(Chapitre 13 du livre L’envers de la raison 1989)
« Ce que nous avons conscience d’être, ce que nous prétendons être, nous ne le sommes pas !
C’est un fait déconcertant mais psychologiquement indiscutable. » (R. Fouéré)
Chacun d’entre nous a l’intime conviction d’avoir une connaissance parfaite de soi, c’est d’ailleurs une de nos certitudes la plus permanente qu’à ce propos nous n’avons rien à apprendre qui puisse nous faire douter de ce que nous pensons être.
Et pourtant… L’étonnante réalité psychologique démontre régulièrement que nous ne sommes pas ce que nous pensons être.
Plus exactement, nous aimons nous attribuer des qualités particulières en vue de toujours mieux affirmer l’image distincte que nous avons de nous-mêmes. Il y a dans notre psychisme une dualité paradoxale inhérente à « notre vouloir être en tant que distinct ». C’est-à-dire qu’en apparence, aux yeux des autres et aussi suivant l’image que nous avons de nous-mêmes, nous avons tous des caractéristiques qui nous singularisent. C’est un fait observable quotidiennement, nous disons par exemple de quelqu’un qu’il est bon, courageux, intelligent, etc. Mais la réalité psychologique, dès lors qu’elle se situe dans le cadre du « vouloir être en tant que distinct », est totalement différente.
Précisons la question. La direction particulière que nous donnons à nos activités est conditionnée par l’image intérieure qui se veut distincte et qui n’a d’existence possible en tant que telle que si l’image opposée existe quelque part. C’est grâce à ce principe, à ce système de dualité conscient que toutes les qualités distinctes, qui se veulent distinctes au sein d’un moi conscient de lui-même, doivent leur existence.
Dès lors, on commence à très bien comprendre que le fait même de s’affirmer en tant que distinct en se couvrant de vertus particulières, impose à l’individu, soi-disant vertueux, le désir que ses qualités ne se généralisent pas, sinon son affirmation distincte perdrait tout de sa valeur subjective, plus rien qui puisse consolider l’existence de son moi et son caractère fondamentalement égotiste. C’est-à-dire l’exaltation du « moi personnalité » en tant que « personnage distinct » habité par le sentiment d’être une entité séparée.
Peut-on raisonnablement penser qu’un être humain spontanément ‘‘bon’’ (par opposition à un être qui se veut bon en tant que distinct, qui ‘‘aime être appelé bon’’) puisse désirer, consciemment ou non, que la méchanceté, l’indifférence, en bref tout ce qui est contraire au principe même de la bonté et qui est nécessaire à la consolidation de son affirmation distincte, continuent à exister ‘‘en dehors de lui’’ ?
Nous voyons donc qu’il y a une différence fondamentale entre, d’une part, être simplement et naturellement bon et, d’autre part, garantir le moi des qualités qui consolident l’image extérieure de la bonté, et ce pour s’affirmer en tant que distinct. L’être humain qui est spontanément lui-même n’a aucune conscience de lui en tant que distinct, et se trouve dans l’impossibilité psychologique de se regarder vivre. D’ailleurs, dans les instants d’actions spontanées, la dualité penseur-pensée se dilue complètement, nous sommes psychologiquement hors du temps, il n’y a pas l’identification aux mémoires passées.
« Comme l’expansion du moi, née d’un désir de sécurité crée l’insécurité sociale, on a développé une morale qui s’oppose en apparence à cette expansion, mais qui n’est encore qu’une recherche de sécurité et d’affirmation personnelles plus subtiles.
Cette morale invite l’individu à détruire en lui-même certains caractères réputés « égoïstes », pour acquérir des caractères « opposés » qui passent pour généreux et vertueux.
Mais, quoi que ces derniers puissent être en soi, dès que l’individu les revendique consciemment, s’en prévaut, en fait des attributs flatteurs de son personnage, ils se trouvent falsifiés, corrompus.
Ils deviennent de simples instruments de définitions, d’affirmations personnelles, et, par-là, se révèlent de même essence que les caractères qu’ils remplacent et auxquels on prétend les opposer.
L’être qui a besoin de se sentir revêtu d’une qualité – et les morales traditionnelles s’attachent à cultiver en chacun de nous ce besoin – s’oblige implicitement à vouloir que soit maintenue en existence la ‘‘qualité contraire’’. » (R. Fouéré)
L’être humain n’éprouve pas habituellement la réalité sous-jacente à la multiplicité infinie des êtres et des choses ; pas plus qu’il n’éprouve ordinairement ce qui globalise la multiplicité par l’intégration effective des parties dans l’indivisible totalité de l’univers envisagé comme un tout organique. Il ne perçoit pas ce qui est sous-jacent à la multiplicité infinie des phénomènes, pas plus qu’il ne perçoit leurs liaisons intimes et variées à l’infini qui les relient explicitement dans le Grand Tout Cosmique.
C’est un peu comme si nous ne pouvions porter notre regard qu’au-dessus de l’unité de principe des choses manifestées, et qu’en dessous de l’unité de structure qui les relie inextricablement pour former un ensemble indivisible. « Au-dessus » et « en dessous », Homo sapiens ne peut voir que l’apparente séparation des êtres, des choses et des événements. À ce niveau de perception il est incapable de vivre pleinement leur unité originelle et leur unité de structure manifestant l’Un immuable dans la cohésion du Tout. L’être humain, dans sa conscience dualiste des choses, vit comme s’il était une singularité isolée du fonctionnement spontané de la totalité.
Il nous faut distinguer la personne qui se contente d’exprimer ses qualités singulières selon sa propre sensibilité et celle qui tient à tout prix à insister sur sa distinction, sur sa différence particulière. En agissant de la sorte, cette personne transforme sa différence, ce qui la distingue de tous les autres êtres en une valeur arbitraire sur laquelle repose un jugement qualitatif et partial par comparaison avec autrui. Il y a là, confusion entre différence et identité. La personnalité de l’une se contente d’être, sans jugement de valeur. Celle de l’autre est essentiellement distinctive et oppositionnelle puisqu’elle repose, pour l’essentiel, sur des jugements de valeur non relativisés et trouvant leur pleine signification dans l’opposition avec les autres afin de renforcer l’image initiale. Par rapport à ce qui vient d’être dit, nous pouvons avancer l’idée que la personne qui est spontanément elle-même en fonction de sa sensibilité profonde n’a aucune conscience d’elle en tant que distincte et opposée. En elle, la dualité penseur-pensée s’est complètement dissoute, elle est jaillissement de conscience dans l’instant présent ; et à l’intersection du moi et du monde elle exprime spontanément son unicité individuelle. Cette personne a, en quelque sorte, franchi l’abîme séparant la « conscience oppositionnelle » de soi et la « conscience relationnelle » de soi. La première affirme et renforce la solitude du moi devant autrui et le monde, elle est séparatrice et conflictuelle, elle crée l’illusion d’une existence indépendante. La seconde affirme et renforce l’interdépendance du moi, d’autrui et du monde, tout interpénètre tout ; elle est unificatrice et montre que le fait relationnel est fondamental et inséparable de l’unité originelle.