(Extrait de L’Univers de la Parapsychologie et de l’Ésotérisme, Tome 2, éditions Martinsart, 1976)
Ésotérisme et littérature ; il semble que ce thème nous demande d’abord de répondre à une question préalable : en quel sens allons-nous entendre le rapport de la littérature et de l’ésotérisme, ou encore, plus précisément, comment comprendre cette conjonction des deux termes ?
Y a-t-il une littérature ésotérique, spécifiquement, par opposition à une autre littérature qui ne le serait pas ? Ou bien toute œuvre littéraire, c’est-à-dire toute œuvre porteuse d’un sens, et définie par une écriture propre n’est-elle pas ésotérique ?
Répondre à cette question, c’est affirmer une conception du langage : ou bien le langage n’est qu’un mode d’expression réduit à la littérature de son dire, ou bien le langage est un milieu (au sens où l’on parle du milieu liquide…), lieu médiumnique, réceptacle, ce à travers quoi parle «autre chose»… Dans ce dernier cas, toute littérature est ésotérique, car la parole qui dit laisse être plus qu’elle. Il n’y aurait donc pas, dans ce cas, de littérature spécifiquement ésotérique par opposition à un autre type de littérature, de même qu’on opposerait sacré et profane…
Il n’en demeure pas moins que nous ressentons plus particulièrement l’ésotérisme de certaines œuvres : en elles, et sans vouloir faire de paradoxes, l’occulte est manifeste, l’appel à d’autres sources évident. C’est donc à travers un certain nombre d’auteurs que nous préciserons ce rapport de la littérature et de l‘ésotérisme. Retenons d’abord ceci : nous essaierons de montrer comment ces auteurs témoignent, chacun à leur façon, d’une destination du langage qui dépasse le langage lui-même (alchimie du verbe, accès à une réalité différente). Souvenons-nous de la phrase d’Éluard : « Il y a un autre monde, mais il est dans celui-là. » Et en même temps, nous nous attacherons à des sources, plus ou moins explicites, qui font appartenir ces auteurs à une tradition ésotérique.
Qu’entendons-nous alors par tradition ésotérique ? Le fait que des thèmes éternels, c’est-à-dire toujours présents dans le discours humain, soient visibles à différents niveaux, chez ces écrivains : thèmes que nous pourrions, en d’autres termes, caractériser de métaphysiques. Des hommes comme Blake, Baudelaire, Lautréamont, etc., nous font accéder à une surréalité au-delà de la matière (matière des mots, matière des choses), le verbe révèle un esprit à l’œuvre ; et si les poètes sont des voyants, cette voyance leur vient d’un soleil autre (cf. les métaphores de la lumière dans la République de Platon). Lisons Blake ou Baudelaire : dans leurs poèmes, nous rencontrons toute une métaphysique de la vie ; le poème est œuvre d’immortalité, c’est-à-dire qu’il affirme une appartenance de la parole humaine au verbe, qu’il brise le cloisonnement factice du rêve et de la réalité, de l’ici et de l’ailleurs. Le poème est incantation : donc sacré. Il faut lire ces textes profanes comme ancrés dans un ordre qui les ordonne spirituellement.
Qu’en est-il de l’âme, du devenir, de la mort, de Dieu ? Telles sont les questions de la littérature, pour nous occidentaux, culturellement marqués par la tradition chrétienne, car les œuvres qui nous intéressent pour le moment sont une approche du savoir, de la sagesse, au même titre que les grandes philosophies de l’humanité. Littérature ésotérique, c’est-à-dire encore littérature religieuse, au sens étymologique du lien. Blake fait le lien entre deux mondes, comme Baudelaire, Rimbaud ou Lautréamont. Ce qui s’exprime dans ces œuvres, sans doute ne le voyons-nous pas immédiatement avec notre perception limitée : l’artiste est attentif à ce qui est, il est témoin de l’invisible, il nous donne ce message. En ce sens, il ne suffit pas de relier l’art et l’imagination, selon une conception de l‘imagination qui la rapprocherait du jeu gratuit; les images sont preuves d’un au-delà du visible, d’un au-delà de l’humain, d’une métaphysique.
L’imagination créatrice, c’est l’acte qui renouvelle les créations originelles, c’est l’imagination cosmique capable d’engendrer le monde dès lors qu’elle est dépositaire du sacré. Ainsi l’œuvre est-elle alchimique : noces de la parole qui transforment le mot, parce que le mot lui-même énergie, source qui se creuse toujours davantage, faisant signe vers une clarté différente [1].
La poésie est un creuset où les éléments de l’univers se rencontrent dans une fusion essentielle. C’est pourquoi notre manière d’aborder le rapport de la littérature et de l’ésotérisme est double, c’est pourquoi la réflexion sur le langage comme tel était indispensable. Ce rapport, dont il est question ici, n’est pas extérieur à la littérature ; il lui est coexistant, parce que le langage est tel qu’il est le contraire de la contingence ; il y a une nécessité à l’œuvre dans la parole poétique, nous dirions alors prophétique. Dans ces débuts de la philosophie que l’on nomme « présocratiques », la parole philosophique est toujours parole poétique ou prophétique ; les premiers philosophes sont des initiés ; ils parlent par aphorismes, par énigmes dit-on ; Pythagore, Parménide, Empédocle, Héraclite l’Obscur, nous demeurent parfois oraculaires, en attente d’interprétation, telle la Pythie delphique ; en eux il faut dévoiler l’être du logos comme présence divine. La vérité est dévoilement, c’est-à-dire qu’elle n’apparaît pas immédiatement, mais qu’elle se conquiert, que le plein jour s’atteint au terme d’un cheminement, s’il est vrai que ce qui nous est le plus proche nous aveugle d’autant plus que nos yeux se ferment…
Tel est bien ce rapport intime de la littérature et de l’ésotérisme ; notre analyse doit ici nous conduire à affirmer une conception du langage. Demeure le rapport externe des auteurs et des grands courants de pensée qui les ont influencés : cela aussi relève de l’analyse, et peut apparaître parfois comme énigmatique. Pourquoi cette ouverture à des influences ? Pourquoi le platonisme de Baudelaire, la mystique de Blake ? Sans doute parce que la grandeur d’un artiste, quel qu’il soit, se reconnaît toujours à sa capacité d’influence, manière de trouver son site dans le cosmos spirituel. Heilderlin commençait ainsi l’un de ses plus beaux textes : « Viens dans l’Ouvert, Ami… » C’est de cet ouvert que relève l’inscription poétique. À cela, nous ajouterons la parole d’Angélus Silesius, exergue à toute écriture et à toute méditation :
« Va, deviens toi-même
L’Écriture et l’Essence. »
KATIA BARBÉRIAN
1 Cf. poème de Baudelaire, « Les phares ».