Jean-Louis Siémons
Le modèle théosophique de la réincarnation

Dans un article publié en 1889 « La mémoire chez les mourants » Mme Blavatsky cite un texte théosophique (datant de 1883) dont l’actualité saute aux yeux après les enquêtes du Dr Moody : « Au dernier moment, la vie tout entière est reflétée dans notre mémoire : elle émerge de tous les recoins oubliés, image après image, un événement succé­dant à l’autre. Le cerveau mourant déloge les souvenirs avec une impulsion de la dernière énergie et la mémoire restitue fidèlement chacune des impres­sions qui lui avaient été confiées pendant la période d’activité du cer­veau… Aucun homme ne meurt fou ou inconscient — comme l’affirment certains physiologistes. Même un individu en proie à la folie, ou à une crise de delirium tremens, a son instant de parfaite lucidité au moment de la mort, bien qu’il soit incapable de le faire savoir aux assistants. Souvent, l’homme peut paraître mort. Pourtant, après la dernière pulsation, entre le dernier battement de son cœur et le moment où la dernière étincelle de chaleur animale quitte le corps, le cerveau pense et l’Ego passe en revue en quelques brèves secondes l’inté­gralité de sa vie. Aussi parlez tout bas vous qui vous trouvez près du lit d’un mourant, en la présence solennelle de la mort. Tout spécialement observez le calme dès que la mort aura posé sa main moite et froide sur le corps. Parlez tout bas, dis je, de peur de troubler le cours naturel des pensées qui reviennent et d’empêcher l’activité intense du Passé projetant sa réflexion sur le voile du Futur… »

(Extrait de La Réincarnation, Des preuves aux certitudes Éditions Retz 1982) 

Chapitre Précédent  Chapitre Suivant

Présentation d’une inconnue

Un événement majeur… passé inaperçu

L’année 1979 a été marquée par un événement majeur : la reparution d’une œuvre fondamentale, The Secret Doctrine, publiée en 1888 par le personnage le plus énigmatique du XIXe siècle, Mme Blavatsky. L’édi­tion, qui comporte un index de 400 pages et une copieuse bibliogra­phie [1], est le fruit d’un travail d’équipe, dirigé par un lointain parent de l’auteur, Boris de Zirkoff. Entreprise de longue haleine, qui se pour­suit depuis des décennies, puisque l’objectif visé est monumental : pré­senter au public l’intégralité des écrits de Mme Blavatsky. Articles, livres et des centaines de lettres, tout sera réuni dans ces Collected Writings dont l’ensemble comprend déjà une douzaine de volumes d’articles, sans parler des livres. Pourquoi tant d’efforts, pour un groupe limité de connaisseurs ?

C’est que, depuis plus de cent ans que Mme Blavatsky est apparue sur la scène du monde pour lancer, sous le nom de Théosophie, un mou­vement qui allait être « une force catalytique dans la renaissance du bouddhisme et de l’hindouisme au XXe siècle, et un pionnier actif dans les efforts qui ont conduit à une meilleure compréhension par l’Occident de la pensée orientale [2] », l’œuvre de celle que ses amis appe­laient familièrement H.P.B. est toujours aussi incomprise ou méconnue. On songe ici à Origène, l’une des figures les plus brillantes du christia­nisme. D’abord vint Origène, laissant derrière lui d’innombrables écrits. Puis, ce fut l’« origénisme » de ses successeurs, moines aux étranges doctrines. Et, finalement, les anathématismes ciselés par le trop zélé empereur-théologien Justinien, imposant ses vues à un synode réuni à Constantinople en 543. Origène condamné, on fit détruire ses œuvres. Le parallèle avec Mme Blavatsky est assez frappant. Il n’a pas fallu 25 ans après sa mort pour qu’apparaissent d’« étranges doctrines » dans le cerveau enfiévré de certains théosophes et que bientôt se lève un Justinien pour condamner sans nuances l’œuvre, avec ses regrettables prolongements, et stigmatiser le tout sous l’épithète injurieuse de « théosophisme — pseudo-religion [3] ». Blavatsky, et ses « successeurs inspirés » : tous au pilori. Avec un bonnet d’âne. Heureusement, les écrits originaux n’ont pas été brûlés. Ils sont tous là — pour la révi­sion du procès. Et malgré l’espèce de conspiration du silence qui entoure encore la Théosophie, des audacieux, bravant l’anathème, vont lire l’œuvre. Ils ne seront pas les premiers.

Un jour de 1970 se présenta au siège de la Theosophical Society, à Madras, une femme qui déclara ne rien connaître de la Théosophie ni de cette Société (dont la fondation à New York, en 1875, avait marqué le début du mouvement théosophique) mais qui affirma se faire un devoir de visiter l’endroit, « parce que son oncle avait toujours sur son bureau un exemplaire de la Secret Doctrine ». Un occultiste cet oncle ? Albert Einstein.

Sept ans plus tard, les auditeurs de France-Inter ont pu entendre une émission au titre insolite « La Télépathie avec l’Infini » [4]. Louis Pauwels y parlait d’une femme « complètement inculte » mais possédant une extraordinaire « mémoire du futur », lui ayant permis d’énoncer un ensemble de connaissances hautement scientifiques, dépassant de loin le niveau de l’époque et confirmées seulement au XXe siècle.

On l’a deviné : il s’agissait de Mme Blavatsky. Gageons que tout ce que Louis Pauwels semble avoir trouvé dans cette Doctrine Secrète — existence de la magnétosphère et des ceintures de radiations autour de la terre, ancienneté de la lune (déclarée plus âgée que la terre — comme nous le savons maintenant), existence de la ville de Troie (découverte plus tard par Schliemann), esquisse de la théorie des neu­trinos, et bien d’autres merveilles — aurait fourni une ample matière pour un chapitre supplémentaire du Matin des Magiciens.

Ainsi, ceux qui s’en donnent la peine découvrent dans ces pages autre chose qu’« un ensemble hétéroclite et synchrétique d’éléments de doc­trines variées, sans aucune discrimination critique [5] »… L’auteur s’attendait bien à ce que son livre ne soit reconnu que par les généra­tions ultérieures — celles du XXe siècle. L’histoire jugerait. Elle est en train de le faire [6].

Un témoin qui en savait trop

Une véritable énigme cette Mme Blavatsky qui avait parcouru le monde en tous sens, participé à la bataille de Mentana avec les troupes de Garibaldi, et fait mille autres choses surprenantes pendant que ses sœurs, restées en Russie, coulaient une existence respectable dans les cercles de la noblesse russe. Où avait-elle puisé tout son savoir, elle qui n’avait aucun diplômes [7] ? Sa réponse, invariable, était qu’elle travaillait en liaison avec des Maîtres spirituels dont elle était disciple et qui l’avaient initiée au Tibet au cours de ses voyages.

On croit tomber en pleine science-fiction. Et les sceptiques n’ont pas manqué de ricaner. Il est vrai qu’au XXe siècle notre approche peut être un peu différente.

Alexandra David-Neel est allée au Tibet. Personne n’en doute. Elle y a rencontré des instructeurs spirituels qui lui ont dévoilé un savoir caché. Chacun lit avec délices Alexandra David-Neel et ses Enseigne­ments secrets des Bouddhistes Tibétains [8]. La sympathique voyageuse a eu l’élémentaire correction de ne pas communiquer par télépathie avec ces lamas.

Mme Blavatsky a commis la faute d’avouer un pareil commerce. Remarquons que la télépathie n’est plus un mystère pour les parapsychologues (ni pour les militaires qui s’y intéressent de près) : elle va même mobi­liser les ressources de la physique moderne, pour expliquer ses phéno­mènes [9]. Très bien. Mais ces Maîtres ? D’où tenaient-ils leur science ? Cosmogenèse, anthropogenèse, rien ne semble leur échapper. Ils sont dépositaires, ont-ils affirmé, d’une Tradition de Connaissance qui se transmet par l’initiation depuis la nuit des temps. La Doctrine Secrète parle, sans ambages, d’« innombrables générations de voyants » occupés à coordonner, enregistrer et expliquer tous les faits qui constituent cette sorte de « Sagesse accumulée des Ages ».

Affirmations purement gratuites : peut-on retrouver le passé lointain de la terre ? Il y a 100 ans le « bon sens » a répondu : non. Pourtant, notre époque n’est plus si sûre de ses certitudes.

Un physicien distingué, comme Jean Charon, vient nous affirmer que les électrons, que l’on croyait d’obscurs comparses, conservent dans le mystère de leur trou noir l’intégralité de l’histoire du monde.

Tout notre passé conservé — toute ma vie et mes pensées enregistrées à jamais ! On se pâme d’aise. Mais si une innocente sans diplôme vient nous dire qu’il existe, pour certains yogis entraînés, des moyens de lire, dans les éternelles archives de la Nature [10], l’histoire de la terre et de l’homme, elle passe les bornes de la décence : nous voulons bien rêver sur les ailes d’audacieuses théories, mais il ne faudrait pas en tirer des conclusions qui nous fassent violence.

Mme Blavatsky : un témoin qui en savait trop. On ne le lui a pas par­donné. Mais, au fond, peu importe la source de son témoignage. Ce qui nous préoccupe ici ce sont les données originales sur la réincarna­tion : nous n’avons pas à croire le témoin, mais à enregistrer sa dépo­sition — comme nous l’avons fait déjà avec Allan Kardec et Bouddha. Il était cependant essentiel de mentionner ces Maîtres spirituels. Si de tels Yogis existent — et Mme Blavatsky assure qu’ils sont unis en une confrérie s’étendant à la terre entière [11] — ils disposent d’une connais­sance de première main sur la constitution réelle de l’homme et son devenir dans toutes les phases de ses réincarnations.

Théosophie traduit le mot Brahmavidya. Science de Brahman, Sagesse d’essence divine. Gnose et doctrine d’Éveil. Elle n’est pas pure théorie : en Orient, rien n’est théorique qui ne plonge ses racines dans l’expé­rience directe, vécue. C’est là peut-être notre espoir d’en savoir plus sur les dessous de la vie et de la mort.

Une manœuvre d’urgence au siècle dernier

Avant d’examiner l’approche théosophique de la réincarnation, il faut préciser rapidement le contexte du XIXe siècle et l’esprit qui a guidé Mme Blavatsky dans sa spectaculaire intervention. Le contexte : celui d’un champ de bataille où s’opposent plusieurs armées luttant sous des bannières différentes.

Ici, la religion, dépossédée de son pouvoir temporel, inadaptée à une société en pleine révolution idéologique et industrielle, défendant mal son territoire contre les progrès d’une arrogante rivale, la science, tant expérimentale que théorique.

Là, cette Science, prête à tout expliquer dans le cadre de ses vues mécanistes, et marchant de succès en succès, avec l’introduction de l’évolution à la Darwin, supplantant les inacceptables vues de la Genèse mosaïque.

Là encore, le formidable mouvement du spiritisme regroupant les âmes fuyant le vertige du matérialisme scientifique et désireuses de certitudes sur leur immortalité, là où la religion n’offrait plus que d’imprécises doctrines, sans les preuves dont on avait besoin.

Époque glorieuse de colonisation, de civilisation. Époque précaire pour les civilisés, déchirés par la lutte des classes, menacés de perdre leur âme, au milieu d’un illusoire progrès matériel. Derrière tout ce bouil­lonnement de la fin du XIXe siècle, une réalité : une planète en danger, héritière d’un très lourd passé et mal préparée à faire face aux échéances du nouveau siècle — le nôtre, qui a battu tous les records des mas­sacres.

Mme Blavatsky a écrit plus d’un article sur les promesses et les dangers de cette époque de transition, ouvrant l’ère du Verseau — chère aux astrologues. Elle constate la chute de tout idéal et fait, en 1887, cette curieuse prédiction : à l’entrée de cette ère nouvelle « les psychologues auront du travail en plus sur la planche, et les caractéristiques psy­chiques de l’humanité commenceront à subir un grand changement ». Que l’on s’attende également à ceci : « plus d’un compte sera révisé et réglé entre les races et les nations… ». Le XXe siècle n’en finit pas de ces règlements de comptes. C’est donc avec une appréciation clair­voyante des perspectives immédiates que le mouvement théosophique a été lancé en 1875. Et il n’est pas sans rappeler l’effort de salut public entrepris par le Bouddha, 25 siècles auparavant. Avec une note parti­culière : la dimension planétaire, au moins dans son intention, comme on va le voir plus loin.

Une entreprise internationale

À une époque où l’information commençait à circuler vite et loin, les écrits théosophiques se répandirent sans tarder dans le monde entier. Surtout après la parution (en 1877) d’un premier manifeste, lancé comme un défi au monde des mandarins du savoir — religieux et scien­tifique — sous le titre Isis Unveiled (Isis Dévoilée). Et tout l’effort public de Mme Blavatsky fut ensuite consacré à une double tâche :

  • Assainir l’atmosphère en démasquant les erreurs et les préjugés dans le mental collectif, en dénonçant le dogmatisme stérile des reli­gions, en soulignant les limitations et ruinant les prétentions à l’omni­science des scientifiques, et en fournissant aux spirites les explications rationnelles des phénomènes où ils se croyaient — à tort — en liaison avec l’Esprit des défunts.

  • Offrir au public un ensemble cohérent de doctrines (sous le nom de Théosophie) — présentées comme des postulats servant de base à la réflexion et pouvant conduire à une réforme pratique de la vie indi­viduelle.

Pour que l’entreprise porte des fruits durables, un cadre de travail avait été créé spécialement par Mme Blavatsky, le Colonel Olcott, Wil­liam Q. Judge et quelques autres. Pas une Église, ni une société savante : les statuts (révisés en 1879) de cette Theosophical Society en font une sorte d’Atelier de travail où viennent collaborer des membres volontaires pour… créer le noyau d’une Fraternité Universelle de l’Humanité, sans distinction de race, de couleur, de croyance, de sexe ou de caste [12]. Sur la planète des clans, des blocs et des chapelles était lancée l’idée d’une base d’union entre tous les hommes.

Il y avait aussi à cette Société un second but — culturel en apparence — visant à une meilleure compréhension mutuelle et à la découverte des convergences profondes des croyances des hommes : encourager l’étude comparée des religions, des sciences, des philosophies. L’attention était souvent tournée vers l’Orient et ses richesses spirituelles encore méconnues, bien que l’ésotérisme du christianisme ou du judaïsme ait suscité aussi des vocations. Un troisième but : étudier les pouvoirs psychiques et spirituels latents dans l’homme. Faire de la parapsycho­logie, comme on dit de nos jours, mais surtout découvrir le mystère de la nature humaine, ses lois et ses promesses. Et non pas « encourager le développement « occulte » de l’homme selon ses possibilités latentes », comme on l’a traduit à tort [13].

Cette active Société — libre communauté de laïcs — s’est ramifiée sur tous les continents. Elle a regroupé toute une élite d’hommes et de femmes qui, sans le savoir, portaient une lourde responsabilité sur les épaules. Celle de vivre l’idéal de la Théosophie et de servir, par leur exemple, de levain pour toute la masse des hommes sur la planète menacée. À l’époque de Zola, l’ouvrier n’avait pas le temps de philo­sopher. Il revenait donc une grande tâche à cette communauté des théosophes. Éveiller des éveilleurs. Directement, par le contact, ou par le rayonnement des idées.

Faire le bilan du travail accompli n’est pas ici notre affaire.

Disons pourtant que c’est grâce à des théosophes de Londres qu’un jeune avocat indien — du nom de M. K. Gandhi — découvrit à la fois le message spirituel de la Bhagavad Gîtâ, et la généreuse richesse du bouddhisme dans le livre de Sir Edwin Arnold, La Lumière de l’Asie. Par ce contact — il rencontra même Mme Blavatsky — il prit une conscience aiguë de son ignorance de sa propre religion. La lecture de la Clef de la Théosophie (l’une des dernières œuvres d’H.P.B.) fut décisive. « Ce livre stimula en moi le désir de lire des livres sur l’hin­douisme, et me détrompa sur la notion répandue par les missionnaires que l’hindouisme était bourré de superstition [14]. » Un peu à la même époque, Gandhi découvrit aussi le Nouveau Testament dont la générosité le ravit. Dans sa biographie, il fait une remarque toute « théosophique » : « Mon jeune esprit essaya d’unifier l’enseignement de la Gitâ, de la Lumière de l’Asie et du Sermon sur la Montagne. Le fait que le renon­cement était la plus haute forme de religion éveilla en moi une grande résonance. » (Ibid.)

Gandhi, l’éveilleur de millions d’hommes [15].

L’esprit de l’approche théosophique

Deux avertissements préliminaires

  • Ne rien prendre à la lettre sans réflexion.

Tout dans les religions est symbole, suggestion de la vérité, ou simple superstition. Tout ce qui s’offre à nous est exotérique : une image pour la foule, une formule élaborée dans un langage compréhensible à un peuple donné, à une époque donnée. Cependant, en profondeur, existe un courant souterrain qui alimente toutes les religions. Qu’on l’appelle Théosophie, ou philosophia perennis ne change pas grand-chose.

Mme Blavatsky a montré à maintes reprises que bouddhisme et hin­douisme qui semblent ennemis irréductibles sont frères, en réalité. Frères siamois même, car ils sont portés par le même tronc ésotérique, si on veut bien rapprocher le Vedânta advaita (non dualiste) et le Mahâyâna (de la secte Yogachara par exemple).

La théosophie blavatskienne cherche donc à dévoiler une partie de l’ésotérisme des religions.

Corollaire 1 : elle n’a pas de compte à rendre à la tradition exotérique — dure affirmation pour ceux qui croient que tout a été dit par cette sacro-sainte tradition.

Corollaire 2 : étant elle-même présentée avec le langage des mots — par un auteur qui se dénie le don d’infaillibilité — on doit l’étudier avec une même prudence. Il faut souvent lire entre les lignes, avec un flair toujours en éveil, si l’on veut saisir toutes les intentions qui s’y trouvent [16].

  • S’attendre à découvrir un terrain nouveau.

La Théosophie présente aussi des doctrines originales sur des points qui étaient restés souvent peu explorés, voire inconnus.

Citons par exemple : la constitution septuple du microcosme et du macrocosme, le mystère des origines de l’homme — physique, psychique et spirituel — la nature réelle de l’initiation, et tout ce qui s’y rapporte, les états de conscience après la mort, et les mécanismes de l’évolution. L’évolution surtout, à peine esquissée dans l’hindouisme, et pratique­ment absente du bouddhisme, occupe une place de choix dans toute la Doctrine Secrète. Il importait à l’époque de faire pièce au Darwi­nisme prêtant à l’homme un ancêtre simiesque et de donner à tout être de l’univers la place qui lui revenait sur la longue chaîne évolutive où chacun joue son rôle et apporte sa contribution. L’apparition de l’homme est présentée comme un événement capital au point de convergence de plusieurs lignes évolutives.

Avant l’homme, une impulsion naturelle, travaillant sur le programme des acquis d’une précédente évolution a poussé à l’élaboration de formes de plus en plus complexes, à travers les règnes de la nature avant même le minéral, jusqu’à l’animal, permettant ainsi des expres­sions de conscience de plus en plus élevées.

Mais, avec l’homme, voici que tout change : avec sa conscience réfléchie (self-consciousness) il prend en charge sa propre évolution, par ses efforts auto-induits et auto-déterminés. Tout se passe maintenant dans sa sphère psychique. Maître de sa destinée, il chemine désormais d’incarnation en incarnation, sous le contrôle de la loi karmique. Qu’il n’attende aucun privilège ni don spécial qu’il n’ait d’abord gagnés par son propre mérite.

Un point essentiel : toute l’humanité progresse ensemble et elle a encore des milliers de siècles devant elle pour parvenir au plus haut sommet de spiritualité qu’il soit possible d’atteindre sur cette terre. Le but visé : l’Éveil total.

Tout cela fait beaucoup songer à Teilhard de Chardin. Et à son point Oméga. Mais ici c’est toujours la même famille d’âmes qui peine sur la courbe ascendante, de la terre au ciel de l’Esprit. Par la voie des renaissances.

Parlons réincarnation

Ce qui précède n’était pas inutile pour faire apparaître une évidence : s’il existe une Gnose unique où se fondent les religions, elle ne peut procéder d’un éclectisme. Mais, si elle n’est pas une mosaïque idéale où vient se loger « tout ce qu’il y a de bon dans chaque système », rien n’empêche, pour tenter de la décrire à un public, de s’appuyer ici et là sur ce qui, dans l’hindouisme, la kabbale, le christianisme, etc., reflète le mieux cette Gnose [17]. C’est ce qu’a fait Mme Blavatsky.

Pour aborder la réincarnation sous l’angle théosophique, il faudrait reprendre les modèles précédents en précisant ce qui est réalité et ce qui est superstition [18]. Cela nous entraînerait trop loin. Pour couper au plus court, admettons donc, en gros, le cadre cosmique de l’hin­douisme, avec ses grandes lois. La pulsation éternelle des mondes, l’homme miroir de l’univers, la loi du dharma de la Gîtâ, la loi de causalité éthique du karma, etc.

Comme nous l’avons vu dans toutes les approches étudiées, le point névralgique — où, en fait, L’Inde se déchire entre bouddhistes et hindous — c’est la question de l’« âme ». Le noyau dur, permanent, des êtres transitoires. Une fois bien défini ce qu’est « l’homme-qui-se-réincarne », tout le reste coule de source — ou à peu près.

La Théosophie va-t-elle nous apporter une réponse claire et définitive ? Elle affirme l’existence dans chaque homme d’une entité consciente, immortelle, et d’essence divine. Ce que revendiquent naturellement tous les systèmes spiritualistes. Il faudra donc apporter au tableau d’innombrables touches supplémentaires pour lui donner son originalité et sa profondeur. Mme Blavatsky y a consacré des dizaines de pages rien que dans la Clef de la Théosophie. Ici, pas d’explications « réalistes », pas de formules à l’emporte-pièce pour séduire les foules. Chacun est invité à se faire une idée de la vérité — et à la remettre sans cesse en question lui-même. Pas d’orthodoxie en Théosophie. Essayons cependant de donner quelques indications suggestives.

Le Soi et l’Ego

Le mystère de l’âme humaine

« De même que d’un feu flambant jaillissent par milliers des étincelles de même nature, de même… de l’Impérissable naissent les êtres divers, et c’est en Lui aussi qu’ils retournent. » La Mundaka Upanishad donne ici un raccourci saisissant d’un cycle d’évolution.

La Théosophie appelle monades toutes ces étincelles de vie qui semblent ainsi émaner d’un même centre, surgi du Brahman absolu, mais qui, en réalité, n’en sont jamais séparées. Atma est bien la source de toute conscience : le plus petit atome est ainsi comme un point de conscience, promesse d’un éveil ultérieur.

Et toute l’évolution est le processus de la montée de cette conscience, depuis les expressions les plus rudimentaires jusqu’à celle d’un être divin embrassant tout l’univers.

Finalement, les monades « retournent vers l’Impérissable », avec tout l’acquis des expériences, mais surtout avec cette différence essentielle : la soi-conscience. Dans son essence, l’homme est une monade — foyer de conscience universelle — ayant accédé à cette condition unique : la conscience d’être un être individuel conscient. Une conscience réfléchie. Un Ego.

Dans leur racine, tous les Egos des hommes ont même essence, et participent d’une même âme universelle. Comme des rayons d’un même soleil, des expressions d’un même Logos.

Atma est pouvoir de connaissance. Pas plus que l’Absolu, il n’est penseur ni connaisseur. La rencontre nécessaire de l’Esprit et de la Matière dans l’homme a fourni à ce pouvoir un foyer ponctuel où il s’individualise, pour ainsi dire. Un connaisseur est né, qui va maintenant aller à la découverte de son Soi. Passer de la soi-conscience à la soi-connaissance, selon le langage de la Théosophie.

L’Ego n’est pas un pur esprit. Dans tous les mondes, l’expérience nécessite une base matérielle, un « corps », un « véhicule ». C’est pré­cisément le corps causal — le kârana sharîra des hindous — qui sert de support substantiel à l’Ego. Une sorte de miroir parabolique capable de concentrer en son foyer une image réfléchie du Logos.

Ainsi, dans le lotus de l’âme se trouve caché le grand Joyau, qui ne brillera de tous ses feux que lorsque la fleur s’ouvrira entièrement. Le Joyau est éternel, comme la monade. Quant à la fleur, l’entité consciente, avec sa forme éthérée, elle n’est indestructible que pendant la durée du cycle de manifestation — long délai offert à l’Ego pour gagner une réelle immortalité consciente, sur tous les plans de l’Être. Une destinée divine, dont l’issue incertaine mérite tous les efforts.

Un dieu en gestation

Gardons-nous de matérialiser ces tentatives d’explication.

Nous discernons bien au cœur de l’Ego un embryon-de-Tathagata, une promesse de Bouddha, comme l’a prévu le Mahâyâna ; mais n’allons pas confondre le germe de l’œuf avec les éléments nourriciers, ou la coquille.

Comme nous le verrons, l’Ego, lié à la terre par le karma passé, est obligé d’entrer en rapport avec le monde de l’incarnation ; après chaque vie, il écrème le butin spirituel de l’homme terrestre qu’il a dû animer. Semblable à un alchimiste, l’Ego distille ainsi la quintessence de tous ses instants d’existence humaine et l’assimile à son être donnant — si l’on peut dire — un parfum d’humanité à l’élément divin qui s’éveille en lui.

Aujourd’hui, pourtant, l’âme que nous sommes n’est encore qu’un dieu en gestation. Conscient de lui-même, riche d’une incroyable moisson d’expériences à la suite d’innombrables incarnations ­Mme Blavatsky le dit quasi omniscient — cet Ego en cours d’élaboration est lié au devenir. Pour longtemps encore. En conséquence, si nous l’envisageons comme un être distinct en évolution, il appartient au domaine illusoire des apparences surimposées (upadhi) cachant l’atman, seul immuable.

On comprend donc que le Vedânta strictement non dualiste ne s’arrête pas à cet Ego et prescrive de le transcender pour aller jusqu’à sa racine. On comprend aussi que le Bouddha ne se soit pas prononcé sur le sujet : ce qui évolue ne peut être pris pour un soi permanent. Pour­tant, il existe dans cette réalité dynamique de l’Ego une éternelle promesse (Alaya, la conscience universelle de la Monade) et aussi un point d’appui solide pour la réaliser.

Gardons-nous donc de sous-estimer cet Ego qui pour le moment n’est encore que notre Soi réel caché au tréfonds de nous-mêmes. Car, c’est par ce foyer fonctionnel d’énergie et de conscience que parviennent à l’être incarné tous les pouvoirs qui font de lui véritablement un homme.

Mais sachons qu’il a encore beaucoup de chemin à parcourir pour que tous les éléments — ce qu’on pourrait appeler les skandha spi­rituels — dont il est tissé subissent la métamorphose radicale permettant à ce Soi individuel de s’unir au Soi universel [19].

Les Écritures indiennes nous donnent parfois l’impression que ce genre d’alchimie est un peu à portée de la main, pourvu qu’on s’y exerce, qu’on médite, etc. Heureux l’anâgâmin bouddhiste qui-ne-reviendra­-plus-qu’une-fois !

Les amateurs d’Absolu se délectent à ces lectures… qui ne leur coûtent que de la spéculation. En réalité, la voie directissime vers l’émancipation est, selon la Théosophie, hérissée des plus terribles difficultés. Elle passe par des initiations successives qui sont autant d’éveils — précédés d’une mort à un aspect ou l’autre de l’être. On ne s’élève pas facilement au-dessus du lot commun. La voie usuelle, pour l’ensemble de l’huma­nité ignorante, se parcourt en des millions d’années. Un moyen d’aller plus vite ? La pratique de l’altruisme.

« La soi-connaissance est le fruit d’actions aimantes. »

La vie et la mort

L’existence terrestre

Comme nous l’avons vu, le Vedânta décompose l’homme en cinq enve­loppes (kosha), regroupées en trois corps (sharîra). Si on met à part, pour l’Ego, le corps causal (identifié généralement à la cinquième enve­loppe, la « gaine-de-félicité »), il reste le corps grossier et le corps subtil qui assurent les fonctions physiques et psychiques, à l’aide des énergies prâniques.

La Théosophie admet ces éléments, en faisant un découpage un peu différent de celui des quatre kosha. Elle parle cette fois de quatre prin­cipes inférieurs (par opposition à l’Ego qu’elle décrit comme une trinité). Fait important, elle n’accorde à leur manifestation tangible qu’une exis­tence limitée à une incarnation. Après la mort du corps physique, le corps subtil, appelé souvent corps astral [20], est lui-même condamné à la dissolution.

Pour simplifier, concevons donc l’Ego relié aux « réalités » terrestres grâce à son corps physique par le canal de cet intermédiaire indispen­sable — que l’on peut appeler (en gros) le corps psychique, l’« homme astral », etc. Les descriptions fournies par l’Inde restent tout à fait pertinentes (voir l’analyse du Vedânta ou des bouddhistes). La Théoso­phie, qui a beaucoup parlé aux Occidentaux, a insisté sur le caractère évanescent de l’être psycho-physique.

L’homme astral est trop souvent le lieu des énergies instinctives et du kâma-manas, le mental-désir. Il est vrai que les influences spirituelles de l’Ego peuvent s’y faire sentir : la voix de la conscience — résultante intégrée de toutes les expériences passées — l’intuition des réalités, les avertissements silencieux et les ordres intérieurs qu’on ne discute pas en sont autant de signes. Sans parler du génie qui se manifeste chez les plus grands. Génie artistique, intellectuel, poétique, spirituel — selon la tendance cultivée dans les vies passées…

Gardons-nous d’imaginer le corps psychique comme une sphère fermée. C’est bien là que se jouent toutes nos énergies mentales, nos désirs, nos pulsions, et que s’enregistre intégralement la trace des opérations de toute cette mécanique — notre mémoire complète, consciente et inconsciente — mais nous devons compter sur une caractéristique sup­plémentaire : la porosité de cette enveloppe.

De même que l’Ego est, en réalité, ouvert au monde des autres Egos, et au plan du mental universel dont il reflète les pouvoirs et la conscience, de même l’homme astral baigne — pour ainsi dire — dans le plan cosmique correspondant, qui est celui de la sphère psychique de la terre — la Lumière Astrale des occultistes médiévaux, remise en honneur par Éliphas Lévi. Sans cesse nous respirons cette atmosphère, et nous y déversons notre haleine psychique. Nous sommes ainsi constamment sous l’influence insidieuse de ce mental collectif que W. Q. Judge a comparé à une espèce de puissante machine à suggestionner les individus [21]. Cela ne simplifie pas notre tâche sur la voie de l’« émancipation ».

Dans l’équipement terrestre de l’Ego, n’oublions pas son corps physique. Sans ce dernier, pas de conscience de veille, pas d’acte volontaire, pas de pensée réfléchie, créatrice. Pas de karma produit, pas de karma subi ni effacé. Au stade actuel (et pour longtemps) on ne peut se passer du corps.

Pour faire un homme vivant, il faut donc l’activité coordonnée de toute la machinerie psychosomatique, plus l’aura de l’Ego dont la présence donne leur caractère soi-conscient aux pensées, perceptions, désirs et volitions. Sans l’Ego, l’homme ne serait qu’un animal supérieur. Lorsque vient le sommeil, on voit, dans les états hypnagogiques, se retirer peu à peu la conscience, tandis que la machine psychique fonc­tionne sur ses propres programmes. Dans le sommeil profond, l’Ego est affranchi de ses contraintes : il opère sur son plan naturel et libre­ment « participe au banquet des dieux ». Ce que le Vedânta exprime en disant que le jiva s’est retiré dans sa gaine-de-félicité, qui alors « fonctionne à plein [22] ».

En d’autres termes, l’Ego s’échappe de sa personnalité terrestre qui, pour lui, est comme une étroite prison et ne lui laisse qu’« une activité restreinte », comme le suggère le Vedânta. Il vit alors une vie sans entraves, d’actes et de pensées, dans un langage qui nous échappe. Par­fois, le cerveau du dormeur capte des bribes de cette activité et les tra­duit à sa manière, en rêves plus ou moins cohérents. Il arrive ainsi que l’Ego puisse parler à l’homme de chair, l’instruire, ou lui donner un avertissement. Si le souvenir du rêve ne s’efface pas trop vite.

L’Ego, constamment conscient, vit dans un cadre spatio-temporel qui n’est pas le nôtre. Il voit tout dans un perpétuel présent. Nul doute qu’il perçoive la trajectoire terrestre de sa personnalité, ainsi que l’approche de sa mort. Il arrive que des vivants soient clairement avertis de leur fin prochaine.

Notons d’ailleurs que chacun de nous vient au monde avec une durée de vie programmée. Même si, théoriquement, le corps humain est capable de vivre 300 ans, le karma individuel intervient considérable­ment pour limiter cette idéale longévité. Dans le cas de la mort naturelle (de vieillesse ou de maladie), la désorganisation commence parfois quelques années avant, sur le plan du corps astral. L’arrêt de la vie est donc l’aboutissement de processus programmés — ce qui apparaît aussi généralement à l’observation du médecin.

Le scénario de la mort

Mourir n’est pas aussi simple qu’on le croit. Qu’on envisage l’événement du point de vue du corps autant que de la conscience.

Mme Blavatsky avait déjà signalé (en 1877) qu’il ne fallait pas trop se fier aux apparences. Les signes classiques de la mort qui, à l’époque, autorisaient la rédaction du bulletin de décès n’étaient pas des critères sûrs. Tant que le corps subtil n’a pas relâché ses liens avec le physique, et que les organes vitaux n’ont pas subi de dommages irréparables, un réveil est toujours possible. On s’en est rendu compte avec les techniques modernes de réanimation.

Quant à l’être conscient, le dernier soupir exhalé par le corps ne marque pas la fin de tout. Loin de là. De même qu’au théâtre, une fois tombé le rideau sur la dernière scène, le plateau et les coulisses deviennent le siège d’une grande activité, de même l’homme, quittant la scène du monde, découvre en se retirant dans sa sphère psychique un étrange spectacle, d’une extraordinaire intensité : la revue complète de toute sa vie écoulée. Même en cas de mort violente.

Dans un article publié en 1889 « La mémoire chez les mourants » [23] Mme Blavatsky cite un texte théosophique (datant de 1883) dont l’actualité saute aux yeux après les enquêtes du Dr Moody : « Au dernier moment, la vie tout entière est reflétée dans notre mémoire : elle émerge de tous les recoins oubliés, image après image, un événement succé­dant à l’autre. Le cerveau mourant déloge les souvenirs avec une impulsion de la dernière énergie et la mémoire restitue fidèlement chacune des impres­sions qui lui avaient été confiées pendant la période d’activité du cer­veau…

« Aucun homme ne meurt fou ou inconscient — comme l’affirment certains physiologistes. Même un individu en proie à la folie, ou à une crise de delirium tremens, a son instant de parfaite lucidité au moment de la mort, bien qu’il soit incapable de le faire savoir aux assistants. Souvent, l’homme peut paraître mort. Pourtant, après la dernière pulsation, entre le dernier battement de son cœur et le moment où la dernière étincelle de chaleur animale quitte le corps, le cerveau pense et l’Ego passe en revue en quelques brèves secondes l’inté­gralité de sa vie.

« Aussi parlez tout bas vous qui vous trouvez près du lit d’un mourant, en la présence solennelle de la mort.

« Tout spécialement observez le calme dès que la mort aura posé sa main moite et froide sur le corps. Parlez tout bas, dis je, de peur de troubler le cours naturel des pensées qui reviennent et d’empêcher l’activité intense du Passé projetant sa réflexion sur le voile du Futur… [24] »

Que se passe-t-il en réalité ? Dans l’article cité, ainsi que dans la Clef de la Théosophie, Mme Blavatsky donne d’importants détails. A l’instant où le corps et les sens physiques cessent leurs fonctions, la conscience de la personne se fraie graduellement une voie d’évasion à travers les couches de son monde psychique (souvent, les mourants « voient » des parents décédés les accueillir avec affection) pour atteindre finalement, en pleine lucidité, une zone spirituelle directement placée sous la lumière propre de l’Ego.

Pendant un court instant, l’ego personnel devient un avec l’Ego individuel et omniscient.

« Si, au moment du grand changement que l’homme appelle la mort, ce que nous désignons comme « la mémoire  » semble nous revenir dans toute sa vigueur et sa fraîcheur… ne serait-ce pas dû simplement au fait que, pen­dant quelques secondes au moins, nos deux mémoires (ou plutôt les deux états de conscience, l’inférieur et le supérieur) se rencontrent pour ne faire qu’une et que le mourant se trouve sur un plan où il n’y a ni passé ni futur mais où tout est en un seul présent [25]? »

Les descriptions des rescapés de la mort, interrogés par le Dr Moody, concordent étonnamment avec ces explications psychologiques de la Théosophie.

Dans cette extraordinaire expérience de transfert de la conscience terrestre jusqu’au plan de l’Ego, ce dernier a été perçu comme un Être de Lumière, plein d’amour et de bienveillance. Les témoins assurent : une compréhension mutuelle s’établit d’emblée, dans un dialogue sans mot. Comment s’en étonner ? La personnalité a été tout au long de son existence comme une branche soutenue par le tronc vivant de l’Ego. A l’heure où la sève se retire, elle retrouve la source dont elle n’avait jamais été séparée.

C’est aussi à ce moment que s’illumine le sommet du cœur, comme l’a enseigné l’Upanishad.

L’instant de vérité

Observons bien les conditions de la vision : au seuil même de la mort, plus d’émotion, plus de crainte ni de projet. La pleine lumière. En un clin d’oeil, le mourant se révèle à lui-même.

« Mais cet instant suffit pour lui montrer tout l’enchaînement des causes qui ont opéré sa vie durant. Il se voit et se comprend tel qu’il est, dépouillé de toute flatterie et cessant d’être dupe de ses propres illusions. Il lit sa vie en spectateur qui contemple l’arène qu’il quitte ; il sent et reconnaît la justice de toute la souffrance qu’il a subie [26]. »

Sans exception, chacun vit un jour cet instant de vérité. Parfois même, c’est le film de plusieurs vies successives qui se déroule à l’œil intérieur d’hommes bons et saints [27] : « ils reconnaissent alors la loi de karma dans toute sa majesté et sa justice… ».

Tous ceux qui ont vécu cette expérience, et ont eu la chance de revenir, affirment avoir perdu toute crainte de la mort. Et la vie a pris désormais le sens nouveau d’une partie à jouer avec ferveur. Sur deux tableaux : comprendre et aimer. C’est précisément sur cette double voie — jnana et bhakti — que l’Ego pousse sa personnalité sur l’échiquier terrestre — si elle veut bien obéir à ses sollicitations.

L’aventure posthume

Et après?

Personne, dit-on, n’est revenu pour décrire la suite de l’aventure pos­thume.

L’homme ordinaire qui vit rivé à son corps physique est bien incapable de s’en passer pour penser et vouloir, alors que certains mystiques tibé­tains s’exercent, dit-on, au transfert de la conscience hors de ce corps. Ce qui leur permet de traverser le Bardo (la période post mortem) en voyageurs avertis [28]. En attendant cet exploit futur, M. Dupont meurt bel et bien. La séparation définitive qui se produit entre l’âme personnelle et son soutien de chair entraîne une désorganisation profonde : la machi­nerie psychique est mise hors service pour un temps.

Quelles que soient les conditions du décès, mort naturelle ou violente, survenant dans l’enfance ou à un âge avancé, et que l’homme soit bon, mauvais ou indifférent la conscience le quitte aussi soudainement que la flamme quitte la mèche quand on la souffle. Le matérialiste triomphe ?

Détrompons-nous. Il faut le temps que des mécanismes naturels se déclenchent pour organiser dans le corps psychique, « choqué » par la mort, une espèce de « cerveau » assez structuré pour autoriser une vague conscience personnelle à ce niveau. Mme Blavatsky a fait cette suggestion : « Le corps astral qui, pendant la vie est recouvert de l’enveloppe physique grossière, devient à son tour — une fois que la mort physique l’a libéré de cette carapace — la coquille qui abrite un autre corps plus éthéré. »

Cette élaboration commence aussitôt après la mort. Un tel processus se répète à chaque transition quand la conscience passe d’une sphère à l’autre. « Mais l’âme immortelle… ne change jamais, et reste indestructible. » Rappelons ici ce que nous avons appris de L’Inde : le décédé doit se constituer un corps spécial (deha) pour goûter les jouissances ou souf­frances post mortem. En fait, on le voit, ce corps est plutôt une base intérieure de conscience, un champ psychique assez structuré pour y recevoir les expériences propres au plan abordé.

La conscience personnelle va-t-elle d’ailleurs se réveiller complètement à chaque étape avant de rejoindre sa source ?

La réponse est non. En général. Il y a des exceptions [29]. Et des excep­tions aux exceptions [30].

Cette disposition de la Nature est d’ailleurs fort heureuse. Car le monde de la mort est un monde d’effets que subit la conscience, sans pouvoir exercer le contrôle de la volonté. Et il se trouve que la traversée de l’uni­vers psychique, ou astral, n’est pas de tout repos.

Un étrange creuset d’alchimiste

Faisons le point : le corps subtil privé de son prolongement physique n’est plus d’aucune utilité pour l’Ego. Commence alors un phénomène de rejet de cette enveloppe qui a fait son temps, et est vouée à la décom­position. Mais en se dégageant de cette entrave, l’Ego va entraîner avec lui — un peu comme un puissant aimant attire la limaille de fer en suspension dans un liquide — toutes les énergies psychiques du corps astral qui sont en harmonie avec sa nature. Une image plus poétique est celle du cygne (Hamsa) de la légende indienne qu’on dit capable de séparer, pour s’en nourrir, le lait de l’eau.

Cette phase est capitale : elle permet à l’Ego de réunir tout le butin spirituel de la vie qui vient de s’écouler. Il paraît que cette opération, qui finalement ampute l’animal psychique de ses forces vives, ne se fait pas sans mal. Ce n’est pas une idéale décantation. On peut évoquer un creuset d’alchimiste où travaille une masse en fusion pour aboutir à séparer le métal pur de ses scories. Mais ici nous n’avons pas affaire à des éléments inertes : la séparation des énergies terrestres et célestes est un processus… énergique.

Il est question d’une sorte de lutte à mort, un combat suprême entre les deux pôles de la personnalité. C’est qu’il y a une énorme force psy­chique cachée dans nos passions, nos désirs insatisfaits, notre attache­ment farouche à la terre.

De toutes les régions du kâma loka des bouddhistes, cette zone astrale où a lieu cette expérience purgatorielle, est bien celle où les énergies de kâma (le désir) se déchaînent de toute leur force [31], jusqu’au moment de la seconde mort qui libère l’Ego de son fardeau.

S’il existe un jugement des morts, ne serait-ce pas à ce point du kâma loka qu’il se situe ? Il est vrai qu’il y a eu déjà la vision panoramique de la vie à l’heure dernière. Une vision globale, impartiale, mais sans condamnation. Ici, au contraire, l’âme personnelle est dans la balance. Tout l’agrégat des énergies psychiques d’une vie entière va-t-il être abandonné comme un inutile rebut dont rien ne mérite d’être sauve­gardé ? Ou bien se trouvera-t-il, dans toute cette masse, quelque filon d’humanité spirituelle à exploiter par l’Ego, pour l’intégrer à sa nature impérissable ?

Sauf exception, dans le cas d’êtres grossiers et méchants dont la per­sonnalité se réveille et s’active dans le climat de ce kâma loka, l’homme n’assiste pas consciemment à cette tempête, qui serait pour lui un inutile cauchemar — de même que la nature le préserve de sentir la désagréga­tion de son corps physique avant la mort.

Dans son aventure posthume, l’homme normal — ni ange ni bête — ne souffre pas les tortures dont le menace l’exotérisme des religions. Et dans le kâma loka, il ne purge pas une peine en attendant de mériter le ciel : il se dépouille de tout ce qui ne peut y entrer.

Les peines viendront plus tard, dans la prochaine incarnation, où les conséquences des actes erronés se présenteront dans des conditions où l’homme complet, avec une intelligence et une volonté actives, pourra y faire face en mobilisant toutes ses ressources. Dans les conditions mêmes où il a engagé sa responsabilité karmique dans la vie précédente. En attendant, la mort est une phase de repos et d’intense assimilation pour l’Ego.

Quant au corps psychique abandonné après la seconde mort, il est voué à la désagrégation. On lui donne le nom imagé de coque astrale (en anglais : astral shell) pour signifier qu’il est vide de toute conscience humaine. Ce n’est qu’une enveloppe bourrée d’énergies de désir (un kâma rupa). Privée de toute intelligence et de sens moral, elle conserve cependant, comme une bande magnétique, toutes les informations rela­tives à la personnalité défunte — en fait, tous les skandha y sont comme photographiés. Qu’un médium se mette en rapport avec une pareille entité — en lui offrant les services de sa propre constitution humaine — il donnera l’illusion parfaite aux assistants d’être relié à l’esprit vivant d’un décédé. Mémoire des faits, intonation de la voix, façon d’écrire, de dessiner, tics, habitudes — toute l’information est là, comme dans une cassette de haute fidélité. Il suffit de l’activer par le canal d’un « lecteur » convenable [32]. Pendant ce temps-là, l’Ego est loin. Si l’on peut dire.

Une naissance au ciel

Sauf si l’Ego n’a rien pu glaner — auquel cas la réincarnation presque immédiate est inévitable — une nouvelle métamorphose va se produire. Les éléments spirituels soutirés à la personnalité vont maintenant induire l’élaboration par l’Ego d’un cadre particulier permettant de les assimiler. L’hindou parlerait ici de la production d’un corps céleste indispen­sable pour accéder au svarga. C’est effectivement une période de gesta­tion qui commence. On se prend à songer que l’Ego tisse, de sa propre substance, une enveloppe éphémère qui va faire revivre tout le côté lumineux de l’homme terrestre, et offrir une libre carrière à ses énergies les plus nobles. Le développement de cet enfant céleste dans la matrice de l’Ego a une durée proportionnée à la qualité spirituelle de l’individu. Pendant cette attente, aucune conscience personnelle.

La Théosophie ne s’étend pas beaucoup sur ce point. Vers la fin de la période de gestation, la conscience se réveille par étapes. Peut-être le temps de s’adapter à l’atmosphère céleste où elle émerge.

C’est maintenant une béatitude sans mélange [33]. Enfermé dans les images idéales de sa personnalité sublimée, l’Ego va vivre une expérience sub­jective dont rien ne peut donner une image approchante. L’instant de bonheur terrestre le plus complet, la vision la plus lumineuse ne donnent qu’une pâle idée de l’intensité et de la félicité de cette sorte de rêve, où aucune limite n’existe plus, aucune ombre, aucune contrainte, rien de ce qui mélange ici-bas toujours un peu de fiel à la plus douce ambroisie. Là, tous les élans d’amour généreux, les souhaits non réalisés, les aspi­rations nobles, les désirs de progrès inassouvis, les appels à la justice divine dans les souffrances que l’on croyait imméritées, en somme toutes les énergies de la vie psychique qui ont quelque support de nature spirituelle, tous les besoins légitimes frustrés sont autant de germes qui vont croître et s’épanouir en visions sublimes, en actions vécues, en réalisations sans cesse plus parfaites.

Isolé dans sa sphère, l’être se voit entouré de ceux qu’il a aimés — la mère choie des enfants idéaux qui lui rendent son amour, le philanthrope sert une humanité enfin heureuse et le musicien goûte à l’infini les har­monies sublimes qu’il avait vainement recherchées. Le fidèle entre dans la lumière du Dieu qu’il a appelé de ses prières, selon les images que sa foi lui avait proposées.

L’Ego médite en lui-même sa dernière incarnation — en dehors des limites du temps et de l’espace [34]. Toujours, un présent intense. Dans cet état indescriptible où la personnalité est enfin heureuse, au-delà de tout ce qu’elle aurait pu imaginer, il n’y a plus aucun contact possible avec les vivants. Mais il est dit que la mort n’est pas un obstacle à la force de l’amour entre les êtres.

C’est ici vraiment que l’enveloppe de l’Ego mérite son nom védantique : gaine-de-félicité.

Le retour a l’incarnation

La fin d’un paradis

Illusion que tout cela ! Temps perdu ! murmure le chercheur d’Absolu. Sans doute, mais étape inévitable et bienfaisante sur la voie de la libéra­tion. Si l’homme à l’état incarné était sans cesse conscient de sa nature profonde et se comportait comme un digne ambassadeur du Monarque intérieur, ses actions renforceraient en lui l’empire de ce Roi, il ne se projetterait pas constamment dans des chimères en s’y épuisant — et ce paradis ne serait plus nécessaire.

Il est vrai que ce séjour peut nous retenir au ciel bien longtemps. La Gïtâ avait dit : de très nombreuses années. Dans le cas de l’aspirant-yogi [35].

Pour les hommes que nous sommes, la moyenne de l’intervalle entre deux vies s’établit aux environs de 1000 à 1500 ans. Tout étant propor­tionné à l’ampleur de la moisson d’une vie, on ne peut fixer de chiffre précis, applicable à chaque cas. Dans une maternité, deux enfants qui naissent en même temps ont eu certainement des aventures pré-natales fort différentes : peut-être 300 ans de repos pour l’un, 3000 pour l’autre. Une chose est sûre : le paradis n’est pas éternel, et l’être qui le vit y tra­verse diverses phases, comparables à l’enfance et à l’âge mûr. Et un moment arrive où s’épuisent les énergies qui soutenaient l’Ego dans son rêve : progressivement, il s’en dégage. Et la conscience personnelle, qui a eu son heure de gloire, vient à s’éteindre définitivement.

On dit alors que l’âme a traversé le fleuve du Léthé : rien ne reste plus de l’homme ou de la femme qui a vécu jadis sur la terre. Rien, sinon la riche moisson d’expériences humaines que l’Ego a récoltée, et qu’il a ajoutée comme une perle à « un collier précieux — la succession de toutes ses vies antérieures [36]».

Dégagé des dernières images de sa personnalité évanouie, l’Ego jouit de sa pleine liberté, comme un foyer de conscience universelle… avant que l’heure du retour sonne à l’horloge karmique. Les liens magnétiques qui l’unissent à la terre se réaffirment. Une nouvelle incarnation est inévitable. Mais, dans sa liberté un moment retrouvée, il a une vision prospective de la vie qui l’attend et réalise toutes les causes qui y ont conduit. Mme Blavatsky précise : le « fil d’or » voit toutes ses « perles » et il n’en manque pas une.

Cette vision semble avoir lieu juste avant la naissance [37]. L’Ego y per­çoit les lignes du futur et leur justice. Il se charge de sa croix : un nouvel enfant est né sur la terre [38].

Un être tout neuf

Peu de détails précis sur le processus de la conception : il semble que même avant ce moment une certaine connexion s’établisse entre l’Ego et la future mère. Quoi qu’il en soit, l’enfant se développera sur une trame définie par le karma venu à maturité, sur des programmes où se ré-affirment les tendances et caractéristiques physiques, psychiques et spirituelles des incarnations précédentes.

Pour la Théosophie, c’est un être tout neuf qui vient au monde, bien que porteur de multiples hérédités — celles de ses parents, de sa race et… de son âme. Cerveau et corps neufs. Corps astral nouveau, où va se constituer un nouveau psychisme. Les bouddhistes avaient raison : c’est une conscience nouvelle qui s’établit dans un nouveau domaine. Rien d’étonnant d’ailleurs à ce que le nouvel être ignore tout de ses prédécesseurs : le souvenir des vies passées lui est inaccessible — dans la partie permanente de l’Ego.

Il y a pourtant des exceptions. Ce sont les cas de réincarnation presque immédiate signalés par Mme Blavatsky :

enfants morts en bas âge : avortements, enfants décédés avant d’avoir vécu une vie d’êtres responsables [39],

idiots congénitaux (donc irresponsables).

Si on laisse de côté les cas déjà évoqués des yogis et des bodhisattva, qu’arrive-t-il à ces êtres fauchés par la mort, souvent en pleine vitalité ? Les forces ascensionnelles qui les éloigneraient de la terre sont inexis­tantes, alors que toute la vie qu’ils portent en eux les entraîne au contraire vers l’incarnation.

Ils renaissent donc, mais avec le même corps psychique, les mêmes élé­ments de personnalité; en particulier, avec la mémoire de leur existence précédente. Et, parfois, ils racontent leurs souvenirs. Les adultes n’en reviennent pas. Le prof. Stevenson a dans ses dossiers plus d’un cas qui se range dans cette description.

Ne confondons pas ces exemples avec ceux des hommes grossiers dont l’Ego est rappelé à une incarnation très rapide : ils renaissent en ayant abandonné dans la psychosphère de la terre une coque astrale qui, dans leur cas, peut mettre des siècles à se désintégrer. Un danger public. Notons d’ailleurs que le plus bestial des hommes ne s’incarnera jamais dans un corps animal. La Nature ne revient jamais en arrière [40]. L’Ego ne tombe pas dans n’importe quel corps : le germe idéal de l’en­fant à naître n’est sûrement pas fourni par les parents. Et l’Ego est attiré vers eux par des affinités du passé.

Ajoutons, si c’était nécessaire, que parler d’incarnation pour l’Ego est un peu un abus de termes. Cet Être ne descend pas dans un corps de chair pour s’y enfermer. Il n’est pas dans ma main qui écrit, ni dans votre oeil qui lit. Mais s’il n’animait pas ce corps de quelque manière, nous ne serions pas des penseurs, réfléchissant à la réincarnation.

Des perspectives insoupçonnées

Les anges ont bien de la chance d’être des anges, et nous, bien du malheur d’être des mortels. Pourquoi cette différence ? Pour la Théoso­phie rien n’est arbitraire. Il n’y a pas de miracle.

Tout est, a été, ou sera un homme. Le plus haut des Archanges a lui aussi peiné un jour, sur une terre depuis longtemps oubliée. Mais quoi ? Si les plus sages d’entre les hommes s’engouffrent dans le nirvâna, comment naissent ces Archanges ? Ici la Théosophie est hérétique aux yeux de l’Oriental orthodoxe. Pour elle, le plus long des nirvâna est comme un clin d’œil au regard de l’éternité.

Si l’évolution avait une fin, par immersion dans l’Absolu, tout s’arrête­rait en amont de la chaîne. Il n’y aurait pas de légions angéliques, pas d’Élohim séparant la lumière des ténèbres, pas de démiurges. Aucun Grand Architecte de l’Univers. Parce que toutes ces hiérarchies d’Intelligences et de Puissances à la dimension cosmique, dont c’est la fonction de présider à la naissance et à la construction progressive des mondes, passeraient leur temps béatement à baigner dans la contempla­tion de l’Un-sans-Second… Il n’y aurait pas non plus l’Homme sur cette planète.

Pour épanouir dans l’enfant l’humanité qui dort, il faut des parents atten­tifs qui l’entourent, et induisent en lui l’éveil de ses facultés.

De façon analogue, pour faire surgir le pouvoir de l’intelligence réfléchie dans des monades encore « endormies », mais devenues prêtes à s’éveil­ler, à la suite de leur évolution antérieure, il a fallu l’intervention volon­taire et consciente d’Egos pleinement « adultes », si l’on peut dire. Des Parents divins.

La Doctrine Secrète en parle comme des returning nirvanees, des âmes sorties du nirvâna et revenues sur notre terre, pour apporter à l’huma­nité naissante ce qui, sans elles, n’aurait jamais pu s’allumer spontané­ment avant des éons : le feu de l’intelligence.

Le mythe de Prométhée descendant donner aux hommes d’argile le feu volé au ciel n’est pas une simple légende. Il rappelle un épisode vécu de notre histoire oubliée [41].

Depuis ces jours, comme le Titan enchaîné à son rocher, les Egos sont attachés au monde terrestre. Et l’homme, sans cesse dévoré par le vau­tour de passions illusoires, cherche la délivrance promise.

Un jour, Héraklès, le héros solaire, libérera le Titan qui deviendra immortel.

Mais le nirvâna s’achèvera tôt ou tard. La loi de la Nature reprend toujours ses droits. Il faut continuer la route. Toujours plus haut. Avec cette nuance : l’aide que tu as reçue de ceux qui te précédaient, tu la donneras à ton tour à ceux qui, derrière toi, attendent que tu leur tendes la main. Sans la solidarité des plus petits, le dévouement généreux des cadets, la compassion des plus grands, le cosmos ne serait plus qu’un chaos.

L’utopie ou la mort

Mme Blavatsky a beaucoup fait pour répandre en Occident les doctrines orientales. En les humanisant. Parce que le cœur ésotérique des reli­gions ne peut être une construction desséchée. Témoin le Mahâyâna, témoin la Gîtâ. Plus tard, des intellectuels, à l’affût de l’Absolu, lui ont beaucoup reproché de ne pas avoir anticipé leurs savantes conclusions, avec les termes choisis. Pourtant, un homme ne s’y est pas trompé. Il avait le droit de parler : M. K. Gandhi. A son biographe, Louis Fischer, il déclara, en parlant de la Théosophie [42] : « It is Hinduism at its best » — c’est l’hindouisme dans ce qu’il a de meilleur. Sans doute ne pensait-il pas qu’aux éclaircissements apportés à l’exotérisme de sa religion. Deux fois, il répéta : « La Théosophie est la fraternité de l’homme. »

C’est parce qu’elle pensait que rien n’était plus urgent pour soulager les maux de l’humanité que Mme Blavatsky a choisi d’insister si forte­ment sur des notions comme le karma, la réincarnation, l’indéfinie per­fectibilité de l’homme et la réalité de sa racine spirituelle. L’unité dyna­mique des créatures.

Mais ce n’était pas pour que ses auditeurs n’en tirent que des discours élégants. Et les conseils n’ont pas manqué, de la main de Blavatsky ou de Judge.

Si vous parlez de karma, bannissez-en les visions rabougries — le souci de vous faire du « bon karma », et l’angoisse du « mauvais ». Faites de votre mieux, et laissez les résultats à la Loi. Reposez-vous sur l’Océan de la vie, sans négliger une seule action. Karma aide les âmes à se forger elles-mêmes.

Enseignez sans relâche la réincarnation, la loi jumelle de karma, par laquelle tout progrès est possible; mais ne répétez pas : « je me réin­carne », en rêvant à l’être glorieux (ou dérisoire) que vous avez pu être, ou en convoitant un bonheur futur. Comprenez plutôt l’homme que vous êtes aujourd’hui. Acceptez les douleurs de la naissance, puisque c’est ici-bas que tout se joue. Et si la mort arrive, pour vous soulager un moment, faites qu’elle vous prenne à votre poste. Comme si vous alliez durer toujours.

Quant à la « perfection », chassez tout romantisme. Si vous avez compris qu’il n’y a pas d’autre enfer que celui que se créent les hommes sur la terre, ne tombez pas dans l’illusoire espérance du « salut ». Même en le cherchant, il vous faudrait d’innombrables siècles d’efforts égoïstes. Pendant ce temps, l’ignorance reste la cause féconde de souffrances infinies autour de vous.

L’homme est en construction. Appuyez-vous donc sur la certitude de votre perfectibilité pour vous aider à vous tenir debout. En adultes, confiants dans les promesses de votre nature spirituelle; sans peur, et sans espoir de miracles futiles. Sans orgueil puéril, puisque la meule de la vie broie tout ce qui se sépare de l’unité des créatures.

Si vous cherchez une voie sûre, la voici : prenez au plus tôt conscience de l’unité de la famille humaine, servez-la et aidez les autres de votre mieux à la réaliser.

Sur cette voie, autant que possible, oubliez le « Je-moi », pour le « Je-nous les hommes de la terre. » Ainsi, à votre humble degré, vous imiterez l’initié qui atteint le Logos et perd le sens de son individualité en iden­tifiant son Ego sublimé à ce grand cœur cosmique — qui n’est autre, dans son expression compréhensible, que la collectivité unie des plus hautes consciences spirituelles de notre univers [43].

Sur la planète menacée, la Théosophie a fait appel à l’intelligence et au cœur des hommes. Avec un message d’urgence dont l’intention était transparente.

Éveiller l’humanité au sens de sa vraie destinée, en visant à construire une fraternité à l’échelle mondiale. Et l’avertir des dangers qu’elle cou­rait.

En somme, pour paraphraser René Dumont : l’Utopie ou la Mort. Coincé dans ses contradictions, le XXe siècle s’épuise à chercher une troisième voie. Mais avec chaque année s’alourdit la note karmique que les peuples déchirés auront à régler dans les siècles à venir. Les peuples aussi se réincarnent. Pour payer leurs dettes. Mais quoi qu’elle fasse, l’humanité a toujours soif d’idées spirituelles. Elle attend des éveilleurs qui lui fassent retrouver la source intérieure de ces idées.

« Montre la voie, même faiblement et perdu parmi la foule comme fait l’étoile du soir à ceux qui vont leur chemin dans les ténèbres. »

(La Voix du Silence.)

Chapitre Précédent  Chapitre Suivant

_____________________________________________________

1 H. P. Blavatsky, Collected Writings, 1888, The Secret Doctrine, The Theosophical Publishing House. Adyar (Madras). India, 1979. Cette édition ne comporte aucune des altérations apportées après la mort de l’auteur, dans les impressions successives. Il existe d’ailleurs une autre édition de l’ouvrage, conforme à l’original de 1888, publiée en 1947 par The Theosophy Company (Los Angeles, California USA) toujours disponible à Paris (Compagnie Théosophie, 11 bis rue Kepler).

2 Voir Encyclopaedia Britannica (Britannica Three, 1974).

3 Voir René Guénon, Le Théosophisme – histoire d’une pseudo-religion, op. cit. C’est le recueil officiel des anathèmes – que citent studieusement tous les auteurs « bien informés » qui traitent de Théosophie… sans se donner la peine d’aller aux vraies sources et confondent sans sourciller la vraie doctrine théosophique avec tout le « fantastique » qu’on a pu y rajouter après la mort de Mme Blavatsky. On doit remercier Jacques Lantier d’avoir innové en la matière, en prenant des renseignements plus sérieux, pour publier en 1970 son ouvrage, La Théosophie, dans une collection dirigée par Louis Pauwels (Histoire des personnages mystérieux et des Sociétés secrètes). Ce livre, qui reste forcément superficiel, peut cependant encourager le lecteur à faire une recherche plus approfondie.

4 Émission du 7 janvier 1977. Archives Radio-France, série n° 5027, bobine n° 13.

5 Julius Evola, Masques et Visages de la spiritualité contemporaine, Les éditions de l’homme, Ottawa, 1972, p. 106.

6 Regrettons seulement que les physiciens de l’école nouvelle, qui se tournent aujourd’hui vers le Tao et d’autres sources orientales, ignorent encore la Doctrine Secrète pour élaborer leurs modernes gnoses.

7 Rien que dans la Doctrine secrète, on a relevé des citations de 1500 ouvrages. Selon Louis Pauwels, une équipe de savants hautement spécialisés n’auraient pas pu assimiler tant de matériaux et un tel savoir en une seule vie.

8 Livre publié par Alexandra David-Neel, Adyar (nouvelle édition), Paris, 1972.

9 Voir Science et Conscience, compte rendu du colloque de Cordoue.

10 Que ces archives soient conservées dans les électrons, ou ailleurs, n’a pas ici grande impor­tance. La Théosophie a affirmé leur existence.

11 On a parlé au siècle dernier de cette Grande Loge Blanche des Maîtres de Sagesse. L’idée, noble en soi, n’a pas tardé à être récupérée par toute sorte d’auteurs en veine d’occultisme, et même de sectes et groupements spiritualistes se recommandant de cette auguste source. Les deux principaux inspirateurs de Mme Blavatsky seraient ainsi devenus les obligeants « Guides » de ses successeurs, voire de certains mouvements extérieurs. On a pu aussi voir le portrait de l’un de ces Maîtres (crayonné d’une main malhabile) reproduit dans certain manuel rosicrucien moderne…

12 Idée purement bouddhiste, imposée aux théosophes par les Maîtres de Mme Blavatsky comme condition de leur aide au mouvement.

13 Julius Evola qui est l’auteur de cette « traduction » (Julius Evola, op. cit., p. 107) est ici pris en flagrant délit… d’impré­cision — pour ne pas dire plus. Mme Blavatsky et son disciple Judge n’ont pas cessé de mettre en garde contre la recherche du développement « occulte », de la médiumnité, des pouvoirs psychiques, etc.

14 M. K. Gandhi, An autobiography, Phoenix Press, Londres, 1949, p. 58.

15 Retournant en Inde, Gandhi y trouva plus tard, au sein de l’Indian National Congress (fondé en 1885 par un théosophe britannique A. O. Hume) une pléiade de participants actifs qui étaient aussi des théosophes. En souvenir de ces contributions du mouvement théosophique, l’Inde a émis un timbre spécial, en 1975, commémorant le centenaire de la Theosophical Society, avec son sceau et sa devise : « Il n’y a pas de religion au-dessus de la Vérité. »

16 Les détracteurs de la Théosophie ont mis à ce jeu une certaine mauvaise volonté. Quant aux autres auteurs, certains se sont crus parfois obligés de surcharger de gros traits ce qui était seulement en filigrane, offert à l’intuition du lecteur. Le langage ne sait que matérialiser l’indi­cible.

17 Pour sa part, l’étude comparée des religions, fondée sur des textes et des phénomènes objec­tifs, signale à bon droit les lignes de convergence, sans pouvoir saisir les « chaînons manquants » jalousement gardés dans tous les systèmes d’initiation, ni les ponts reliant ces systèmes.

18 Nous avons d’ailleurs essayé de le faire à maintes reprises. Voir l’histoire du roi Bharata.

19 Notre évolution a pour effet d’humaniser le Soi universel, si l’on peut oser cette expression. L’embryon divin a besoin pour croître d’une nourriture que seule la vie terrestre peut lui fournir ; mais pour sortir de sa matrice — tissée des éléments individuels de l’Ego — il doit s’affranchir des liens de cette construction. L’union finale est l’identification avec le Logos d’une entité humaine qui a brisé toutes ses limites de conscience, et tout sens d’individualité distincte. Ce genre de transmutation relève de l’initiation la plus haute.

20 La notion de corps astral est très souple. Elle traduit l’idée d’une sorte d’enveloppe subs­tantielle servant de base au développement d’une forme donnée d’existence. Il y a ainsi un corps astral somatique, plan idéal sur lequel se construit et s’appuie le corps physique, un corps astral lié à l’activité sensorielle et émotive, à l’activité intellectuelle, etc. (Le corps causal lui-même fournit une base substantielle à la vie de l’Ego.) Ces divisions du corps astral n’ont de sens que dans la mesure où elles peuvent avoir une existence indépendante.

21 C’est une des raisons pour lesquelles il est bien difficile de s’élever très au-dessus du niveau actuel de l’humanité, d’échapper aux « conceptions admises », aux psychoses collectives, etc.

22 Voir Vivekachûdâmani, op. cit., traduction Sauton, verset 208.

23 Voir Théosophie, revue mensuelle, vol. III, pp. 48-53, novembre 1927, Paris.

24 Ces recommandations, émanant d’un personnage vénéré de Mme Blavatsky, contrastent for­tement avec la pratique courante — au Tibet en particulier — consistant à crier à l’oreille d’un mourant les instructions de la religion exotérique.

25 Rien ne peut disparaître de la mémoire de l’Ego. Pour lui ce n’est d’ailleurs pas une mémoire mais « une réalité toujours présente sur un plan qui se trouve au-delà de nos conceptions de l’espace et du temps ».

26 La clef de la Théosophie, Compagnie Théosophie, Paris, 1946, p. 157.

27 Ce privilège marque bien que chaque être subit d’une façon personnalisée l’effet d’une loi générale. Les enquêtes auprès des mourants rescapés confirment bien ce point ; la qualité des expériences est très variable : certains ont parlé simplement d’une succession rapide d’images, d’autres ont nettement compris les conséquences à longue portée de leurs actes ; d’autres ont même fait une sorte d’expérience d’omniscience au contact de l’Être de Lumière (Voir Dr Moody, Lumières nouvelles sur la Vie après la Vie, op. cit.). Rappelons ici le mot de Mme Blavatsky : L’Ego est presque omniscient, dans sa nature immortelle.

28 Les adeptes du yoga spirituel, qui apprennent à maîtriser et purifier tous leurs instruments, savent passer consciemment sur tous les plans de leur nature et y exercer leurs pouvoirs. Prenons garde à cette tentation du « transfert de la conscience » : devenir actif sur le plan astral, ou psychique, c’est se payer le luxe de créer du karma nouveau qui risque d’être encore plus lourd que le karma terrestre que nous traînons. Sans parler des dangers de l’aventure.

29 Dans les cas spéciaux, il faut ranger les suicidés et les individus décédés de mort violente (exécution capitale, etc.) arrachés à la vie en pleine force et avec d’immenses désirs inassouvis. Ils ne sont morts qu’en apparence mais restent pris dans les remous de la zone la plus sensible de leur psychisme. Si les hommes savaient, ils en finiraient une bonne fois avec la peine capitale. Quant au suicide, ce n’est pas un hasard si les religions l’interdisent.

30 Citons par exemple le cas des accidentés, morts avant le terme de leur programme biolo­gique. La Théosophie suggère la possibilité pour eux d’une période d’attente où s’épuise la réserve de vitalité qui les aurait portés à un âge bien plus avancé. Cette attente se fait dans une semi-inconscience peuplée de rêves paisibles. Sauf si ces individus sont morts avec la haine au coeur, ou pleins de désirs bestiaux.

31 Les théosophes donnent généralement le nom de Kama loka à cette phase particulière de la vie post mortem.

32 Si l’on tient compte de ce que le « lecteur » (le médium en l’occurrence) peut en « rajouter », de son propre cru, ou en puisant dans le mental des assistants ou encore dans le mental collec­tif de la Lumière Astrale, on arrive à un ensemble inépuisable de messages possibles en prove­nance de l’« au-delà ».

33 Sauf pour le sceptique endurci.

34 La Théosophie a appelé cet état exalté le devachan, d’après un mot tibétain emprunté à l’exotérisme bouddhique, où il désigne apparemment le paradis occidental d’Amitabha.

35 Au contraire, un yogi entraîné, un initié, apprend à éviter cette longue période d’assimila­tion et de repos, pour continuer sans retard sa progression ou, comme le bodhisattva, oeuvrer au salut des autres.

36 L’Ego est appelé aussi Sutrâtma, l’Ame-fil qui réunit entre elles toutes les perles du collier en un tout. Shankarâchârya précise que la gaine-de-félicité est le produit des bonnes actions accomplies en d’autres existences — ce qui prend tout son sens avec les explications de la Théosophie sur la vie post mortem.

37 On trouve un écho de ce point précis dans l’exotérisme de la Garbha Upanishad qui, comme on l’a vu, en fait une description très « réaliste » et dramatique : l’être qui va naître n’y accepte guère son sort. On croit même au Tibet que le défunt (qu’on imagine exactement comme une personnalité humaine) est capable après ses 49 jours de Bardo, de refuser l’incarnation, ou de choisir telle ou telle destination — ce qui supposerait de bien grands pouvoirs magiques, inconnus des foules superstitieuses.

38 Voir La clef de la Théosophie, op. cit., et aussi l’Océan de Théosophie de W. Q. Judge, Nouvelle édition, Textes Théosophiques, Paris 1981.

39 On fixe traditionnellement à 7 ans l’âge de raison ; c’est à ce moment que l’influence morale de l’Ego commence à se faire sentir et que l’enfant devient créateur de karma, selon le mot consacré.

40 Par la qualité de sa pensée, l’homme est censé non seulement progresser lui-même mais aider aussi les êtres des règnes inférieurs. Comme il échange constamment des énergies et des subs­tances de toute sorte avec le cosmos, il arrive que ces éléments humains aillent vitaliser des règnes inférieurs en les marquant de leur empreinte, noble ou grossière. L’homme ne s’incarne jamais dans un animal, mais ses « atomes vitaux » peuvent communiquer leur magnétisme au monde animal, s’y « incarner » pour ainsi dire. C’est l’explication théosophique de la supersti­tion de la métempsychose.

41 La Genèse, pour sa part, a évoqué le fruit de l’arbre de la connaissance. Rebelle comme Prométhée, le serpent a induit dans les créatures innocentes le désir d’en manger. Un diable ce serpent ? Ne mérite-t-il pas le nom de Lucifer : le porte-lumière ?

42 Louis Fischer, The Life of Mahatma Gandhi, Harper, New York, 1950, p. 437.

43 Comparable en cela à l’Ego humain, le Logos recueille, dans sa lumineuse sphère de Félicité, le fruit de la totalité des expériences des êtres de son univers.