Sokei-an
Deux koans

(Extrait de l’anthologie : Le monde du zen par Nancy Wilson Ross, Stock 1976) Le Repos de l’Esprit Lorsque Bodhidharma vint en Chine, la philosophie scolastique du bouddhisme était à l’apogée de son développement. Dans le sud de la Chine, l’empereur Liang Wou-ti édifiait de nombreux temples et monastères et subvenait aux besoins d’un grand nombre […]

(Extrait de l’anthologie : Le monde du zen par Nancy Wilson Ross, Stock 1976)

Le Repos de l’Esprit

Lorsque Bodhidharma vint en Chine, la philosophie scolastique du bouddhisme était à l’apogée de son développement. Dans le sud de la Chine, l’empereur Liang Wou-ti édifiait de nombreux temples et monastères et subvenait aux besoins d’un grand nombre de moines et de nonnes. Sa capitale était Kenko (Chien-K’ang), l’actuel Nankin.

Dans le nord également, le bouddhisme était actif. Apportant avec eux leurs précieux manuscrits, de nombreux Maîtres étaient déjà venus par la route du nord, le plateau de Pamir, le Turkestan chinois, le désert, et en suivant le Fleuve Jaune, jusqu’à Loyang, la capitale du pays de Wei, un centre de culture et d’études bouddhistes.

Bodhidharma, lui, arriva par mer du sud de l’Inde. Il débarqua à Canton et gagna Kenko, où il rencontra l’empereur Wou-ti. Celui-ci dit à Bodhidharma :

Je construis de nombreux monastères et entretiens de nombreux moines. Quel mérite y gagnerai-je ?

Aucun, répondit Bodhidharma.

L’empereur ne le comprit pas. Bodhidharma reprit alors sa route, traversa le Yang-tsé et gagna le pays de Wei.

Celui-ci connaissait une période de révolution. En outre, la cour de Loyang était envahie par des moines hindous et Bodhidharma fut mal accueilli. Il quitta la ville et gagna le temple de Shorin, sur le mont Su (Sung-Shan).

Bodhidharma se rendit compte que le bouddhisme scolastique jouait un rôle prépondérant en Chine et que ses adeptes n’avaient pas su comprendre la réalité du bouddhisme. Il acquit la conviction qu’il devait enseigner cette réalité. Cela ne pouvait être fait au moyen de sermons. Il se servit donc de son propre corps.

En face du temple de Shorin se trouve une haute montagne appelée Shoshitsu. Bodhidharma s’installa dans une grotte d’où l’on voyait cette montagne. Pendant neuf ans il y resta assis, silencieux, à regarder la montagne Shoshitsu. Les Chinois l’appelaient « le Brahmane-qui-regarde-le-mur ». Jour et nuit, il restait assis là, les jambes croisées, à méditer.

Cette méditation n’était pas ce que l’on entend communément par ce mot, et qui consiste à penser à une chose abstraite. Bodhidharma n’était pas intoxiqué par l’alcool des pensées humaines. Son esprit était pur comme l’océan vide, d’un vide réel. Les moines de la capitale passaient leur temps à traduire les sutras [1] et à discuter d’infimes points de doctrine, cherchant à s’élever l’esprit par le moyen de la connaissance théorique. Tel était alors le bouddhisme venu de l’Inde, car le vrai bouddhisme était depuis longtemps mort en Inde. Dieu merci, Bodhidharma l’avait apporté en Chine avec lui, car sans cela, aujourd’hui, il ne subsisterait plus rien de l’Esprit du Bouddha !

A Loyang, pourtant, il y avait un adepte célèbre du Tao et de Confucius, nommé Eka. Ayant entendu parler de Bodhidharma, il alla le trouver, mais Bodhidharma ne lui dit pas un mot et Eka redescendit de la montagne. Il y remonta trois ans plus tard, au milieu de l’hiver. Bodhidharma méditait toujours dans sa grotte, et ne lui parla pas davantage : pour lui, Eka ne comptait pas plus qu’un arbre ou une pierre.

Eka attendit toute la nuit dans la neige. Au matin, elle atteignait sa ceinture, mais il ne bougeait toujours pas, attendant que Bodhidharma lui enseignât la vérité. Comprenant le désir sincère de l’étranger, Bodhidharma lui dit enfin avec compassion :

Quel est ton souhait, toi qui es là dans la neige profonde ? Eka répondit :

O Maître, je t’implore d’ouvrir les lèvres et de m’accorder ton pur Dharma !

Tu cherches donc le vrai Dharma ? dit le Maître. Depuis des temps très anciens les moines ont sacrifié leur vie pour connaître la véritable illumination. Elle est difficile à trouver. Comment oses-tu me demander de te l’enseigner ?

Eka tira son lourd couteau, se coupa le bras gauche et le tendit au Maître en lui disant :

Que ceci te prouve ma sincérité !

(Cet incident est relaté dans les écritures, mais beaucoup d’élèves du Zen ne le prennent pas au pied de la lettre, interprétant le geste d’Eka comme un regret des méthodes traditionnelles pour arriver à la vérité ultime.)

Bodhidharma comprit alors que l’esprit d’Eka était prêt à recevoir son enseignement et qu’il était capable de devenir un instrument du Dharma. C’est pourquoi il lui dit :

Bien, dis-moi donc ton souhait.

Mon esprit n’a pas encore trouvé le repos, dit Eka. Je te supplie, Maître, de me montrer comment je puis connaître le repos de l’esprit (anshin).

(Le mot japonais anshin a en réalité une signification plus large que « repos de l’esprit ». Shin signifie « âme », ou « esprit ». Anshin signifie : atteinte de la détente absolue, de la liberté absolue par l’annihilation de toute espèce d’émotion. L’anshin est la base même de la vie. Sans lui nous ne pouvons connaître la joie ; par lui nous pouvons vivre en paix en toutes circonstances. Eka étudiait depuis de longues années le confucianisme et le taoïsme, mais il n’avait pas trouvé la paix véritable. Il subsistait certains doutes au fond de son esprit. Aussi longtemps qu’il connaît ce malaise, un artiste ne peut créer, un guerrier ne peut se battre, un Maître ne peut enseigner, un prêtre ne peut convaincre ses semblables. Quoi que vous fassiez, si vous ne connaissez pas le repos de l’esprit, un homme de vérité aura raison de vous. Eka était un homme honnête, et il avouait ses doutes.)

Le Maître lui dit :

Pose ton esprit devant moi, je lui donnerai le repos. Eka s’écria :

Il n’est possible à personne de disposer de l’esprit de quelqu’un !

J’ai déjà reposé ton esprit pour toi, dit le Maître.

Cette dernière phrase est le koan. Bien entendu, la réponse — c’est-à-dire le moyen de l’utiliser dans la perspective du Zen — n’est écrite dans aucun livre et un moine zen ne dira rien de plus.

J’ai remué beaucoup de poussière et donné des jambes au serpent, qui n’en avait pas besoin. Je ne remuerai donc plus la poussière.

Le Bruit d’une tuile brisée

Un jour, Chikan Zenji, de Kyogen, arrachait les mauvaises herbes autour d’un temple en ruine. Il jeta loin de lui un morceau de tuile brisée qui alla heurter un bambou — et soudain il connut l’illumination, ce qui lui inspira le poème suivant :

Le bruit d’une tuile brisée

m’a fait oublier tout ce que j’avais appris.

Plus besoin d’amender ma nature :

accomplissant les tâches de chaque jour,

je vais, suivant l’ancien chemin.

Je suis à l’aise dans le vide indifférent.

Où que j’aille, mes pas ne laissent aucune empreinte

car je ne suis pas du monde des couleurs et des sons.

Chikan Zenji était né à Seishu (Ching-Chou). Répugnant à la vie séculière, il quitta sa maison et, son désir de s’initier au bouddhisme étant profond, il dirigea ses pas vers I-san, dans la province de Tanshu (Tang-Chou), où il se mêla aux moines.

Ayant compris que Chikan était capable de devenir un porteur du Dharma et souhaitant augmenter sa sagesse et éveiller son esprit, le Maître de I-san lui dit un jour :

Je ne t’interrogerai pas sur ce que tu apprends, chaque jour, ni sur ta connaissance des écritures. Mais dis-moi, d’un mot, ce que tu étais lorsque tu étais encore dans le sein de ta mère, ignorant l’Est et l’Ouest, le Nord et le Sud ? Si tu peux répondre à ma question, je t’accorderai mon sceau.

Cette question du Maître de I-san fut la cause première de l’illumination ultérieure de Chikan. Mais au moment même elle le laissa déconcerté, faisant de son mieux pour trouver une réponse. Il en fit plusieurs, mais le Maître les rejeta toutes. Enfin, désespéré, Chikan s’écria :

Je t’en prie, Osho, dis-moi-le mot qui convient !

Si je le faisais, dit le Maître, ce mot traduirait ma pensée. C’est de ta propre compréhension que doit venir ta réponse. Il ne t’avancerait à rien que je te fasse don de ma connaissance.

Chikan quitta la chambre du Maître et se retira en lui-même. Puis, comme vous le savez tous, il se mit à consulter les livres. Il étudia tous les sutras, les cinq mille quarante-huit volumes des écritures canoniques du bouddhisme — mais il ne chercha pas la réponse dans son propre cœur. J’ai sur les rayons de ma bibliothèque ces cinq mille quarante-huit volumes, mais aujourd’hui une vie entière ne suffit pas pour les lire tous.

Enfin, Chikan dit en soupirant :

L’image peinte de la nourriture ne saurait apaiser la faim d’un homme. Ces écritures ne sont rien de plus.

Et il brûla ses livres.

Désormais, dit-il, je n’étudierai plus le bouddhisme. Je passerai ma vie à méditer. Je mendierai ma nourriture et renoncerai à faire travailler mon esprit.

Il descendit donc de la montagne, traversa le Yang-tsé et se mit à marcher vers le nord. Un jour il arriva à Nanyo (Nanyang), où se trouvaient les ruines du temple élevé à la mémoire de Chu Kokushi. Celui-ci avait été l’un des disciples du Sixième Patriarche. Il était mort en 775 après Jésus-Christ. Chikan Zenji, lui, mourut en 868 après Jésus-Christ. Il y avait donc environ deux générations entre eux. Sachant que Chu Kokushi, qui avait été le professeur de l’empereur, avait atteint à l’illumination sans l’aide d’aucun maître, Chikan décida de s’installer, seul, dans le temple en ruine.

Chikan, comme vous le savez, était très actif. Loin de s’assoupir dans la méditation, il arrachait les mauvaises herbes et balayait le sol. « Accomplissant les tâches de chaque jour, il suivait l’ancien chemin », comme il est dit dans son poème : c’est là la vraie manière de pratiquer le Zen. Et c’est ainsi qu’un jour il jeta un morceau de tuile brisée qui alla frapper un bambou, et que son esprit s’ouvrit soudain, comme s’il eût trouvé le clair de lune au fond de la mer.

Il regagna sa hutte et lava son corps, brûla de l’encens et, s’inclinant en direction de I-san, rendit hommage à son lointain Maître en disant :

O Osho, ta compassion pour moi fut plus grande que celle d’un père et d’une mère ! Si tu m’avais dit le mot que j’attendais, ce qui m’est arrivé aujourd’hui ne se serait jamais produit !

Sur quoi il composa le poème que j’ai essayé de traduire. Il est impossible de traduire mot pour mot ce vieux poème de la Dynastie Tang, mais je voudrais tenter de le commenter.

Le bruit d’une tuile brisée

m’a fait oublier tout ce que j’avais appris…

Lorsque Chikan connut l’illumination, tout ce qu’il avait appris devint sans importance, tout de même que le bateau qui vous a fait traverser le fleuve devient sans usage lorsque vous avez atteint l’autre rive. Les douze parties des écritures bouddhistes ne sont que le véhicule qui vous transporte jusqu’à votre propre éveil. Lorsque vous l’aurez atteint, vous oublierez votre connaissance du bouddhisme.

Plus besoin d’amender ma nature…

Ni notre propre nature ni ce que nous voyons n’a besoin de changer. Ceux qui commencent à pratiquer la méditation s’imaginent qu’ils doivent modifier leur attitude mentale habituelle, se mettre en quelque sorte en transe ou passer par tous les stades du dhyana décrits dans les sutras (en particulier dans les passages traitant du Nirvâna). Mais ces descriptions sont simplement l’illustration des étapes de la méditation et elles ne nous enseignent en aucune façon à modifier la nature de notre esprit — ce qui est d’ailleurs chose impossible. Cet esprit est ce que nous cherchons à atteindre, et non à transformer.

On pense d’ordinaire que la Réalité doit être trouvée dans le chaos de l’infini. Pour atteindre l’état de sunyata — de Vide intérieur — on s’imagine qu’il faut se mettre en quelque sorte en état d’hibernation dans une caverne de montagne, et depuis les temps anciens de nombreux penseurs ont défendu cette opinion. Mais Chikan dit :

Accomplissant les tâches de chaque jour,

je vais, suivant l’ancien chemin.

Je suis à l’aise dans le vide indifférent…

C’est ainsi, par l’action même, qu’il suivait les vieux enseignements. Mieux encore : bien qu’il eût atteint cet état de vacuité et s’y fût installé, il n’adoptait pas pour autant une attitude négative.

Où que j’aille mes pas ne laissent aucune empreinte

Car je ne suis pas du monde des couleurs et des sons.

Vous pouvez penser que vous bougez sans cesse, du matin au soir — mais si vous considérez le monde et vous-même d’un autre point de vue, vous vous apercevez que vous ne bougez pas du tout. Dans l’état de vacuité, le mouvement est un mot vide de sens. Vous ne vous trouvez pas à un endroit particulier, vous ne vous trouvez nulle part. Même si vous passez vos journées à parler, à vous asseoir, à vous lever, à marcher et à vous allonger, en réalité vous ne faites rien de tout cela — car, comme il est dit dans le vieux poème :

L’ombre du bambou balaie l’escalier

toute la nuit

sans déplacer pourtant un atome de poussière.

Les rayons de lune pénètrent

jusqu’au fond de la mare

sans laisser la moindre trace dans l’eau.

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1 Prédications du Bouddha. (C. E.)