(Revue Être. No 2. 1992)
Le titre est de 3e Millénaire
La compréhension dont nous nous entretenons ici ne peut se dévoiler par l’intelligence, le mental, la réflexion. C’est seulement au moment où, pénétrée, assimilée, elle s’est fondue dans notre totalité, notre globalité qu’il est possible d’employer réellement ce mot ; ayez bien cela à l’esprit. Toutes nos énergies alors se libèrent, s’intègrent dans notre présence silencieuse qui n’est ni intérieure, ni extérieure et nos organes spécifiques destinés à voir, à toucher, à sentir, se développent, s’ouvrent en ce sens.
Découvrez en vous ce qui est immuable, permanent. Vous êtes le connaisseur de tous les états qui se modifient perpétuellement, mais vous ne pouvez objectiver, localiser cette aperception originelle. Être compréhension est en fait une méditation, sans personne ni aucune substance sur lesquelles méditer. C’est un acte pur, vierge de référence, sans appuis, sans but.
Quand je ressens un trop-plein de soucis, de problèmes, j’essaie de lâcher prise. Est-ce là une intention, une volonté, d’intervention ? Pourtant, si j’abandonne les pensées à leur rythme, je ne suis pas sûr que leur extinction se présente et si elle se présente, au bout de combien de temps cela se produira-t-il ?
Prenez conscience tout d’abord de votre corps où se fixent les tensions, les défenses. Laissez s’éveiller cette sensation dans votre observation silencieuse, sans chercher à contrôler quoi que ce soit. Acceptez votre corps, vivez-le tel qu’il est. Vous n’êtes plus complice alors de ce que vous constatez et son état naturel se manifeste. Vous ne parvenez le plus souvent qu’à en viser certaines parties, vous n’en embrassez pas la totalité. Quand une mémoire organique s’éveille, s’installe, vous lâchez prise en un seul instant. Cela se produit au niveau de la perception, là où il n’y a pas de pensées, où nous sommes libérés des jugements, des comparaisons.
Distinguez bien en vous la différence entre l’attention et la concentration. Cette dernière a un but, un résultat à obtenir. L’attention dans le cas qui nous occupe n’est pas dirigée, elle est, je dirais, multidimensionnelle. Tout à fait passive, puisqu’elle n’intervient pas, mais aussi pleinement active et réceptive.
Comment peut-on rattraper les erreurs que l’on a faites au cours de son existence envers les autres, envers soi-même ?
Découvrez qui a fait l’erreur. Lorsque vous êtes libre du concept « je », vous êtes libre de son passé. Tant que vous vous considérez comme une entité personnelle, vous êtes responsable ; cette responsabilité disparaît avec le concept « je ».
Si j’ai bien compris, la responsabilité existe dans la loi de « cause et effet ». Que reste-t-il lorsqu’on passe à l’autre loi d’existence qui est la vie ?
Seul reste un état d’amour dès que nous ne nous sentons plus impliqués dans nos actes.
Ceci n’est pas encore très clair pour moi.
Celui qui vit dans la non-dualité, donc dans un état d’amour universel, ne commettra plus d’actes qui puissent le culpabiliser, cette notion ne se présentera plus à lui.
Une participation consciente à l’action fait-elle partie de notre nature ?
Oui, tant que nous vivons nous ne pouvons nous en exclure.
Quelle doit être l’attitude juste dans ce cas, nous avons des engagements à tenir, des positions à prendre ?
Ces positions s’imposent à nous et nous agissons en fonction de la situation, sans choix ni sélection préconçus.
Cette aspiration à l’unité est-elle ressentie par toute la société. Celle-ci n’a-t-elle pas un dynamisme naturel qui la pousse vers cette recherche ?
Posez-vous déjà la question. Qui est la société ? Vous allez vous apercevoir que vous en faites partie. Elle est composée d’êtres humains, vous y êtes inclus. Les conflits surgissent quand nous agissons en individu isolé, c’est pourquoi une collectivité en compétition se décompose immanquablement.
De même qu’il existe une pédagogie pour chacun, n’y a-t-il pas aussi une pédagogie sociale ?
Oui, mais appliquons-la d’abord à nous-mêmes. La transformation commence par nous-mêmes.
Je m’interroge. Vous nous indiquez que nous ne pouvons rien faire pour nous « trouver », pourtant, il me semble que cela dépend de notre possibilité d’ouverture. Est-ce une grâce qu’il nous faut attendre calmement ?
Ne rien faire signifie ne pas interférer avec la personne. Celle-ci empêche que « cela se fasse ». Sans intention de notre part, la spontanéité surgit, c’est une ouverture totale. Lâchez prise, sinon vous allez agir de façon répétitive, selon des formules, des idées, des livres, des croyances.
Mais cette vigilance constante implique un travail sur soi, dans un premier temps.
Quand vous avez profondément compris que la personne n’a pas d’existence propre, vous êtes forcément vigilant. En général, vous regardez le monde en rapport avec cette entité que vous croyez être. Si au contraire, vous savez n’être rien, une simple cassette qui répète ce qu’on lui a confié — vous connaissez la parfaite humilité, sans référence à un « moi, je » ; et une compréhension immédiate en découle.
Oui, mais dans notre état actuel de conscience, nous n’avons pas franchi ce seuil ?
C’est vrai. Donc, commencez à vous interroger : Qu’est cette image avec laquelle je m’identifie ? — Pourquoi vivre avec l’idée que vous êtes un homme ou une femme ? Il arrive dans la vie qu’on vous le demande, répondez spontanément à la situation, dans ce cas, mais ne vous dites pas tous les matins : je suis de tel sexe. Pourquoi cette restriction ? Voyez ce réflexe sur le vif, dans la vie de tous les jours, en rapport avec les autres.
Le corps n’est-il pas un révélateur ? Il me semble que son écoute peut nous amener à abandonner nos habitudes de penser.
Soyez « compréhension ». Toute votre totalité en sera affectée et un transfert d’énergies en découlera.
Notre éducation ne nous incite guère à être à l’écoute du corps, constamment en réaction à l’instant. Je le refuse ou bien j’y adhère, mais je ne suis pas habitué à vérifier si tel ou tel groupe de muscles est tendu. Par exemple, je sens bien qu’actuellement ma voix n’a pas son timbre normal, on y sent de l’émotivité. En général, la personne en moi refuse cet état.
C’est une défense. Lorsque vous vous dégagez de cette idée et que vous en êtes pleinement libéré, la question ne se pose plus. Rendez-vous compte : votre corps est tout le temps dans un état de répulsion ou d’attraction. Si vous n’y donnez plus de prise, cela s’élimine peu à peu.
Que pensez-vous de la timidité. Comment sortir de cet état ?
Ne cherchez pas à en sortir puisque celui qui le veut fait partie de ce qui est à éliminer. L’oiseau qui désire s’échapper d’une cage tourne en rond, sans trouver d’issue ; il reste dans ce cercle infernal. Voyez-le très clairement, afin que la transformation puisse s’effectuer. La personne-objet est incapable de changer le je-objet, elle a seulement la faculté de l’améliorer. C’est uniquement la conscience aiguë de l’unité qui peut amener le changement.
Nous sommes parfois au creux de profondes dépressions. Vivre ces crises en toute lucidité amène-t-il une véritable prise de conscience ?
Vous ne pourriez parler de dépression si vous n’étiez pas à l’extérieur du processus. Soyez-en conscient et n’attendez pas que la crise devienne profonde pour prendre de la distance par rapport à vous-même, et cela dans votre vie de tous les jours. En plein marasme, du reste, vous n’en auriez plus la possibilité.
Mais le fait de vivre ces moments consciemment, de ne pas se laisser emporter n’est-il pas justement une distanciation et la preuve de la présence stable, tranquille qui regarde le problème se développer ou s’estomper ? N’a-t-on pas alors le pressentiment de quelque chose de précieux ?
De constant, oui, c’est seulement par cette présence que le corps et le psychisme guériront.
Il me semble nécessaire, pour en sortir, d’avoir un accompagnateur dans ces périodes d’angoisse.
Pensez tout d’abord à votre corps, à tous les nœuds qui s’y sont fixés ; observez simplement Vous constaterez au début que vous en avez une conscience très fragmentaire, mais elle s’agrandira peu à peu. Puis, n’ayant pas à l’esprit un résultat a obtenir, un recul se produira automatiquement, vous ne serez plus immergé dans votre corps, il subsistera, seule en vous, votre présence. C’est à ce niveau que le changement s’effectue, comme je vous l’ai dit tout à l’heure.
Le corps est-il ou non un concept ?
Lorsque vous y pensez, oui. Dans sa nature originelle, c’est un percept, vous le percevez, c’est un objet de sensation.
La douleur et la maladie sont-elles un obstacle supplémentaire à la réalisation de soi ?
Ultimement, la douleur renvoie à celui qui la perçoit. Considérez-la comme un poteau indicateur. Se défendre contre elle est une sorte de complicité, nous voulons agir sur elle.
Il serait préférable de ne pas résister ?
Aussi étonnant que cela vous paraisse, le refus de la maladie participe de celle-ci. Cette prise de conscience nous sort déjà du processus et nous conduit à l’acceptation.
Mais, ce malaise nous interpelle !
A un moment donné, l’accent se déplace, vous n’êtes plus englouti dans cette souffrance, elle se perd dans votre observation, dans votre présence.
Le lâcher prise intervient-il immédiatement, je veux dire, en une seule fois, rapidement, ou cela se déroule-t-il petit à petit ?
Comme je vous l’ai maintes fois dit, il est instantané, la compréhension ne se fait pas sur le plan mental. La seule préparation possible consisterait à vous pencher sur ce relâchement de la contraction, dans un espace-temps.
Ne peut-il y avoir une sorte de mise en condition pour l’approche de la réalité ?
Non, vivez sciemment ce relâchement dans le temps ; vous ne pouvez provoquer ce qui n’est pas du ressort du mental.
Mais ce lâcher prise n’aboutit-il pas systématiquement à une sorte de fatalisme ?
Qui pose cette question, qui en vous pose cette question ?
J’ai beaucoup de mal à trouver la frontière entre le laisser-faire et l’absence de volonté
Épargnez-vous cet effort. Abandonnez d’abord l’idée d’être une personne autonome, celle-ci est souvent en état d’agression, de peur pour affirmer son existence ; elle a parfois l’intention de se détendre ; cela ne peut se produire tant qu’elle est attachée à ce qu’elle croit être.
Qu’entendez-vous par relation distanciée par rapport à soi-même dans la vie quotidienne ? Vous avez utilisé cette expression en répondant à une personne qui évoquait un état de crise.
Une distanciation spatiale s’effectue automatiquement au moment où vous constatez quelque chose. Votre main est chaude ; lorsque vous remarquez qu’il y a chaleur, vous vous trouvez en dehors de cette chaleur.
En fait, nous éprouvons une sensation.
Oui, mais cela n’a rien à voir avec l’intellect. Au moment où vous sentez dans vos épaules ou dans vos reins une densité, une douleur, une contraction, dire : « J’ai peur, ou il y a anxiété » ne vous mène pas très loin. En revanche, la sensation permet de vous libérer de la peur. Vous vous rendez compte qu’elle n’est pas actuelle, elle n’est que mémoire.
Au contraire, la situation qui a provoqué cet état est bien actuelle. Faites-y face. Où cette sensation se localise-t-elle dans votre corps ? Les zones en contraction se relâchent au fur et à mesure qu’elles se présentent à votre attention et enfin, vous regardez à nouveau votre problème avec un corps libéré. Voilà comment vous devez procéder.
Cette démarche est-elle une première étape ou un apprentissage ?
Lorsque vous dite « J’ai peur » cette crainte se réfère au passé. C’est parce que vous êtes incapable de visualiser les circonstances connues qui ont fortifié en vous l’angoisse que vous la situez dans le moment même. Pour vous libérer de ce manque de lucidité, restez dans la perception, celle-ci est vraiment vécue ici et maintenant.
Si j’ai bien compris, l’observation du corps à l’instant présent joue le rôle d’un tremplin dans notre quête ?
En premier lieu, veillez à ce que votre observation soit exempte d’interprétation.
« Observation exempte d’interprétation ». Voulez-vous dire un percept sans concept ?
Cela signifie : sans se reporter au fait des choses, au passé.
Qu’entendez-vous par perception pure ?
Une perception sans pensée. Nous connaissons peu ce mode d’agir car nous lui surimposons aussitôt des résonances psychologiques. Le percept est aussitôt conceptualisé.
C’est cette conceptualisation qui nous attache au monde ?
Il existe un percept libérateur mais aussi un autre percept qui donne lieu à conceptualisation. Dans ce cas, vous interprétez, vous justifiez ; c’est une fuite en avant.
Comment sortir de cette relation de cause à effet envers les autres ? Cette question m’angoisse toujours.
Cette relation est illusoire. Quand vous pensez à la cause, où se trouve l’effet ? Quand vous pensez à l’effet, où est la cause ? Ceci est purement mental.
N’ai-je quand même pas, du fait de mes actions passées, des obligations, des dettes envers les autres ? On ne peut nier la notion de résultat. Je ne me sens pas concerné par l’idée de dette morale, mais le regard axé sur le résultat ne pourrait-il être utilisé comme une information particulière pour l’éclairer davantage ?
Voyez à l’instant même que vous n’observez pas. Le choix, la sélection interviennent et aussitôt nous qualifions.
Pourtant, même l’action sans acteur aboutit, semble-t-il, à un résultat concret ?
L’action spontanée n’est pas réfléchie, elle ne se sert pas du mental.
Elle aboutit bien à un résultat !
Cause et effet font un. Quand on envisage un acte du point de vue mental, il y a dualité, mais il y a unité dans l’action qui émane de la totalité. C’est un geste pur, sans différenciation entre acteur et action. C’est toujours une offrande et une offrande ne comporte ni cause ni effet, elle est spontanée.
Je me demande au fond si la pensée issue du mental n’est pas une maladie de la conscience ? Dans ce cas, l’intuition seule doit-elle inspirer nos actes ?
Le mental est le « je » conceptuel. Lorsque vous êtes libéré de celui-ci, l’intellect devient un instrument par lequel la conscience se prolonge en quelque sorte, s’objective, s’offre. Quand l’observation est pure, ce qui en découle l’est aussi ; il en surgit l’intuition. C’est une instantanéité. Libres de la mémoire psychologique, de toute anticipation, nous sommes amenés spontanément à la Présence.
Soyez vigilant. Tant que vous attribuez une existence au concept « je », le moi anticipe et vous êtes entraîné inexorablement dans un courant de devenir. Voyez-le clairement ; cela se manifeste déjà sur le plan corporel, dans le « vouloir atteindre ». Comprenez qu’il n’y a rien à atteindre ; tout est virtuellement là, immanent, actuel. Ne cherchez pas ; vivez simplement l’heure présente.