de neige. Naissance des premières richesses, des premières couleurs, les formes rejouent entre elles comme la flamme attisée rejaillit d’un foyer presque éteint.
Peut-on ainsi parcourir les étapes de l’être et retrouver au-dessus de son infinie variabilité, l’étonnante constance de celui qui est par-delà l’ombre et la lumière, par-delà l’être et le non être ? Celui devant qui le Dieu des hommes lui-même (s’il devait exister) se voilerait la face ; celui dont la solitude est accomplissement et qui pourtant n’existe qu’en pénétrant l’infini des autres présences. Celui qui est vertigineusement multiplié en abordant tout ce qui ne lui est jamais étranger. Celui dont les mobiles et les intentions s’ouvrent en un gouffre d’innocence où les scories du passé disparaissent sans laisser de taches. — Il n’existe plus en dessous qu’un ciel nu et léger.
Être l’éternelle présence de la substance, être cette vérité que nul mal, nul bien, nulle morale ne réussissent à pénétrer, à posséder et à corrompre. L’être qu’une irremplaçable nécessité d’amour poussa à s’anéantir au-delà de lui-même, se retrouve au centre du monde, tel un atome ignorant sa présence et sa force, recommençant le carrousel des sphères. Toute limite est écartée, la mort n’est plus que métamorphose et le commencement est né de la fin.
Savoir que rien n’arrêtera le chant des fontaines sauvages, que nulle force n’asséchera cette réalité d’argent et de lait. Fraîche divinité d’écume, mousseline douce aux doigts amoureux des précieuses libertés ; quel être pourrait embrasser ta folie joyeuse, étreindre tes chutes de cristal, s’enrubanner de tes couleurs lorsque la lumière se décompose au prisme de ton eau jaillissante ; quel être pourrait ceindre ton écharpe mouvante tel un dieu issu des profondeurs de la nature ?
Extrait de Aux sources du présent par Pascal Ruga 1971