D'où venons-nous? Que sommes-nous ? Où allons-nous? entretien avec Robert Anton Wilson

Tout ce que Nietzsche a attaqué — les idées politiques et religieuses qu’il s’est efforcé de ridiculiser et de mettre en pièces — sont des tentatives pour définir ce que nous sommes et nous maintenir à notre place. Il a essayé de les ébranler pour que nous prenions conscience de ce que nous sommes, de ce que nous devenons et pour nous ouvrir des possibilités. Il était tout à fait disposé — comme moi — à faire entrevoir des possibilités effrayantes, simplement pour faire penser les gens.

(Revue CoÉvolution. No 13. Été 1983)

Robert Anton Wilson (1932-2007) est un écrivain américain quasiment inconnu en France (la raison pour laquelle ses livres n’intéressent pas les éditeurs reste un mystère). Pourtant, ses romans, qui mêlent habilement science-fiction et occultisme, faits réels et imaginaires, avec un humour parfois cinglant, ont eu un grand succès dans les pays anglo-saxons. Des adaptations théâtrales de sa trilogie Illuminatus ont été jouées en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Allemagne et en Israël…

Mais ce romancier est aussi un scientifique et un futurologue qui s’est penché aussi longuement sur la transformation de la conscience humaine et ses modalités. Le physicien John Gribbin, commentant une œuvre monumentale en 4 volumes sur l’histoire de la mécanique quantique, mentionne, dans le New Scientist (24/3/1983), la trilogie de R.A. Wilson Schrödinger’s cat dans ces termes : « … lisez cette trilogie immédiatement après une étude approfondie de la physique quantique et vous trouverez qu’elle constitue peut-être le plus scientifique des romans de science-fiction. Elle a dû nécessiter des années de recherches… Je me demande quel grand savant se cache derrière le masque de Robert Anton Wilson. »

En Français on trouve quelques textes de Robert Anton Wilson sur ce site

Gérard Blanc s’est entretenu longuement avec RAW sur une multitude de sujets. Il en a extrait quelques passages reproduits ici.

— L’évolution humaine est un de vos principaux intérêts. Vous revenez souvent sur les questions : que faisons-nous et où allons-nous ? Est-ce que vous voulez inciter votre lecteur à changer son état de conscience ?

— La psychologie évolutionnaire joue un rôle important dans ma pensée. J’aime beaucoup le tableau de Gauguin « D’où venons-nous, que sommes-nous ? Où allons-nous ? ». Ce sont vraiment les questions fondamentales. Le totem, par exemple, est une tentative de réponse. Les Indiens du Nord-Ouest construisent un totem qui leur dit d’où ils sont venus, qui ils sont et où ils vont. Et un traité moderne de sociobiologie ou d’éthologie essaie aussi de répondre à ces questions d’une manière plus scientifique. Je crois que dans toutes les sociétés, chacun se pose ces questions.

Tous mes livres parlent de l’avenir, aussi bien que du passé et du présent, parce que je me demande toujours qu’est-ce que l’humanité ? et où va-t-elle ? Nous sommes manifestement des primates domestiqués : 98 % de notre ADN est identique à celui des chimpanzés. C’est visible ; marchez dans la rue, observez le comportement des gens : la proportion de comportements qui sont typiques des chimpanzés est étonnante.

Mais en même temps nous sommes plus que des primates : nous sommes en train d’évoluer vers autre chose. C’est pour cela que Nietzsche est un de mes philosophes préférés. Il a été le premier à vraiment soulever cette question, à comprendre l’impact de Darwin, plus profondément que la plupart des biologistes. Tout le concept de l’abîme chez lui vient de ce que nous ne savons pas ce que nous sommes en train de devenir. Tous ses livres posent cette question : « Mon Dieu, que sommes-nous en train de devenir ? » Quelque chose d’autre. Tout ce que Nietzsche a attaqué — les idées politiques et religieuses qu’il s’est efforcé de ridiculiser et de mettre en pièces — sont des tentatives pour définir ce que nous sommes et nous maintenir à notre place. Il a essayé de les ébranler pour que nous prenions conscience de ce que nous sommes, de ce que nous devenons et pour nous ouvrir des possibilités. Il était tout à fait disposé — comme moi — à faire entrevoir des possibilités effrayantes, simplement pour faire penser les gens. Comme les premiers surréalistes.

Les Bouddhistes disent que nous sommes du vide. Cela a un sens très réel ; nous pouvons devenir n’importe quoi. La plupart des gens ont une armure très solide pour s’empêcher de se rendre compte du vide. C’est effrayant. Mais une fois que vous avez accepté le vide, vous vous apercevez que vous pouvez devenir n’importe quoi, vous pouvez le remplir avec tout ce que vous voulez.

— Vous parlez souvent des boucles dont nous sommes prisonniers. Comment les rompre et changer sa réalité ?

— En faisant ce qui vous fait peur. C’est un de mes principes de base. Le progrès ne s’accomplit que par des sauts dans l’inconnu, comme disait Kierkegaard. Mais j’y donne un sens différent. Je veux parler d’un vrai saut dans l’inconnu : essayer de découvrir ce qui me conditionne et que je peux rejeter. Essayer de devenir mon opposé. Je crois vraiment que c’est ce que Nietzsche a essayé de faire. Il faut se rendre compte que c’était un homme timide, nerveux, sensible. Il ne supportait pas le café, encore moins l’alcool. La plupart de ses livres sont des tentatives pour se secouer. Il était rempli de compassion : pendant la guerre de 1870 il se porta volontaire comme ambulancier. Ainsi tout ce qu’il a raconté sur la brute blonde qui écrase tous les autres est une tentative pour devenir le contraire de ce qu’il était. Cela vaut la peine si l’on ne va pas trop loin, au-delà d’un certain stade il faut savoir revenir au bon sens.

— Vos ouvrages semblent s’écarter de la science-fiction. C’est ce que vous appelez « guerilla ontology » (ontologie de guérilla). Pouvez-vous nous expliquer cela ?

— C’est un terme que j’ai inventé il y a plusieurs années. J’ai découvert récemment qu’Edward de Bono (peu traduit en français) avait enseigné à peu près la même chose depuis longtemps sous le terme de pensée latérale. La plupart des pensées sont la poursuite d’une prémisse initiale dont on déroule de plus en plus loin les conséquences, comme dans un système mathématique. Mais les mathématiciens ont découvert il y a plus d’un siècle qu’il existe d’autres façons de penser. C’est de partir d’un ensemble d’hypothèse différent et de construire un autre système. Il s’agit de s’écarter de ses hypothèses originelles et de se déplacer de côté, pour ainsi dire. C’est ce que je fais dans mes livres. De Bono enseigne cette méthode comme technique de résolution des problèmes.

Nous en avons extrêmement besoin, quel que soit le nom qu’on lui donne. Korzybsky [1] l’appelait la logique non-aristotélicienne dans les années 30. Mais il a eu peu d’impact. Quiconque a lu de Bono ou Korzybsky sera à l’aise avec mes livres et comprendra mes intentions. Pourtant je reçois souvent des lettres de lecteurs qui me demandent « devons-nous croire tout ce que vous écrivez ? ». Ma réponse, c’est que le lecteur n’est rien censé croire : je voudrais qu’il réfléchisse.

Regardez ce qui se passe dans la physique contemporaine. Les physiciens quantiques ne parlent pratiquement plus de « la vérité ». Ils n’emploient même plus le terme de théorie, ils préfèrent parler de modèle. Quel modèle est le plus utile, le plus fructueux à l’heure actuelle ? Ils font exactement ce que prescrivent de Bono et Korzybsky, et que j’appelle « ontology guerilla ».

Les surréalistes m’ont aussi grandement influencé. Soixante ans après, leur mouvement est toujours aussi révolutionnaire et passionnant. Leur effort pour briser les états de conscience conditionnés et pour ouvrir l’esprit à autre chose me semble l’un des grands événements culturels du siècle.

— Pouvez-vous expliquer la formule de Timothy Leary S.M.I2.L.E. et exposer vos propres idées sur l’extension de l’intelligence ?

— S.M.I2.L.E. est le slogan de Leary (1920 – 1996). C’est l’abréviation de Space Migration + Intelligence Increase + Life Extension, c’est-à-dire migration dans l’espace + augmentation de l’intelligence + extension de la vie. C’est une formule intéressante si l’on considère que nous vivons dans un triangle espace-temps-conscience. Quelle distance pouvons-nous parcourir ? De combien de temps disposons-nous ? Quelle est notre conscience de ce qui est en train de se passer ? Ce sont les questions fondamentales. Toute l’évolution semble se diriger vers la production d’êtres qui disposent de plus d’espace, de temps et d’intelligence.

Prenez la famille zoologique à laquelle nous appartenons : les primates. Les plus récents vivent bien plus longtemps que leurs ancêtres. Depuis que nous en gardons trace, nous savons que la moyenne de la vie humaine a augmenté, même au cours de ce siècle ; en Occident, elle est passée de 50 ans en 1900 à 72 1/2 en 1980. Beaucoup de gérontologues pensent que nous sommes à la veille d’une percée décisive non seulement pour ralentir le processus de vieillissement, mais pour le renverser. Ce n’est pas seulement possible mais tout à fait vraisemblable que dans les 10 ou 15 prochaines années nous disposerons des connaissances permettant d’étendre la durée de la vie humaine bien au-delà de ce qu’elle l’a été jusqu’à présent. Certains chercheurs parlent de 150 à 400 ans. Et à mesure, le processus s’amplifiera. Voilà pour le L et le E de la formule de Leary, l’extension de la vie.

Le S et le M n’ont pas la même signification que dans les petites annonces de certains journaux… C’est la migration dans l’espace. Nous avons déjà commencé à quitter la planète. Les Russes font séjourner leurs cosmonautes de plus en plus longtemps dans l’espace. A l’Université de Princeton, Gerard O’Neill a conçu des colonies spatiales qui peuvent abriter jusqu’à 4000 personnes. Il est plausible qu’on en bâtira d’ici 30 ans. Les gens quitteront la planète et iront vivre ailleurs. C’est aussi une tendance de l’évolution. La plupart des animaux ne dépassent pas un rayon de 50 km autour de leur lieu de naissance. Certains voyagent plus loin comme les cigognes, mais ce sont des exceptions. Au cours de l’histoire la plupart des êtres humains ne se déplaçaient pas plus. Aujourd’hui de plus en plus de gens voyagent de plus en plus loin. Ce n’est pas exceptionnel de rencontrer dans une soirée à San Francisco, New York ou Tokyo des gens qui ont visité 30 ou 60 pays, parfois une centaine. Nous sommes toujours allés de plus en plus loin dans l’espace. Et un bon nombre d’entre nous quitteront la surface de la planète. Je pense que dans 50 ans ce sera fait.

Les deux I du milieu, Intelligence Increase, constituent le point sur lequel Leary insiste le plus. Il souligne que la psychologie n’a jamais été une science, elle a toujours tâtonné dans le noir. Mais elle est en progrès, comme les autres sciences. J’ai le sentiment que d’ici 10, 20 ou 30 ans elle sera devenue une vraie science, en ce sens que nous pourrons changer tout ce que nous voudrons en nous-mêmes. Nous aurons les connaissances et les techniques. Leary pense que nous en possédons déjà quelques-unes et qu’il sera possible de brancher le système nerveux sur différents états de conscience et d’intelligence à volonté.

Ce sera une rupture complète avec l’évolution antérieure parce que les êtres humains actuels, à quelques exceptions près, sont très proches de ce que les comportementalistes prétendent qu’ils sont, comme tous les autres animaux, aisément conditionnés, piégés à répéter mécaniquement des actes réflexes. Cette observation s’applique non seulement au comportement mais aussi à l’état de conscience. Nous avons tous ce que Leary appelle des « états de conscience conditionnés ». Nos esprits ont été conditionnés à croire que seules certaines choses sont possibles alors que l’esprit humain devrait théoriquement être capable de faire tout ce que tout autre humain a déjà fait. Mais la plupart des gens sont très limités. Avec une véritable science psychologique, il sera possible de maîtriser à volonté tout ce que tout autre être humain a pu maîtriser ou réaliser, que ce soit les mathématiques supérieures, la composition des symphonies, le karaté, le ski nautique, l’ingénierie, la chorégraphie, la physique… Vous devriez notamment être capable de changer n’importe quel comportement compulsif qui vous a déprimé et ennuyé toute votre vie durant et dont vous ne savez pas vous débarrasser. Vous devriez pouvoir reprogrammer votre propre système nerveux selon tout ce que vous voulez.

Cette technologie commence à être disponible. Par exemple le biofeedback permet d’entrer dans un état de méditation et de tranquillité semblable à celui que procure le yoga, mais beaucoup plus facilement. Un progrès qui nécessitait 7 ans de pratique de yoga peut se faire en 2 ou 3 semaines grâce au biofeedback…

— Tous ces changements vont probablement s’accélérer au cours des prochaines décennies ?

— Comme le souligne l’économiste français Georges Anderla (L’information en 1985, OCDE, Paris, 1973) tous les taux de changement des sociétés précédentes se sont accélérés au cours de l’histoire. En elle-même, cette accélération est étonnante. Mais je crois que l’augmentation du taux d’accélération va continuer, surtout qu’avec les ordinateurs, tout se passe de plus en plus vite. Prenez le cas de certains problèmes mathématiques qui, pensait-on, prendraient des milliers d’années en examinant tous les cas de figures, à moins que quelqu’un ne trouve un raccourci génial. Ils ont été résolus avec des ordinateurs en moins d’une journée. (NdlR : Par exemple le fameux problème des quatre couleurs pour le coloriage d’une carte plane).

— Les rythmes de changement sont-ils les mêmes dans tous les domaines ?

— Dans l’aviation, il suffit de 4 ans pour que la découverte d’un nouveau principe soit appliquée dans l’industrie. Dans l’électronique, il suffit d’environ 2 ans. Dans le bâtiment il faut une cinquantaine d’années pour qu’un nouveau principe soit appliqué à grande échelle. En médecine, c’est beaucoup plus rapide.

— Vous faites vous-même assez souvent allusion à l’immortalité. Pourquoi ?

— Je suis vraiment fasciné par la philosophie de l’immortalisme qui a pris son essor dans les années 60. L’idée est stimulante et provocante. En plus c’est fascinant de voir à quel point c’est impensable pour beaucoup de gens. Dans mes conférences je soulève toujours ce sujet pour vérifier si le public va avoir la même réaction. On trouve toujours des gens qui s’y opposent d’une manière viscérale ; l’idée de vivre perpétuellement les perturbe complètement.

C’est tellement peu conventionnel. Ils n’ont pas de système de classement adéquat pour ranger ce concept. Il renverse tout leur système. La première chose que l’on apprend dans un cours de logique, c’est le syllogisme « tous les hommes sont mortels, Socrate est un homme, donc Socrate est mortel ». Renverser cette idée dérange beaucoup de gens même s’ils n’ont pas envie de mourir. Simplement, ils ne veulent pas penser à quelque chose de nouveau.

Quand l’immortalité sera-t-elle possible ? Je n’en sais rien. Mais je crois que lorsque nous serons parvenus à arrêter ou ralentir le processus du vieillissement les gens qui sont aujourd’hui farouchement opposés à l’idée de l’immortalité physique n’hésiteront pas à avaler une pilule pour vivre plus longtemps si on la trouve chez le pharmacien du coin.

Personnellement, je ne sais pas si j’aimerais vivre éternellement. Peut-être existe-t-il un point au-delà duquel on commence à s’ennuyer ? Aussi pour moi l’immortalité est plus une idée stimulante qu’un concept à prendre au pied de la lettre.

— Pensez-vous que l’ennui ait un rapport avec la mort ?

— Absolument. La solitude aussi. Combien de gens meurent moins de six mois après leur compagnon ou leur conjoint ! L’ennui est un des facteurs qui précipitent la mort. Or, la rupture d’habitudes, de schémas, établis depuis des décennies entraîne l’ennui. En général on s’ennuie parce qu’on ne fait pas ce que l’on veut, ce qui est dû à ce que l’on ne sait pas ce que l’on veut faire ou qu’on ne sait pas comment sortir d’une situation dans laquelle on est piégé. Certains s’ennuient de choses ou de situations qui en exciteraient d’autres, simplement parce que ce n’est pas ce qu’ils désirent faire. Cette situation a tendance à augmenter avec l’âge parce que, comme je l’ai déjà dit, la plupart des gens sont piégés à répéter toujours la même chose.

De nouveau, je pense que tant que nous n’avons la pilule de longévité, la meilleure garantie pour vivre longtemps est de continuer à faire des choses nouvelles, particulièrement des choses qui vous font peur. Sautez hors de votre tunnel de réalité et embarquez dans un autre ! A un niveau très simple, allez vivre à l’étranger !

— C’est une autre boucle dont je crois il semble difficile de sortir : le sentiment du nationalisme qui semble de plus en plus en perte de vitesse.

— Je pense qu’à ce moment de l’histoire le nationalisme est très rétrograde. Mais je me rends compte que c’est une force puissante. Il me semble aussi que nous allons vers un système mondial décentralisé dans lequel autant que possible le nationalisme sera maintenu alors que le pouvoir de faire la guerre sera progressivement retiré aux nations.

— Pensez-vous que va se développer de plus en plus une conscience planétaire ?

— L’unité politique naturelle est devenue de plus en plus grande au cours de l’histoire. Elle est passée de la tribu au stade actuel dans lequel le monde se partage en 5 blocs principaux : les pays occidentaux, le bloc communiste, le Japon, la Chine et les pays non-alignés. Le monde n’a jamais été autant organisé auparavant. Si nous écartons provisoirement pour notre analyse les pays non-alignés nous avons quatre grands centres de pouvoir et leur nombre tend à diminuer. Nous en aurons 3, puis 2 et enfin un seul. A ce moment-là je pense que nous pourrons survivre à l’âge nucléaire. Aussi suis-je partisan d’accélérer le processus de transfert de pouvoir vers un seul centre.

Je crois qu’une force de maintien de la paix finira par s’établir. Les Nations Unies en sont une tentative rudimentaire, il faudra qu’elles aient un réel pouvoir pour maintenir la paix, sinon, nous nous exterminerons.

Le problème est d’agir de telle sorte que les nationalistes de tous pays ne combattent pas cette marche vers un ordre mondial. Aussi faut-il donner quelque chose à tout le monde et ne pas leur retirer leur sentiment national. Le nationalisme culturel doit être encouragé autant que possible. Les gens devraient être fiers de leur culture, de leur langue, de leurs traditions.

— Comment concevez-vous la noosphère dont parle Teilhard de Chardin ?

— La noosphère, c’est la partie mentale de l’existence. Le mental a une existence palpable, même si certains matérialistes prétendent que non. Quand je vous parle, quelque chose passe manifestement de mon esprit au vôtre, et réciproquement quand vous me parlez. Je peux communiquer avec un chien, et il peut communiquer avec moi. En essayant, j’ai même découvert que j’avais un certain succès avec les plantes.

Je pense que la noosphère, la sphère de l’activité mentale, évolue comme la sphère physique. L’évolution est un processus par lequel la pensée devient de plus en plus cohérente, complexe et synergétique. Ainsi, l’humanité est largement en avance dans l’évolution ; comme les baleines et les dauphins, qui semblent aussi avoir une grande activité noétique.

Cette évolution me parait très rapide. Je suis d’accord avec Buckminster Fuller [2] pour dire que la richesse est créée par la pensée. La plupart des économistes disent que la richesse vient de la terre, du travail et du capital. Marx a dit que ce système de comptabilité était faux. Je crois que la richesse vient des idées. Personne ne sait quelles sont les richesses contenues dans 1m3 d’univers, c’est l’esprit qui doit le découvrir. Vous pouvez mourir de faim au milieu d’un champ de blé si votre esprit n’a pas identifié que le blé est une substance comestible…

— Vous avez mentionné Buckminster Fuller et la synergétique. Pouvez-vous en dire un peu plus sur eux ?

— J’étais prêt à comprendre Fuller dès que je l’ai rencontré parce que j’avais déjà lu Korzybsky. Celui-ci parle de relations non-élémentalistes et non-linéaires, ce qui veut dire que dans l’univers réel, très souvent, quand vous mettez deux choses ensemble vous en obtenez une troisième complètement nouvelle. C’est la synergie. Fuller a emprunté le mot à la métallurgie : un alliage a des propriétés que n’avaient aucun de ses constituants. Fuller s’est rendu compte qu’il existait des synergies dans toutes les sciences, pas seulement en métallurgie. Il cherche toujours des relations non-additives, c’est-à-dire où 2 et 2 ne font pas 4, mais 5, où vous obtenez quelque chose de plus grâce à la nouvelle structure obtenue. C’est pour cela que les dômes géodésiques qu’il a inventés sont 1000 fois plus solides que toute autre structure de même volume construite selon des techniques traditionnelles. Ils sont tous synergétiques.

— Il a quasiment inventé une nouvelle mathématique…

— Oui : la géométrie synergétique, qui est entièrement basée sur des relations non-additives. Ses dômes sont le plus grand succès de l’histoire de l’architecture : 300 000 actuellement sur toute la planète !

— Je crois savoir que vous êtes membre de la L5 Society, la Société L5. Qu’est-ce que c’est ?

— La Société L5 est un groupe de scientifique et d’autres personnes qui se réunissent pour faire progresser les idées de Gérard O’Neill sur les colonies spatiales. Il pense que la surface de la planète n’est pas l’endroit idéal pour une technologie avancée. Avec tout le chaos écologique qui couve je crois que son argument a du mal à être contesté. Aussi deux attitudes sont possibles. La première consiste à s’en passer et à retourner au Moyen-Age, à l’âge des ténèbres. Je m’y oppose avec véhémence, je ne crois pas que les gens étaient tellement heureux à cette époque et que d’avoir une espérance de vie de 30 ans et d’être constamment sous la menace de la peste bubonique et de la variole nous feraient un bien quelconque. Aussi j’aime bien l’idée d’O’Neill : placer la technologie hors de la Terre, dans des colonies spatiales.

Je pense aussi qu’aller toujours plus loin est un désir naturel de l’espèce humaine. C’est comme cela qu’elle s’est répandue sur toute la planète. Explorer de nouveaux mondes présente un attrait romantique. Ceux qui disent que cette pulsion d’exploration est pathologique ou prométhéenne ont mal compris la nature de l’humanité. Nous voulons toujours résoudre le mystère suivant, franchir la montagne derrière la montagne. Je pense que l’espace va nous remettre sur notre trajectoire qui est l’exploration et l’innovation. Une grande partie du désarroi actuel vient de ce que les gens ne savent plus où aller. Ils ne savent pas où est la nouvelle frontière. Des livres prétendent qu’il n’y en a plus. Et bien O’Neill parle de ses projets spatiaux comme de la Nouvelle Frontière.

— Ne sommes-nous pas plus en contact avec l’espace que ce qu’il nous semble, avec les satellites et les engins d’exploration du Système solaire ?

Nous vivons continuellement dans l’âge de l’espace sans toujours nous en rendre compte. Cela m’étonne de voir que les gens ouvrent leur téléviseur sans s’en douter, alors que les images qu’ils regardent sont retransmises par satellite. Nos signaux radios et le vaisseau Pionnier, ont maintenant quitté le système solaire. Donc, dans un certain sens, l’humanité l’a aussi quitté. Le théorème de Bell dit que si deux particules ont été en contact, elles continueront de s’ajuster l’une à l’autre, quelle que soit la distance qui les sépare. Il a été publié en 1965 et récemment confirmé par un chercheur français [3]. Il affirme exactement ce qui est le fondement de la pensée hermétique : la théorie du lien magique, des correspondances irréductibles à la causalité. Ainsi, l’humanité a bel et bien quitté le système solaire…

Propos recueillis par John Van der Does et traduits par Gérard Blanc


[1] Korzybsky (1879 – 1950) aussi très peu traduit en français. Ses livres en anglais sont disponibles auprès de l’Institut de Sémantique Générale, notamment Manhood of humanity (1950), Science and Sanity : an introduction to non-Aristotelian systems and general semantics (1958), et Time-Binding : the general theory. Le livre de Michel Saucet La sémantique Générale aujourd’hui, sur la Sémantique Générale de Korzybsky (Courrier du livre). Il y a aussi un essai de Ferenc Kiefer (Delarge, 1974) et les deux romans de science-fiction de A.E. van Vogt, Le monde des A et Les joueurs du A (J’ai lu).

[2] L’architecte américain Buckminster Fuller (1895 – 1983) était un des pionniers du mouvement écologique américain et l’inventeur du dôme géodésique, une voûte hémisphérique formée par un assemblage tridimensionnel de légères tiges d’acier qui assure une répartition égale des forces sans structures lourdes ni contrepoids. Il a écrit de nombreux livres, notamment Ideas and integrity (Macmillan, 1969), Earth Inc. (Doubleday, 1973), Utopia and oblivion : the prospects for mankind (1973), Synergetics : explorations in the geometry of thinking (Macmillan, 1976), Operating manual for spaceship Earth (Dutton, 1977), Critical path (St Martin, 1981).

[3] L’expérience réalisée à l’Institut d’Optique d’Orsay par le physicien français Alain Aspect et ses collègues semble avoir tranché définitivement en faveur de la mécanique quantique dans le débat qui opposait Einstein aux partisans de celle-ci. La théorie quantique est une théorie complète du monde et « Dieu joue probablement aux dés », même si les physiciens ne comprennent pas comment (NdlR).