Michel Random
École française des graveurs visionnaires : un monde à la recherche d'une renaissance de l'univers

Tout discours sur l’art est un discours piégé. On risque les généralités et la louange fleurie, et ces louanges ne sont souvent pas justifiées. Parler d’art est difficile et d’art visionnaire encore plus. Car, l’art visionnaire n’existe pas. Ce qui existe, c’est soit une œuvre rare et privilégiée dont la force et la beauté sont le résultat du talent et de la technique certes, mais plus encore de convergences réussies : c’est l’inspiration qui traversant le fond et la forme s’impose, se burine elle-même, prend corps à travers un poète, un musicien, un graveur, s’incarne en paroles, musique ou signes, se génère elle-même comme source inépuisable d’inspiration et de vision. A ce degré, nous avons quitté l’imaginaire, pour parvenir en cette terre où les choses, les idées et les sentiments n’ont plus un corps mais une « corporéité »…

(Revue 3e Millénaire. Ancienne Série. No 1. Mars-Avril 1982)

Michel Random[1] présente ici l’école française des graveurs visionnaires dont certaines œuvres illustrent le numéro 1 de la revue 3e Millénaire, ancienne série. Avec lui entrons dans l’imaginal. Ces artistes français règnent sur l’art difficile de la gravure. Leur démarche, toute faite de symbolisme, laisse la place et aux cauchemars et aux rêves les plus fous. S’ils ne sont pas souvent optimistes ils savent être poètes. Sensibles aux crises de conscience des hommes, à leur peur, leurs angoisses, leurs rêves, ils se font leurs interprètes. Leurs dessins aussi témoignent de la grande mutation, leur vision cosmique et leur désespérance poignante laissent pourtant quelquefois poindre la fraîcheur d’une nouvelle ère, l’espoir d’une simple fleur sur un paysage de désolation et de mort.

Le mot école fait peur, le mot vision encore plus. Si nous accolons ces deux mots, où allons-nous ? Messieurs, l’art est un péril et la création est en crise. — Vous connaissez tous les graveurs visionnaires ? demande le spécialiste.

A dire vrai, voici quelques années déjà qu’ils sont connus, et reconnus. Tenter donc d’acheter une gravure de l’un d’eux, ce n’est pas si facile. Les amateurs sont nombreux, les tirages discrets et les nouvelles gravures apparaissent avec une lenteur extrême. Rien n’est donc facile avec ces gens-là.

Mais en fait qui sont-ils ? Une bande de copains ? Oui. Des gens qui manient le burin ou l’eau-forte avec une maîtrise de vieux maître ? Il n’y a pas de doute. Des artistes inspirés et débordant de talent ? C’est l’évidence même. Après tous ces conciliabules où peut-on les rencontrer ? Ça c’est la plus belle énigme. Ils sont dispersés aux quatre coins de France ou d’Ailleurs, mais il y a des moments, des lieux de retrouvailles et de fêtes. Les amis se retrouvent toujours.

Enfin, de qui parlez-vous ? Vous voulez des noms ?

Les voici : ils se nomment Jean-Pierre Velly, Yves Doaré, Georges Rubel, Jacques Houplain, Eric Desmazières, Jacques Le Maréchal, Mordecaï Moreh et le benjamin de tous Fabrice Balossini. Et, bien sûr, il y a les copains des copains, mais la liste serait trop longue. En bref, soyons sérieux, pourquoi sont-ils, eux plutôt que d’autres, des « graveurs visionnaires » ?

Tout discours sur l’art est un discours piégé. On risque les généralités et la louange fleurie, et ces louanges ne sont souvent pas justifiées. Parler d’art est difficile et d’art visionnaire encore plus. Car, l’art visionnaire n’existe pas. Ce qui existe, c’est soit une œuvre rare et privilégiée dont la force et la beauté sont le résultat du talent et de la technique certes, mais plus encore de convergences réussies : c’est l’inspiration qui traversant le fond et la forme s’impose, se burine elle-même, prend corps à travers un poète, un musicien, un graveur, s’incarne en paroles, musique ou signes, se génère elle-même comme source inépuisable d’inspiration et de vision. A ce degré, nous avons quitté l’imaginaire, pour parvenir en cette terre où les choses, les idées et les sentiments n’ont plus un corps mais une « corporéité ». Ce monde était traditionnellement décrit comme le monde où le corps a réalisé son alchimie ultime après maintes morts et renaissances, et s’est fait corps lumière. C’est le « lieu » de cette terre imaginale qu’Henri Corbin nous a révélée à travers le soufisme chiite persan. L’art visionnaire est en fait la somme de toutes les « visions » de tous les moments rares et exceptionnels ajoutés les uns aux autres. C’est un art au-delà de l’art. Autrefois les grands imagiers mystiques se purifiaient et faisaient des prières avant de commencer leurs œuvres : aujourd’hui on boit peut-être un coup de rouge, mais la pureté intérieure et intrinsèque est la même. De toutes les façons, l’œuvre est rare, mais quand œuvre il y a, il faut savoir s’arrêter, interroger, comprendre.

Il est tout à fait remarquable qu’existe en ce moment une école française de gravure d’une si grande qualité. Les Autrichiens se sont énormément enorgueillis de l’école du réalisme fantastique de Vienne comprenant de grands peintres tels qu’Ernst Fuchs, Hausner, Lehmden, Hutter etc. Le succès de l’école de Vienne est dû certes au talent des peintres eux-mêmes, mais aussi au fait que la peinture est infiniment plus rentable que la gravure. Pousser la cote d’un peintre, c’est pour les galeries une bonne ou une très bonne affaire — pousser la cote d’un graveur n’intéresse que très médiocrement les galeries. Les bénéfices resteront minces quoi qu’on fasse. Et pourtant, quand Jean-Pierre Velly ou Doaré travaillent une année sur une gravure, l’œuvre est non moins astreignante. Si la valeur d’une gravure ne se mesure pas nécessairement au temps qu’on y passe, il est évident toutefois que travail, talent et temps sont souvent les facteurs d’une grande réussite.

Qui a dit que le génie, c’était 5 % d’inspiration et 95 % de transpiration ?

Toutes ces considérations ont peu à voir semble-t-il avec la vision. En fait, c’est comme si on disait d’un moine que labourer son jardin a peu à voir avec le mystique. Le graveur est aussi un jardinier, et sa terre, c’est-à-dire la plaque de cuivre, est une surface non moins difficile et ingrate à faire fleurir.

Nous reconnaîtrons tardivement que la France possède donc une « école » ou un groupe de graveurs et de peintres qui sont en marge des courants classiques de l’art. Ils ne sont ni figuratifs, ni surréalistes, ni vraiment fantastiques bien qu’un certain fantastique apparaisse dans leurs œuvres. Ils sont avant tout « visionnaires » au sens où ils s’efforcent de lier sensation intérieure et exigence de l’esprit, rêve et au-delà du rêve. La vision n’est pas l’art d’échapper aux choses, c’est au contraire l’art de condenser, de faire descendre le mystérieux vers soi. L’Art fut de tous temps le voyage intérieur et le voyage des dieux. C’est le dieu du mythe qui apparaît ainsi armé de ses vertus alchimiques. Donc l’art visionnaire réintroduit l’homme dans l’œuvre mais l’œuvre est libre, comme libre est l’homme au sens de la vision. Voyage où les principes du mercure et du soufre opèrent, ceux de la vie et de la mort et surtout leur dépassement. C’est pourquoi si Velly, Doaré, Rubel, Mockel sont familiers avec les thèmes de la mort, ils le sont pour repousser la mort derrière la mort, pour bâtir l’hallucination non pour elle-même, mais comme la frontière de cet Ailleurs, de cet au-delà des mondes que la conscience éveillée scrute sans cesse.

L’écriture de l’un

« Quand on touche le fond, dit Jean-Pierre Velly, on ne peut plus rien communiquer. C’est pourquoi tous les visionnaires sont mystiques. Parce que là se découvre un langage inexprimable, un langage unique ».

Ce langage unique, c’est un langage blanc ou un langage transparent ou un voyage au sein des transparences ou le voyage des dévoilements. Quelque chose est là, vibrant, secret, intime aux choses. Ce quelque chose, n’est ni l’objet, ni la chose vue, ni moi, c’est l’alliance des deux ondes qui interfèrent et vont créer cette réalité du centre, qui n’appartiendra à personne, qui tout simplement sera. Pour passer du concept au concret, il faudrait voir certains tableaux de Le Maréchal, des œuvres élaborées longuement au fil des ans. Car pour gagner cette transparence qui est là toute prête, il faut en réalité temps et patience. Connaître les couleurs (mais Le Maréchal fabrique lui-même ses couleurs) appliquer une fine couche, laisser sécher et recommencer. La transparence dans la peinture, c’est le secret des grands maîtres. Car dans vision il y a miroir, traversée des apparences, au-delà. Au-delà, c’est l’image qui s’efface, l’œil qui ébloui s’apaise, voit sans voir, réalise peut-être le vide.

« La vision, pour moi, dit Le Maréchal, c’est la fin du mental, de l’esprit tel qu’on le conçoit. On peut définir la vision comme un blanc indescriptible. C’est un mouvement formidable, une prémonition, un éclairement. Tout le reste n’est qu’une forme provisoire et transitoire de l’esprit. »

La Tentation de Babel

Notre temps est celui d’une tentation à tous les niveaux, une tentation qui se voudrait dépassement et qui échoue dans une grandeur avortée : c’est par excellence la tentation de Babel.

Il est d’ailleurs frappant que ce soit un thème sur lequel le benjamin de ces jeunes graveurs, Fabrice Balossini qui aujourd’hui seize ans, a travaillé dès l’âge de dix ans. Il en a fait à douze ans le thème de sa première gravure. La tour de Babel pour Fabrice c’est un peu la parabole avant la lettre de la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le bœuf, de l’homme qui ayant reçu tout ce qu’il est de Dieu, veut mesurer ses forces avec Dieu lui-même.

Ce même thème sous forme de villes géantes est repris constamment par un autre benjamin Eric Desmazières (né en 1948). Il est lui aussi l’auteur d’une tour de Babel, une cité de tours qui évoque toute la démesure dont l’homme est capable. Desmazières sait admirablement jeter des villes gigantesques qui du haut de leur folle grandeur ploient tout-à-coup et commencent un fantastique écroulement. Il a surtout l’art d’intervertir les temps anciens et les temps nouveaux. Comme si la grandeur des civilisations n’apparaissait qu’au milieu de leurs ruines. Que ce soit des villes modernes ou des temples comme devaient l’être ceux de Ninive, de Persépolis ou de Babylone, l’effet est le même ou presque. Car finalement, c’est la même humanité, misérable, éclatée, qui est réduite à se retrouver autour d’un feu comme sans doute aux origines de l’humanité. Et en même temps on pressent que ce n’est qu’une parenthèse entre mille et que la vie va reprendre.

Le Massacre des innocents

Cet art de lier l’ancien et le nouveau se retrouve chez J.-P. Velly (né en 1943). Le futur est déjà là, comme l’image d’un commencement ou d’une fin sans cesse vécue et revécue à travers les temps. Le danger aujourd’hui, ce n’est plus la peste ou Gengis Khan ou Tamerlan, le vrai mal, un mal sinistre qui est comme la synthèse même de tout ce qui est mal, c’est pour J.P. Velly, la consommation.

A maintes reprises, il a évoqué ce thème avec une verve acerbe et un humour constant. La planète asphyxiée par son trop-plein de boites de conserves et de détritus de toutes sortes, y compris des détritus humains, a tout rejeté dans le cosmos. Et le soleil lui-même n’apparaît plus que comme un disque pâle autour duquel les détritus tournoient à l’infini. Les humains eux-mêmes sont des poupées dérisoires, des êtres où désormais les formes tubulaires de la mécanique et les viscères organiques font un étrange mariage. Le robot organique humain, c’est l’ultime frontière franchie, l’homme devenu lui-même objet parmi les objets.

Il est bon que la fraîcheur de la vie se retrouve chez de tels graveurs, une fraîcheur qui malgré son fond d’apocalypse désespéré, redresse la tête et refuse précisément de se résoudre à cette folie de la fin des temps.

Les écologistes devraient tirer d’immenses affiches des œuvres de Velly. Le néant de notre société, le vide des corps et de l’esprit, la monstrueuse illusion d’un bien-être factice gagné au prix d’une destruction planétaire, qui donc a traité ces thèmes avec une vision et un art aussi aboutis ? Le chef d’œuvre de Velly est sans doute une gravure qu’il a mis un an à réaliser en travaillant dix heures par jour : Le Massacre des innocents.

Une marée, un océan humain emplit la terre jusqu’à l’horizon et fuit sans savoir où. On ne finit jamais d’imaginer le pire, de même qu’on ne finit jamais de découvrir le fond de l’absurde. Quand on s’imagine les trésors de science, d’intelligence, de travail et de courage, toutes vertus positives qu’il est nécessaire pour bâtir une civilisation comme la nôtre, on se demande par quel incroyable renversement tout ce bien va servir à l’anéantissement général, et pourquoi même une telle absurdité est-elle possible.

Le « massacre des innocents » se répète dans l’histoire chaque fois que l’homme cède à la tentation de Babel, à la toute-puissance de sa foi en lui-même. Le dieu machine, le déterminisme, la causalité, les pistons manichéens de l’efficacité pour l’efficacité, de la raison raisonnante, voilà la grande préparation, la suprême illusion qui porte en elle-même l’anéantissement et le massacre futur de tous ceux qui, innocents ou non, se laissent prendre à l’illusion technologique. Velly nous burine ces évidences avec une force et une science rares. Il n’hésite pas devant notre enfer, mais il n’en rajoute pas non plus. Il suffit, dirait-il, de le décrire minutieusement assaisonné d’humour et c’est ce qu’il fait.

Et puis, de temps à autre, Velly marque une pause et aborde un rêve de fraîcheur. Un ange passe comme on dit. Un ange qui derrière ses ailes déployées, laisse dans son sommeil apercevoir une terre réelle, une terre simple faite de fleurs et des arbres de tous les jours. Et l’on se rend compte alors que le paradis terrestre, c’est cela, notre terre quotidienne, toute fraîche et charnelle, une terre non souillée.

Le songe nous offre l’image de la vague pure infiniment renouvelée, de l’immense nuage qui roule sa majestueuse mélancolie, des arbres qui parfois se dressent encore au-dessus des détritus, dernière image d’un reste de vie. Et puis, couché dans ce rêve même, voici l’homme qui se retrouve fils du ciel. Voici les fils ténus et innombrables qui relient l’homme au cosmos, non, qui font de l’homme et du cosmos une même unité.

Les Mémoires géologiques

Imaginons que la planète désormais morte roule silencieuse à travers les temps. Enfin, voici le jour de ce temps entre les temps, celui de la Résurrection. Alors un spectacle dantesque se déploie, la terre se soulève et cette terre, ces montagnes, ces fleuves prennent formes humaines. Toutes les pierres et les racines n’étaient donc que des êtres immobilisés. « La Mémoire géologique », titre de la plus belle gravure d’Yves Doaré (né en 1943) révèle ce qu’elle est : la mémoire sans fond de toute l’humanité de l’origine à la fin des temps. Les gravures comme la réalité sont faites pour être vues, non pour qu’on les décrive. Mais quand ces gravures sont le support d’une si intense vision, on sent bien que l’image conservera son contenu quoi qu’on en dise. Cette gravure de Doaré est sans prix. Elle est jusqu’à ce jour son œuvre maîtresse : une énigme, profonde, dense, bouleversante parce que les fins premières et dernières se trouvent réunies. La terre n’est faite que de corps, mais est-ce la terre ou une autre dimension ? Car il n’y a plus ni terre, ni ciel. Il n’y a que cet éveil, cette force des jaillissements venue d’Ailleurs. Il n’y a que ce mystère et cet Ailleurs même.

Quelque part la nuit bouge

La nuit est la substance de la vision. Les poètes et tous ceux qui goûtent la densité obscure des choses savent que l’ombre, la lumière et la nuit sont des territoires où le passage du noir au blanc, c’est le passage même, la lisière de l’absolu, le lieu où l’appel, la convocation, l’autre côté du monde apparaît. C’est sur cette lisière que Francis Mockel (né en 1904) convoque ses entités, ses formes envoûtantes et quelque peu effrayantes. Quelque part la nuit bouge sous la force du désir et du rêve. La vision, celle des morts solitaires (le noir), c’est l’épanouissement des chairs féminines (le blanc) qui représentent toute la force du vivant.

Mockel travaille ses eaux-fortes comme un boulanger fait le pain. La pâte qu’il pétrit, ce sont les acides et ces liqueurs corrosives sont goûtées, senties, humées comme si la vie s’ajoutait à la chimie pour rendre plus alchimique la vision.

Partie de Campagne ancienne et moderne

L’une de ces œuvres significatives de ce qui vient d’être dit est une gravure que Georges Rubel (né en 1945) nomme « Partie de Campagne ancienne et moderne ». Dans un univers d’outre-monde, où ruines, terres et eaux se mêlent sous un ciel de fin du monde, un couple de squelettes copule sur une immense tête de mort. Les mots sont pauvres et la gravure est riche. Car en définitive, tout est apparemment morbide et rien ne l’est dans cette gravure. La subjectivité est extrême et la distance entre le moi et l’œuvre est immense. Plus je descends en moi, plus je suis loin de moi. Si Rubel construit des hallucinations réelles, si ces images semblent rêvées et piégées, c’est que tous les mondes de la mort sont faux. Ce qui est vrai, ce sont nos projections sur la mort. C’est notre œil qui rend réelle une mort illusoire. Mais cette illusion est l’objet et le fruit d’un doux maléfice. Rubel en a fait son monde, pour en exorciser l’envoûtement.

Il rejoint en cela son maître Bresdin qui lui aussi aimait promener son spleen dans ce monde intermédiaire. Il existe un air de famille entre « Partie de Campagne » de Rubel et « Eclaircie dans la forêt » de Bresdin. Dans les deux cas ; c’est une méditation sur la vie qui naît de la mort et la mort qui se détache de ses propres fantasmes pour laisser place à la vie. Dans les deux cas, c’est l’attirance et la fascination de la mort qui est exprimée et cependant combattue avec ses propres armes. Finalement les ossements, le souffle de la terreur nocturne, la danse des fantômes et les cris des chouettes, c’est un merveilleux décor pour arracher la peur à la peur et aller au-delà. Entre l’ombre lunaire et froide et la naissance du soleil il existe une mince lisière, celle de l’éternel renouveau. La vision —, c’est le jeu de ce passage entre ceci et cela, entre mort et vie, entre ce qui est et ce qui n’est pas. La vision, c’est l’union des contraires, et la source où l’unité, le continuum de toutes choses se manifeste.

La Planète écoute

Ce titre qui est celui non d’une gravure, mais d’une peinture de Jacques Houplain, pourrait en fait être celui de toute son œuvre. Jacques Houplain (né en 1920) est un vieux routier de la gravure et lui, a fait carrément le saut. Il demeure là où les sources sont nées, où le conflit entre ombre et lumière s’est apaisé. Il a franchi autrement dit notre dimension et vit, voit, écoute ailleurs, sur une autre planète et dans un autre temps.

Son jardin n’a ni ossements, ni têtes de mort, il est surtout composé de constructions étranges et attirantes : des châteaux-racines, des châteaux-chevelures, des châteaux-trous de gruyère ou des châteaux-décors de ballets pour la quatrième dimension. Jardins faits de coraux enchâssés d’innombrables yeux. C’est le minéral vivant, le monde où tout est présence.

« La démarche visionnaire, dit Jacques Houplain, est inexprimable… Créer une œuvre, c’est vivre et se laisser vivre par cette œuvre ». Pas de définition donc, sinon celle-ci : va à ce qui est, et ce qui est te dira ce qu’il est.

Le Jardin alchimique de Moreh

Il est particulièrement heureux d’achever tout voyage par une agréable promenade. Si nous avions l’occasion de hanter le jardin de Moreh, que de belles découvertes n’y ferions-nous pas. Moreh est un admirable graveur d’animaux qui n’est « visionnaire » qu’en peinture. Et encore nous sommes ici à l’opposé d’une vision naissante comme une eau vive chez J.P. Velly, Doaré ou Rubel. Chez Moreh la vision possède cette connaissance hiératique, ces mots de passe, ces signes de reconnaissance qui sont ceux de l’alchimiste. Je construis la vision comme je construis un alambic et le reste sera donné de surcroît. Le merveilleux est que souvent une inspiration juste est au rendez-vous. Même le sage disait quelqu’un, peut tenir le panier des rêves. Ici, c’est moins donc la vision spontanée qui laisse le pas à la vision des signes et des symboles et pourtant la beauté est au rendez-vous. Les quatre éléments font la ronde, l’arbre de vie et l’arbre alchimique nouent leurs puissances conjuguées. « Mes tableaux, dit Moreh, sont des visions qui s’imposent à moi. Par exemple, durant des années, des sujets tels que l’œuf, des animaux mythiques tels que la licorne, des êtres hybrides etc., provoquaient en moi une réelle aversion. Or, envers et contre tout, ces thèmes se sont glissés dans mes tableaux. Je devais les peindre au point d’en perdre le sommeil. » C’est toute la dramaturgie du signe qui apparaît. Pourquoi telle image archétype vient-elle s’imposer à soi et pourquoi pénètre-t-elle toute vie de son propre destin. Ce qui vient, vient de ce champ de pensée qui anime les mondes. C’est donc chez tous les graveurs et peintres une exigence qui n’est ni du mental, ni de l’imaginaire, mais qui est tout simplement. Chaque créateur devient ainsi en lui-même le Livre de la Création.

La vision est une marche rude et dangereuse mais elle répond précisément à l’inquiétude contemporaine.

En vérité nous sommes dans le labyrinthe, dans un labyrinthe hanté où tous les cheminements sont possibles parce que désormais tout est possible… Mais il faut aller au-delà des images. Les vrais joueurs de dés savent aujourd’hui que le hasard n’existe pas, que tout est écrit, que la page même où l’on écrit ce qui est, se sert de ma propre personne pour authentifier ce qui est discernable dans ce présent immédiat. Quelque part, je suis interrogé. C’est le secret du voyage, et des lectures visionnaires de tous les temps, mais qui aujourd’hui doivent se révéler avec une alchimie où chacun tente avec ses propres clés, tous les modes du possible.

Cette vision, il faut s’efforcer de la découvrir en toutes choses, la face de jour et la face de nuit, ou celle de la mort qui nous obsède. Les temps de l’Apocalypse sont peut-être aussi les temps de la Résurrection.

A l’origine existait la Vie, à la fin existe encore la Vie. C’est l’étrangeté du voyage que de vouloir allier aux extrêmes une démarche qui inclut tout parce qu’elle ne retient rien.

Voyons ces jeunes gens, qui par le burin, l’eau-forte ou la pointe sèche, dégagent des œuvres où la dignité du trait et la beauté du noir et blanc composent des images où tout est dit dans l’extrême rigueur, vision sans doute mais exigence aussi, exigence que la conscience de la chose à dire réclame la science du dessin, la science du trait, la science de la contention ; et cette science qui est conscience, caractérise la nouvelle génération.

En marge de tous, il faut sans doute parler de l’œuvre de François Lunven mort en 1971à l’âge de 29 ans.

On disait de lui qu’il serait l’un des grands maîtres de la gravure contemporaine. En lui se poursuivait la vision d’un monde articulé, réinventé où la mécanique et l’organique faisaient d’étranges mariages : Lunven dessinait des monstres, des figures de crustacés, des constructions où l’imaginaire voulait appréhender et reconstruire son propre monde, son propre mode de reconnaissance.

Le réel et l’imaginaire se sont noués et dénoués sans doute tragiquement. C’est pourquoi il n’y a qu’à regarder comme au-delà d’une autre planète.

Existe-t-il une manière de conclure un voyage dont l’objet est d’être sans fin ?

Comme la vie s’achève dans une plus vaste vie, comme le regard se réalise dans une immensité sans limites. En réalité les choses n’existent que si elles sont pour nous précisées, polarisées, focalisées sur un sujet, un lieu, une idée, un état. C’est notre manière de gravir, d’effectuer, l’illusoire ascension de l’être et du connaître, c’est l’illusoire recherche de ce savoir qui nous sait, de ce maître qui est en nous, de cette vision qui ne nous a jamais quittés.

Les graveurs visionnaires ont ouvert un certain voyage, appris, vécu, illustré. Les maîtres-tailleurs de pierre scellaient leurs symboles, leurs clefs de reconnaissance dans la pierre en un lieu souvent invisible — c’était une marque de compagnonnage, une clef, mais un clin d’œil aussi à travers le temps. Nos graveurs visionnaires ont renoué avec cette tradition, leur clin d’œil est bien caché, mais il existe, à nous de le trouver.


[1] Michel Random est l’auteur de deux très beaux livres publiés chez Fernand Nathan : « L’art visionnaire » et »« Les Arts martiaux ou l’esprit des Budô ». Il a également publié « Le Soufisme et la danse » (Sud-Editions).