Ilya Prigogine
Éloge de l’instabilité

Extraits du discours d’Ilya Prigogine à l’occasion de la réunion des prix Nobel, à Paris, en janvier 1988. Alexandre Koyré a présenté la naissance de la science moderne comme le passage du monde fini du moyen-âge à l’univers fini de l’âge classique. C’est sans aucun doute vrai. Mais nous pouvons remarquer aujourd’hui que ce passage […]

Extraits du discours d’Ilya Prigogine à l’occasion de la réunion des prix Nobel, à Paris, en janvier 1988.

Alexandre Koyré a présenté la naissance de la science moderne comme le passage du monde fini du moyen-âge à l’univers fini de l’âge classique. C’est sans aucun doute vrai. Mais nous pouvons remarquer aujourd’hui que ce passage s’est fait d’abord au sein de la problématique des systèmes dynamiques périodiques, systèmes très particuliers qu’il est possible de décrire de manière complète. L’apport du XXe siècle est de comprendre que, dans le cas général, la situation est toute différente, et que nous n’avons accès au monde qu’à travers une fenêtre finie quand il s’agit de systèmes instables. Cette notion d’instabilité se révèle centrale pour la compréhension de grandes lois de la physique, telle la seconde loi de la thermodynamique, qui exprime la croissance de l’entropie.

La notion d’instabilité, de chaos, d’amplification, sont aujourd’hui au centre des préoccupations d’un nombre croissant de chercheurs, dans des domaines de recherche qui vont des mathématiques à l’économie. Le fameux « lundi noir » du 19 octobre 1987 sera peut-être une date dans l’histoire des sciences, non pas en mémoire des victimes qui ont vu fondre une partie de leurs avoirs en Bourse, mais parce qu’à partir de ce jour les grands journaux américains ont publié des articles sur la dynamique chaotique, en sorte que des notions comme celles de fluctuation, d’amplification, de bifurcation se sont frayé un chemin vers le grand public, un peu comme les notions de « Big Bang » ou de trou noir l’avaient fait voici peu d’années.

Cela dit, il convient d’observer que parler de fluctuation, d’amplification, de surprise, ce n’est, en somme, qu’évoquer le côté négatif de l’instabilité dynamique. Mais il existe aussi un côté positif : les systèmes instables soumis à des contraintes de non-équilibre sont susceptibles de produire des structures, dont les systèmes à équilibre thermodynamique n’offrent pas d’équivalent. Je voudrais ici donner un exemple de cette instauration de modes cohérents dans les systèmes de non-équilibre. Chacun sait que les phénomènes catalytiques sont essentiels dans l’industrie chimique. L’un de ces phénomènes est constitué par l’oxydation de monoxyde de carbone en présence de platine. Les molécules de monoxyde de carbone viennent s’adsorber à la surface du platine, dont il était admis qu’elle était donnée une fois pour toutes. Ertl a montré que par suite de la réaction catalytique (c’est-à-dire sous des conditions de non-équilibre), la surface du platine subit un changement (…) : la structure hexagonale fait place à une structure carrée, ce qui a pour effet d’augmenter la vitesse de la réaction d’oxydation. (…) L’action catalytique une fois interrompue, la surface revient à sa configuration d’équilibre.

Nous avons ici typiquement une structuration de non-équilibre, que l’on pourrait qualifier d’adaptation de la structure à sa fonction. Ce qui me paraît important, c’est que nous pouvons y déceler les limites de la conception classique, réductrice, de l’univers, conception qui voulait ramener la description de l’univers à celle d’assemblages d’entités stables, données une fois pour toutes, qu’il s’agisse de particules élémentaires, d’atomes ou de molécules. Nous voyons à présent qu’il existe des phénomènes globaux, qui ne peuvent s’analyser ainsi.

Le non-équilibre produit ses propres échelles d’ordre et de corrélation. Il crée des cohérences. Il nous amène donc à repenser les notions d’ordre et de désordre. (…)

Nous venons d’évoquer quelques grands apports du XXe siècle. Ce siècle aura été le siècle des surprises. (…) Qui aurait prédit que le temps s’introduirait au niveau le plus fondamental de la matière dans les transformations des particules élémentaires comme au niveau de la cosmologie ? Qui aurait cru que les concepts qui formaient les bases de l’intelligibilité physique au sens classique, le déterminisme et la réversibilité, se verraient ébranlés par de nouveaux phénomènes et de nouvelles représentations théoriques ? Aujourd’hui nous ne pouvons plus identifier certitude et raison, ni probabilité et ignorance. Quant à la notion de complexité, elle a connu une révision tout aussi spectaculaire. Pour la science classique, l’ordre était associé à l’équilibre, et le désordre au non-équilibre. Ce rapport est aujourd’hui, pour ainsi dire, inversé. Nous avons déjà signalé que le non-équilibre crée des structures, dont la cohérence dépasse largement celle des structures d’équilibre que décrivait la science classique. Classiquement, on n’aurait pas hésité à qualifier de simples les mouvements comme la chute des corps, et de complexes les phénomènes dont le cerveau ou la société humaine sont le siège. Or, nous savons aujourd’hui que, même pour les phénomènes gravitationnels, dès que nous passons de l’étude des mouvements d’un système à deux corps à celle d’un système à trois corps, des régions de comportements nouveaux apparaissent, qui évoquent à de nombreux points de vue les systèmes traditionnellement considérés comme complexes. Par suite, le fossé entre les systèmes que l’on disait respectivement simples et complexes se trouve largement comblé. Ce nouvel état de chose permet un transfert de connaissances inconcevables voici quelques années. Qu’il suffise d’évoquer des domaines comme la théorie de l’information ou 1’intelligence artificielle. Avec le développement des nouveaux moyens d’observation, qui vont des isotopes radioactifs aux satellites artificiels, nous avons appris que les écosystèmes sont instables, et cela au moment où la dynamique non linéaire nous donne les moyens théoriques de comprendre l’amplification des fluctuations et l’apparition des bifurcations qui peuvent se produire dans de tels systèmes. Une meilleure compréhension des instabilités des systèmes écologiques et l’étude des perspectives d’avenir de notre planète sont évidemment des sujets prioritaires. Nous devons aller au-delà de l’idée de conservation ; nous savons que notre planète a connu un optimum climatique voici une dizaine de milliers d’années, lorsque le Sahara et le Gobi abritaient des civilisations florissantes. Rien n’interdit de nourrir l’utopie d’un retour à de telles situations.

Cette vision nouvelle de la nature change aussi la manière dont nous comprenons notre insertion dans cette nature. Voici quelques années paraissait l’ouvrage de Jacques Monod, Le hasard et la Nécessité, qui exprimait, avec une lucidité sans précédent, les conséquences des progrès de la biologie moléculaire : « L’ancienne alliance est rompue ; l’homme sait enfin qu’il est seul dans l’immensité indifférente de l’Univers d’où il a émergé par hasard ».

La science classique semblait devoir conduire au désenchantement, voire à l’aliénation. Or, le conflit décrit par Monod entre les lois statiques du monde inanimé et le fait évolutif décrit par la biologie se trouve aujourd’hui largement résorbé. L’image que nous avons du monde extérieur et celle que nous avons de notre propre activité interne convergent. D’où la conclusion essentielle que je voudrais tirer de cet exposé, à savoir que le XXe siècle apporte l’espoir d’une unité culturelle, d’une vision non réductrice, plus globale. Les sciences ne reflètent pas l’identité statique d’une raison à laquelle il faudrait se soumettre ou résister ; elles participent à la création du sens au même titre que l’ensemble des pratiques humaines. Elles ne peuvent nous dire à elles seules ce qu’est l’homme, la nature ou la société. Elles explorent une réalité complexe, qui associe de manière inextricable ce que nous opposons sous les registres de l’Être et du devoir-être.

Les nouvelles représentations que nous pouvons nous donner de la nature qui nous entoure et de notre insertion dans cette nature commencent à produire leur effet dans la culture. Un nouveau naturalisme se fait jour aujourd’hui : nous percevons une solidarité entre l’homme et les autres êtres vivants, voire la biosphère toute entière. (…) On a souligné ici l’importance du savoir, et cela à tous les niveaux : lutte contre l’analphabétisme, réforme de l’enseignement élémentaire, refonte du système de recherche des pays développés qui devrait être davantage orienté sur l’interface homme/nature. Cette prise de position implique l’appui à des programmes comme Global Change, ou Human Frontiers, proposés par le gouvernement japonais, qui pourrait conduire à un réseau mondial de collaboration scientifique. Dans le même esprit, il est essentiel d’insister sur la mise en commun des ressources des océans, de l’espace, de l’information.

La rationalité nouvelle que développent les sciences est loin d’avoir, dans les processus de prise de décision politique, le poids qui devrait être le sien, si l’on veut dépasser le court terme. C’est dans cet esprit que j’ai récemment proposé la création d’une Assemblée scientifique européenne, qui devrait assister la commission des Communautés européennes dans la conduite de sa politique (…).

J’ai toujours été frappé par une certaine synchronicité dans l’histoire humaine à l’échelle planétaire. Les grands acquis techniques du néolithique, comme la poterie et l’agriculture, ont fait leur apparition à des périodes comparables dans les diverses parties du monde. Mais cette synchronicité a été rompue : le XIXe siècle aura marqué le temps fort de ce processus de déséquilibre culturel. Il aura été le siècle de l’inégalité, le siècle des sauvages et des civilisés, des colonisateurs et des colonisés. Notre siècle a tenté de dépasser cette situation et cherche, à travers tous les conflits, une conception plus universelle de la dignité humaine, moins soumise aux servitudes de l’histoire. Là encore, il aura donc marqué un virage irréversible dans l’histoire humaine. Ce virage annonce un nouvel âge, une bifurcation. Sera-ce le nouveau départ vers la société ouverte rêvée par Karl Popper ? L’un des enseignements fondamentaux que nous propose la science de ce XXe siècle est que le temps n’est pas donné. Le temps est construction.

Ilya Prigogine

Il est curieux qu’au moment où le monde humain passe par une transition, le monde de la physique passe aussi par une transition

Extraits d’un entretien avec Ilya Prigogine (2 déc. 1986), qui complète le texte précédent.

Dominique Bouchet : Pourriez-vous brièvement indiquer ce que vous aimeriez que l’on retienne de vos travaux ?

Ilya Prigogine : Je crois que finalement mon point central c’est d’insister sur le fait que nous passons par un moment de transition. Il est curieux qu’au moment où de nouvelles conditions de vie s’élaborent, le monde de la physique passe aussi par une transition ; et il me semble qu’un des éléments essentiels de cette transition, c’est l’insistance sur le temps, sur le caractère évolutif et sur la richesse d’un équilibre, sur le rôle constructif du non-équilibre. Un retournement complet : au lieu du monde qui, considéré du point de vue des lois fondamentales, apparaît comme un automate réglé une fois pour toute, c’est au contraire ce caractère non automate, de fluctuation, d’imprévisibilité qui nous frappe aujourd’hui particulièrement.

D. B. : On a redécouvert la dimension du temps.

I. P. : Oui, ce qui évidemment rapproche la vue que nous pouvons avoir du monde extérieur et du monde intérieur. Ainsi, aujourd’hui, on pourrait aboutir à une plus grande unité de description que ce qu’ont pu établir Bergson ou Descartes à leurs époques respectives.

L’univers est évolutif, en transformation, entropique et dès lors irréversible. S’il faut insister sur l’unité de l’univers, on doit tout autant insister sur le fait que l’évolution temporelle a été nécessairement une dualité entre la matière et l’espace-temps.

D. B. : Nombreux sont les non-spécialistes qui ont du mal à comprendre que l’on n’ait pas tenu compte du temps ; par exemple, un marin qui se déplace sur la mer a une perception très aiguë de l’irréversibilité au niveau pratique…

I. P. : Cette irréversibilité au niveau pratique se rattache au mouvement des corps célestes, phénomène qui d’après les équations fondamentales de la mécanique est un phénomène réversible. Ainsi, la légalité devient la réversibilité. Il est très heureux que, historiquement parlant, il en ait été ainsi : la physique a commencé par étudier les phénomènes les plus simples. C’est peut-être parce que la science chinoise – si subtile, si descriptive – ne voulait pas accepter les simplifications, les idéalisations, qu’elle a été si peu efficace. Elle n’a pas découvert la méthode susceptible d’utiliser ses découvertes. Nous avons pu le faire en créant une science fortement idéalisée ; or, une des caractéristiques de notre temps, c’est d’abandonner quelque peu ces idéalisations, ce qui n’est pas sans aller avec une certaine révision des concepts fondamentaux.

D.B. : D’après vous, il y a un lien entre la science et la démocratie. Je crois que vous voulez parler de l’ouverture d’esprit qui caractérise cette société, la démocratie étant une société qui travaille sur elle-même ; alors que les autres sociétés n’ont pas cette conscience de cette possibilité d’agir sur elles-mêmes.

I. P. : Absolument. La science classique était une occupation assez élitiste, elle n’engageait ni la majorité des gens ni peut-être l’avenir d’une société. Aujourd’hui la situation est tout à fait différente, et il est intéressant de constater, de nouveau, que c’est au moment où le problème de l’avenir de l’humanité devient très brûlant, très complexe, que la science peut, elle aussi, grâce aux méthodes nouvelles, aborder des problèmes globaux (instabilités climatologiques, écologiques, géologiques… ). Je m’attends là à des progrès vraiment très importants. Nous connaissons si peu la nature qui nous entoure… Comme la nature n’est pas silencieuse, la difficulté est de dégager le signal humain dans cette nature bruissante ; or, cela, nous commençons seulement à le faire. Notre milieu ambiant est à ce point complexe, instable, que nous ne savons même pas, par exemple, si les changements de température sont occasionnés par l’homme, ou bien correspondent à une évolution naturelle indépendante de l’homme.

D. B. : Vous avez écrit que la science n’a pas le monopole de l’investigation de l’univers, qu’il convient de respecter les autres approches…

I.P. : La meilleure preuve, c’est que la science évolue très fortement. Pour la science classique, l’univers était soumis, passif, alors qu’aujourd’hui notre biosphère, notre environnement nous apparaissent comme ayant une vie propre. Il en est découlé une prise de conscience de la variété des comportements observés dans les phénomènes physiques. Ce qui paraissait homogène auparavant se révèle inhomogène ; ce qui au premier abord apparaissait global commence à s’avérer local. Notre conception est désormais moins impérialiste, plus nuancée, plus respectueuse des faits, plus à l’écoute de ce qui se passe autour de nous.

D.B. : Une position non plus de domination mais d’écoute non dogmatique, d’écoute poétique…

I. P. : C’est cela. Mais, au fond, le problème essentiel est d’essayer de faire des progrès dans la connaissance réelle des phénomènes qui nous entourent. Il n’y a pas de domaine en évolution plus rapide que celui des phénomènes non linéaires et loin de l’équilibre.

D. B. : Dans un sens, on peut dire que la science s’éloigne des modèles fermés et dominateurs, ceux-mêmes des religions.

I. P. : Exactement.

D. B. : Pourtant, la science semble aussi servir au retour de certaines formes du religieux, d’un nouveau mysticisme…

I.P. : Pour autant que j’en puisse juger, il me semble qu’on assiste plutôt, pour le moment, à un retour vers un nouveau panthéisme, et que ce retour-là est plutôt positif. Je crois que le retour vers les mysticismes variés, orientaux, zen ou autres, sont des phénomènes relativement accessoires. Le phénomène profond, je crois, c’est plutôt ce sentiment d’une nature vivante au sein de laquelle nous sommes nés, nous nous développons. La vision classique séparait trop l’homme de la nature. Les lois de la physique semblaient être en opposition avec celles de la biologie ; donc, la vie était formée d’objets étranges, et l’homme, une partie encore plus étrange de la vie. Relisons l’ouvrage de Jacques Monod, qui écrivait dans l’esprit de la biologie moderne mais en même temps dans l’esprit de la physique classique : pour lui, la vie, l’art, sont une lutte continuelle contre les lois de la nature, contre le principe d’entropie. Cela est à mon avis tout à fait inexact. Il n’y a pas de meilleur exemple de réalisation des non-linéarités que dans la vie. Au lieu d’être à l’extérieur du champ de la physique, la vie en devient la meilleure illustration.

Texte et entretien : Lettre science culture n° 32. Février 1988