E. Pearon-Laroute
Explorations et traversées

l’Inde dès l’origine de sa pensée a observé et voulu expliquer rationnellement les phénomènes de la nature et de l’esprit, comprendre les rapports entre l’une et l’autre ; les noter, abondamment, — nulle littérature d’observation, dit Mircea Eliade, n’est plus riche que la sienne, — pour que ces observations puissent servir. La pensée philosophique indienne n’est pas mystique seulement, elle est peut-être avant tout utilitaire, c’est celle de l’observateur, du savant, de l’instructeur. Pour de telles données synthétiques qui établissent de continuelles et vivantes corrélations entre tous les plans de la vie, le seul langage possible est celui de la poésie.

(Revue Le Lotus Bleu. Juin-Juillet 1980)

Le REEL… on a trop répété qu’il est inabordable, pour de multiples raisons, et de plus en plus écrasantes dans tous les domaines humains. Et pourtant, il est l’essentiel, l’essentiel vital. Un beau jour, je me suis demandé si une voie d’approche de ce problème ne pouvait pas être cherchée dans les aurores de nos races, dans la pureté de nos aubes premières, exactement là où s’éveille la clarté de la Tradition dite Eternelle dont nous vivons encore et toujours, tant bien que mal, — là où les racines de l’arbre plongent en plein ciel et aussi en plein mystère…

Ce n’est donc pas par pure curiosité littéraire que j’ai recommencé la lecture du Ramayana ;  d’ailleurs, Mircea Eliade et Filliozat, après Alain Daniélou qui travailla deux ans à la Bibliothèque d’Adyar, sans compter Charon le physicien, et Kalakshetra aux magnifiques revues d’art et d’histoire, poussent à reprendre ces lectures non en commentaires seulement, mais en lecture exercice occulte inconnu ou méconnu. Pour découvrir, et pas seulement savoir… Une précision d’abord : Filliozat précise bien qu’il faut se débarrasser de ce préjugé, de cette idée fausse, d’une Inde mystique, rêveuse, qui vit un songe et en rêve ; non, l’Inde dès l’origine de sa pensée a observé et voulu expliquer rationnellement les phénomènes de la nature et de l’esprit, comprendre les rapports entre l’une et l’autre ; les noter, abondamment, — nulle littérature d’observation, dit Mircea Eliade,  n’est plus riche que la sienne,  — pour que ces observations puissent servir. La pensée philosophique indienne n’est pas mystique seulement, elle est peut-être avant tout utilitaire, c’est celle de l’observateur, du savant, de l’instructeur. Pour de telles données synthétiques qui établissent de continuelles et vivantes corrélations entre tous les plans de la vie, le seul langage possible est celui de la poésie. Le poète prévédique ou préaryen, dont l’œuvre plus tard sera traduite et écrite en sanscrit, n’est nullement un rimeur ou un diseur agréable de choses d’ailleurs fort diverses ; il est lui aussi un savant, mais aussi un psychologue, un voyant, un prophète ; pleinement il a l’imagination créatrice divine sans laquelle l’homme ne peut rencontrer ni saisir la vérité, qu’elle ait pour lui la forme du divin ou de la beauté ou de la connaissance ; savez-vous qu’actuellement aux Indes le poète est défini comme celui qui se souvient de ses existences passées pour en cueillir la saveur, l’arôme, — le RASA disent-ils — émané des expériences passées, achevées et mûries qui s’enracinent dans l’éternel psychisme de l’entité sans cesse renaissante, par des racines immémoriales ? Et d’emblée, nous voilà déjà face à face avec un des grands sujets du Ramayana, avec la psychologie la plus moderne, celle de Rhine et de Jung, mais encore avec la physique nucléaire de Costa de Beauregard, de d’Espagnat, de Charon… Alors on va y regarder de plus près, de très près…

Revenons à nos poètes six ou sept fois millénaires. L’un d’eux, c’est Valmiki. Les poèmes, le Mahabharata et le Ramayana. Deux épopées, ayant pour héros Arjouna et Rama. Chez nous, il y a eu les Chansons de geste, celle de Charlemagne et la Chanson de Roland.

Toute civilisation commence ordinairement par une conquête, chantée ensuite par un poème, une épopée, écrite non par cruauté ou par malice ou par orgueil, mais simplement comme une affirmation d’un ETRE qui apparaît jailli on ne sait trop de quoi… mais gros de l’avenir, une race, ou un individu ou une civilisation, qui s’affirme en face des autres et en face de lui-même et d’un avenir qu’il assume dans sa parfois brumeuse perspective. Mahabharata et Ramayana racontant ainsi chacun à leur manière la conquête aryenne de cette Inde prévédique qui était et depuis longtemps sans doute un continent multiple en humanités diverses sur des paysages multiples ; c’est la naissance ou plutôt la gestation d’une civilisation dont nous participons ; l’un et l’autre poèmes contiennent donc bien plus que des récits de batailles, tous deux convoient des idées fondamentales, des idées innées ; qui vont servir de trame jusqu’à la fin du cycle qui commence : la Bhagavad-Gita et son actualité le prouve amplement à elle seule. Par contre, on ne connaît guère le Ramayana, pourtant singulièrement actuel lui aussi, comme les Védas, dans la physique la plus moderne, et l’on ne s’étonne plus de tant de leurs citations qui commencent, émaillent ou terminent des causeries ou des exposés par exemple de Costa de Beauregard pour ne citer que lui, sur la physique relativiste quantique et les expériences sur les particules, au CERN ou ailleurs. J’ai même entendu un de ces physiciens ajouter : « …les Védas et les Upanishads sont en avance sur notre science qui n’a pas encore découvert tout ce qu’ils contiennent de science vraie, et ils sont le calque sur lequel nous avançons ». Alors, encore une fois, regardons ce Ramayana de très près…

Il a été composé avant 2800 av. J.-C., certains indianistes pensent même avant 3800. Œuvres immenses… le Mahabharata compte 18 livres ; le Ramayana en ma possession, 720 pages… ce que je vais en dire n’est que la réflexion depuis avril dernier sur les 48 premières pages, et en négligeant de si nombreux passages pourtant bien intéressants à divers points de vue… Cette épopée est une œuvre monumentale, Bible et Gnose même de Princeton ! ! ! et plus encore, qui raconte le drame de Rama à qui son épouse Sita est enlevée et qui va la reconquérir chez ses ravisseurs. Alors, vous me dites : mais c’est l’Iliade ! ! ! précisément, en avance de quelques dizaines de siècles sur Homère, et ce n’est pas tout à fait la même chose… passons.

Sans préambule, le Ramayana commence ; absolument non situé. Daçaratha est roi dans une ville immense et magnifique longuement décrite ; elle a été fondée par le Manou, le Chef du Genre Humain, çà nous dit tout de suite quelque chose… Depuis quand est-elle fondée ? et depuis combien de temps Daçaratha en est-il le roi ?… aucune indication ni de lieu ni de temps ni de climat, on est dans un espace et un temps sans situation ni dimension… Continuons ; autour de cette ville s’étend un vaste royaume, riche, bien peuplé, heureux. Un Eden ! … mais dans sa capitale, le roi, lui, n’est pas heureux : il a bien trois épouses, seulement il n’a pas de fils. Et c’est grave quand on est roi… En désespoir de cause, il fait appel à Vaçishta, — qui arrive, on ne sait d’où ni comment, — et il lui demande de célébrer un « açvamadha », le sacrifice du Cheval, la cérémonie la plus puissante et la plus sacrée. — (elle sera célébrée aussi par les Celtiques sur les rivages de l’Océan de l’Ouest) — et Vaçishta se charge du sacrifice, arrange tout, et magnifiquement. Or, au moment le plus solennel du rituel du feu… « apparut un Etre d’une splendeur admirable, qui apportait dans un vase d’or un breuvage divin de la part du Souverain Maitre des créatures, pour les épouses du roi… ». Et vous dites : un philtre, comme dans Tristan et Yseult, et vous avez raison ; seulement ce n’est pas un philtre d’amour, mais de fécondité, ou de fécondation… ce qui fait penser que c’est le Maître des créatures qui donne les fils à celui sur terre qui peut alors devenir le père selon la chair, un simple « exécutant… » et les réflexions là-dessus peuvent aller loin…

Naîtront quatre fils : Rama, de la première épouse ; Lakshamana et Çatrougnha de la seconde, Bharata de la troisième. Et un peu plus loin on apprendra que chacun de ces quatre fils est une portion de Vishnou lui-même ».

Quant à Vaçishta, il est parti aussi mystérieusement et silencieusement qu’il est arrivé. Il semble bien que le roi ne lui ait même pas dit merci… IL AVAIT FAIT CE QU’IL AVAIT A FAIRE PARCE QU’IL ETAIT CE QU’IL ÉTAIT… l’inverse de la formule est aussi vrai, c’est à retenir, et on ne parlera plus de lui, non plus que des trois épouses du roi… disparus…

Mais les quatre fils sont bien là, ils grandissent en force, en sagesse, en amitié ; dignes rois en perspective. Pas d’aventures, aucun fait ; le temps passe ?… Rien ne le mesure : existe-t-il seulement ? ni années ni saisons ni moussons… Il semble que tout ici vive dans le calme d’un Eden avant la pomme : la création ne serait-elle pas terminée ?… et à remarquer enfin aussi qu’il n’y a aucune indication de vêtements ni pour les gens de ce pays ni pour le roi ni pour ses fils : tous vont tout nus, comme Adam et Eve avant leur triste sortie du Paradis terrestre ?… Ni négligence ni oubli ni impuissance du poète : tout cela vise à mettre en valeur une INTERIORITE par laquelle chaque être est lui-même et par lui-même en dehors de toutes circonstances extérieures, de tout désir, de toute activité ; cette Intériorité se suffit à elle-même, elle est la Réalité sous la Maya… et les vêtements comme le temps comme l’espace, tout cela est Maya ! … Le génie de Valmiki, c’est de le dire toujours sans le dire jamais.

Donc, le temps passe, et dans ce temps sans temps arrive un autre ascète, Viçvamitra. D’où ? comment ? qui est-ce ?… Pas un mot là-dessus. Mais la preuve qu’il est bien vivant, — hélas ! — c’est qu’il a des ennuis : son sacrifice est sans cesse interrompu par les Rakshasas, ces démons noirs venant des enfers de Bali, et il vient demander à Daçaratha de lui donner Rama pour protecteur. Comment, par qui connaît-il l’existence de Rama et sa valeur ? encore un mystère : par clairvoyance ? par coexistence de toutes les consciences dans l’invisible et indivisible Intériorité omniprésente ? ou coprésence en elle de tous les faits comme de tous les êtres ? — trois hypothèses envisagées par les sciences humaines d’aujourd’hui, entrevues sinon formulées ouvertement en parapsychologie ou dans la synchronicité de Jung et de Maria von Franz… Daçaratha donne son fils Rama, tout simplement, et Rama accepte aussi simplement de partir ; ni hésitation ni adieux, comme si la séparation n’existait pas… tous trois s’en vont, Viçvamitra, Rama accompagné de son indéfectiblement fidèle demi-frère Lakshmana, d’abord vers le lieu du sacrifice. Ils rencontrèrent un fleuve, le Sarayou : épisode bien curieux… et puis, les démons abattus par les invincibles flèches de Rama, ils marchèrent, traversèrent des pays, rencontrèrent des gens et un jour le roi Kouçanabha, — roi de quel pays inconnu autant de la géographie que de l’histoire, sauf erreur et ignorance de ma part, — et là commence l’épisode de la GANGA, que je vais vous raconter, ou plutôt Viçvamitra vous le raconte.

… « Un roi autrefois, bien avant Kouçanabha, eut une fille dont les mérites au cours de son existence furent tels qu’au moment où elle allait entrer dans le séjour des Immortels, elle fut changée en un beau fleuve aux ondes claires qui roule et rôde en Swarga, bien au-dessus des plus hautes cimes du plus haut Himalaya, et ses trois lits doivent purifier les trois mondes. Or, purifier et créer, c’est ici une seule et même chose. Qui donc a changé l’admirable femme en fleuve sacré ? Viçvamitra sait cela aussi : c’est un Avatar, un dieu qui a paru pour cela, et disparu ensuite, Celui qui soutient l’univers, Celui qui EST, son nom l’Inconnaissable, son lieu l’Insondable, Il en apparaît, en sort, disparaît quand Il y rentre, sans cesser jamais d’être pareil à Lui-même, — et un physicien en dit autant tout pareil de la particule, aussi mystérieuse et énigmatique, visible, j’aime mieux dire « visibilisée » dans la chambre à bulles, les laboratoires du nucléaire… autant que cet Avatar transformateur dans un mode d’énergétique transcendante aussi riche d’actualisations diverses…

Pourquoi, — autre question, — cette conscience humaine changée en fleuve, ce psychisme supérieur transmué en apparemment de la matière, liquide soit et sur un plan divin ? transmutation… Viçvamitra va répondre : c’est que ce fleuve céleste appelé la Ganga est voué à une première mission, laver et purifier et recréer les 60.000 guerriers dont « Vishnou a fait d’un souffle de Sa bouche un monceau de cendres »… Hé ! mais la terre a connu de ces nues ardentes dévastatrices et meurtrières de populations entières, et non seulement la terre, mais les cieux aussi, on va en reparler.

Seulement, cette Ganga, ce fleuve d’En-Haut, ni rien ni personne, pas même les dieux, pas même Brahma, n’ont jamais pu la faire descendre de son transcendant thalweg supra terrestre. Pourtant, un roi ascète a passé 30.000 ans en austérités continuelles, son successeur 32.000 ans, le troisième 20.000… sans résultat… Enfin, le roi Bhagirata a finalement obtenu, ascète lui aussi, de Brahma « l’auguste Maître des créatures », une explication et un espoir : tombant des cieux si hauts, la Ganga briserait entièrement la terre noyée sous le choc énorme de ses flots ; il faut, roi Bhagirata, que tu supplies le dieu ÇIVA de supporter Lui-même ces cataractes… Je ne vois pas dans le monde entier une autre puissance capable de subir l’impétuosité écrasante de ce fleuve venant d’un ciel si haut… ». Le roi supplia donc ÇIVA MAHESVARA, et le dieu accepta de dire à la Ganga : « descends ! » — mais Lui-même, pour recevoir cette immensité mouvante… « ouvrit de tous côtés la vaste gerbe de son djata, formant ainsi un bassin de plusieurs yaudjanas et semblable à la caverne des montagnes… » et la Ganga précipita son énorme flot « sur la tête de Çiva infini dans sa forte splendeur », et là, rapide, puissante, vivante, elle erra sur la tête divine « pendant toute une révolution du soleil, c’est-à-dire combien de temps ? ne cherchons pas : nous sommes ici également errants sur les confins où l’éternité esquisse ses coutures avec le temps de l’univers…

Et Çiva enfin mit en liberté « l’immensité tumultueuse gorgée de lumineuses hauteurs et d’altières altitudes », mais avec mesure, avec précaution, on pourrait presque dire avec parcimonie, car « sur une seule des nattes de sa chevelure, sur une seule mèche de ses cheveux »,  Il permit à l’eau énorme en volume et en force de couler, en un chenal menu, en un filet contenu, maîtrisé, apaisé, filtré… Çiva Maître de la Ganga… et tous les dieux regardaient, attentifs, ce spectacle d’une création modelant d’un nouvel aspect vivant une création accomplie depuis des temps impossibles à savoir… Est-ce que cela ne signifie pas l’ouverture d’une ère nouvelle, en quoi dans la terre ou dans l’homme, ce n’est pas un commencement ; ce n’est qu’une date, dans l’histoire immémoriale de la terre ou peut-être de ce cosmos, préparée parce que prévue par ce mystérieux Avatar, cet Inconnaissable tapi en son Insondable intemporel et non dimensionnel ?

La Ganga comme tout fleuve creusa sa propre vallée, la conduisit jusqu’au monceau de cendres des 60.000 guerriers, les lava, les ranima, les remit debout vivants qui marchèrent parmi les flots, les poissons et les reptiles, les dauphins et les dieux, et les Rishis qui regardaient et se souvinrent, les Apsaras qui dansaient parmi les Gandharvas musiciens… et la Ganga atteignit finalement le Grand Océan. Alors, Brahma en fit de nouveau un être humain, la fille du roi, la nomma Bhagirati, qui est versée « dans la plus suprême science des vertus ». Et le récit ne parle plus d’elle, — ce qui n’empêche pas le Gange de couler et d’emporter l’eau des neiges de ce Çivahimalaya les plus hautes de la terre vers l’immense delta complexe comme la vie, en lavant toujours les cendres des morts devant la sainte Bénarès dont on dit l’antiquité fabuleuse ?…

Suivent dans le Ramayana ces trois lignes que je vous lis textuellement : « … ce récit de la descente de la Ganga apporte à ceux qui l’entendent richesse et renommée, longue vie, le ciel de Brahma et la purification des péchés, celle qui est libération ». — Ainsi le poète, — n’est-il que poète ? — rituellement bénit les auditeurs ; la révélation vient d’être donnée, car c’en est une et immense, le geste de l’initiateur se lie à celui de l’instructeur, le geste de l’homme à celui de Çiva, indissolublement, — et j’ose dire ici que Rukmini Davi le sait fort bien, et Kalakshetra aussi…

Révélation de choses cachées par le symbole ; ici par un pluri-symbole — et plus encore. Que l’on retrouve chez les Grecs, dans la Bible, dans la Gnose, dans la Doctrine secrète, en Egypte et chez Teilhard de Chardin. Dans tous les temps et sur tous les plans à tous les niveaux. Cette vision cosmique spiritualisée — ou cette vision spirituelle cosmiquisée — contient des registres de grandeurs et de valeurs que notre imagination occidentale ne peut associer que patiemment, difficilement, en analyses successives de contenus pour nous hétérogènes, en explorations autour de cette Montagne Mystique, peut-être la première de toutes dans l’émergence de ces lieux sacrés parmi les foules humaines qui n’ont jamais cessé de graviter à leur pied…

Dans la Bible, Jéhovah partage les eaux et dit à celle d’en bas : tu n’iras pas plus loin ; mais il y eut le Déluge… lequel n’a rien à voir avec la Ganga, car, elle, elle est un don préparé pour la terre, un don divin voulu, un don d’amour, de vie, d’intelligence, qui va faire exister, qui va renouveler et recommencer des séries d’existences, faire surgir des manifestations de cet Energétique aux modulations cycliques infinies, et devant cette surrection créatrice nouvelle ou renouvelée, comment ne pas songer aux Seigneurs du Mental, aux Fils du Feu, enfin à Prométhée ? car enfin Çiva c’est Prométhée ! … Seulement, dans le Ramayana, cette mythologie scientifique histoire et transmission de la Connaissance immémoriale en une insurpassable poétique, ce Prométhée est d’accord avec le suprême Brahma, sans dissonance ni jalousie donc sans faute ni punition : encore une fois on est ici dans l’Inde préaryenne, pas en Grèce, il s’en faut — comme entre le Ramayana et l’Iliade — d’une pincée de millénaires — et aussi d’une vision tout autre de mettons la réalité, celle des humains devenus hommes, peut-être…

Donc, Çiva maître de la Ganga. Du flux de la vie, d’une vie supérieure, transcendante, intégrée. Maître du YOGA du millénaire, l’authentique, le total. Le yoga et la vie sont essentiellement maîtrise et filtrage. Et le cerveau humain, comme tous les organes des sens, est d’abord filtrage. Car nous recevons nous aussi sur la tête et par tous les accueils de l’entité humaine, à chaque seconde, « le flot tumultueux inimaginable » d’informations de toutes sortes dont chacune est une connaissance et une source d’énergie vivante supplémentaire à toute la connaissance-structure-organisation-existence que nous sommes, à tout le Vivant dans tout notre système ouvert, réceptif, mémorisant, évoluant. Ce supplément d’information-connaissance-vie, les savants appellent çà la néguentropie, c’est le contraire de la diminution, de l’épuisement de l’énergie, épuisement normal qui condamne à la mort par cette diminution et finalement à l’inertie et au froid notre planète après nous… Mais ce flot inimaginablement nombreux et divers, intolérablement submergeant, nous le filtrons : Çiva avec nous, Çiva en nous… Un chiffre seulement pour mesurer cette continuelle innombrable inondation personnelle : chaque mm3 de notre matière grise contient 40.000 neurones, à 2 prolongements chacun, chacun d’eux portant des dendrites et des synapses, — des commutateurs si vous voulez, mais tous vivants et sélectionneurs, — en nombre variable, jusqu’à des centaines ; — d’ailleurs nous pouvons volontairement en multiplier le nombre, — mettons seulement 50 par neurone (c’est peu…) — ce qui fait : 40.000 x 2 x 50 = 4.000.000 d’informations par mm3 et par seconde ou fraction de seconde. Or, toute la surface des circonvolutions de notre cerveau est occupée par une couche de matière grise… Un physiologiste actuel soutient que 10.000 idées nous passent par la tête à chaque seconde. Et que ferions-nous de tout ça à la fois si on pouvait l’attraper ?… ou bien on deviendrait fou, ou bien on serait dieu… Heureusement, le filtre cérébral ne retient que ce qui est acceptable, utile à la vie du moment présent et de l’être actuel, pour sa sauvegarde et son évolution normale présente et vers un futur mesuré. Et le filtre sensoriel ? la vue par exemple ?… Eh bien, supposez par exemple que nos yeux puissent voir notre petit monde corporel avec ses colonies grouillantes de microbes habituels sur la peau comme à l’intérieur de notre organisme physique, sans compter tous ceux de l’extérieur, air, eau, linge, maison… probablement ce serait une vision d’horreur devant laquelle le plus endurci reculerait avec des cris et des frissons de dégoût et de peur panique ! … Or, ce filtre sensoriel comme celui du cerveau ont été minutieusement, longuement élaborés au long de millénaires de millénaires ; c’est toute l’extraordinaire évolution qu’il faudrait retracer de ces fibres, de ces nœuds, circuits, complexifications, d’interférences, de relais, de tamis multiples merveilleusement, agencés par un technicien plus merveilleux encore !… la chevelure de Çiva… toujours humainement présente non plus il y a des millénaires, ni sur l’Himalaya, mais sur ma tête, dans mon crâne et dans mes nerfs et en chacun de nous et partout et toujours et à chaque jour et à chaque seconde… et pas seulement en moi, en vous, mais partout, dans la nature, d’abord : filtre mathématique des densités, des combinaisons chimiques, des sèves végétales, des reins et de la peau… de toute hydraulique, des métallurgies, de la pharmacie et des laboratoires, et de toutes les études, techniques, intellectuelles, spirituelles… le filtrage est nécessité reconnue et méthode acceptée, de l’école maternelle et du premier essai de l’artisan à l’Instruction du plus grand Maître. La science n’est possible et n’est ce qu’elle est que par ce filtrage des choses, des faits, des idées, des concepts, séculairement exercé pour aboutir aux analyses de plus en plus exactes, à des spécialisations de plus en plus fines, aiguës, qui sont encore autant de tamis ajoutés au grand filtre omniprésent imposé. Toute cybernétique, matérielle ou vivante, ordinateur ou métabolisme, filtrage en vue d’une action, d’une activité, d’une fonction, dans la nature ou dans l’homme, — sans quoi l’évolution et nous aussi avec elle ! — risquerait fort de s’embrouiller dans ses propres richesses désordonnées, d’emmêler les fils de ses tissages simultanés et superposés, d’aboutir à s’empêtrer dans un inextricable chaos après avoir essayé de s’en sortir… ce limitatif filtrage est sa sauvegarde et la nôtre, et il nous avertit miséricordieusement que notre microcosme humain n’est pas encore bien prêt à sa coexistence avec ce Cosmos dont pourtant nous faisons partie intégrante substantiellement et psychiquement.

Et cela nous amène à remarquer que nos limitations même ne manquent pas de signification pour la recherche et même la découverte, la qualification si l’on peut dire de ce Réel poursuivi. Elles sont les signes patents d’une sagesse qui a fléché sa propre voie pour nous l’indiquer du même coup : la terrifiante Ganga devient maternellement protectrice… et nous sentons ainsi jusqu’au plus profond atteignable du cosmos, de la nature, et de nous, — humblement, — un des visages visibilisés de ce Réel-Intériorité soutenant de son amour secret, indéfectible, intelligent, silencieux, la plante universelle croissant parmi ses paramètres cosmiques et les paramètres du transcendant, ses soutiens et ses guides. Le Réel, bien que lointain, inaccessible nous dit-on, nous sourit ainsi à travers nos nécessaires et providentielles béquilles, nous sourit de part et d’autre de nos œillères, Lui qui est d’ailleurs l’auteur et la substance de ces béquilles et de ces œillères…

Explorons encore, il y a d’autres chemins à entreprendre. L’eau divine de la Ganga a fait revivre 60.000 morts, transformé les cendres en chairs vivantes, en puissances d’action et d’avenir. Revivre, recommencer, ou plutôt continuer, réemergence, renaissances qui ne sont pas l’Eternel Retour et qu’on a tendance à désigner par « réinformation » par suite de la collision actuelle Physique-Parapsychologie, — évolution recyclant : idée essentielle, de base, dans la Doctrine Secrète bien sûr, et dans Eschyle et Origène et Giordano Bruno et Teilhard de Chardin et toutes les cosmologies modernes et les sciences humaines aujourd’hui, qui toutes affirment que c’est non seulement possible mais certain, et loi générale qui a de loin précédé Adam et Eve…, les individus, les peuples, les systèmes solaires, les univers, tous naissent et meurent pour revivre les uns par les autres et les uns dans les autres… Et en particulier les étoiles meurent en brûlant, et de leurs cendres se rebâtissent d’autres systèmes, leurs fils et frères, et que peut-être notre propre système est né d’un de ces incendies-explosions d’une supernova il y a quelques dizaines de milliards d’années… On observe en ce moment une de ces explosions, qui eut lieu réellement il y a 100 millions d’années… et qu’on regarde aujourd’hui projeter dans toutes les directions la matière expulsée de l’étoile explosant, et c’est cette matière, cette cendre de l’auto combustion foudroyante qui fournit les matériaux pour les futures accrétions planétaires ou solaires (qui sont peut-être déjà en promenades dans quelque jardin futur de l’univers…) et je me demande alors si le FIAT LUX de la Bible ne serait pas quelque souvenir mémorisé du comment de cette explosion créatrice de notre monde dans un des bras en spirale de notre nid, cette Voie Lactée si maternellement nommée ? — souvenir! étonnamment persistant, que renouvelle curieusement le Big Bang de la théorie moderne ? et encore une fois pourquoi pas : la mémoire est l’un des mécanismes les plus profonds et des plus stupéfiants de TOUT univers.

Donc, combustion, cendres. Mais pour que la perspective ouverte par le Ramayana soit complète, il faut envisager aussi « le monceau de cendres » qui reste dans l’étoile éclatée, cette fournaise très vite allumée et très vite éteinte : « un souffle de la bouche de Vishnou »… Tout le drame de la supernova se joue en quelques jours. Ce « monceau de cendres » va devenir le fameux trou noir des astrophysiciens. Ils vont nous renseigner sur cette SUITE ET INVERSE de la nova : elle éclate, illumine et disperse ; lui, il concentre et invisibilise si j’ose dire ainsi. Et pourtant on le connaît… Si stupéfiant que ce soit, cette information voyageant pendant des siècles d’espace, arrivant enfin de l’insondable profondeur qu’elle seule vient révéler, ce signe qui vient nous toucher de la vie prodigieuse d’un incalculable nœud d’énergétiques au-delà de toute mesure… CELA nous arrive, à nous, les tout petits lointains incommensurablement exilés, ces minuscules errants d’on ne sait où vers on ne sait quoi, et pourtant en dépit de notre personnelle insignifiance et de notre si courte finitude, RELIES à tout ce cosmos par un centimètre cube de globe oculaire, par un électromagnétisme insensible mais illimité, par ce psychisme inconnu né d’une intériorité inexplorée encore, et surtout peut-être par cette attention fragmentée pourtant constante d’araignée curieuse aux aguets sur un fil de sa toile tendue où le cosmos de temps en temps se prend une aile… et c’est peut-être alors le Réel tout entier qui fait tressaillir la toile ?…

Donc, certaines étoiles, selon des lois physiques probablement inéluctables, brûlent tout leur combustible, et ça finit toujours très mal : par le fameux monceau de cendres. Lesquelles cendres sont par les savants appelées « neutrons », des particules qui ne savent dire ni oui ni non, sans polarité, qui s’empilent, s’écrasent les unes contre les autres en un magma de densité de plus en plus énorme ; ça finit par faire une sorte de boule d’une nature absolument autre que celle de l’univers qui la contient, qui n’a plus rien de pareil au reste ; ça devient comme un cimetière globulaire de matière complètement amortie, un tas gigantesque d’inertie absolue solidifiée, c’est du TAMAS endormi, de la paralysie entassée, qui continue de s’effondrer sur soi-même et de s’alourdir encore et qui fait régner autour de lui par sa formidable attirance gravitationnelle des courbures ultrapuissantes d’un espace dévorateur qui attire et avale tout ce qui passe à sa portée, l’absorbe en son tourbillon incommensurable ténébreux dont plus rien ne peut plus sortir, de ce trou noir engloutisseur comme le maelstrom d’une apocalypse de galaxies ; inertie et masse y deviennent incalculables et alors, le temps et l’espace y perdent leur nature, ils s’échangent l’un en l’autre, le temps y devient espace, l’espace y devient temps, le vertigineux mouvement giratoire y est en même temps immobilité et simultanéité ; peut-on aller plus loin, extrapoler jusqu’à dire : la vie y est devenue mort, la mort va devenir vie ? et les physiciens disent OUI… et ils l’expliquent : ce trou noir qui avale tout avale par conséquent sans cesse de l’information, qui est aussi connaissance et organisation ; donc le trou noir accroît sa richesse, son ordre, sa vie (même si elle ne ressemble pas du tout à ce que nous mettons sous ce mot) et cet Espace Temps complexe présente finalement les caractéristiques de ce que la science appelle « l’espace du Vivant », tout d’abord l’espace de la mémoire ; c’est-à-dire l’espace du Pensant, qui reçoit l’information, qui la garde, l’intègre, et la remémore au rythme — pour l’électron — de 10 puissance 23, soit 1 suivi de 23 zéros… tours à la seconde… et qui contient constamment l’information enregistrée de TOUT recueillie depuis l’ultime fraction de seconde où ce nœud d’énergie s’est enroulé d’elle-même à elle-même, et tous deux à jamais ensemble…

Et ce n’est pas encore tout. Il nous faut faire un pas de plus dans cette exploration. Ce trou noir a donc avalé systèmes ou galaxies peut-être — (on pense d’ailleurs qu’il y a un trou noir au centre de chaque galaxie et que d’autre part — parallèlement chacun de nous est personnellement un trou noir également…) Mais il a englouti en même temps les infra psychismes, les psychismes, les supra psychismes, les consciences et les instincts ; les pensées, les idées, les spiritualités, tous liés indissolublement à cette matière-énergie-conscience à tous les niveaux qu’elle a pu atteindre. Et ce tout-tous devient ainsi un amas de présences latentes, d’intériorités multiples, de puissances mentales devenues silencieuses, tout cela devenant aussi d’une densité prodigieuse… avec des tréfonds insondables dans cette simultanéité de tout ce qui fut depuis cette profondeur du passé cosmique prolongé en arrière jusqu’à cette manifestation enjambant cet horizon inapprochable qui n’est pas lui-même un commencement ?… sans compter tout l’avenir enclos non seulement dans ces promesses du passé — karma cosmique — mais dans l’éternel présent indivisible, et dans les alchimies préparées des devenirs d’univers à naître. Le trou noir est ainsi une omniprésence d’intemporalités, une totalité des totalités, un ensemble d’ensembles, ce qui est la définition même de Dieu dans une théologie actuelle.

Alors, qu’une Ganga surgisse ou tombe, venant d’une source énergétique dont nous n’avons aucune idée, s’émanant dans le désert d’une Déité antérieure à toute divinité antérieure elle-même à tout dieu, d’une Déité qui se rêve encore en ombres de dieux passagers comme ses propres vagues dans son matin qui n’a jamais fini d’éclore… et que cette Ganga accomplisse sa mission d’éveiller et de re-créer sans cesse une création sans hier et sans fin, — et un univers nouveau surgira dans les vides multipliés, — et une conscience cosmique éclatera, LOGOS planétaire ou solaire, ou galaxique, LOGOS d’omniscience, et on comprend comment et pourquoi, — en même temps qu’un psychisme élaborateur d’entités nouvelles qui seront ses structures, ses instruments et ses chemins. Les mondes multiples d’Origène et d’Eschyle, de Giordano Bruno et de Cyrano de Bergerac, les planètes vivantes de Teilhard de Chardin, et les écoutes de l’univers à Nançay et ailleurs, le PERE-MERE s’éveillant, et le Mental cosmique et Prométhée une fois de plus ? par cette MEMOIRE ressuscitant des tombeaux cosmiques CELUI, le CELA qui ne peut avoir de nom pour qu’IL se reconnaisse en tous les noms et dans tous les visages surgissant de son silence et de son omniprésence qui fait le Vide terrifiant de ce que nous appelons son absence…

Et le Ramayana, comme une île amarrée au milieu de ces intemporels multicosmiques, contemple cet illimité dont les bords mouvants sont les dérives des galaxies sur des routes sans repères, soudées à nous par des chemins à continuer, ou décollées tombant en d’autres dimensions impossibles à penser…

Les Stances de Dzyan évoquent un de ces réveils cosmiques. Le Ramayana en murmure l’effarante perspective parmi les roues multiuniverselles des Chaînes et des Rondes parmi les Manvantaras où Brahma respire… Sa longue prière est celle des Dieux même, écoutée, et dans les moments de grâce, participée… Son élan va nous conduire encore plus loin : jusqu’au silence de la pensée, jusqu’à la disparition des images et des mots, dans l’immobilité muette où le mental s’efface, jusqu’à l’arrêt devant le VIDE d’avant toute émergence, énergétique, et pour nous inhumain, — que, muet, on regarde…

Pour essayer d’en prendre conscience, évoquons la dimension humaine, la seule d’ailleurs que nous possédions. Notre logique implacable, rationnelle et rationalisante, pose immédiatement et toujours les questions habituelles, inéluctables, de séparativité et de limitativité : origine, causalité, temps, espace, proximité, succession, etc. Toujours elle a l’invincible besoin de la carte d’identité à vérifier, du livret de famille à compulser, non seulement pour tout être, y compris les galaxies, les animaux du zoo sans compter bien entendu les chevaux de course !… — mais pour toute chose et tout fait. Ce qui arrive, le différent, l’étranger, l’invention, nous étonne parce que nous ne pouvons pas l’intégrer tout de suite ; nous sommes si limités et au fond si contents de l’être parce que nos lisières nous rassurent…, que nous imposons instinctivement nos limitations à tout ce qui survient, pour en faire quelque chose qui nous ressemble à tel point que nous puissions l’avaler sans qu’il nous en reste une arête en travers du gosier ! et le propre du génie, c’est peut-être justement d’accepter quand et comme elle vient la création imprévue qui surgit inopinément, paradoxale et insolite, la solution bien sûr illogiquement arrivée pour le problème qui n’est pas encore posé, la découverte inattendue, ce déconcertant inexplicable pourtant plein d’une vérité plus vraie que le vrai ! ! Poincaré, Heisenberg, Pauli, Einstein, et d’autres, ont fait victorieusement cette expérience, subi cette épreuve d’illimitation soudain réceptive du TOUT dans le VIDE, en dehors et en dépit de toute logique, en une plongée ou une ascension en pleine liberté, j’allais dire dans l’APESANTEUR d’un cosmonaute d’un autre univers, d’un impensable Ailleurs et Autre, au-delà de tous les sacrosaints concepts du savoir quel qu’il soit, oubliés providentiellement pour accéder à un Essentiel infiniment plus profond, plus vrai, plus REEL que lui…

C’est ce que l’auteur du Ramayana vécut et nous invite à vivre avec lui, en faisant surgir être et formes, faits et gestes d’un au-delà sans cesse présent et non mentionné, ce qui lui donnerait une limitation, imposée, existentielle : il reste vide créable et silence, comme un fond de scène ouvert sans décor, rejoignant sans cesse et par tous les chemins cette Intériorité plénière, et avec lui, les Rishis écrivains ou plutôt orateurs des Védas et des Upanishads qui tracent de fulgurantes perspectives en Elle. Et ils nous introduisent alors dans un étrange monde tout à coup stupéfiant où soudain les données de notre science occidentale la plus avancée collisionnent celles de la science-poésie la plus ancienne et la plus riche, pour une synthèse en notions nouvelles parfois bouleversantes sur notre univers, sur l’entité humaine, sur leurs mystères rencontrés ou pressentis ou murmurant sourdement comme la foudre derrière l’horizon lointain, et impliquant qu’il faudrait changer nos modes de pensée et de vie, quand elles ne nous l’imposent pas avec la puissance d’une nécessité prochaine…

La Taittirya Upanishad nous avertit : « l’individu ne deviendra sans peur que lorsqu’il aura fermement établi en lui-même la base de sa paix, cette base est la réalité, invisible, impossible à définir, qui n’a besoin ni de fondation ni de force, puisque c’est elle qui tout établit et tout soutient ».

Quant à la Mundaka, elle affirme que « l’essentielle et seule vraie connaissance est celle par quoi l’Indestructible est approché ».

Oui, la Réalité est invisible, et elle est impossible à définir. Mais nous en avons tellement besoin qu’on ne peut s’empêcher d’essayer de la poursuivre un peu et comme on peut ! Peut-être vers l’Indestructible, parce qu’il est tout de même un peu plus facilement reconnaissable : il est ce qui dure. Cela suffit pour écarter l’impermanent : à peu près tout alors, vous direz ! — Sauf ce qui possède une qualité inaltérable, qui consiste précisément en cette Intériorité, que Mircea Eliade retrouve dans les vrais phénomènes religieux, Grasset en des lignées animales et dans toute la paléontologie, les physiciens dans les manifestations de l’énergie, les historiens dans l’évolution historique des institutions et des hommes et des faits humains ; ce qui donne à supposer à tous ces chercheurs que cette Intériorité recèle et révèle « une profondeur d’immuable nature, une essence insaisissable » qui toujours se traduit par le tracé en toute voie « d’une structure fondamentale reconnaissable par l’intelligence humaine » ; cette structure est comme la signature apposée de l’Unique Inventeur, de l’Unique architecte et c’est LUI appelé CELA, précisément le CE « qui se soude dans le Sacré de la totalité humaine et cosmique — Marcault l’a magnifiquement développé dans ses conférences de 1947 — et CE, visage et cadre de cet Indestructible dont émanent ensemble signification et pouvoir créateur, point de départ et de convergences des modalités qui montent de l’Ailleurs en fragments qui vont apparaître comme particules, comme êtres, comme choses, avec leur organisation, leur réceptivité d’information, leur fonction, leur orientation, pour ne pas dire même leur finalité… Tout cela est latent, invisible, inexistant pour nous, dans l’Intériorité sous-jacente à tout… cette Intériorité qui peut fournir tout sans cesser d’être elle-même… Krishna ne dit-il pas : « ayant donné une parcelle de Moi-même pour manifester cet univers, Je demeure… » comme Il dit : « … des guerriers Je suis Rama… » — Alors, tout devient simple : de ce vide, de cette vacuité, tout peut sortir : le royaume et le roi ; Vaçishta ; Rama et l’Avatar et Vishvamitra et les rois-ascètes et l’Himalaya ; et tout peut se transformer, la Femme en Fleuve…, et tous avec la même structure d’existence, d’action, tous semblables à nous qui les reconnaissons, eux semblables à nous qui pouvons lire en eux et par leurs yeux divinement ouverts… tous arrivent de cet Ailleurs Intérieur, et ils y retournent comme à leur éternel foyer, sans cesser d’être, en acteurs prenant leurs rôles sur la scène de ce théâtre où s’entrepénètrent l’existence et la vie, l’au-delà et l’ici, l’éternité et les temps, les hommes et les dieux… du visible et de l’invisible, du connu mêlé à de l’inconnu et de l’inconnaissable… Et l’acteur reste bien lui-même quand il semble bien sorti de scène, —et mieux encore : nulle scène ne se joue sans qu’il y participe, — lui, vous, moi, n’importe qui, — et peut-être n’importe quoi… même s’il ne revient jamais, semble-t-il, sur la scène désertée, — car l’Intériorité Unité ne peut jouer qu’avec tout et tous indissolubles et indissociables et toujours ensemble et UN, Elle et eux Unité sous-jacente fondamentale, insécable. La totalité exige la présence de toutes ses parties… l’univers contient un nombre de protons qui est constant et l’annihilation d’un seul de ces protons est impossible, ce quantum infinitésimal d’énergie est nécessaire à la totalité et à son équilibre ; et ces protons suivent des chemins cycliques d’espace et de temps qui n’ont ni commencement ni fin dans leur mouvement de spirales à jamais déroulées… pas d’arrêt… essayez d’en trouver un sur le ruban de Moebius ou dans la suite des nombres de Fibonacci…

Mais alors, parmi les questions que notre époque et la science se posent avec angoisse, il en est qui remettent tout en question, justement par exemple celle-ci : la causalité. La causalité, est-ce qu’elle peut exister quand il n’y a pas de commencement, pas de base de départ, pas de racines ?? ce concept de causalité né dans la Maya Manifestation n’est-il pas une astucieuse invention du mental qui veut y voir clair et logiquement avec sa logique à lui ! — dans ces incompréhensibles fluctuations d’existences ? Hasard, fatalité, providence… c’est encore autre chose. Alors, la synchronicité, qui n’est ni l’un ni l’autre, qui élargit la notion de cause aux dimensions du cosmos englobant l’humanité et davantage encore, à saisir dans la profondeur des archétypes où mystique et mathématique face à face s’empruntent l’une à l’autre leurs vêtements et leurs outils… la question bien sûr est passionnante ; c’est le psychologue génial qui s’appelait Jung son promoteur. A suivre. Et puis, Heisenberg énonce le principe d’incertitude qui vient tout bousculer, puisqu’il établit que toute observation modifie l’expérience qui devient alors subjective, et les physiciens — et les autres — finissent par se demander si la vision scientifique du chercheur n’est pas simplement la projection de son propre mental, c’est-à-dire le mirage créé par sa propre conscience ; une Maya d’origine humaine se superposant à la Maya existentielle manifestation de l’Intériorité insaisissable omniprésente, dans ses pulsions, son Energie-Conscience devenant forces et consciences de, puisqu’elle crée automatiquement un sujet et un objet, un intérieur et un extérieur, compris tous deux dans un espace sans volume, une sphère sans surface, et pourtant, dans ces paradoxes effarants et à cause d’eux peut-être Costa de Beauregard, d’Espagnat, et d’autres, découvrent la mémoire éternelle de l’atome, la non-séparativité des particules, les infra psychismes de la matière, l’amour élaborant dans son étreinte aux mille noms des organisations vivantes aux mystérieuses confidences, l’intelligence établissant des paramètres de mathématiques maternellement monitrices des mutations et des évolutions… dans ce temps aux multiples temps où il n’existe ni matin ni soir, seulement la clarté tranquille de l’immobile déroulement éternel…

Alors, la matière ? l’esprit ? et l’énergie ? tout est dans chacun et chacun est tout ?… Comment vous représentez-vous Rama ? nulle part il n’est décrit, on sait seulement qu’il est d’un bleu mystérieux, comme Vishnou : il est « portion » de Vishnou, donc esprit ; et archer qui tire d’implacables flèches meurtrières, il est homme ?… Esprit et matière, les deux faces d’une même étoffe cosmique, on le sait et on le dit avec les paroles même de la Bhagavad-Gita. Valmiki, lui, évoque non une étoffe, mais un monde où la terre des dieux se pétrit avec celle des hommes pour rendre sensible cette pareille Unicité à deux visages en deux profondeurs, et Costa de Beauregard la saisit en cette citation des Védas terminant un de ses exposés :

où est le regard du regard

et le souffle du souffle ?

plus loin que l’inconnaissable du connu

et que l’Inconnaissable de l’Inconnaissable.

Le Plus Haut le sait-il

ou peut-être il ne le sait pas…

unité paradoxale et nécessaire d’une Maya qui n’existerait pas sans le REEL et d’un REEL qui a besoin d’une Maya pour devenir de l’être, profil dessiné du Non-Etre sans visage ? dans l’aube cosmique ignorant les ombres des contradictoires du Non-Etre sans visage, dans l’aube des mondes ignorant les ombres des contradictoires temporels, dans le rayonnement intrinsèque de l’espace contenant l’illimité illimitant du Tout.

Mais alors cette non-séparabilité fait de moi une partie à jamais insécable de l’Intériorité, du CELA, lequel est tout entier en chaque point de cette Intériorité et de l’Indestructible sous-jacent ; je suis un nœud de cette Energie nouée sur elle-même et coexistant avec elle tout entière ? et la science elle-même aujourd’hui me l’affirme : cette Energie-Conscience est l’impalpable dont je deviens le tangible, elle a pu faire d’une femme un fleuve dans cette totale simplicité de l’unique Principe ; et l’imagination créatrice n’est pas autre chose que sa poussée intérieure, ses pulsions mystérieusement invincibles modelant de sa mouvante, vivante et inatteignable présence les choses, les êtres et les faits. Moretti, devant sa fresque immense ne dit pas : « j’invente » ou « je trouve », il dit : « je fonctionne ». C’est ELLE la force, lui il est Sa main, Sa main à ELLE ; il lui obéit ; c’est vivre avec elle, et en elle et en face d’elle ; où est l’illusion la maya ? Il vit bord à bord avec le REEL, CELA se vit dans la vie parce que c’est créateur, que la vie est créatrice et création, et le CECI n’existe que par le créé, parce que c’est le créé ; et le CREATEUR est toujours sous et derrière le créé. Tout horizon est incessamment inaccessible : j’avance, il recule ; Vinci l’a écrit en magistrale perspective sur le mur de Milan, dans cette énigmatique Cène… les horizons se lèveront l’un après l’autre en nombre illimité à mesure que j’avancerai, je m’imagine pouvoir les traverser, je ne peux même pas les toucher, je peux buter sur un mur, sur un horizon jamais. Chacun est un appel pour m’emmener plus loin et plus loin encore, et cette marche je l’appelle la vie, la vérité, la beauté, la Voie qui contient l’amour, la connaissance, la joie et leur rayonnement. L’Intériorité dans ce Vide contient les richesses les plus inouïes offertes à qui veut les regarder et les prendre pour les jeter dans les sillons de l’Eternel Semeur pour des moissons sur ses pentes de lumière : c’est ainsi que Dieu a créé le monde, Il a vidé le vide dans le vide, la totalité en a surgi et tracé la route impérissable des générations d’univers à travers lesquels notre chemin monte vers cet Unique SOLEIL qui rayonne sur tous, au fond du ciel et au fond du cœur, et que nul, pourtant chauffé de sa chaleur et lumineux de sa lueur, n’a encore contemplé face à face…

E. PEARON-LAROUTE