Alan Watts
Du tantra

10 avril 1968 Vous êtes vous-même l’énergie éternelle qui apparaît sous forme de cet univers. Vous n’êtes pas venu en ce monde. Vous en êtes sorti comme une vague de l’océan. Vous n’êtes pas un étranger ici. Au contraire, tout ce qui vous arrive, tout ce dont vous faites l’expérience est votre karma : votre […]

10 avril 1968

Vous êtes vous-même l’énergie éternelle qui apparaît sous forme de cet univers. Vous n’êtes pas venu en ce monde. Vous en êtes sorti comme une vague de l’océan. Vous n’êtes pas un étranger ici. Au contraire, tout ce qui vous arrive, tout ce dont vous faites l’expérience est votre karma : votre propre action. Cela, bien qu’exprimé de façons différentes, est la philosophie centrale de l’hindouisme et du bouddhisme, pareillement honorés dans la culture de l’Inde ancienne.

Évidemment, ce « vous vous-même » n’est pas la personnalité superficielle ou l’ego que nous connaissons comme John ou Jane Doe, qui ne se sent pas directement responsable des cheveux qui poussent, des battements de cœur, encore moins des rafales de vent ou des étoiles qui brillent. Les sadhanas (ou disciplines spirituelles) hindoues et bouddhistes sont des formes de réveil à la sensation du soi, processus bien plus vaste que ce qui est ordinairement perçu comme étant « je » — ce centre très limité d’attention consciente et de volonté que nous appelons la personne ou ego.

Quand on regarde intensément quelque chose comme les courbes gracieuses d’une jolie femme —, notre attention est attirée par des détails spécifiques ; il en est de même pour l’énergie fondamentale de cet univers qui se laisse fasciner par des dessins et des détails particuliers, et s’identifie donc avec chacun et tous les « je », qu’ils soient humains, animaux ou végétaux. Mais à chaque fois qu’elle fait cela, elle oublie temporairement que c’est ce qui est, tout ce qui est, le « ça qui est ça et rien d’autre que ça », et ainsi de suite, à l’infini.

Tout individu est, en quelque sorte, Dieu déguisé, jouant à cache-cache avec lui-même, à travers les âges de l’éternité. « Dieu » n’est pas, dans cette optique hindouiste, le monarque universel, le gouverneur de la théologie juive et chrétienne, mais plutôt le Joueur et l’Acteur de ce monde, celui qui joue tous les rôles de la vie aussi rapidement et intensément qu’il s’oublie lui-même et vient s’identifier à chacun d’entre eux. Chacun des rôles qu’il joue est également spectateur pour tous les autres, et la pièce est jouée avec tant de conviction que les spectateurs y croient.

Selon la philosophie indienne, il existe deux manières de se libérer de cette fascination et de se souvenir de son identité originelle en tant que source et fondement de l’univers.

La première, la plus connue, est le renoncement au plaisir — détachement et ascétisme — comme moyen de rompre la fascination des formes particulières de vie. Le fakir qui se tourmente sur son lit de clous essaie d’atteindre un état où rien — absolument rien —, dans la vie, ne peut l’amener. Il retourne au centre, en enfouissant sa douleur au plus profond, atteignant ainsi la liberté ultime par la peur de la souffrance et de la mort.

La deuxième manière, moins connue, appelée « tantra », est a l’opposé. Elle n’est pas renoncement à la vie, mais acceptation la plus envisageable de nos propres désirs et de notre situation en tant qu’être humain. Si vous êtes la Divinité, l’Ego universel, fasciné par l’existence particulière de John Doe, ne soyez que ça et allez jusqu’au bout. Explorez la fascination du désir, de l’amour et de la luxure jusqu’à ses limites. Acceptez et jouissez sans réserve de l’ego que vous semblez être.

Ainsi le disciple de la méthode tantrique s’immerge justement dans ces choses auxquelles l’ascète a renoncé : sexualité, nourriture, boisson, toutes les implications d’une vie dans le monde. Il ne le fait cependant pas avec l’esprit timide de l’hédoniste ordinaire. Il s’abandonne au plaisir/souffrance de l’expérience sensuelle en se concentrant sur les vibrations les plus aiguës et apprend a jouer de ces sensations comme on joue de sa respiration sur une flûte.

A travers cette exploration intense de l’expérience sensorielle, il découvre deux choses : d’abord que l’existence, ou l’énergie, est, à la base, une simple alternance ou vibration de marche/arrêt, oui/non, apparition/disparition, susceptible de complications infinies comme tous les nombres peuvent être représentés par les symboles 0 et 1. Il apprend que l’élément « oui » ou « marche » de l’énergie ne peut être perçu sans son contraste : le « non » ou l’« arrêt », et donc que l’obscurité et la mort ne représentent pas la seule absence de vie et de lumière, mais plutôt leur origine. De cette façon, la peur de la mort et du néant est totalement vaincue.

A cause de cette découverte étonnante, si étrangère à notre sens commun, il adore la divinité sous sa forme femelle plutôt que mâle, car la femelle représente symboliquement l’aspect négatif, noir et sombre du monde, sans lequel l’aspect masculin, lumineux, positif et solide ne peut se manifester ou être perçu. Le mot même de « tantra » est apparenté à l’art du tissage, et dénote l’interdépendance de la lisse et de la trame la première ne pouvant tenir sans l’autre.

Deuxièmement, il découvre que l’existence est fondamentalement une espèce de danse ou de musique un ensemble énergétique immensément complexe qui ne nécessite d’autre explication que lui-même. Nous ne nous demandons pas quelle est la signification des fugues de Bach ou des sonates de Mozart. Nous ne dansons pas pour atteindre un certain endroit du parquet, mais tout simplement par amour de la danse. L’énergie elle-même, comme le disait William Blake, est un délice éternel. Et toute vie doit être vécue dans l’esprit de l’absorption extasiée, dans une arabesque de rythmes.

L’imagerie tantrique en peinture, sculpture et dans son rituel, possède donc des thèmes particuliers qui donnent un aperçu de la façon dont elle appréhende le monde. Elle montre les divinités mâles et femelles unies dans une forme méditative d’union sexuelle où chacun adore l’autre, comme son origine. Elle dépeint le dieu ou la déesse comme un être à plusieurs têtes ou à plusieurs bras, une sorte de « centripète » cosmique, chaque individu étant un membre de l’ego éternel et central. Elle utilise également des signes et des chants dépourvus de sens (les mantras) pour nous aider à comprendre l’esprit essentiellement musical et dansant de l’univers.

Comprendre le tantra est un correctif merveilleux et souhaitable pour certains excès de la civilisation occidentale. Nous soulignons trop le positif, jugeons le négatif « mauvais », et vivons ainsi dans la terreur de la mort et de l’extinction qui nous rendent absolument incapables de « jouer » la vie avec un air de noble et joyeux détachement. Ne réussissant pas à comprendre la qualité musicale de la nature, qui trouve sa vocation dans un présent éternel, nous vivons pour des lendemains qui ne viennent jamais — comme un orchestre qui se dépêcherait de parvenir à la note finale d’une symphonie.

Mais en comprenant la puissance créatrice de l’aspect femelle, du négatif, de l’espace vide et de la mort, nous pouvons du moins réussir à « être vivants », dans le présent.