Intelligence technique et conscience cosmique
Entretien avec René Fouéré
Décédé en 1990, René Fouéré est sans doute le meilleur auteur qui ait écrit sur la pensée de Krishnamurti. À la différence de nombreux autres auteurs, l’œuvre de Fouéré n’est pas une compilation. C’est une recherche si profonde sur le processus du moi et les mécanismes de la pensée qu’elle se confond avec la pensée de Krishnamurti et nous empêche, en définitive, de les distinguer. Fouéré a été également un des plus sérieux chercheurs dans le domaine des soucoupes volantes, où il a appliqué sa devise de recherche pour l’amour de la recherche, sans a priori. Jusqu’à sa mort, et malgré son âge avancé et sa santé précaire, Fouéré est resté un être touchant par son humanisme et sa chaleur.
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S.C. – M. Fouéré, vous avez longtemps étudié la psychologie humaine…
René FOUÉRÉ – Oui, j’ai essayé d’étudier la psychologie humaine. D’abord sous une forme presque classique, puisque le premier ouvrage que j’ai écrit s’appelait Intelligence technique et conscience personnelle. J’avais essayé d’étudier dans cet ouvrage l’influence exercée par le fait que l’homme est un technicien sur le caractère de notre civilisation, de nos personnages.
S.C. – Oui. Que voulez-vous dire par « l’homme est un technicien », et quel rapport cela a-t-il avec la psychologie humaine ?
R.F. – Cela a un rapport avec la psychologie, parce que, à mon sens, cela l’a beaucoup influencée. Les animaux ne sont pas des animaux techniques. Ils ont des muscles, ils s’en servent, etc. Mais l’idée de fabriquer un appareil photographique ne viendra pas à un moineau ! Alors, l’animal humain a inventé des machines ; il a inventé tout cela, il a inventé des outils, et tout a été transformé. S’il était resté avec ses moyens naturels, il ne se promènerait pas dans l’espace aujourd’hui et il n’aurait pas posé le pied sur la lune. C’était un roman de Jules Verne De la terre à la lune et, très peu de temps après, la chose est arrivée. (Car, historiquement parlant, c’est très peu de temps après le roman de Jules Verne que l’homme est allé sur la lune.) Si l’homme n’avait pas été cet animal technique, capable de fabriquer des engins artificiels, capable avec ces engins artificiels de multiplier ses possibilités musculaires, ses possibilités de marche naturelle, de vision, tout serait changé. Il aurait été un animal comme beaucoup d’autres sur la surface de la planète.
Nous avons reçu, il y a quelque temps, des photos des satellites d’Uranus à 2 heures-lumière ! C’est énorme : 300.000 km/seconde pendant 2 heures, cela fait du chemin ! Et elles sont arrivées très nettes, comme si, en les regardant, on était à côté de ces satellites.
S.C. – Oui, mais quel est le rôle de la technicité dans la constitution de notre psychologie ?
R.F. – Eh bien, c’est difficile à dire. Cette technicité a fait de nous un animal qui est sans précédent sur la planète. Elle a donné à des recherches et à des fabrications un rôle qui n’existait pas. Un oiseau fait son nid de la même façon ; un chien s’organise pour sa vie banale comme son instinct l’a entraîné à le faire. Tandis que l’homme a tout changé ; le visage de la terre change à chaque instant.
S.C. – Voulez-vous dire que l’homme ne peut plus penser que comme un technicien ?
R.F. – Ah, je n’ai pas dit cela ! Mais, de toute façon, je crois que, dans les conditions où il se trouve placé, ce n’est pas lui qui a inventé de devenir un technicien ; ça a été un évènement naturel dans sa vie. Il est arrivé comme ça, avec des dispositions qui ont fait de lui l’animal technique, le technicien de la terre.
S.C. – Quelles sont les caractéristiques de la technicité ?
R.F. – Elle donne à l’individu une puissance extraordinaire qu’aucun animal ne possède, pour autant que nous le sachions.
S.C. – Et quel est le rôle de cette technique dans notre vie quotidienne, dans nos relations humaines ?
R.F. – Il est immense, parce que, à beaucoup d’égards, on pourrait distinguer – ce que j’ai récemment appelé dans une note – les « méditatifs » et les « actifs ». Les méditatifs sont des gens pour lesquels l’univers est un problème, un problème fantastique, apparemment insoluble, et qui les préoccupe toujours, qui est un point d’interrogation toujours posé devant leur esprit ; tandis que les autres acceptent une certaine vision du monde en s’installant dedans et en fonctionnant à l’intérieur de cette vision. C’est une attitude tout à fait différente. J’avais dit à David Bohm que j’étais une sorte de point d’interrogation vivant – et ça reste vrai.
S.C. – Oui. Mais sur le plan de la constitution de notre psychisme, dans nos relations, j’ai compris, d’après ce que vous avez dit, que nous nous comportons et nous nous jugeons comme des techniciens…
R.F. – Oui, d’une certaine façon. On pourrait dire que dans le monde, il existe deux sortes de consciences : il y a une conscience qui est technique et intellectuelle, où il y a des mesures, où il y a des temps, où il y a des distances, etc. ; et puis, il y a, peut-être, autre chose, où tout cela n’intervient pas. Parce que nous sommes des techniciens, en un sens, nous avons une conscience très précise de notre séparation les uns d’avec les autres, ou entre nous et les autres animaux, avec les planètes et tout ce que l’on voudra, mais il n’est pas sûr que, en profondeur, nous soyons séparés de Cela. L’esprit technique a contribué, chez l’homme, à augmenter, à accroître un sentiment de séparation, d’isolement personnel. Je crois que c’est vrai – et c’est très grave. L’être humain s’est senti isolé du reste du monde et il a essayé de faire figure là-dedans.
S.C. – Si j’ai bien compris, vous voulez dire qu’il y a une autre sorte de conscience que la conscience technique. Que pourrait-on dire de cette autre conscience ?
R.F. – On ne peut rien en dire précisément. On peut dire, simplement, que toutes les divisions, toutes les séparations, tout ce qui est inventé, tout le système représentatif qui est inclus dans la vision technique du monde, disparaît. Pour employer une image, on peut dire qu’il y a une source, une source cosmique de courant, et c’est comme si nous étions des lampes allumées ; chaque lampe est particulière et s’imagine être seule ; c’est une lampe qui a pris conscience d’elle-même, en quelque sorte. Mais, en définitive, c’est cette image cosmique qui est en elle. Elle n’est pas séparée de tout cela. C’est comme si un organe se pensait isolé !
S.C. – Pour plus de clarté et de précision, pouvez-vous décrire, alors, le processus du moi ?
R.F. – Le processus du moi est entièrement fondé sur le fait que l’individu a une conscience de séparation. En interprétant les données physiques, il lui semble que sa conscience est enfermée dans un corps, et qu’il y a des corps différents qui sont autour de lui. Alors, il se perçoit comme un personnage isolé, là-dedans, et il essaye, étant isolé, étant séparé du reste du monde, de se protéger, de s’affirmer. En définitive, il y a, chez lui, cette peur fondamentale dont parle Krishnamurti, et qui est liée au fait que, précisément, il est isolé, qu’il est enfermé en lui-même, limité à lui-même, et il y a toujours des choses qui le dépassent ailleurs. Il cherche un peu naïvement à se protéger contre ce qui le dépasse, à s’agrandir lui-même. Alors il est lancé dans ce processus d’acquisition – et c’est naturel. Ce n’est pas le cas d’un animal qui est poussé instinctivement : le chat saute sur la souris, mais il ne se pose pas de problèmes, je pense, sur sa propre conscience ; il ne cherche pas à devenir un chat supérieur.
S.C. – Quel est le statut de cette conscience par rapport à cette conscience technique ?
R.F. – Cette conscience n’a pas de statut – et c’est là la différence. C’est un état dans lequel il n’y a plus de comparaisons, il n’y a plus de temps, plus d’espace, etc. C’est ce qui est au cœur de l’univers. C’est l’univers vu sous un autre angle. L’univers est sorti de Cela, mais de Cela, on ne peut rien dire. D’ailleurs, nous vivons dans le temps et nous pensons que nous sommes là parce que des gens nous ont précédés. Mais si on applique cette vision à l’univers entier, alors ça n’a aucun sens : quel univers a précédé quel univers ? Ou, quel Dieu a précédé un univers ? C’est une vision de technicien. Comme l’homme fabrique des choses, il imagine que « quelqu’un » a fabriqué ce monde – quelqu’un, j’entends bien, qu’il imagine plus ou moins semblable à lui.
S.C. – Mais cette autre conscience, est-elle un fait ou un postulat ?
R.F. – Je crois que, d’une certaine façon, il y a des gens qui sont arrivés à cette conscience presque accidentellement. Parce que si l’on cherche à s’y entraîner par des voies techniques, on ne l’atteint jamais. Car cette conscience n’a pas de caractère technique. C’est justement – et au contraire – lorsque l’on perçoit la stupidité de tout ce que l’on fait dans le processus du moi que, tout à coup, un autre état apparaît. J’ai raconté cette expérience personnelle : j’étais dans un état de détresse énorme, terrible, au voisinage du suicide, et j’avais appris par Krishnamurti que nous cherchions à nous évader des souffrances qui nous adviennent, mais que dans cette évasion, il n’y a aucune solution réelle ; nous nous abusons à ce sujet. Alors, chaque fois que j’essayais de m’évader de la souffrance dans laquelle je me trouvais, je reconnaissais la vanité de cette évasion, que cela ne signifiait rien ; et ce processus a duré longtemps. Et puis, tout à coup, je me suis trouvé dans un autre état que, dans l’état où j’étais, je ne pouvais pas chercher. Je n’étais pas à la recherche d’une extase ou de quelque chose d’extraordinaire ; je me suis soudain trouvé dans un autre état, où toutes les valeurs avaient sauté, tout avait disparu. Quelqu’un que je haïssais à la minute précédente, j’aurais pu le prendre dans mes bras, comme un enfant, la minute suivante. Mais, pour autant, on ne peut s’amuser à décrire ce type de conscience, parce que l’on retomberait dans la technique. Cette conscience peut inventer la technique, mais la technique ne peut l’inventer ; c’est l’inverse.
S.C. – Voulez-vous dire que, dans cette autre conscience, on peut être technicien, mais qu’en plus, il y a autre chose ?
R.F. – Pourquoi pas ? Nécessairement, l’homme, dans les conditions où il vit, est amené à considérer un aspect technique de sa vie ; mais il a confondu la totalité de sa vie avec cet aspect technique de sa vie – et c’est là le drame. La conscience est quelque chose de plus profond que la technique ; ou, la conscience humaine, en sa profondeur, est quelque chose de bien plus profond que la conscience technique de l’être humain.
S.C. – Cette idée de technicité, est-elle la même que celle énoncée par Bergson et par d’autres ?
R.F. – Oui, c’est Bergson même qui a employé le terme d’« animal technique » ; et aussi Edouard Leroy.
S.C. – Mais avaient-ils la même vision en ce qui concerne la conscience ?
R.F. – Çà, je n’en sais rien ; je ne le pense pas en tout cas. Ils savaient qu’il y avait des mystiques ; ils savaient qu’il y avait des gens qui étaient passés par des états de conscience inaccoutumés – et c’est un fait historiquement reconnu. La pureté de ces états de conscience est un autre problème. Se libérer des représentations, se libérer des images techniques et laisser tout cela en suspens – que se passe-t-il après ? C’est techniquement indescriptible et, au fond, le langage a suivi la technique à bien des égards. Il n’y a guère de langage pour ces autres états ; le langage à cet égard est négatif. Cet état n’est pas de ceux auxquels nous sommes accoutumés ; on ne peut pas le décrire, sinon ça deviendrait un objet.
S.C. – Pouvez-vous décrire cette recherche de refuges que vous avez évoquée ?
R.F. – C’est banal. Tous les gens passent par tout cela. Quand il leur arrive une déconvenue, ils cherchent les moyens d’y remédier, ils entreprennent des actions, puisqu’ils sont dans le domaine des représentations, ils sont dans le domaine du nombre, de la quantité ; ils cherchent de toutes façons à être « quelqu’un ». Alors, si ce quelqu’un est diminué, ils cherchent par quel procédé le restaurer pour lui donner une nouvelle qualité sociale. C’est ça le processus.
S.C. – Vous parlez, bien sûr, des refuges d’ordre psychologique, parce que si je me brûle la main, je vais, disons, me réfugier dans l’eau…
R.F. – Oui naturellement. C’est tout à fait normal. Il y a un aspect technique de la vie qui, à l’échelle humaine, ne peut pas être évité ; mais il n’y a peut-être pas que cet aspect. L’homme est devenu trop technicien. Il n’a pas plongé dans certaines profondeurs de sa conscience qui n’ont pas de rapport avec la technique, quoique la technique lui soit indispensable pour vivre dans l’univers qui est là. Elle lui a été donnée probablement par ce mystérieux « quelque chose » qu’est le monde. Je ne dirai pas qui a inventé le monde, parce qu’il aurait fallu chercher alors qui a inventé celui qui a inventé le monde, et on n’en finirait pas. Il y a eu « quelque chose » qui était là éternellement, et dans ce « quelque chose », il y avait des possibilités de faire apparaître une conscience technique ; et il y a « quelque chose » qui est plus profond que la conscience technique, quelque chose qui est en rapport directement avec une réalité qui ne se développe pas, qui est éternellement là. Même si elle a inventé la technique, elle est au-delà de la technique.
S.C. – Comme notre psychologie est envahie par la technique, alors, sûrement, dans nos relations humaines, on se sert des autres comme s’ils étaient des objets techniques.
R.F. – Oui, aussi. Mais ce n’est pas d’aujourd’hui. La technique a joué un rôle très important dès le début de l’humanité.
S.C. – Il faut peut-être développer cela, car, pour la plupart des gens, la technique, ce sont les machines, etc.
R.F. – Oui, d’une part ; mais il n’y a pas que les machines.
S.C. – Alors, qu’est-ce que la technicité ?
R.F. – La technicité est la capacité d’inventer des instruments artificiels qui représentent des organes naturels qu’on ne possède pas. Je n’ai pas d’ailes et je ne peux pas m’élever dans l’espace ; mais on m’a donné un certain type d’intelligence qui me permet de fabriquer un avion ; alors, je monte dans l’avion et je me retrouve dans l’espace. Ainsi, récemment, des sondes ont été projetées dans l’espace et elles sont maintenant presque au-delà du système solaire. Avec ses moyens naturels, l’homme n’aurait pas pu faire cela.
S.C. – Ce qui nécessite l’idée de projet.
R.F. – Ah oui ! L’idée de projet est liée à la technique. Maintenant, on peut faire des projets hors des techniques, comme dans l’ordre psychologique. Un individu veut être ceci ou cela, il veut essayer d’obtenir l’amour de quelqu’un ; alors il essaye de savoir comment il pourrait se comporter pour y arriver, il établit un projet, en quelque sorte, de sa manière de vivre.
S.C. – Et vous dites qu’il y a un état où il ne fait plus ce genre de projets…
R.F. – Certainement.
S.C. – Que devient alors l’être humain ?
R.F. – Il vit naturellement, si j’ose dire ! Il vit sans le sentiment de sa séparation d’avec les autres.
S.C. – Mais si quelqu’un n’a plus l’ambition d’être ceci ou cela, n’a plus l’ambition de faire telle ou telle chose, n’a plus l’ambition de faire de mauvais coups à d’autres personnes…
R.F. – Tu es curieux ! A-t-on besoin d’une ambition pour être actif ?! C’est un phénomène naturel que d’être actif. Quelle est l’ambition de l’animal ? Il n’en a pas. Il a des instincts qui se précipitent sur ce qui va servir à sa nourriture. Sait-il plus ou moins que cela va servir à sa nourriture, sait-il que cela va prolonger sa vie, a-t-il la notion du temps ? C’est une autre affaire. Mais l’activité est un phénomène naturel. Il y a des activités avec formes, et il y a une activité sans forme, apparemment, et qui a été la genèse de toutes les formes.
S.C. – J’espère que cette conscience ne ressemble pas à l’instinct animal !
R.F. – Non, sûrement pas.
S.C. – Alors, quelle est la différence ?
R.F. – La différence, je crois, est indéfinissable, parce que c’est un domaine qui ne nous est pas ouvert en règle générale.
S.C. – Parce que vous parlez d’une action sans projet…
R.F. – Oui, hors du domaine technique. Mais je maintiens que, de toute façon, il restera un aspect technique de la vie, et dans cet aspect technique, il y aura toujours des projets. Et il y a « quelque chose » qui est au-delà de tout cela. Ce n’est pas la technique humaine qui a inventé l’univers. Nous avons un corps qui est un instrument extraordinaire ; nous inventons des instruments extraordinaires, mais nous n’avons pas inventé celui-là. On est venu dans ce monde avec ce corps qui est une machine fantastique, une usine chimique extraordinaire. On est parti du phénomène monocellulaire pour arriver à cela. Il y a, par exemple, cinquante millions de bâtonnets dans la rétine et quelques millions de cônes. La réalité est mystérieuse pour nous. Cette table est rassurante ; mais si je la regardais à l’échelle atomique, elle ressemblerait plutôt à un essaim d’abeilles. Je verrais des électrons tournoyer autour de protons et je ne reconnaîtrais plus l’univers dans lequel je suis. Si je regardais donc le monde à une certaine échelle, il deviendrait méconnaissable pour moi.
S.C. – Puisque vous citez la science, actuellement il y a des scientifiques qui, eux aussi, disent qu’il y a un autre domaine que celui étudié jusqu’à présent, qui est plus profond et qui rejoint à peu près ce que vous avez dit.
R.F. – Je me méfie des scientifiques, à certains égards. Ils sont extrêmement doués dans un certain domaine, et j’ai dit une fois qu’ils ressemblent à des gens qui pensent qu’en étudiant complètement ce qui se passe au rez-de-chaussée, on se retrouverait au premier étage ! Ce qui ne me paraît pas tout à fait vrai.
S.C. – Pouvez-vous donner un exemple ?
R.F. – Non. Les scientifiques sont des gens obligés de raisonner avec des nombres…
S.C. – Non, je ne parle pas des personnes, je parle de la…
R.F. – Eh bien, ils fouillent l’univers physique avec tout le talent qu’ils ont ; et ils ont une intelligence qui est peut-être éblouissante et ils croient qu’ils vont arracher le dernier secret avec cette intelligence, par les mêmes méthodes. Mais l’Ultime Réalité ne ressemble pas du tout à cela. C’est quelque chose au-delà du technique. Alors en perfectionnant indéfiniment la technique, on ne l’atteindra jamais. C’est pourquoi j’ai donné l’exemple de l’étage. Il y a des étages de conscience, en quelque sorte, et ce n’était pas en perfectionnant ma vision du monde que j’étais passé par un autre état. C’est, au contraire, parce que j’ai reconnu les limites et les impuissances de cette vision du monde que, tout à coup, je me suis retrouvé dans un autre état. Mais si nous sommes absorbés par un certain état, il nous est difficile de faire l’expérience d’un autre.
S.C. – Mais pourquoi faire l’expérience d’un autre état ?
R.F. – Peut-être parce qu’elle est plus importante que tout. Et là, on retombe dans la comparaison.
S.C. – Pourquoi ?
R.F. – Parce que si l’on regarde notre monde avec les yeux usuels, on voit qu’il est très embrouillé ; il est très contradictoire ; il est très violent et très confus ; et l’homme lui-même est fatigué de cette confusion, de cette violence, de tout cela. Alors il voudrait, peut-être, expérimenter un état de conscience qu’il ne sait pas chercher, un état de conscience où les choses seraient vues sous un autre angle – et peut-être pas par lui. Il passerait dans un autre état ; c’est tout. Un enfant en bas âge ne peut pas avoir les préoccupations de l’adulte. Si l’adulte venait s’expliquer devant lui, il ne comprendrait rien. Puis vient un moment où l’enfant se trouve acquérir la conscience de l’adulte. Eh bien, disons, si tu veux, que cette conscience est un état « sur-adulte » de la conscience et on ne peut la fabriquer. C’est au-delà de toutes les fabrications, et c’est peut-être à la source de toutes les fabrications.
S.C. – Mais dans l’exemple que vous avez donné sur l’enfant et l’adulte, l’enfant est fabriqué par l’éducation, etc.
R.F. – Je ne dis pas le contraire ; et ça n’empêche pas que la conscience de l’enfant soit impuissante à se situer sur le plan de celle de l’adulte. Nous, nous avons la même impuissance pour passer à l’état « sur-adulte » ; c’est tout. Ca ne veut pas dire que l’on ne peut pas abandonner notre vision et être tout à coup envahi par une autre. L’enfant lui-même, à sa manière, par l’éducation et par tout ce que l’on voudra, a abandonné sa vision primitive de lui-même et du monde. Et il n’est pas sûr que l’on soit en haut de l’échelle ; et c’est encore une comparaison désastreuse que d’évoquer une échelle.
S.C. – Quels seront les rapports entre les gens qui vivent cette conscience ?
R.F. – C’est une question de technicien. Ceux qui ont cette conscience ne se posent pas ces problèmes. Il s’agit d’une autre vision du monde où il n’y a plus de dimensions, il n’y a plus de temps ; parce que si l’univers est là, c’est, au fond, parce qu’il est là depuis toujours. « Depuis toujours » ne veut rien dire pour nous ; c’est au-delà du temps. « Quelque chose » est là, et de ce « quelque chose » tout est sorti. Mais tout ce qui en est sorti ne peut pas le reconstituer ; c’est un sous-produit.
S.C. – Pourquoi ?
R.F. – Parce que c’est un effet. Mais on tombe alors dans la même erreur. Dans le langage causal, il y a la cause et l’effet.
S.C. – Et c’est le paradoxe…
R.F. – Je disais dans mes écrits que l’on comprend bien que l’on ne comprend rien – intellectuellement. Il s’est installé, à travers nous, un monde dans lequel il y a un devenir ; des choses arrivent, il y a un commencement, il y a une suite, il y a une fin, il y a ceci et cela ; et c’est inconcevable pour l’univers. Quand aurait-il commencé et quand finirait-il ? Ça n’a pas de sens. Il y a une source mystérieuse qui est au-delà de toutes ces limitations et qui, pourtant, a pu faire apparaître des êtres dans lesquels il y a une vision limitée des choses : ces programmes, ce temps, cet espace, etc.
S.C. – Mais en regardant la nature, on pourrait penser à une sorte de programme…
R.F. – Il est possible qu’il y ait un programme ; mais c’est une autre affaire.
S.C. – N’est-ce pas en contradiction avec cette non-technicité ?
R.F. – Non. La non-technicité peut contenir la technicité en elle ; elle contient tout, sans qu’elle soit essentiellement technique. Sa nature véritable n’est pas technique. C’est un accessoire qui est devenu pour nous principal. Mais, pour cette réalité, c’est un développement accessoire de son éternelle Présence.
S.C. – Question de technicien : pourquoi la nature a-t-elle besoin de la technique ?
R.F. – Ça, je n’en sais rien. Tu me prends pour Dieu ?! On ne peut rien dire de Cela.
S.C. – Il faut cesser d’en parler, alors !
R.F. – Ah, oui. L’expérimenter est une chose ; en parler est assez vague. Je crois que ce « quelque chose » n’apparaît que lorsqu’on se rend compte de toutes les limitations du reste – et à fond. Nous avons foi dans ce que nous faisons, dans notre technique, dans ceci, dans cela, dans nos mérites, dans nos vertus, et tout ce qui s’en suit. Mais ça ne nous sert pas à atteindre quelque chose qui est au-delà et où toutes ces notions n’ont pas de sens, même si, mystérieusement, ce « quelque chose » est capable de produire un monde dans lequel ces notions ont un sens.
S.C. – C’est bizarre !
R.F. – Le monde est fantastique et on n’y comprend rien. Les gens qui cherchent vraiment à comprendre n’y comprennent rien – intellectuellement.
S.C. – Un univers qui crée le questionnement pour, en fin de compte, arriver à ne pas questionner ?!
R.F. – Non, ce n’est pas ça du tout ! C’est mystérieux. Quelque chose en a surgi, qui est l’homme, lequel pose des questions. Derrière lui, si l’on peut dire – et c’est encore une image spatiale ; mais on n’a pas d’image pour cela – derrière lui, il y a autre chose.