Annick de Souzenelle
Muter, c’est aller vers la vérité

Contemplé par les mystiques juifs, le nom d’Adam leur révèle, par le jeu des lettres qui le composent, les qualités de l’Homme [1] créé au sixième jour de la Genèse biblique : l’une d’elles est ’Elohim (lettre ’Aleph) dans le « sang » (dam). La présence de Dieu dans le sang de l’Homme fait battre […]

Contemplé par les mystiques juifs, le nom d’Adam leur révèle, par le jeu des lettres qui le composent, les qualités de l’Homme [1] créé au sixième jour de la Genèse biblique : l’une d’elles est ’Elohim (lettre ’Aleph) dans le « sang » (dam).

La présence de Dieu dans le sang de l’Homme fait battre le cœur de celui qui est appelé à aller « de l’image à la ressemblance divine », et lui en donne la force. Ne nous est-il pas alors permis de porter cette même méthode de méditation sur le mot hébreu « vérité » (’Emet) et d’en découvrir l’un des sens : il est Elohim (lettre ’Aleph) dans le « mort » (Met). La présence divine ferait-elle donc battre le cœur d’un mort ? Un cœur subtil, peut-être le « cœur-centre » que décrit la tradition chinoise, imperceptible à nos sens et à nos mesures, mais présent et prêt à donner l’éveil à une autre réalité. Cette même tradition ne dit-elle pas d’un mort qu’« il entre dans la vie ». Selon ces deux traditions, le mort n’est donc pas mort. Pour l’Hébreu – et là est un aspect de la vérité – il fait Shabbat : il se retire dans la présence effacée d’une absence pour ceux qu’il laisse, afin qu’ils soient et de les aider dans l’amour vrai du détachement.

Le mot ’Emet dit aussi que la « vérité » implique, pour celui qui la cherche, une mort chargée de présence divine. Celle-ci lui donne vie et sans doute force de conquête d’une vérité plus haute. Car la racine hébraïque Mout que nous traduisons par le verbe « mourir » en y attachant le sens courant de la fin de vie avec son cortège de hideurs, a une toute autre signification. Si nous lui gardions ce sens courant, de nombreux versets bibliques nous feraient frémir. Ainsi : « Précieuse aux yeux du Seigneur est la mort de ses miséricordieux » (Ps 116, 15).

Nous avons à changer de regard. J’ai souvent exprimé mon étonnement de ce que les traducteurs de la Genèse – en particulier de ses deux premiers chapitres qui rendent compte des origines de la création en amont de la « chute » [2] d’Adam – n’aient vu en ce livre que le récit de la création du cosmos extérieur et de l’Adam vivant au milieu de lui. Or, le troisième chapitre de la Genèse nous apprend que le choix de vie que fait l’Adam créé libre, après que Dieu l’ait placé sur le chemin de son devenir au-dedans de lui, le conduit à se détourner de ce chemin et à faire s’effondrer le juste rapport qui le liait à son intériorité – sa Adamah. Il se trouve alors renversé dans le monde du dehors, ses sens ne percevant plus que l’extérieur des choses et de lui-même. Il est exilé de lui-même, de l’image divine fondatrice de son être, coupé de sa dynamique créatrice. Il évolue dans la durée de notre temps historique actuel, celui qui n’est propre qu’à la prison de cet exil.

Autrement dit, le traducteur de ces premiers chapitres, dans la mesure où il participe lui-même de cet état d’exil, pose un regard d’exilé sur un texte qui appartient à un autre espace-temps. Or, notre génération d’exilés arrive à un moment de l’Histoire où, dans le collectif que constitue ce grand Adam – l’absurde étant à son comble – nous nous tournons vers nos textes sacrés, mais restons affamés. Car ces textes nous sont offerts comme nourriture dans une réduction propre aux valeurs de l’exil. Ils sont ainsi vidés de leur substance réelle.

Sortir de la confusion

A la lumière de cette réflexion, examinons le moment où la Genèse parle de la mort pour la première fois. Dieu (YHWH-Elohim), au septième jour, révèle à l’Adam qu’il est, en son intérieur, un espace de rencontre de deux désirs, de deux amours : celui dont il est pétri pour son Dieu et celui de Dieu pour lui. Il lui montre qu’en ce « jardin de jouissance » jaillit une luxuriante floraison d’arbres à fruits, dont « celui qui est au milieu du jardin, l’Arbre de Vie et l’Arbre de la Connaissance ». Mais Dieu demande à l’Adam de ne pas manger de ce dernier. Cet arbre n’est pas celui de la connaissance du bien et du mal – le bien et le mal n’ont pas de réalité ontologique et ne sont pas création de Dieu. Là aussi, la traduction est une projection sur le plan de l’exil de ce que sont les deux pôles de cet arbre, liés en réalité à la dynamique du devenir de l’Homme. Il s’agit de l’Arbre de la Connaissance de ce qui est « accompli » – devenu lumière, le conscient – et de ce qui n’est « pas encore accompli » – encore dans les ténèbres, l’inconscient. Je préciserai plus loin la qualité de cette dialectique.

En ce septième jour de la genèse, l’Homme est donc invité à ne pas manger de cet arbre car, dit YHWH-Elohim, « de tous les arbres du jardin (parce que tu es un) mangeant, tu dois manger. Mais de l’arbre qui est au milieu du jardin, ne mange pas, car dans le jour où tu en mangeras (parce que tu es un) mutant, tu muteras » (Gn 2, 17) – et non : « parce que tu es un mourant tu mourras ».

Le Dieu biblique n’est ni un dictateur, ni un punisseur, menaçant de mort celui qui lui désobéit et faisant de la mort un châtiment ignoble. Il est au contraire un Dieu amoureux de sa créature – l’humanité – chacun de nous étant appelé à devenir son épouse. Il lui révèle les lois qui structurent et ordonnent la création, afin que cette connaissance éclaire sa liberté.

L’Adam est tissé de cette connaissance. Celle-ci est engrammée en lui, mais il ne la fera sienne, dans son conscient, qu’au fur et à mesure de ses mutations. Au départ, il est informé que sa vocation fondamentale est d’être un mutant : de l’image qu’il est de Dieu – YHWH, « Je Suis » en devenir – jusqu’à la ressemblance en « Je Suis » totalement accompli. A ce point de maturité, il pourra manger et intégrer ce fruit, mutant dans une dimension que nous ignorons mais qui sera sa déification. On comprend alors combien « sont précieuses aux yeux du Seigneur les mutations (et non la mort ) de ses miséricordieux » ! Le mot « miséricordieux » évoque d’ailleurs en hébreu une idée matriciante.

Toutefois , si l’Adam mange ce fruit avant d’avoir atteint son accomplissement, il mutera, mais en régressant. Telle est notre situation actuelle : en arrivant au monde, nous nous trouvons « régressés » dans l’état du sixième jour biblique. Cette situation est décrite comme confusionnelle. L’Adam créé en ce jour dans le souffle divin – qui donne aussi naissance aux animaux de terre – est encore animal. Il est confondu avec ses Haïot, les « vivants » ou énergies animales qui peuplent l’autre côté de lui, le « non encore accompli » dont il n’a pas encore conscience.

Cet « autre côté » n’a jamais été une côte et aucune femme n’en est sortie ! Lorsqu’au septième jour de la genèse, dans un admirable processus de différenciation, Dieu dit : « L’Adam coupé de lui-même ne peut s’accomplir » (Gn 2, 18), cet autre côté non accompli lui est révélé ; il est appelé Adamah dans sa fonction de « matrice » et ’Ishah dans sa fonction d’« épouse », car l’Adam doit en épouser toutes les énergies, ses Haïot, pour les retourner en lumière-information.

Dans le langage de l’intériorité, l’Adam doit épouser sa mère (!), ce qui apporte une toute autre dimension à certains mythes, sans contester pour autant l’interprétation d’un premier niveau ! [3]. Cet autre côté se révèle être le féminin intérieur de l’Adam, encore voilé, non accompli tant qu’il n’est pas épousé. Notre confusion est donc grande, régressés que nous sommes en amont de ce processus, pour voir en cette part féminine de tout être la femme biologique ! Et l’on comprend pourquoi celle-ci reste voilée de mille manières !

Lorsque l’Adam est créé « mâle et femelle », cela signifie, en amont de l’exil, qu’il est capable de « se souvenir » – verbe Zakor qui est aussi le substantif « mâle » – de son pôle « femelle », lequel est un « trou » (Nqévah en hébreu), un abîme insondable empli d’une richesse infinie d’énergies potentielles dont le noyau qui les satellise est l’image divine fondatrice.

Ces deux termes, mâle et femelle, ne prennent leur signification biologique que dans le paradigme de l’exil où l’Adam devient bisexué en vue de la reproduction animale – fonction réductrice des mutations ontologiques – pour perpétuer les temps à l’horizontale, au lieu de faire muter l’être à la verticale. ’Ishah n’est plus regardée. Seule compte maintenant Hawah, Eve, la femme extérieure. Hawah n’est plus Haïah la « vivante ». Elle met au monde des êtres à l’état animal qui, gardant leur réalité ontologique refoulée dans leurs profondeurs, peuvent à tout moment et avec la grâce divine, recouvrer leurs normes premières. Dieu en avertit l’Adam lorsque, s’adressant à lui après le drame, il lui fait découvrir les rudes conséquences de son choix d’avoir transgressé et retourné contre lui les lois ontologiques. Mais il lui montre aussi le chemin de sa libération possible : « A la sueur de tes narines tu mangeras du pain, jusqu’à ce que tu te retournes vers la Adamah de laquelle tu t’es coupé, car tu es poussière et vers la poussière, retourne-toi » (Gn 3, 19).

L’Adam formé de cette poussière d’énergies potentielles (Gn 2, 7) et soudain confondu avec elles, ne les voit plus et ne peut donc plus les épouser. Il ne se libérera de l’esclavage auquel il s’est enchaîné dans les mains du faux époux – le Satan – qu’en se retournant vers sa Adamah et vers les énergies qu’elle recèle. Là encore, l’époux divin ne punit pas de mort, mais informe amoureusement celui (« celle » par rapport à Dieu) qui s’est détourné de lui, qu’un retournement est toujours possible vers la dynamique de ses mutations.

A travers les matrices de l’eau, du feu et du crâne

Cette mise au point du texte biblique étant faite, il est temps de revenir au mot « vérité » (‘Emet) dont j’ai parlé plus haut. ‘Emet est alors présence de Dieu chez le mutant pour qui une mort est la première phase de sa mutation.

La vérité se doit aussi d’affirmer que la mort du corps biologique animal – qui recouvre celui de l’Adam ontologique pour le protéger – peut être une mutation d’ordre extérieur accompagnant l’une des mutations intérieures de celui qui a effectué le retournement. Celui-ci participe d’une résurrection et revêt le corps plus subtil de sa nature première. Sans ce retournement préalable, l’Homme vit la mort physique dans une épreuve que le texte biblique étudié plus loin éclairera.

Lorsque Pilate demande à Jésus, au cours de l’inique procès qui condamnera le Fils de l’Homme à la crucifixion : « Qu’est-ce que la vérité ? » (Jn 18, 38), Jésus se tait. Il ne répond pas de son verbe, mais lui – le Verbe – monte sur la croix. Il meurt à son corps physique et, le troisième jour, ressuscite. Ultime mutation ! Entre-temps, il descend dans les enfers du Golgotha, assumant là la dernière matrice, celle du « crâne ». Il avait vécu le début du parcours ontologique de l’Homme dans la matrice d’eau lors de son baptême, puis la matrice de feu pendant sa vie dite « publique » en se mesurant à tous les démons de l’humanité, manifestés par les maladies et les drames qui en tissent la vie extérieure. Dans la matrice du crâne, il assume le face à face avec le Satan lui-même. Comme le mythe de la Genèse l’annonçait (Gn 3, 15), il écrase la tête diabolique du Satan et ré-ouvre à l’humanité le chemin de ses mutations.

Le pivot du retournement possible de l’Homme vers ses normes ontologiques est redonné là, dans le creuset du Golgotha, à tous les êtres et tous les peuples, à quelque temps et à quelque tradition qu’ils appartiennent. Pour la tradition chrétienne, le Christ – étant Dieu – est de toute éternité : « Avant qu’Abraham fut, je suis », affirme-t-il (Jn 8, 58) . Et comme il dit à Nathanaël : « Je t’ai vu sous le figuier » (Jn 1, 48), il aurait pu dire en parlant de Bouddha : « Je t’ai vu sous le banyan (un figuier) », car, bien qu’ayant vécu 600 ans (du temps de l’exil) avant l’heure du Golgotha, c’est au Golgotha que le Bouddha doit son illumination et son retournement, lui et tant d’autres.

En « Je Suis », YHWH est l’éternel présent. L’éternité est au-dedans du temps historique, au-dedans de chaque instant. Le physicien Régis Dutheil, bien qu’ignorant l’hébreu, nous confie que s’il se trouvait dans l’univers constitué de tachyons – particules qui, de masse nulle, dépassent la vitesse de la lumière – il serait un « Je Suis » [4].

Le féminin intérieur

Au sommet de l’échelle que le patriarche Jaqob voit en rêve dans une vision archétypique, se tient YHWH, « Je Suis » (Gn 28, 12-22). Entre le sommet de cette échelle et la terre sur laquelle elle repose, où dort le patriarche, les différents échelons d’un réel autre se déploient comme autant de « terres nouvelles » que Jaqob est invité à construire par des mutations successives.

Si l’éternité est au-dedans du temps, le Réel absolu est au-dedans de notre réalité immédiate. Celle-ci est illusoire si elle n’est pas reliée aux différentes octaves de l’être, dont elle est – depuis « Je Suis » – l’octave exilée ! Au réveil, Jaqob est « relié ». Il est parti, lors de cette expérience numineuse, dans le pays de sa « mère » – entendons, au-delà de l’historique, sa Adamah intérieure – pour y chercher une épouse – entendons de même son ’Ishah –, les deux niveaux ne s’excluant pas. Poursuivant son chemin, Jaqob rencontre Rachel. Bouleversé par sa beauté, il lui donne un baiser et la demande en mariage. Lorsque vient le jour des noces et qu’il festoie rudement, il s’aperçoit au matin que l’épouse épousée pendent la nuit est Léa, sœur aînée de Rachel, celle « qui a les yeux malades » et dont le nom signifie « lasse, fatiguée ». Furieux de cette mauvaise ruse, il demande des comptes à son beau-père Laban qui lui renvoie la loi : l’aînée doit être épousée avant la cadette.

Nous avons à épouser un féminin fait d’un héritage lourd, d’un passé fragile, douloureux – féminin de l’exil, peu gratifiant – avant d’aller en nous vers la toute beauté. Léa est immédiatement féconde, d’une fécondité qui témoigne du travail effectué par Jaqob sur les épais sédiments du refoulé de son histoire passée, qui encombrent son âme psychique. Ainsi nettoyée, l’âme psychique met peu à peu à jour ses énergies inaccomplies qui, une fois épousées, donnent leur information. Elles construisent l’Arbre de la Connaissance. Cette construction, qui correspond au « faire » ontologique divino-humain est l’œuvre de Jaqob dans ses noces avec Rachel enfin épousée ; stérile en un premier temps, Rachel voit lever son opprobre par la grâce divine.

Le thème si récurrent de la stérilité dans la Bible symbolise le blocage des mutations dans le conditionnement de l’exil. Car la semence divine qui fonde l’image divine, est alors capturée dans la prison de l’âme que le Satan diabolique construit en l’Homme de l’exil. Bar en hébreu est le « Fils » ainsi capturé. Et l’on comprend pourquoi, au Golgotha, Bar-Abbas – « le Fils du Père » – est libéré.

Abraham, père fondateur d’Israël, reçoit l’ordre divin de quitter la terre de son enfance – entendons celle, toute intérieure, de son exil qui ne connaît qu’enfantillages. Dieu lui dit : « Va vers toi… » (Gn 12,1), ce qui, hélas, n’est pas traduit ainsi dans nos Bibles ! Sous le symbole du long périple que le patriarche – obéissant à Dieu – accomplit depuis Ur en Chaldée jusqu’à la Terre promise, est exprimé le chemin intérieur de l’Homme, celui de chacun de nous : depuis la terre d’exil jusqu’au sommet de l’échelle ou YHWH nous attend. Ce chemin de mutations s’accomplit tout au long de l’axe symbolique tendu entre Babylone et Jérusalem. Le monde féminin de la Bible en est l’espace matriciel, l’athanor alchimique.

Encore stériles, les femmes sont souvent appelées « sœurs », ’Ahat en hébreu. C’est ainsi qu’Abraham présente son épouse à Pharaon, puis à Abimelek : « Elle est ma sœur » (Gn 12, 13, puis 20, 2). Et que le Bien-aimé du Cantique des Cantiques chante la Shulamite : « Ô ma sœur, ma fiancée, tu me ravis le cœur » (Ct 4, 9). Mais ce mot ’Ahat est aussi le nombre cardinal féminin : « une ». Ces hommes savent que c’est en épousant leur féminin intérieur qu’ils pourront atteindre l’unité en eux : YHWH – « Je Suis ». Par le féminin, ils sont conduits à mourir à eux-mêmes, à leurs certitudes, à ce qui était vérité, aux valeurs qui faisaient référence, à nombre de sécurités parfois, pour ressusciter à la lumière d’une conscience plus haute du réel et de la vérité qui lui est afférente. Dès le départ de sa vie, l’Homme peut entendre l’appel d’aller vers lui-même, issu de son féminin lourd de la semence divine. La femme de Job en est le chantre par excellence. Elle n’a pas de nom. Elle est encore intérieurement inépousée de cet homme que Dieu jette à terre pour le sauver de l’impasse dans laquelle il se complaisait en se grillant au soleil d’un narcissisme démesuré. Aussi, lorsque devant l’épreuve, elle élève la voix, n’entend-il que la projection de son ego qui est révolte et désespoir : « Maudis Dieu et meurs ! » Mais ce qui s’est gravé en Job dans son inconscient seul et qui fera son chemin est un autre langage, car ce que dit en réalité le féminin des profondeurs et ce qui est réellement écrit dans le texte hébreu est : « Bénis Dieu et mute ! »

L’épreuve de cet homme est sa chance. L’épreuve est ontologique. La souffrance est liée pour la plus grande part à nos résistances devant elle, eu égard aux logiques de l’exil qui y président ; elle est liée aussi aux cruautés de la vie qu’engendrent ces mêmes logiques. Cela dit la souffrance en soi est inhumaine ; elle n’appartient qu’au paradigme de l’exil : « Tu enfanteras des fils dans la souffrance » (Gn 3, 16), dit Dieu à Ishah qui vient de manger indûment le fruit. Il lui parle d’une fécondité ontologique toujours possible, mais combien difficile à recouvrer maintenant que la nature animale a recouvert l’Adam ! Car la souffrance, si inhumaine – non ontologique – soit-elle, peut être sacralisée, lorsqu’elle reconduit à l’épreuve et que celle-ci devient pôle de mutation.

Le sens de la mort physique

Au cours de ces mutations, à une étape donnée que j’ai esquissée plus haut, l’Homme meurt aussi de mort physique, laissant là son corps animal, l’un des aspects des « tuniques de peau » dont l’Adam est revêtu dans sa régression à l’état de sixième jour. Il meurt de la mort que nous connaissons tous pour, ainsi que s’accordent à affirmer toutes les traditions, continuer le chemin dans l’au-delà de notre réel immédiat. L’hébreu dit alors que tous les êtres « rendent le souffle », mais que tous ne « mutent » pas. Le premier verbe est Gawo‘a, le second Mout. Comme je l’ai dit, il me semble erroné, dans le contexte ontologique, de traduire ce verbe Mout autrement que par « muter » – la phase « mort » de cette mutation contenant en elle, avec la présence divine, une puissance de résurrection.

Le verbe Gawo‘a que je traduis par « rendre le souffle » renvoie au « rendre compte » présent dans toutes les traditions. N’oublions pas qu’en hébreu, le mot Shalom – « la paix », donc la finalité du « souffle » – a pour racine le verbe « payer la dette ». Toutes les énergies inaccomplies constitutives de notre âme psychique et distribuées à chacun de nous pour être intégrées et faire croître le « Fils » à partir de la semence divine, sont autant de « dettes » vis-à-vis de nous-mêmes, dont nous avons à rendre compte : « Qu’as-tu fait des talents que je t’ai confiés ? » demande le maître des Évangiles ; « Qu’as-tu fait de ma gloire ? », entend le Sumérien arrivant devant son Dieu ; « Qu’as-tu fait du mandat que le ciel t’a remis ? », rapporte dans le même sens la tradition chinoise ; « Qu’as-tu fait de ma semence ? », pourrions-nous entendre de notre Dieu biblique. S’il n’a pas fait fructifier ses talents, grandir la semence, l’être ne mute pas.

Il semble que ce soit le sort mystérieux de ceux que, dans les Évangiles, le maître des talents renvoie dans les ténèbres extérieures (Mt 25, 14-30). Dans le mythe du déluge, ceux qui rendent le souffle sans muter sont les êtres qui n’ont pas fait ancrage dans l’esprit, c’est-à-dire dans le noyau divin de l’image divine fondatrice ; leur temps n’est pas encore venu (Gn 7, 22). Dans ce même mythe, tous les autres mutent, à des niveaux différents selon leur évolution. Ils se situent à l’opposé de ceux dont le Christ parle en disant à celui qu’il appelle à le suivre : « Laisse les morts enterrer les morts » (Lc 9, 60), car ceux qui rendent le souffle et mutent, bien que mourants ou morts, sont vivants. Ainsi ce jeune sidéen qui, au cours de la dernière phase de sa maladie, s’avance vers nous dans un film de Marie de Hennezel : parfait « cerveau gauche » moulé dans quelques grandes écoles, il venait – dans le creuset de l’épreuve – de s’ouvrir à l’expérience mystique ineffable et s’écriait alors avec un visage ravagé qui n’avait plus que des yeux pour le dire : « Je meurs guéri ! »

Chacun des niveaux auquel l’être accède l’ouvre à un état de conscience – terre nouvelle – qui est participation à la lumière divine de plus en plus intense, jusqu’à celle qui fait flamboyer la « Terre Promise ». Il accède à une vérité nouvelle qui recouvre celle, toute relative, de l’échelon précédent, si nous gardons la métaphore de l’échelle. Ces « ruptures de niveaux » sont, dans la terminologie de Nicolas Berdiaev, des « percées créatrices » vers les mondes inconnus qui nous habitent, vers leur « réels » respectifs, chacun contenant en lui le potentiel de ce qui s’ouvrira après lui, jusqu’à YHWH, « Je Suis ».

En lui seulement est le concept limite du Réel incluant celui de la Vérité. Le mystère est si grand que le philosophe Gaston Bachelard pouvait affirmer avec humour : « La vérité est une science qui a de l’avenir ! ». Cette perspective exclut tout jugement et toute condamnation.

L’éveil des nations

« Hébreu » – du verbe ’Abor qui signifie « passer, franchir, dépasser » – est la qualité de ce peuple qui est « passé » de Babylone à Jérusalem et qui, élu dans la fonction charnelle du grand Adam à assurer ces « passages » (mutations) pour faire croître la sève messianique, a répondu à sa vocation. Depuis lors, c’est au corps tout entier, à toutes les nations informées du message, de vivre cette même montée de sève. Dans le langage évangélique le « message » est Bassorah, la « Bonne Nouvelle », de la même racine que Bassar, la « chair », elle-même contraction du premier mot de la Genèse Bereshit : dans le principe. Le message est le rappel de ce qui constitue le principe de l’Homme, son image fondatrice, son identité divine libérée de l’ennemi qui en avait pris possession. Au-delà de notre identité par filiation parentale, nous sommes convoqués à recouvrer celle qui, venant de la Semence, nous fait fils de Dieu.

Il est indéniable qu’aujourd’hui les nations sont en pleine recherche identitaire. La recherche tâtonne encore « à l’horizontale » : chaque nation dans son ego revendique son autonomie et chaque être un individualisme paradoxalement grégaire, car l’individuation n’est encore qu’une ébauche !

Depuis la Pâque juive jusqu’à la naissance du Christ, Israël a connu nombre de « ruptures de niveaux ». Depuis 2000 ans, l’humanité patauge encore dans une matrice d’eau que la logique du monde voit se refermer sur elle et devenir tombeau. Mais une autre logique, celle de la vie, nous rend attentifs à son éveil ; dans la matrice de son grand corps cosmique, elle commence d’entrer en résonance avec son noyau fondateur. Après le désenchantement d’un pansexualisme libérateur un temps, mais réducteur lorsqu’il n’est pas articulé à la fonction sacrée de l’éros ontologique, un éclatement des spiritualités fuse de toutes parts. Qu’il s’en souvienne ou non, l’Homme a choisi librement en son être créé d’aller jusqu’au bout de lui-même.

C’est pourquoi nous vivons aujourd’hui, dans le collectif, une mutation cruciale, une phase mort d’autant plus douloureuse qu’elle se heurte à deux phénomènes. D’une part, des résistances se manifestent dans les multiples intégrismes d’ordre politique, religieux, scientifique, etc. D’autre part, l’effondrement des vieilles valeurs laisse place pour beaucoup à un transgresseur libertaire des lois ontologiques fondatrices du créé, lesquelles se retournent en souffrances infernales contre l’humanité.

Cependant, « l’arbre qui tombe fait plus de bruit que la forêt qui pousse », dit un proverbe chinois. Or, aujourd’hui, une forêt pousse dans l’ombre pour qui sait entendre son souffle et voir sa lumière. Sans doute est-elle liée à un double éveil qui relève d’un même archétype : à l’extérieur, l’éveil du monde féminin ; à l’intérieur, celui de l’inconscient, le féminin des profondeurs.

L’Homme ne serait-il pas en train « de se retourner vers sa Adamah de laquelle il s’est coupé », comme l’Adam en avait reçu le conseil amoureux de Dieu ? Quel que soit l’agnosticisme encore officiel des sciences humaines, c’est au cœur de la Adamah que se trouve le « principe » de l’être, son noyau divin. Si ces sciences ne le savent pas encore, ce noyau les conduit et elles ne pourront pas indéfiniment l’ignorer.

Elles ne pourront pas longtemps rester sourdes à la voix des profondeurs de l’Homme qui, telle la femme de Job, s’écrie : « Bénis Dieu et mute ! »

Texte emprunté au site trilogies

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1 L’Adam biblique n’est pas un premier homme au sens historique du terme, mais l’humanité tout entière. J’écris alors ce mot Homme avec un H majuscule. Ce n’est que dans une régression en situation d’exil (chute) que l’Adam devient parfois l’homme par rapport à la femme, dans le sens mâle-femelle de cette dimension animale ; j’écris alors le mot homme avec un h minuscule.

2 Je n’emploierai plus ce mot « chute » culpabilisant et inexistant dans le texte, mais « exil ».

3 Annick de Souzenelle, Œdipe intérieur : la présence du Verbe dans le mythe grec, Albin Michel, Espaces libres, 2008.

4 Régis et Brigitte Dutheuil, L’Homme superlumineux, Ed. Sand, 2006.