Gabriel Monod-Herzen
Éducation sans compétition

Voici ce qu’on m’a dit en Inde : L’affectivité est fondamentalement la partie de la conscience qui est liée à la vie. Et la vie, c’est quoi ? Le seul moyen que possède l’esprit d’agir sur la matière. Dans ce cas notre affectivité, notre sensibilité, c’est ce qui nous est donné, ce qui est donné à la partie supérieure de nous-mêmes. Prise comme cela l’affectivité devient un merveilleux moyen positif : puiser dans ce qu’il y a de plus important et de plus élevé pour le manifester matériellement. Si l’on arrive à cela ou si on tend à cela, il s’établit immédiatement une harmonie corporelle qui s’appelle la santé.

Gabriel Monod-Herzen était physicien. Il a enseigné après sa retraite à l’école de l’ashram de Shri Aurobindo à Pondichery. Le titre du texte est de 3e Millénaire.

(Revue Panharmonie. No 164. Novembre 1976)

Compte rendu de la réunion du 9-6-1976

A travers les questions posées au cours des Groupes précédents, on est arrivé à la conclusion que l’éducation n’était pas réservée exclusivement aux enfants, mais que, pour favoriser une évolution, elle doit se poursuivre pendant toute l’existence.

L’année prochaine, propose le Professeur Monod-Herzen, nous pousserons cette question un peu plus loin, parce que dans l’idée même du Yoga il y a un côté essentiellement social, souvent négligé. Il exige vis-à-vis de beaucoup de problèmes une attitude tout à fait nouvelle. J’en ai parlé avec le Président d’une Association Sportive. Les sports intéressants, au point de vue du Yoga, sont ceux qui ne permettent pas la compétition.

C’est très difficile de faire perdre le goût de la compétition qui est le fait d’un caractère personnel, ce que précisément on veut éviter. On peut pratiquer du sport sans le centrer autour de l’égo Ces questions ne sont que des transpositions de questions d’éducation.

L’homme peut continuer son évolution jusqu’à la mort, il n’y a aucune raison pour qu’elle s’arrête avant. Cela entraîne des conséquences sociales extrêmement importantes.

Il ne faut pas croire que les jeunes élèves n’aient pas d’idées, mais on ne leur permet pas de les exprimer. Les élèves groupés à Pondichéry forment une petite société dans l’école. Comme ils vivent tous de la même façon, leurs rapports sociaux sont différents de ceux des autres. Il n’a jamais été défendu à un élève de regarder dans le cahier de son voisin. Bien au contraire ! Certains élèves venaient même m’emprunter mon cahier et nous constations ensuite ensemble les différences et les ressemblances avec les leurs, car chacun de nous avait pu avoir des idées différentes, des goûts qui n’étaient pas les mêmes. C’était souvent très précieux. Alors dans toute cette société scolaire si différente, il y a un sens de l’unité et de la nécessité de communiquer entre les individus parce qu’il n’y a pas de compétition, ni de notes, ni d’examens. Cela change tout, on travaille parce qu’on a envie de travailler. Et cela persiste pendant toute la vie, ceux qui sont réunis travaillent ensemble.

A la suite d’une question, le Professeur explique comment, si un élève le désire, on le prépare à une Grande Ecole (voir les revues précédentes). Dans ce cas il ne s’agira plus d’un établissement d’éducation, mais de l’enseignement de la technique d’un métier en vue de l’exercer plus tard. Pour l’Ashram une école au sens profond du mot est un établissement d’éducation et de culture et non d’enseignement. C’est-à-dire qu’on essaye de développer en l’homme ce qu’il y a de meilleur au niveau le plus élevé possible. S’il choisit un métier, celui-ci sera la continuation du développement de ce qu’il a en lui. Des nécessités sociales se poseront alors, qui pourront être celles de préparer un concours, des examens, etc. C’est une autre question.

Les élèves de l’Ashram réussissent à 95 %, alors que dans nos universités occidentales — le Professeur en a fait l’expérience à Rennes 30 % à peu près réussissent. Pourquoi ? Parce qu’il y entre des quantités de gens qui n’ont aucune raison d’y être et qui s’imaginent que le fait d’entrer dans une université, leur ouvrira toutes les portes. Ce n’est pas vrai, il n’y a pas assez de places.

L’erreur est de confondre l’enseignement d’un métier et d’une technique avec l’éducation de l’individu. Cela crée des problèmes qu’on trouve actuellement dans tous les pays. Parce qu’il y a un programme qu’on doit suivre, on mise plutôt sur la mémoire que sur l’apprentissage effectif et sur l’intégration d’un sujet en soi-même, en le vivant. Je vous ai déjà raconté, dit le professeur, ce que disaient mes élèves : Nous ne voulons pas apprendre, mais comprendre ! Je m’en suis moi-même rendu compte, j’avais appris beaucoup de choses, mais j’en avais compris beaucoup moins !

Question : Comment peut-on intégrer le facteur affectif dans le comportement et l’éducation ?

Réponse : C’est le deuxième point que nous voulons aborder. A partir du moment où le but n’est pas de passer des examens, mais de développer l’individu le plus complètement possible, il est nécessaire de le faire aussi bien dans les domaines physiques, de la sensibilité et du mental. Les trois sont absolument nécessaires.

Question : Il y a deux termes : sensibilité et affectivité.

Réponse : Ils sont liés. Comment voyez-vous la culture de l’affectivité ?

Le participant : Je sens qu’il y a une relation à faire. Chez moi l’affectivité était mélangée à la sensibilité, à l’affection, à l’amour, c’était une véritable pagaille. Il serait peut-être bon que chacun de nous se pose des questions sur la sensibilité-affectivité par rapport à la vie vécue.

Un autre participant : Quand j’avais des cours de culture physique, ils avaient une structure affective de compétition avec un système répressif de notation. Le corps ne devrait pas être une partie morcelée d’un tout, mais devrait se vivre dans un ensemble cosmique. La volonté de ne pas fabriquer de petits adversaires de chaque individu, m’a fait m’intéresser à la culture orientale où je pense trouver une réponse. Il s’agit de trouver un compromis entre les systèmes structurés de notre époque qui exercent une pression affective très importante et imposent un comportement faute duquel on est rejeté, privé d’amour ; et la recherche, l’essai de se situer par rapport à cet état de choses.

Une participante : Je crois qu’il faut avant tout créer un climat.

Le Professeur : C’est justement la grande chose. L’unité de nos sept cents élèves vient du fait que tous les professeurs sont disciples de l’Ashram et ont le même idéal sous des formes très différentes. Et alors, naturellement, les élèves suivent. Dans le domaine de l’affectivité il ne saurait être question de fabriquer quelque chose d’artificiel, mais d’amener à leur plein épanouissement des parties de notre personnalité qui existent en elles-mêmes et qui ont parfaitement le droit de se développer aussi complètement que par exemple le côté mental. Le climat créé doit s’appuyer sur des connaissances psychologiques réelles. Le moyen pour y arriver, c’est de supprimer les notes, les examens, les compétitions. Ce qui subsistera se manifestera par l’aide aux autres : « Parce que je suis capable de comprendre ce problème qui t’embarrasse, je vais te montrer que c’est beaucoup plus simple que cela ». C’est ça la voie de sortie. Malheureusement les parents sont souvent des obstacles.

Question : Nous en revenons à l’école de parents et nous tombons sur l’éducation permanente. Si on était capable de cela, ce serait déjà très important.

Le Professeur : Très important. Nous entrons là dans le domaine social.

A la suite de plusieurs interventions : Je ne comprends pas très bien en quoi le fait d’avoir des sentiments puissants vous rende vulnérable. On peut dire par exemple que Napoléon avait très fortement le sentiment patriotique, mais on n’en a pas fait pour cela un être vulnérable.

Une participante : Cette affectivité est une qualité, mais il faut qu’elle soit positive. Nous avons toujours respecté les tendances de nos enfants. J’avais une fille qui avait de très mauvaises notes à l’école. Elle est médecin à présent et elle a fait de magnifiques études après l’école. Elle a eu la vocation.

Le Professeur : Là vous touchez une question très importante, celle du temps. Il y a des enfants qui dorment et tout d’un coup, vers quatorze, quinze ans ils se réveillent sans intervention extérieure. C’est à l’éducateur de les aider à trouver leur voie et c’est pour cela que le programme est une chose terrible. Si tous font la même chose dans une classe, quelle chance a-t-on de découvrir celui qui veut devenir peintre, acteur, ou celui qui, au contraire, a des sentiments purement concrets ? Vous ne le saurez jamais !

Question au sujet de deux solutions possible :

1° — au point de vue de l’éducation quel est le moyen le plus approprié de faire évoluer la sensibilité, l’affectivité, et de leur donner la possibilité de s’exprimer ?

2° — Apprendre à discerner en soi ce qu’est l’affectivité, y a-t-il plusieurs sortes d’affectivité, de sentiments ; et la partie purement physique émotionnelle ?

Le Professeur : Voici ce qu’on m’a dit en Inde : L’affectivité est fondamentalement la partie de la conscience qui est liée à la vie. Et la vie, c’est quoi ? Le seul moyen que possède l’esprit d’agir sur la matière. Dans ce cas notre affectivité, notre sensibilité, c’est ce qui nous est donné, ce qui est donné à la partie supérieure de nous-mêmes. Prise comme cela l’affectivité devient un merveilleux moyen positif : puiser dans ce qu’il y a de plus important et de plus élevé pour le manifester matériellement. Si l’on arrive à cela ou si on tend à cela, il s’établit immédiatement une harmonie corporelle qui s’appelle la santé.

Pour les anciens une longévité invraisemblable était un excellent symbole du fait d’avoir su faire passer l’énergie spirituelle dans le matériel. Et ça c’est le fait de la vie, c’est l’affectivité. Shrî Aurobindo a dit : « On n’a jamais rien réalisé sans que le vital soit en jeu. »

Ne croyez-vous pas que chacun de nous puisse essayer d’appliquer cela à soi-même ? La vie nous a éduqués, elle nous a posé des tas de problèmes, un tas de difficultés ; nous avons fait ce que nous avons pu. C’est la beauté de la retraite que de nous en laisser le temps. Au point de vue de l’affectivité elle permet d’aller visiter des musées, des spectacles, d’écouter de la musique. Beaucoup d’entre nous vivent une vie d’infirme, parce qu’il y a toute une partie de l’alimentation de leur âme qui n’existe plus et à laquelle ils ne pensent jamais.

Question : Il s’agirait d’utiliser notre affectivité pour en faire un bon moyen d’expression de notre être psychique. Quelles seraient les bonnes formules pour bien les utiliser ?

Réponse : Notre être physique et psychique. Il n’y a pas de formules. Ce qu’il y a de beau, c’est que chaque être est différent des autres. L’affectivité ne peut pas se développer sous la contrainte.

Question : L’enfant qui a un caractère difficile, n’est-ce pas un enfant qui est contraint à vivre en opposition avec ses désirs psychiques et qui, en fonction de cela, manifeste un refus ?

Réponse : Il ne faut pas confondre deux choses. Il y a dans l’être humain cette conscience supérieure et puis il y a l’animal humain avec sa personnalité physique, vitale et mentale. Il s’agit donc de savoir si l’enfant a un désir animal de quelque chose qui lui fasse plaisir — ce qui est parfaitement respectable dans une certaine mesure — ou bien si c’est d’ordre supérieur. Il ne s’agit non pas d’une répression de la vie animale, mais d’une coordination absolument nécessaire, à commencer par le mouvement, sans quoi il n’y aurait pas de culture physique. De même il y a un régime alimentaire, des questions de propreté, d’hygiène, etc. Tout un ensemble qu’il faut enseigner. Les petits animaux apprennent tout seuls, les petits hommes ont besoin qu’on les aide. Ce n’est donc pas une contrainte hors nature, mais une mise en ordre de l’activité, parce que l’enfant n’est pas seul au monde. C’est déjà une question sociale.

S’il y a trop de brutalité dans cette mise en ordre que ce soit du domaine physique ou du domaine psychique, s’il y a répression d’une tendance, on risque de faire de l’enfant un infirme. Certains enfants posent des questions qui nous semblent absurdes, parce qu’elles viennent de très haut, d’un passé. Son expression peut être mauvaise, ses moyens d’expression pas suffisants, mais justement l’affectivité est très grande : « Je voudrais faire telle chose », il faut essayer, il n’y a pas de doute. Les difficultés, il les verra.

L’affectivité apparaît chez l’enfant de manière très variée, cela dépend du sujet. Il y a des enfants prodiges, ils sont presque toujours mathématiciens ou musiciens. En gros, pour ce qu’il en est du développement de la créativité, cela peut commencer à cinq, six ans, mais en général en ce qui concerne le dessin, nous l’avons vu apparaître aux environs de treize ans. L’enfant très jeune, et cela ressort de tests faits à Pondichéry, a une sensibilité — voilà encore un côté de l’affectivité — faite de différents morceaux. C’est un archipel et cela devient continent au fur et à mesure qu’il avance en âge. Lorsqu’il arrive à avoir un sentiment global sur un sujet, que son affectivité se concentre sur un sujet, il peut devenir créateur. Cela dépend aussi de l’élément psychique. L’Indien vous dira que la naissance vitale de l’enfant se fait plus tard que la naissance physique, c’est-à-dire que lorsque son corps se sépare de celui de sa mère, un lien très strict, très concret subsiste. L’enfant nouveau-né n’« aime pas » sa mère, il en est encore une partie. Il n’a pas les sentiments que nous avons. Il ne faut donc pas à ce moment là lui appliquer des idées qui sont vraies pour nous adultes, principalement au point de vue affectif. Il « aime » sa mère au moment où il se distingue d’elle, où elle cesse d’être sa possession absolue.

Le professeur Monod-Herzen fait alors un parallèle entre le domaine de l’histoire, son développement dans le temps et en particulier de l’histoire de France, et le développement de la conscience humaine.

Bergson a parlé de la catégorie du sacré qui monte dans l’évolution du peuple, des pays, exactement comme il monte dans l’individu.

Question : Nous sommes arrivés au facteur social, émergerait-il en ce moment ?

Réponse : Oui chez certains individus, à travers l’idéal de l’unité humaine. Cela peut aller jusqu’à l’unité avec le Divin.

Le professeur n’en veut pour preuve que la tentative des savants américains exprimée dans « La Gnose de Princeton ». Du point de vue scientifique c’est admirable, dit-il, ils ont réuni toutes nos connaissances et on essayé d’en démontré l’unité. Ils en ont le besoin. Mais du point de vue humain ils ne connaissent pas grand’chose. Ils sont trop intelligents ! Ils ont déjà le sens de l’unité qui peut les conduire au sens du sacré. Ils auraient pu le prouver bien avant s’ils avaient été élevés autrement.

Revenant aux rapports mère-enfant : Il faut accepter tout ce qu’il y a en nous d’affectivité qui a pu être réprimée pour des raisons sociales, familiales ou autres. Ce n’est pas un tort d’avoir du cœur ! Reconnaître qu’il y a quelque chose d’enfantin en soi est excellent. Il faut conserver cette sensibilité du premier jet qui est parfaitement sincère et qui est excellente.

La Saison prochaine je voudrais insister sur le fait que si on a des préoccupations d’ordre spirituelles, cela signifie que l’on s’intéresse à ce qu’on pourra devenir et non pas seulement à ce qu’on est. Le passé, c’est là-dessus que nous travaillons, c’est une richesse. En ce moment nous sommes ce que nous a fait notre passé et le milieu dans lequel nous vivons. Mais ce qui peut toucher notre aspiration, c’est demain.