Honorer la prolifération sauvage des perspectives terrestres avec Merlin Sheldrake et David Abram

Traduction libre 15 février 2024 « La vie s’efface si graduellement dans la non-vie qu’il est en fait difficile de localiser une frontière, encore moins d’en surveiller une ». — Merlin Sheldrake Quelles sont les limites du moi ? Un séquoia dans une forêt est-il séparé de ses semblables, des fougères et des chauves-souris qui habitent ses branches, de la […]

Traduction libre

15 février 2024

« La vie s’efface si graduellement dans la non-vie qu’il est en fait difficile de localiser une frontière, encore moins d’en surveiller une ». — Merlin Sheldrake

Quelles sont les limites du moi ? Un séquoia dans une forêt est-il séparé de ses semblables, des fougères et des chauves-souris qui habitent ses branches, de la toile mycélienne qui se trouve sous ses pieds ? Qu’en est-il du lichen qui recouvre son écorce, lui-même composé de cellules d’algues vivant parmi des filaments de champignons ? Peut-on imaginer une subjectivité pour l’écosystème forestier au sens large, l’ensemble des « moi » qui le composent ? Comment pourrions-nous définir les actions, les intérêts ou les droits de ces entités ?

Dans cette conversation, l’écologiste de la culture David Abram et le mycologue Merlin Sheldrake explorent les nombreux types de soi qui composent notre monde et réimaginent les cadres à travers lesquels nous définissons leurs droits et leur bien-être. Publiée en partenariat entre Emergence Magazine et le projet More Than Human Rights (MOTH, Plus que des droits humains), la discussion entre Merlin et David dépasse le domaine du connu pour entrer dans un espace ludique de possibilités qui reconnaît l’inséparabilité des multitudes changeantes qui composent — et décomposent — la biosphère.

BIOGRAPHIES DES CONTRIBUTEURS

David Abram est écologiste de la culture, géophilosophe, fondateur et directeur créatif de l’Alliance for Wild Ethics (AWE). Il est l’auteur de Becoming Animal : An Earthly Cosmology et The Spell of the Sensuous: Perception and Language in a More-than-Human World (tr fr Comment la terre s’est tue. Pour une écologie des sens). David a récemment occupé le poste de Senior Fellow en écologie et philosophie naturelle à la Harvard Divinity School.

Merlin Sheldrake est un mycologue et un auteur titulaire d’un doctorat en écologie tropicale dont les recherches vont de la biologie fongique et de l’histoire de l’ethnobotanique amazonienne à la relation entre le son et la forme dans les systèmes résonnants. Son livre, Entangled Life : How Fungi Make Our Worlds, Change Our Minds, & Shape Our Futures (tr fr Le monde caché), a remporté le Royal Society Science Book Prize et le Wainwright Prize. Il est chercheur associé à l’université Vrije d’Amsterdam et siège au conseil consultatif de la Fungi Foundation.

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DAVID ABRAM : Le symposium a été pour moi une rencontre révélatrice avec des juges, des avocats, des philosophes, des scientifiques et des juristes courageux de différents pays, qui sont tous au service de quelque chose de beaucoup plus grand que nous — plus grand que nos préoccupations individuelles et égoïstes, plus grand même que le bien-être de notre espèce particulière. Nous avons tous été réunis par notre amour audacieux et notre souci pour la communauté terrestre plus vaste et bien plus sauvage, pour l’ensemble du collectif entremêlé de ce que vous appelez si justement la « vie enchevêtrée ». Cela a donné lieu à une réunion très conviviale, débordante de réflexions et d’énigmes, mais qui a aussi laissé place au chagrin — le chagrin que la plupart d’entre nous ressentaient face aux pertes immenses et sans précédent dans la communauté humaine et plus qu’humaine — et aussi à la musique. Chacun de ces éléments est un ingrédient nécessaire à toute forme de sagesse, c’est-à-dire à la réflexion, non seulement avec nos intellects abstraits, mais aussi avec l’ensemble de nos mois créaturels, réfléchissant avec l’ensemble de nos organismes intelligents et doués de sensibilité. Nos corps sensoriels, après tout, sont notre seul accès à tous ces autres animaux, aux plantes et aux champignons, aux forêts tropicales, aux rivières, aux vents violents et aux tempêtes qui s’amoncellent.

MERLIN SHELDRAKE : Cette convergence m’a énormément inspirée. J’ai eu le sentiment que l’interdisciplinarité est une superpuissance. C’est un thème récurrent dans l’histoire de la vie : en s’unissant, des organismes radicalement différents peuvent étendre leur portée et réaliser des choses qu’aucun des acteurs individuels — qu’il s’agisse d’une bactérie, d’une algue, d’un champignon, d’un animal ou d’une plante — n’aurait pu réaliser seul. Les lichens en sont de merveilleux exemples. Lorsqu’un volcan crée une nouvelle île au milieu de l’océan Pacifique, les premières plantes à pousser sur la roche nue sont des lichens, qui arrivent sous forme de spores ou de fragments transportés par le vent ou par les oiseaux et c’est similaire lors du retrait d’un glacier. Quel que soit l’endroit où les lichens sont apparus pour la première fois, leur existence même implique que la vie en dehors du lichen était moins supportable. Vu sous cet angle, l’extrémophilie des lichens, leur capacité à vivre sur le fil du rasoir, est aussi ancienne que les lichens eux-mêmes, et une conséquence directe de leur mode de vie symbiotique. J’ai eu l’impression que l’une des choses que nous faisions était d’explorer les moyens de former un lichen qui pourrait relever les nombreux défis de réimaginer des cadres juridiques à notre époque.

De mon point de vue de biologiste, l’interdisciplinarité est satisfaisante pour d’autres raisons. Ce que nous appelons les arts et les sciences découlent tous deux de nos facultés d’imagination, d’émerveillement et de curiosité — concernant les phénomènes qui se déroulent autour de nous et notre propre capacité à faire l’expérience significative de ces phénomènes. La séparation entre les « sciences » et les « arts » — elle-même fondée sur une séparation séculaire du monde en quantités « primaires » et en qualités « secondaires » — a érigé toutes sortes de frontières confuses sur lesquelles nous trébuchons, les prenant pour des caractéristiques naturelles de notre esprit. Les scientifiques, les avocats, les juges, les artistes et les philosophes sont — et ont toujours été — des êtres humains entiers, émotifs, créatifs et intuitifs, naviguant dans des mondes qui n’ont jamais été conçus pour être catalogués et systématisés. Tous doivent interpréter et communiquer leurs idées, souvent ambiguës, incertaines et contradictoires, en utilisant un langage imaginatif composé de métaphores et d’analogies. Je pense que nous aurions tous beaucoup plus de plaisir si nous pouvions dissiper l’illusion que ces activités appartiennent à des départements entièrement différents de la vie humaine.

DA : Je suis tout à fait d’accord avec vous. Bon nombre des questions qui ont retenu mon attention lors de notre réunion avaient trait au langage, à la manière dont nous choisissons d’articuler certains dilemmes, aux mots et aux phrases que nous employons pour donner un sens aux choses. Évidemment, cela revêt une importance particulière lorsque nous parlons de droit, où les phrases sont codifiées d’une manière qui influencera les affaires juridiques parfois très loin dans l’avenir. La façon dont nous parlons influence profondément notre expérience sensorielle. Les mots ont une efficacité remarquable, une sorte de magie dangereuse, mais splendide : ils transforment le monde en modifiant notre perception du monde. Les mots peuvent animer nos sens, faire vibrer de manière sauvage et lumineuse des choses que nous considérions auparavant comme acquises — le sol sous nos pieds, par exemple, ou une rivière, ou même le vent qui souffle dans les rues de la ville. Mais les mots peuvent aussi boucher nos oreilles et obscurcir nos yeux, étouffant notre empathie somatique spontanée avec d’autres êtres et avec le paysage animé qui déferle et gesticule tout autour de nous.

L’un des sujets abordés à maintes reprises lors de notre réunion concernait la manière dont nous désignons les entités plus qu’humaines — à qui ou auxquelles nous accordons des droits. Ces entités peuvent être des espèces entières d’animaux, de plantes ou de champignons, des populations particulières ou des organismes individuels. Plus communément, il peut s’agir d’écosystèmes : des systèmes fluviaux, des forêts, des zones humides ou des montagnes particulières. Cependant, pour garantir qu’une entité a un statut juridique, qu’un écosystème a ou détient des droits inhérents qui peuvent être défendus devant un tribunal — le droit de s’épanouir, par exemple, et de se reconstituer cycliquement sans être perturbé par le déversement excessif de toxines d’origine humaine — beaucoup insistent pour que ces entités soient reconnues en tant que « personnes morales ». Pour avoir qualité pour agir, disent-ils, une zone humide menacée devrait se voir accorder le statut d’« identité morale ».

Il s’agit clairement d’une conséquence du fait que, jusqu’à récemment, les personnes humaines (et les organisations humaines) étaient les seuls détenteurs de droits — comme les droits inaliénables à « la vie, la liberté et la recherche du bonheur » inscrits dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis, ou ceux énoncés dans la splendide Déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée à l’unanimité par les Nations unies en 1948. Ces documents historiques marquent des moments lumineux dans notre évolution éthique collective en tant qu’espèce. Pourtant, il est triste de constater qu’aujourd’hui, lorsque nous cherchons à affirmer le droit inhérent à l’épanouissement d’autres organismes et écosystèmes, nous ne pouvons le faire qu’en les considérant comme des êtres humains, comme des personnes.

Il s’agit évidemment d’une démarche compréhensible, d’autant plus que ceux qui cherchent à promouvoir les protections juridiques et les pouvoirs des entreprises ont établi la doctrine de la « personnalité morale ou personnalité juridique des sociétés ». En vertu de cette doctrine, de puissants intérêts économiques se voient désormais accorder bon nombre des droits que les personnes physiques détiennent en vertu de la loi, même si les intérêts purement lucratifs de la plupart des sociétés sont souvent en conflit avec les intérêts vitaux des êtres humains. Mais avons-nous vraiment le sentiment que l’on honore les forêts tropicales, les montagnes ou les réseaux fluviaux en leur accordant le même statut qu’aux entreprises et aux intérêts commerciaux, qui sont, après tout, des créations purement humaines ? Avons-nous vraiment le sentiment que les intérêts d’un puma ou d’une forêt de nuages sont respectés si et quand ils sont considérés comme des personnes ?

MS : J’ai été fascinée d’apprendre, lors du symposium, des domaines juridiques peu discutés qui peuvent éclairer la normalisation de termes juridiques tels que « statut de personne (personhood) ». Par exemple, quelqu’un m’a expliqué qu’en droit maritime, un navire peut souvent être représenté au tribunal en tant que personne morale. Bien entendu, les sociétés se voient attribuer le statut de personne lorsqu’elles sont constituées en un corps dans le cadre de la procédure d’incorporation. Lorsque nous attribuons le statut de personne dans les cadres juridiques existants, nous supposons que nous sommes habilités à le faire. Mais qui décide réellement de ce qui est considéré comme une personne, de ce qui compte comme un « qui » ? Nombre de ces cadres juridiques ont vu le jour à une époque où des groupes entiers d’êtres humains se voyaient régulièrement refuser le statut de personne.

Je m’interroge sur la première fois dans l’histoire de la pratique juridique où le statut de personne a été accordé à une société ou à un navire. Cela a-t-il semblé farfelu aux décideurs de l’époque et du lieu ? Il semble qu’il y ait là une certaine absurdité, qui relève de la comédie. Quelqu’un devrait peut-être écrire un opéra sur les querelles qui ont dû s’ensuivre. Un avocat chantant un aria au nom d’un navire, représenté pour la première fois devant un tribunal. Peut-être que le droit commencerait à ressembler davantage à un théâtre de la pensée créative si nous consacrions du temps au drame de ces changements historiques dans la théorie et la philosophie du droit.

Cela m’amène à réfléchir à la manière dont les cadres juridiques ont évolué. On peut peut-être y penser en utilisant la métaphore d’une ville comme Londres. Une grande partie du droit moderne ressemble à la ville autrefois romaine qui est devenue une ville médiévale, dont une grande partie a brûlé au XVIIe siècle, a été reconstruite au XVIIIe siècle, a été bombardée et reconstruite à nouveau au XXe siècle, et ainsi de suite. Peut-être que l’introduction de plus-que-humains dans la théorie et la philosophie du droit revient à essayer de réensauvager une métropole, de se rappeler que les humains n’ont jamais représenté qu’une petite fraction des habitants de la ville.

DA : J’adore votre métaphore de la ville qui s’est lentement construite et reconstruite sur elle-même couche après couche, à différentes époques, tandis que des pans entiers sont parfois détruits et restructurés — et maintenant des créatures sauvages commencent à parcourir les rues de cette métropole palimpseste ! C’est une image puissante pour réfléchir à ce processus d’ouverture de l’édifice du droit aux autres animaux, aux plantes, aux champignons et, en fin de compte, aux écosystèmes entrelacés qui entourent et soutiennent nos décisions.

Mais le mot « personne » a été presque exclusivement associé aux êtres humains pendant très longtemps. Par conséquent, accorder le statut de personne à une forêt, à une zone humide ou à un loup semble impliquer que seules les entités qui nous ressemblent suffisamment pour être considérées comme des personnes sont dignes de détenir des droits. De même que la doctrine de la personnalité morale ne semble pas discerner que les intérêts exclusivement axés sur le profit des actionnaires des sociétés sont souvent très différents des intérêts variés de la plupart des personnes (dans l’amitié, par exemple, ou dans la communauté, ou dans la beauté), de même l’affirmation de la personnalité juridique d’un troupeau d’élans ou d’une montagne semble à peine remarquer l’intelligence unique de ces entités, les innombrables façons dont leurs intérêts peuvent être radicalement différents des nôtres.

Néanmoins, certains peuvent estimer que le statut de personne juridique converge parfaitement avec les modes de vie indigènes animistes, avec les conceptions des Premières Nations selon lesquelles toutes les choses sont (au moins potentiellement) vivantes et expressives, de sorte que le terrain environnant est perçu comme un champ dynamique d’acteurs entrelacés et activement entrelacés. S’appuyant sur les recherches anthropologiques d’Irving Hallowell chez les Ojibwés, au moins un spécialiste contemporain de la religion, Graham Harvey, interprète l’animisme comme la croyance « que le monde est rempli de personnes, dont certaines seulement sont humaines » [1]. Après des décennies de pétition de la part du peuple Maori, l’octroi du statut de personne juridique au fleuve Whanganui par le gouvernement néo-zélandais en 2017 — faisant du fleuve une personne juridique aux yeux de la loi [2] — semblerait suivre cette logique : en supposant que le statut de personne juridique rime avec le respect autochtone pour le fleuve en tant que présence animée rayonnant de pouvoirs qui nourrissent et soutiennent la communauté humaine. Nous ne pouvons qu’applaudir de telles avancées !

Pourtant, je ne peux m’empêcher d’être prudent et de craindre que la tradition autochtone, profondément orale, de respect du pouvoir spirituel et de la personnalité d’une rivière ne soit facilement détournée de son sens traditionnel en l’associant, pour des raisons juridiques, à la notion de personne chez les colons. Je crains que l’association inévitable avec des personnes humaines ne limite la perspective de la rivière à déborder des rives de nos préoccupations humaines plus limitées et à courte vue. Le fait que de nombreux pays reconnaissent depuis longtemps le statut de personne morale aux entreprises rend cela une préoccupation réelle, qui émousse quelque peu l’espoir que je ressens de voir les législateurs reconnaître le statut de personne aux rivières ou aux forêts.

Nous avons besoin d’un sens de la vie beaucoup plus large, plus expansif — peut-être un sens de la vitalité plus ludique et plus espiègle. — David Abram

MS : Oui, sans parler du fait que la définition d’une personne est loin d’être simple lorsqu’on adopte une perspective biologique. La vie est une histoire d’intimités et de relations sauvages, et tout examen approfondi du monde vivant révèle que les organismes individuels ne sont pas tant des faits naturels que des catégories qui dépendent de notre point de vue. Par exemple, une proportion substantielle de notre génome a été acquise à partir de virus, et nous portons plus de bactéries étrangères que de cellules propres, sans lesquelles nous ne grandirions pas et ne nous comporterions pas comme nous le faisons. Nos relations microbiennes sont aussi intimes que possible, mais nous ne sommes pas un cas à part. Les bactéries hébergent en leur sein des bactéries plus petites et des virus. La complexité de ces réseaux de relations soulève des questions intéressantes. Que désignons-nous par une personne individuelle ? Il est nécessaire d’encadrer et de définir son sujet d’une manière ou d’une autre, sans quoi il serait impossible de procéder à une étude systématique. La question de savoir où l’on trace la ligne devient donc une question plutôt qu’une réponse connue à l’avance. En abordant ces questions, il existe quelques lignes directrices de base qui peuvent nous aider à éviter les pires pièges de la pensée réductrice. Nous pourrions souligner l’importance du contexte, nous pencher sur l’ambiguïté sans forcer une résolution dans un sens ou dans l’autre, et nous concentrer sur les relations entre les entités autant que sur les entités qui entretiennent ces relations.

Nombre de nos concepts — du temps aux liaisons chimiques en passant par les gènes et les espèces — n’ont pas de définitions stables, mais restent des catégories utiles pour réfléchir. L’individualité est une autre de ces catégories, et elle nous est certainement utile. Mais il est évident qu’elle nous conduit à des problèmes. Notre individualisme façonne la manière dont nous établissons des liens entre nous et affecte la répartition des ressources et des responsabilités. En nous imaginant comme parfaitement séparables — les uns des autres et des écosystèmes qui nous soutiennent —, nous sommes en mesure de justifier à la fois l’exploitation et l’oppression des autres humains, et la dévastation écologique.

DA : Un autre problème réside dans le fait que lorsqu’un réseau fluvial (ou une autre entité naturelle) se voit accorder le statut de personne morale, ce fleuve peut également être traduit en justice et poursuivi en dommages et intérêts si des exploitations agricoles perdent leurs terres cultivées ou si des entreprises perdent leur électricité en raison des inondations provoquées par le fleuve.

Conscients de ces problèmes et d’autres encore, certains participants à la réunion ont proposé d’autres désignations possibles pour les entités naturelles en tant que titulaires de droits légaux. L’un des termes proposés comme alternatifs au statut de personne (personhood) est le statut d’être (beinghood). Ce terme éviterait les associations trop humaines avec le statut de personne, puisque toutes les choses ou entités sont déjà des êtres par définition. Le statut d’être reconnaît simplement que leur existence est remarquée et affirmée ; nous reconnaissons qu’ils ont des droits du simple fait qu’ils existent. Pourtant, cela peut sembler être un support quelque peu fragile sur lequel accrocher des droits. Nous avons le sentiment que les droits reviennent à un sujet, à une présence agissante dotée d’une perspective, et pas seulement à quelque chose qui flotte passivement dans l’être.

La suggestion de Rob Macfarlane était peut-être la plus intéressante : il a parlé du « statut d’être ancestral ». J’ai interprété son idée comme signifiant qu’une chose a des droits naturels si elle est affirmée non seulement en tant qu’être, mais aussi en tant qu’être ancestral — en tant que présence, comme un grand fleuve ou une montagne, qui a préexisté et survivra (espérons-le) à nos vies et préoccupations humaines les plus immédiates, une puissance élémentaire dont la présence de longue date a nourri, informé et offert des conseils tacites à des générations d’humains et d’autres animaux, ainsi qu’à une myriade d’autres êtres qui habitent dans son voisinage.

Pourtant, toutes les entités plus qu’humaines dont nous pourrions souhaiter protéger les droits ne sont pas ancestrales en ce sens. Il est certain qu’une espèce, comme l’ours polaire, ou une population, comme le caribou des forêts boréales, serait une puissance ancestrale par rapport à diverses communautés du Grand Nord, mais un caribou ou un ours polaire individuel ne serait probablement pas considéré comme un ancêtre. Un glacier de longue date pourrait être désigné comme tel, alors qu’un lac de montagne récemment formé et alimenté par la fonte de ce glacier pourrait ne pas l’être. Et il existe de nombreux lieux et présences qui n’ont pas du tout attiré l’attention des communautés humaines — des grottes particulières, d’anciennes cheminées d’usine qui servent aujourd’hui de perchoirs collectifs à des milliers de martinets, des sites de repos pour les lions de mer dans l’Atlantique Nord — qui n’ont pas été remarqués par les humains jusqu’à récemment et qui ne sont donc pas considérés comme des puissances ancestrales de notre point de vue, mais qui méritent néanmoins notre plus grande attention et notre protection.

MS : Bien sûr.

DA : Je me demande si une désignation juridique plus utile pour les détenteurs de droits — qui évite les associations centrées sur l’homme du statut de personne et le sens trop passif et flottant du statut d’être — ne pourrait pas être statut de soi (selfhood). Avoir ou être un soi, dans le langage courant, signifie quelque chose de plus ciblé et de plus actif que le simple fait d’être ; un soi est le type de présence semblable à un sujet que l’on associerait volontiers au fait d’avoir des droits. Le statut de soi implique la capacité d’agir, d’expérimenter, de ressentir, de souffrir et de jouir. Le statut de soi exprime exactement ce que de nombreuses personnes semblent vouloir exprimer en utilisant le statut de personne, mais sans les connotations centrées sur l’être humain. Et pourtant, le soi (self) reste une notion remarquablement ouverte et démocratique, une qualité accessible à toutes les choses, puisque — du moins en anglais — nous pouvons affirmer de n’importe quelle chose (forêt, zone humide, crapaud, rocher, tas de compost, ruche ou montagne en érosion) qu’elle est manifestement elle-même, ou son soi.

La notion de soi, en d’autres termes, est plutôt subversivement animiste. La langue anglaise attribue par réflexe une sorte de soi à toutes les choses, même aux rochers, aux mots et aux nuages cumulus — « le ciel qui s’assombrit semble inquiétant aujourd’hui, mais ce nuage lui-même a une forme séduisante » — mais dès que nous nous arrêtons pour considérer le terme, nous nous rendons compte que les soi sont des présences qualitatives et sensibles. Toutes les choses et tous les êtres sont des soi, mais en ajoutant le suffixe — hood — en affirmant le statut de soi (selfhood) d’une rivière ou d’un écosystème — le législateur d’un pays choisirait un soi particulier et l’honorerait, en soulignant ses droits inhérents afin de le protéger contre tout dommage excessif et inutile.

MS : Cette terminologie pourrait inclure les soi imbriqués, les réseaux de soi, les soi composites, les soi fluidement entremêlés, et tout le reste. Je trouve ce terme utile en partie parce qu’il nous fait penser au point de vue du soi en question.

DA : Précisément !

MS : Je considère les soi comme un centre d’expérience. Le statut de soi, en tant que terme, sert à nous rappeler que le soi en question a une perspective, aussi impénétrable soit-elle pour un humain moderne, et peut donc peut-être nous aider à sortir de la dualité sujet-objet qui continue à contrarier toutes sortes de discours. Par exemple, le fait que nous ayons une conversation sur les droits des MOTH prouve que le monde a déjà été trié entre les entités vivantes capables d’expérience subjective et celles qui sont des objets sans expérience, indignes de droits ou de protections juridiques équivalentes. Le terme « statut de soi » peut peut-être nous orienter vers le cœur de cette question en restaurant la subjectivité des entités privées d’un point de vue par cette malheureuse bifurcation ontologique.

DA : Très bien dit ! Il faudrait peut-être encore établir une distinction entre les « nés » et les « fabriqués », c’est-à-dire entre les êtres nés sur terre et ceux qui ont été façonnés (à partir de matériaux nés sur terre) par des êtres humains pour servir des objectifs exclusivement humains. En effet, à ce stade de l’histoire, ce ne sont pas tant les artefacts et les technologies fabriqués par l’homme qui ont besoin de notre protection, mais plutôt les pouvoirs et les lieux nés sur terre qui méritent notre attention et nos soins les plus attentifs.

Il convient également de reconnaître que le statut de soi est loin d’être statique ; un chêne ou une forêt reste eux-même même si le caractère de cet arbre, ou la composition de cette forêt, est en constante évolution — tout comme je suis, moi aussi, un processus continu d’évolution et de métamorphose. Un soi n’est pas une identité déterminée et fixe, mais une manière de se déployer, un processus, un style de changement pour s’adapter à des circonstances toujours changeantes. Il convient également de mentionner que le soi est constitué par ses relations avec les autres. Un soi ou un sujet n’est pas un être clôturé, mais plutôt un ensemble de relations avec d’autres soi. Tout comme je suis informé et composé par la myriade de relations que j’entretiens avec d’autres personnes et d’autres êtres (un piano bien-aimé, quelques spirochètes de Lyme, les coyotes dont les hurlements collectifs me réveillent la plupart des nuits) et avec les lieux qui m’entourent, les soi naturels sont eux aussi informés et constitués par leurs relations avec d’autres soi.

MS : Tout à fait. Nous sommes une multitude, composée et décomposée par les vastes populations de microbes qui vivent en nous et sur nous. Et, bien sûr, nous sommes tous intégrés et constitués par des échanges fluides constants avec notre environnement, par le biais de notre respiration et d’innombrables autres flux thermodynamiques. La matière qui compose notre corps aujourd’hui est différente de celle qui le composera dans quelques années. Notre soi n’est pas une chose stable, mais plutôt un champ de stabilité à travers lequel la matière passe, un peu comme une rivière, un tourbillon ou un système météorologique.

Je trouve utile d’adopter cette perspective lorsque nous commençons à débattre avec certaines des questions relatives aux droits des écosystèmes, y compris les rivières et les bassins hydrographiques. Nous sommes tous des écosystèmes composés d’écosystèmes imbriqués. Nous sommes également des rivières de matière et d’énergie qui s’écoulent dans le temps. Nous savons donc qu’il est possible d’accorder une protection aux écosystèmes parce que les cadres existants en matière de droits de l’homme protègent déjà les droits d’entités complexes composées de multiples organismes. Cela signifie que les questions ontologiques relatives au statut de soi et à l’individualité ne sont pas seulement déroutantes, mais aussi rassurantes. Si nous sommes déjà des multitudes en mouvement, nous avons la preuve que les cadres juridiques peuvent être conçus pour gérer des multitudes en mouvement plus complexes comme les forêts.

DA : Ouah ! C’est une idée malicieuse, formulée avec beaucoup d’éloquence. Et elle est vraie.

L’une des conséquences les plus prometteuses de l’utilisation de la terminologie de statut de soi, plutôt que de la personnalité juridique, pourrait être la façon dont la prise en compte du statut de soi d’une zone humide, d’une forêt ou d’un canyon de haut désert rejoint immédiatement le sens de la vieille tradition populaire d’un génie du lieu (genius loci), d’une puissance spirituelle ou d’une intelligence qui veille, ou habite, ou simplement est l’esprit collectif de ce lieu même — sa sensibilité ou son soi unique. Cela s’harmonise bien avec la compréhension expérimentale commune à de nombreux peuples traditionnels — et qui a été exprimée avec force lors de notre rassemblement par Patricia Gualinga [3], porte-parole des Kichwa — selon laquelle la forêt est protégée et imprégnée par un pouvoir spirituel ou une présence que les humains doivent honorer s’ils souhaitent pénétrer dans la forêt et interagir avec elle. Il est évident que cela pourrait également s’appliquer à un volcan actif ou même dormant, à une forêt de nuages, à un récif corallien ou à l’estuaire d’une rivière.

Nous trouvons d’abondantes traces de cette ancienne forme orale de déférence à l’égard des puissances plus grandes que l’homme dans les littératures anciennes du monde entier. Dans l’épopée de Gilgamesh, Gilgamesh et Enkidu entreprennent de détruire la grande forêt de cèdres pour en faire du bois. Mais pour ce faire, ils doivent d’abord séduire et tuer Humbaba, l’esprit sauvage gardien de cette forêt, la sensibilité changeante de cet ancien écosystème.

À mille kilomètres à l’ouest et mille ans plus tard, une autre épopée raconte comment Ulysse, à moitié noyé et épuisé après dix-huit jours de dérive sur un radeau de fortune qui a fait naufrage à cause de la fureur de Poséidon, aperçoit l’île rocheuse de Scheria. Tentant de garder la tête hors de l’eau, Ulysse aperçoit l’embouchure d’une petite rivière et prie l’esprit de cette rivière de lui permettre de nager en toute sécurité jusqu’au rivage sans s’écraser sur les rochers, et la rivière le recueille aussitôt.

Les lieux ont un pouvoir. Le mélange dynamique de plantes, d’animaux, de champignons et de minéraux qui compose tout habitat, en interaction avec les eaux et les conditions météorologiques qui circulent dans ce lieu, garantit que chaque écosystème possède une intelligence unique, une sensibilité spécifique avec ses propres calmes et turbulences, ses propres humeurs qui affectent et modifient nos humeurs chaque fois que nous nous trouvons sur ce terrain. C’est peut-être cela que nous cherchons à respecter, même indirectement, lorsque nous parlons de l’identité d’un lieu.

MS : Et, bien sûr, l’individualité des lieux n’est pas moins problématique que l’individualité des organismes. Notre corps est une planète en ce qui concerne les populations de microbes qui y résident. Les champignons sont des planètes par rapport aux populations de bactéries qui y résident, et ainsi de suite. L’Amazonie et les forêts tropicales d’Amérique centrale et du Sud sont fertilisées par la poussière du Sahara. Et les rivières de vapeur d’eau qui s’écoulent dans le ciel depuis l’Amazonie irriguent l’Amérique du Nord. La planète est parcourue de flux et de cycles. C’est un autre exemple des problèmes que nous rencontrons lorsque nous essayons d’isoler une entité d’une autre. La question est de savoir comment diviser les flux fluides qui s’entremêlent et où tracer la ligne de démarcation entre ces entités. Écosystème, rivière, organisme, bassin versant, autant de catégories qui dépendent de notre point de vue. Quel est donc notre point de vue lorsque nous imaginons ces nouveaux cadres ontologiques et juridiques ?

DA : Bien. Une fois que nous avons reconnu le soi au sens large, basé sur le lieu — l’intelligence distribuée d’une zone humide, par exemple, ou le genius loci d’un col de haute montagne —, nous devons encore reconnaître qu’aucun écosystème ou biorégion terrestre n’est fermé sur lui-même. Chaque écologie est en échange et en interaction dynamique et ouverte avec les autres écosystèmes qui la délimitent. En fin de compte, il n’y a pas de sujet, d’écosystème ou de soi (ou de personne) purement autosuffisant, mais seulement un treillis ou un réseau entrelacé de corps qui se déploient dynamiquement, un treillis qui, considéré dans son sens le plus large, a une forme à peu près sphérique, composant ainsi les couches les plus externes de notre planète. En fin de compte, nous pourrions admettre (tranquillement) que le seul vrai soi ou la seule subjectivité pleinement cohérente ici est en fait la vaste biosphère elle-même — cet immense métabolisme sphérique — et que votre moi et le mien apparemment séparés, comme ceux d’un système fluvial ou d’une cellule orageuse, ne sont que des expressions internes du soi plus large de la biosphère, de l’anima mundi (âme du monde). Chacun de nous — vous, moi et l’Amanita muscaria — est une expression incarnée, ou un avatar, de la Terre animée.

Dans cette perspective gaïenne, où nous reconnaissons la planète tourbillonnante comme notre corps plus vaste, chaque biorégion ou écosystème relativement cohérent peut être considéré comme un tissu ou un organe unique d’une entité métabolique plus vaste, un organe de la Terre qui respire. Il est clair que la forêt amazonienne, avec sa biodiversité extraordinaire, joue depuis longtemps un rôle unique dans le métabolisme planétaire : elle stabilise le climat, libère chaque jour de grandes quantités d’eau dans l’atmosphère, module le cycle du carbone et le cycle de l’eau. Mais chaque biorégion joue un rôle analogue : les chaînes de montagnes attirent les nuages hors du bleu impénétrable, les océans avec leurs marées évacuent les nutriments et leurs courants modulent les schémas climatiques, les forêts tempérées, les régions englacées de l’extrême nord et de l’extrême sud. Les biomes désertiques, eux aussi, jouent probablement de multiples rôles cruciaux pour la santé de l’ensemble de la biosphère. Et chaque biorégion invite (et exige probablement) une modalité unique de culture humaine, des styles particuliers d’association et d’échange entre les hommes. La monoculture humaine toujours plus répandue, encouragée par le capitalisme (avec un Starbucks à chaque coin de rue et un supermarché Apple dans chaque centre-ville) semble assez toxique pour les modes de fonctionnement délicatement différenciés des organes métaboliques ou des écosystèmes de la Terre, et donc mortelle pour l’épanouissement exubérant de cette biosphère polyrythmique !

Je suppose que cela nous éloigne de la réflexion sur les droits, sur les droits d’une zone humide, d’une forêt infusée de champignons ou d’une vallée fluviale. Parce qu’un corps vivant a besoin de tous ses organes pour s’épanouir, nous n’affirmerions pas qu’un nez, un cœur ou un poumon a des droits sur une autre partie du corps. C’est plutôt le corps tout entier qui lutte pour respirer ! En ce sens, il semble qu’un discours sur les responsabilités nous servirait mieux qu’un discours sur les droits lorsque l’on parle du monde naturel plus qu’humain. Les communautés humaines, comme les entreprises humaines, et les pays aussi, ne devraient-ils pas avoir les responsabilités légales de promouvoir et de sauvegarder l’épanouissement sain des écosystèmes avec lesquels ils interagissent (les organes et les tissus de notre chair planétaire élargie) ? Les entreprises ne devraient-elles pas être responsables — ne devraient-elles pas être tenues de rendre des comptes — si elles négligent ces responsabilités inhérentes ? Si elles nuisent gravement à une autre espèce ou infligent des dommages durables aux terres qu’elles habitent, aux eaux et aux vents avec lesquels elles interagissent ?

MS : Il y a en effet quelque chose d’étrange à ce que nous, les humains, étendions des droits au reste de la nature, étant donné que tous nos droits humains dépendent et tiennent pour acquis l’épanouissement continu de la biosphère terrestre.

Notre soi n’est pas une chose stable, mais plutôt un champ de stabilité à travers lequel la matière passe, un peu comme une rivière, un tourbillon ou un système météorologique. — Merlin Sheldrake

DA : Il se peut donc que nos droits humains découlent tacitement du monde terrestre plus qu’humain, et non l’inverse.

Une autre réflexion mérite d’être mentionnée concernant cette propension animiste qui s’insinue joyeusement dans notre discours juridique : il est extrêmement gratifiant que les législatures commencent à honorer les droits non seulement des autres espèces, mais aussi des rivières, des montagnes et des puissances élémentaires qui ont été si longtemps considérées comme inertes. En effet, il est particulièrement important que nous accordions une certaine forme de pouvoir non seulement aux aspects ouvertement biologiques de notre monde, mais aussi au substrat rocheux des choses, à l’eau et au climat, à ces parties du monde qui ont jusqu’à présent été considérées comme totalement inanimées. En effet, tant que nous supposerons qu’il existe une couche fondamentale du monde qui est définitivement inerte, sans aucune activité ou dynamisme, il est probable — inévitable, je pense — que nous continuerons à conceptualiser le monde de manière hiérarchique, comme une « échelle » ou une « grande chaîne de l’être », dans laquelle une couche de matière purement passive et inanimée constitue la base sur laquelle nous plaçons certains organismes « inférieurs » — ceux qui présentent ostensiblement une quantité minimale de « vie » (les lichens sont parfois contraints de jouer ce rôle). Au-dessus de ces organismes, nous plaçons d’autres organismes que nous pensons avoir un peu plus de vitalité, érigeant une pyramide conceptuelle dans laquelle les plantes sont placées au-dessus des lichens, mais en dessous de certains animaux « inférieurs » (comme les balanes), eux-mêmes placés sous des animaux plus ambulatoires avec des degrés de vie successivement « plus élevés », l’humanité étant bien sûr placée au sommet ou presque, juste en dessous des anges et de la liberté pure et sans corps de Dieu.

Et puis, inévitablement, même au sein de l’humanité, ce mode de pensée considérera certains groupes comme plus proches de l’inertie de la matière, ou comme « plus proches des animaux » — c’est-à-dire les femmes, les personnes de couleur, les indigènes — tout en exaltant son propre genre comme plus proche de l’esprit pur.

Je pense qu’une telle hiérarchisation de la prolifération sauvage et polymorphe des styles d’existence est une sorte de folie motivée par la terreur de l’ambiguïté et, par conséquent, par le désir d’un ordre et d’un contrôle rationnels à tout prix. C’est une folie qui a sous-tendu l’exploitation inconsidérée de la terre vivante et de ses nombreux habitants au profit uniquement des humains, tout en autorisant l’exploitation et l’asservissement horribles de certains humains (ostensiblement « inférieurs ») par d’autres humains (présumés « supérieurs »). Cependant, si nous affirmons que la matière est animée ou auto-organisée dès le départ, alors nous tirons un trait sur toutes ces hiérarchies pyramidales et intéressées. En effet, il n’y a plus de fondement inanimé sur lequel ériger de telles hiérarchies conceptuelles (et sociétales).

Mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas faire de distinctions ! Au contraire, c’est cette bifurcation dualiste du monde en choses inanimées, d’une part, et animées, d’autre part, qui empêche de reconnaître la diversité scandaleuse et la multiplicité anarchique du Réel, en occultant les différences subtiles et resplendissantes entre les êtres !

MS : C’est une perspective qui nous rappelle à quel point il est difficile de tracer une ligne nette entre la vie et la non-vie. L’érudit Jack Forbes explique dans un magnifique passage que l’on peut se couper les bras et vivre, de même que l’on peut se couper les oreilles ou le nez et vivre. Mais si on lui enlève l’air dont il a besoin pour respirer, il mourra. Enlevez-lui l’eau qu’il doit boire et il mourra [4].

Les matières conventionnelles, sujettes de la physique et de la chimie, communément désignées comme strictement des « processus physiques » — dynamique des fluides, fusion, congélation, réactions chimiques, flux d’énergie, etc. — déterminent les possibilités et l’évolution des organismes vivants. Les organismes vivants renvoient ensuite des informations biologiques à ces mêmes « processus physiques », déterminant ainsi de nouvelles possibilités climatiques et géologiques. Les règles déterminent le jeu et le jeu détermine les règles. Les organismes biologiques domestiquent en quelque sorte les processus physiques. Nos os, comme les carapaces de tortues, sont des minéraux domestiqués. Pourtant, une grande partie de la masse minérale de la biosphère a été créée à l’origine par des organismes vivants. Notre corps est plein de marées et de systèmes météorologiques, de systèmes météorologiques chimiques, de systèmes de flux, de tourbillons. La vie s’efface si graduellement dans la non-vie qu’il est en fait difficile de localiser une frontière, encore moins d’en surveiller une.

DA : Nous avons besoin d’un sens de la vie beaucoup plus large, plus expansif — peut-être un sens de la vitalité plus ludique et plus espiègle.

Cela m’amène à penser à la manière plus fluide dont le langage verbal est utilisé dans les cultures traditionnellement indigènes. L’importance vitale des histoires et de la narration a été évoquée à plusieurs reprises au cours de notre rencontre, en particulier aux nombreux moments où les participants ont affirmé l’importance d’adopter et même d’incorporer les perspectives indigènes concernant le monde plus qu’humain. Les cultures indigènes, basées sur le lieu, ont tendance à être des cultures traditionnellement orales, c’est-à-dire des cultures qui se sont développées et ont prospéré, génération après génération, millénaire après millénaire, sans aucun système d’écriture hautement formalisé. Ces cultures profondément orales sont nécessairement des cultures du récit. En l’absence d’un système d’écriture formel, toutes les informations recueillies par les ancêtres sur la manière de bien vivre les uns avec les autres, ainsi qu’avec les autres créatures, plantes et forces présentes sur un terrain donné, doivent être transmises sous forme d’histoires — des informations concernant, par exemple, la manière de fabriquer un canoë à partir d’écorces d’arbres, ou les plantes qui permettent de guérir certains maux, ou encore la manière de désintoxiquer certains champignons lorsqu’ils sont préparés pour la consommation. Toutes ces connaissances accumulées par les ancêtres doivent être encodées et conservées dans les couches et les fils entrecroisés des contes qui sont racontés et redits, génération après génération, au sein d’une culture orale.

C’est une chose stupéfiante — vraiment une circonstance merveilleuse ! — que la sagesse indigène orale soit enfin et de plus en plus entendue, prise en compte et valorisée au sein des tribunaux de différents pays. Pourtant, j’ai remarqué que les personnes hautement alphabétisées et titulaires de diplômes d’études supérieures élaborés interprètent souvent mal les connaissances historiques qui circulent au sein des communautés indigènes traditionnellement orales. Par exemple, lorsque les personnes issues de sociétés lettrées et urbanisées commencent à apprécier les connaissances transmises par les peuples oraux, nous avons tendance à supposer que les peuples indigènes comprennent littéralement les enseignements exprimés dans leurs récits traditionnellement oraux. Pourtant, mes recherches sur le terrain en Asie du Sud-Est et dans les Amériques m’ont permis de constater que les peuples oraux ne prennent pas leurs récits au pied de la lettre. La vérité littérale, comme le suggère le mot lui-même, est un artefact de l’alphabétisation. À l’origine, ce terme signifiait « être fidèle à la lettre de la loi », c’est-à-dire « à la lettre de l’Écriture ». Pour qu’une chose soit littéralement vraie, il fallait qu’elle corresponde à ce qui était écrit dans les textes sacrés. Progressivement, au fil des siècles, la civilisation alphabétique a transféré l’apparente fixité du texte écrit à notre sens lettré de la nature ostensiblement fixe et factuelle du monde en général. C’est ainsi qu’aujourd’hui, après une conférence, quelqu’un pourrait me dire : « David, tu as parlé d’une conversation avec un rocher incrusté de lichen. Mais voyons, vraiment : Est-ce que c’est littéralement vrai que le rocher t’a parlé ? ».

À cela, je devrais répondre : « Non, ce n’est pas littéralement vrai. Et pourtant, il m’a certainement parlé ». Car j’essaie d’exprimer une vérité beaucoup plus ancienne et profonde que la vérité littérale.

Je pense qu’il en va de même pour une grande partie du savoir, ou de la sagesse, des peuples de tradition orale. Ils utilisent souvent le langage d’une manière quelque peu différente de celle à laquelle nous nous sommes habitués dans notre culture fortement alphabétisée. Dans les cultures profondément orales, chaque chose perçue possède un dynamisme et un pouvoir uniques, et toutes les choses sont expressives — toutes ont le potentiel de s’exprimer de manière significative — bien que la plupart des choses ne s’expriment pas par des mots.

MS : Il y a de nombreuses façons de communiquer, oui, et les mots ne sont qu’un moyen parmi d’autres.

DA : C’est pourquoi l’oralité et l’alphabétisation donnent lieu à des façons de parler très différentes, voire à des notions très différentes de ce qu’est la langue et de ce à quoi elle sert. Les personnes alphabétisées passent beaucoup de temps à parler à propos du monde — du temps qu’il fait, de cette montagne là-bas, etc. Les peuples traditionnellement oraux passent tout autant de temps à parler au monde — aux vents, aux forêts — et à écouter ensuite la réponse de ces êtres. Nos alliés autochtones manient leurs mots d’une manière plus participative, plus profondément et plus ludiquement que la plupart d’entre nous, personnes suréduquées, nous avons tendance à le faire. Alors que nous commençons à intégrer les idées et les modes de compréhension autochtones dans les tribunaux, je pense qu’il est vraiment important de rester à l’écoute et de faire la distinction entre ces façons très différentes de parler et de ne pas supposer, ou prétendre qu’elles articulent la réalité à partir du même point de vue. L’une d’entre elles est beaucoup plus ancienne et évoque une expérience très différente, un engagement plus complet et plus participatif avec le monde naturel plus qu’humain, que la manière littérale, à la lettre de manier nos mots.

Bien sûr, les lois, les constitutions, les statuts, les jugements sont manifestement des choses écrites ; en fait, l’ensemble du droit, tel qu’il est pratiqué aujourd’hui, semble être né de l’écrit. Il n’est donc pas simple d’ouvrir le monde très cultivé de la jurisprudence à la sagesse nécessaire et profonde véhiculée par les cultures indigènes orales. Il faut faire preuve d’une grande subtilité et d’une grande habileté, car la sagesse orale subvertit, voire bouleverse, de nombreuses hypothèses de longue date qui sous-tendent la pratique conventionnelle de la jurisprudence.

MS : Je trouve que la polyphonie musicale est une métaphore utile pour réfléchir à la manière dont différentes voix — ou différentes manières de connaître et d’observer — peuvent interagir les unes avec les autres de manière générative. La musique polyphonique implique de faire entendre plus d’une partie ou de raconter plus d’une histoire en même temps. Dans la musique polyphonique, les mélodies s’entrelacent sans cesser d’être multiples. Les voix s’enroulent autour d’autres voix, se tordent les unes dans les autres. Et pourtant, lorsqu’on écoute de la musique polyphonique, plusieurs courants de conscience se mêlent dans l’esprit et une multitude de parties peuvent se fondre en un seul morceau de musique qui n’existe pas dans une seule de ces parties. Le monde vivant est polyphonique, plein de multitudes inconnues de soi improvisant leur chemin à travers le temps. Je suis enthousiaste à l’idée d’imaginer des systèmes juridiques qui reconnaissent davantage les modes de participation et de communication des êtres humains dans cette nature humide.

Ce chapitre fait partie d’un volume à paraître, édité par César Rodríguez-Garavito : More Than Human Rights (NYU MOTH Project 2023).

Texte original : https://emergencemagazine.org/interview/honoring-the-wild-proliferation-of-earthly-perspectives/

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1 Graham Harvey, préface à Animism : Respecting the Living World, (New York: Columbia University Press, 2005), p. xi.

2 Matthias Kramm, “When a River Becomes a Person”, Journal of Human Development and Capabilities 21, no. 4 (août 2020): 307-19. L’article de Kramm offre une discussion utile sur le « Te Awa Tupua Act », adopté par le ministère néo-zélandais de la Justice en mars 2017, qui attribue au fleuve Whanganui les « droits, pouvoirs, devoirs et responsabilités d’une personne morale ».

3 Patricia Gualinga est directrice des relations internationales du peuple autochtone Kichwa de Sarayaku.

4 Jack Forbes, Columbus and Other Cannibals: The Wetiko Disease of Exploitation, Imperialism and Terrorism (New York: Seven Stories Press, 2010).