Gary Lachman
Hermès Trismégiste et la révolution de la conscience à la Renaissance

Traduction libre Cet article a été publié à l’origine dans la revue GNOSIS no 40 (été 1996) sous le titre « The Renaissance of Hermetic Man » et a ensuite été incorporé dans le livre de Gary Lachman The Quest for Hermes Trismegistus (Floris Books 2011) et aussi republié dans la revue New Dawn Special Issue Vol 14 […]

Traduction libre

Cet article a été publié à l’origine dans la revue GNOSIS no 40 (été 1996) sous le titre « The Renaissance of Hermetic Man » et a ensuite été incorporé dans le livre de Gary Lachman The Quest for Hermes Trismegistus (Floris Books 2011) et aussi republié dans la revue New Dawn Special Issue Vol 14 No 4 (Aug 2020).

***

La résurgence de l’hermétique à la Renaissance était inspirée par la conviction que l’humanité pouvait refaire son propre destin. S’agissait-il d’une arrogance prométhéenne, ou de la reconnaissance de pouvoirs que nous devons admettre ?

Le philosophe Jean Gebser a soutenu qu’un profond changement dans la conscience humaine s’est produit en 1336 lorsque le poète italien de la Renaissance Francesco Petrarque a fait l’ascension du mont Ventoux en France [1]. Selon Gebser, c’était la première fois que quelqu’un prenait la peine de gravir une montagne pour en admirer la vue. Bien sûr, les hommes avaient déjà rencontré des montagnes auparavant, mais toujours comme des obstacles. Petrarque accomplit son ascension de manière délibérée.

Gebser relie l’ascension de Petrarque à l’essor de la perspective dans la peinture européenne et à une « nouvelle compréhension réaliste, individualiste et rationnelle de la nature ». N’étant plus « fixés » sur place, une créature parmi d’autres, comme l’étaient leurs ancêtres médiévaux, les êtres humains pouvaient désormais « s’élever au-dessus de leur condition », scruter le vaste paysage de la création et tracer leur destin.

Gebser, je crois, a raison. Et je dirais que certains des plus grands représentants de cette nouvelle conscience étaient peut-être les hermétistes de la Renaissance italienne.

Dans son ouvrage classique Giordano Bruno and the Hermetic Tradition (tr fr. Giordano Bruno et la tradition hermétique), l’universitaire britannique Frances Yates écrit que « les grands mouvements d’avant-garde de la Renaissance tirent tous leur vigueur, leur impulsion émotionnelle, d’un regard vers le passé » [2]. Que la Renaissance ait été une période de redécouverte, de résurrection du savoir classique, est un truisme. Mais ce que l’on sait moins, c’est qu’il s’agit également d’un retour aux anciens enseignements du magicien le plus célèbre de tous les temps, Hermès Trismégiste, « le trois fois plus grand Hermès ». Les écrits connus sous le nom d’« hermétiques » — dont la Table d’Émeraude est peut-être le texte magique le plus célèbre de l’histoire — étaient considérés par la Renaissance comme d’une profonde antiquité. On pensait qu’ils avaient été écrits dans un lointain Âge d’or où les hommes et les dieux marchaient et parlaient encore ensemble. Pour des hermétistes comme Marsile Ficin (1433-1499), Jean Pic de la Mirandole (1463-1494) et Giordano Bruno (1548-1600), la redécouverte des livres hermétiques signifiait que la voie du retour à un état divin originel, au véritable héritage de l’humanité, leur avait été donnée.

Une édition du XVe siècle du Corpus Hermeticum (traduit par Marsile Ficin).

En tant que dieu grec de l’écriture, de l’apprentissage, du langage et de la parole, Hermès revêtait une importance considérable pour l’homme de la Renaissance, dont la conscience était profondément en phase avec le texte. Il est difficile pour nous de saisir à quel point il était central. En 1460, lorsque le mécène humaniste Cosimo de Medicis reçut une copie grecque du Corpus Hermeticum, un recueil de textes magiques censés être écrits par Hermès, il ordonna à son secrétaire, Marsile Ficin, d’interrompre la traduction de Platon pour se mettre immédiatement au travail sur les textes hermétiques. Platon, lui-même, dont on dit que toute la philosophie occidentale n’est qu’une « note de bas de page », devait s’effacer devant le trois fois plus grand, sans doute pour que Cosimo puisse le lire avant de mourir [3].

Le désir de la Renaissance de boire les eaux de la sagesse à leur source a dicté cette envie. Pour l’esprit de la Renaissance, Hermès Trismégiste était identifié au dieu égyptien Thot et à sa profonde connaissance des mystères occultes ; il était donc bien plus ancien que Platon et était, en fait, la source de la philosophie mystique du divin Platon. Comme l’écrit Yates, « le respect de la Renaissance pour l’ancien, le primordial, le lointain, comme étant le plus proche de la vérité divine, exigeait que le Corpus Hermeticum soit traduit avant la République ou le Symposium de Platon » [4].

Hermès Trismégiste représenté comme un sage antique avec un turban et une couronne royale dans un manuscrit alchimique, vers 1475.

Pourtant, comme le souligne Yates, cette vénération de la Renaissance pour un âge d’or de la sagesse hermétique, aussi pieuse soit-elle, était malavisée. Les œuvres qui ont inspiré le magicien de la Renaissance, et qu’il croyait être d’origine ancienne et primordiale, sont maintenant considérées comme ayant été écrites dans les premiers siècles de l’ère chrétienne, vers 200-300 de notre ère, produit du syncrétisme gnostique qui a caractérisé le déclin de la philosophie grecque.

Loin d’être contemporains de Moïse, plus loin encore des rayons immaculés du soleil égyptien originel, les textes hermétiques qui ont évincé Platon ont été écrits non pas dans l’Antiquité par un dieu philosophe, mais par des scribes inconnus un peu plus d’un millénaire auparavant. Néanmoins, la « vérité historique » sur l’auteur de la Table d’Émeraude, du Picatrix et du Divin Pimandre semble moins importante que l’influence que lui et les œuvres qui lui sont attribuées ont eu sur une époque charnière dans l’évolution de la conscience occidentale.

Le message hermétique de la connaissance, symbolisé par le rôle de guide et de scribe d’Hermès, offre le contraste central avec l’image médiévale de l’homme comme créature pécheresse dont la seule chance de salut réside dans la conscience de ses imperfections : Pour l’homme hermétique, la connaissance est un pouvoir — un pouvoir sur la nature, sur lui-même et sur son destin. De même que Virgile (qui ressemble à Hermès dans son rôle de psychopompe) guidait Dante à travers les ténèbres des royaumes inférieurs, Hermès Trismégiste, source de sagesse et source de la Prisca Theologia l’ancienne sagesse qui sous-tend les religions du monde — guidait l’homme de la Renaissance à travers les ombres de sa nature inférieure et les pièges des démons astraux jusqu’à son véritable héritage de mage, maître du monde.

L’évasion des étoiles

Pour l’homme de la Renaissance, l’univers était une intelligence vivante, une hiérarchie de pouvoirs dont l’influence se faisait sentir à travers les émanations des étoiles. Nous qui lisons nos horoscopes quotidiens, moitié avec humour, moitié dans un souci d’instruction, pouvons à peine saisir la fascination qu’exerçait l’astrologie sur l’esprit de la Renaissance. Les ignorants subissaient leur destin, se consolant seulement, si tant est qu’ils le fassent, par la pensée que leurs malheurs étaient le résultat de leur nature déchue.

Grâce aux connaissances hermétiques, l’homme de la Renaissance n’était plus entièrement soumis à cette influence astrale ; il avait désormais le pouvoir de modifier, voire de maîtriser, son destin. Connaissant les correspondances entre microcosme et macrocosme, l’hermétiste pouvait créer un « attracteur étrange » magique, attirant ou repoussant l’influence astrale de son choix. En comprenant les liens entre les divers symboles, senteurs, couleurs, métaux, nombres, dates, heures, lieux, états d’esprit et influences astrales, l’hermétiste de la Renaissance avait acquis un pouvoir que son frère médiéval n’avait pas — ou évitait, car ces connaissances étaient considérées comme démoniaques. Défier le destin était une marque d’orgueil, un rejet de la providence divine et une alliance avec le Malin. La difficulté pour l’hermétiste de la Renaissance était de montrer que la sagesse du trois fois plus grand n’était pas contraire à la réception de la doctrine chrétienne. Certains, comme Giordano Bruno, n’ont pas réussi. D’autres, comme Marsile Ficin, y sont parvenus.

La magie naturelle de Ficin

Buste de Marsile Ficin

Le monde de la magie de Marsile Ficin a une atmosphère étrange et mélancolique, un paysage sinistrement familier d’anxiété et d’effroi. Comme dans les fictions de Kafka, le sentiment d’une puissance dominante dont les flux et reflux déterminent notre destin imprègne ses recherches hermétiques. Auteur des influents Commentaires sur le Symposium de Platon (1469), Ficin était soumis, croyait-il, à l’influence restrictive de Saturne, une plainte commune aux étudiants et aux savants. Il cherchait à échapper à ses émanations mélancoliques en s’entourant des symboles de puissances solaires, joviales et vénériennes plus bénéfiques. Pour James Hillman et l’école de la psychologie archétypale, la magie de Ficin représente une tentative de « considérer tous les événements en fonction de leur signification et de leur valeur pour l’âme » [5].

Yates, écrivant quelques années avant Hillman, avait ironiquement prévu la valeur de Ficin pour la psychothérapie. Commentant ses prescriptions pour un environnement non saturnien, elle remarque : « Nous pourrions nous trouver dans le cabinet de consultation d’un psychiatre plutôt coûteux qui sait que ses patients peuvent s’offrir beaucoup d’or et des vacances à la campagne » [6]. Les antidotes hermétiques de Ficin pour dévitaliser Saturne sont rassemblés dans son traité de médecine, Libri de vita, publié pour la première fois en 1489.

Il n’était pas rare qu’un texte médical de la Renaissance donne des conseils astrologiques ; les hypothèses sur la relation entre les différents signes zodiacaux et les parties du corps et l’influence des planètes sur le tempérament étaient alors aussi fondamentales que nos idées sur la génétique le sont aujourd’hui. Ce qui était audacieux dans les prescriptions de Ficin, c’était son utilisation de talismans magiques, une pratique condamnée par les Pères de l’Église.

À l’époque de Ficin, il était encore possible de prôner une magie « bonne », « naturelle », qui utilisait les forces bienfaisantes de l’anima mundi, ou « âme du monde », plutôt que les énergies démoniaques des esprits stellaires. Mais le temps était compté pour cette tolérance. Tout en nuançant son plaidoyer en faveur de l’art hermétique, Ficin suggère que l’utilisation de la magie talismanique est un résultat naturel de la sagesse platonicienne, parallèle au dogme religieux. L’idée de base de sa « magie astrale » — et de l’hermétisme en général — est que des correspondances existent entre le monde de l’Intellect Divin (le royaume idéal de Platon) et le monde créé. L’imagination du magicien est le pont qui relie les deux.

Entre les deux, il y a l’« âme du monde », une idée très présente chez Plotin et les néoplatoniciens de l’Antiquité tardive. Cette « âme » se trouve dans les images qui, à la manière de Platon, ne sont pas de simples signes, mais des symboles, des récipients puissants qui conservent un élément de l’Idée originelle, suprasensible. Pour l’hermétiste de la Renaissance, les images trouvées dans les textes hermétiques, proches de la source fondamentale, avaient un pouvoir exceptionnel.

L’un des aspects de cette magie était une sorte de « réparation » du monde sensible, qui, par son éloignement de la source divine, était sujet à la détérioration. En remodelant les images du monde extérieur dans son imagination, le mage de la Renaissance pouvait canaliser l’influence divine dans le monde imparfait des sens. En employant ainsi les dispositifs talismaniques façonnés grâce à sa connaissance des livres hermétiques, Ficin avait donné à l’homme de la Renaissance le moyen de devenir co-créateur avec Dieu. On était loin de l’humble créature pécheresse du Moyen Âge.

Pic De la Mirandole et la dignité de l’homme

Avec Jean Pic de la Mirandole, l’hésitation qui caractérise la magie de Ficin disparaît et la confiance retrouvée en l’homme comme puissance spirituelle arrive en pleine force. Alors que Ficin se contentait d’ouvrir les forces naturelles de l’anima mundi au mage-philosophe, Pic est déterminé à amener la conscience humaine à la source même de l’être. Dans le sens technique de la magie, cela signifie maîtriser les arcanes de la Cabale, l’ancienne tradition mystique hébraïque qui consiste à déchiffrer le sens divin implicite, le Logos caché, enfermé dans les chiffres et l’alphabet. Dans le sens plus large de la conscience que l’humanité a d’elle-même, cela signifie une nouvelle prise de conscience de nos pouvoirs et de nos forces, de notre « dignité », un terme difficilement applicable à l’homme médiéval.

L’influence d’Hermès sur Pic est évidente dans le premier paragraphe de son œuvre la plus célèbre, Discours sur la dignité de l’homme, qu’il prononça à Rome en 1486, à l’âge vénérable de 24 ans. Il commença par faire remarquer que l’estimé Abdala le Sarrasin, à qui l’on demandait ce qui dans le monde était le plus digne d’émerveillement, avait répondu « l’homme ». Pic appuie cette conclusion en citant Hermès. « Quel grand miracle que l’homme », remarque le trois fois plus grand dans le texte hermétique connu sous le nom d’Asclépios. Pic déclenche son feu d’artifice rhétorique afin d’exposer ce cas de la manière la plus convaincante possible.

Les recherches cabalistiques de Pic ont ouvert la voie à des variantes chrétiennes d’une tradition résolument juive. Elles ont rendu possible le type de magie cabalistique associé aux sociétés hermétiques modernes telles que l’Ordre hermétique de la Golden Dawn, qui compte parmi ses membres des sommités comme W.B. Yeats et des étoiles noires comme Aleister Crowley. Critiquant la magie purement « naturelle » de Ficin, Pic soutenait que pour être efficace, la magie devait aller au-delà des étoiles, dans les sphères supérieures, supercélestiales. La magie cabalistique de Pic exploite les forces qui se cachent derrière le monde sensible : les anges, les archanges, les dix séfirot ou pouvoirs de Dieu de l’Arbre de Vie cabalistique, voire Dieu lui-même — une aspiration que le prudent Ficin n’aurait jamais avouée ouvertement.

Au lieu de se contenter de manipuler les effluves astraux, la connaissance de la signification secrète des nombres et de l’alphabet hébreu signifiait que le mage cabaliste pouvait remodeler la matrice même de l’être. Mais le message hermétique de Pico ne se limite pas à cette pratique magique spécifique. Son argument de base est que l’homme est un dieu qui, comme le dit un écrivain contemporain, « a oublié son héritage et a fini par accepter qu’il est un mendiant » [7]. C’est la mission de Pic de nous rappeler nos racines.

Le message central de Pic est que, contrairement à tous les autres êtres créés, l’homme n’a pas de nature fixe. « Le Créateur Suprême a décrété », dit-il dans le Discours, que l’homme « devait avoir une part de la dotation particulière de toute autre créature… Nous ne t’avons pas donné, ô Adam, un visage qui te soit propre » [8] — une conviction reprise des siècles plus tard par Jean-Paul Sartre, qui affirmait que l’homme avait une existence, mais pas d’essence. L’homme est donc protéiforme, capable de participer à toutes les dimensions et sphères de la réalité.

Le microcosme est le macrocosme, du moins potentiellement. « Nous avons fait de toi une créature qui n’est ni céleste ni terrestre, ni mortelle ni immortelle, afin que tu puisses, en tant que libre et fier maître de ton être, te façonner la forme que tu préfères » [9] — une proposition hermétique s’il en est. L’homme, qui n’est plus enfermé dans sa case médiévale, peut désormais faire de lui-même ce qu’il veut. Il peut « descendre jusqu’aux formes inférieures et brutales de la vie » ou « s’élever jusqu’aux ordres supérieurs dont la vie est divine… Quelle que soit celle que l’homme doit cultiver, elle mûrira et portera ses fruits en lui » [10]. Avec les œuvres de Platon, les Évangiles, les écrits des Pères de l’Église et, surtout, les livres de l’incomparable Hermès Trismégiste à sa disposition, Pic va à la recherche de l’or alchimique, opte pour la vie divine et s’efforce d’actualiser son haut héritage.

Cette suprême confiance en soi est un signe de l’orgueil démesuré qui, pour certains, est le cadeau le plus répandu que nous ont laissé nos ancêtres de la Renaissance. Pourtant, comme l’écrit Yates, « la signification profonde de Pic de la Mirandole dans l’histoire de l’humanité peut difficilement être surestimée » [11]. Après lui, l’homme européen a eu la confiance d’agir sur le monde et de contrôler son destin par la connaissance. Malheureusement, Pic lui-même n’a pas profité longtemps de son nouveau statut, mourant de fièvre à l’âge de 31 ans. Sa rhétorique incendiaire suggère une flamme brillante, mais éphémère.

La célèbre illustration de Robert Fludd, qui présente l’homme comme un microcosme au sein du macrocosme universel, s’inspire de l’axiome hermétique « Ce qui est en haut, est comme ce qui est en bas ».

Bruno et la Renaissance Égyptienne

Parler de flammes dans le contexte de Giordano Bruno fait surgir d’autres images. Bruno est considéré comme un martyr du système solaire héliocentrique copernicien : il a été brûlé sur le bûcher par l’Église catholique en 1600 pour ses hérésies. Pourtant, l’image de Bruno en tant que champion d’une cosmologie « moderne » est inexacte. L’univers sans dieu et sans signification, du big bang et des trous noirs, qui est né de la révolution copernicienne, aurait été aussi repoussant pour Bruno que ses propres aspirations hermétiques l’étaient pour les hommes d’Église qui l’avaient immolé.

Bruno n’a pas brûlé parce qu’il était favorable à un cosmos réduit à la simple énergie et à la matière, vidé de son caractère magique et spirituel. Bruno prit tellement au sérieux le défi lancé par Pic de récupérer notre héritage divin qu’il tenta de faire revivre l’ancienne religion égyptienne hermétique — un projet imprudent, mais héroïque. Bruno voulait briser l’emprise de l’Église sur les hommes et ériger à sa place le panthéon des véritables guides spirituels de l’humanité, les dieux de l’Égypte ancienne. C’est pour cela, et non pour sa place dans les histoires classiques de « la guerre entre la science et la religion », qu’il faut se souvenir de lui.

La contribution de Bruno à la Renaissance hermétique est centrale et ne peut être examinée de manière adéquate ici. Mais deux aspects de son œuvre se distinguent : sa proposition de renaissance égyptienne et sa maîtrise de l’Art de la Mémoire.

Yates a longuement écrit sur cet art ancien, et le lecteur intéressé peut en obtenir un compte rendu définitif dans son livre The Art of Memory (tr fr. L’art de la mémoire). Connue des rhétoriciens de l’Antiquité, remise au goût du jour par les érudits de la Renaissance et utilisée dans les pratiques magiques par les ésotéristes modernes, la « mémoire magique », comme on appelle la discipline mnémonique de Bruno, est une condition sine qua non du véritable mage. Un thème central de la magie hermétique de Bruno était la réflexion de l’univers dans l’esprit du mage.

Dans Le Mental à Hermès, livre XI du Corpus Hermeticum, le mens, ou Mental Divin, s’adresse à Hermès à propos de cette discipline. « Si tu ne te rends pas égal à Dieu, tu ne peux pas comprendre Dieu », conseille le Mental Divin au trois fois plus grand. « Le semblable n’est pas intelligible, sauf pour le semblable. Fais-toi grandir jusqu’à une grandeur sans commune mesure, libère-toi du corps par un lien, élève-toi au-dessus du temps, deviens l’Éternité ; alors tu comprendras Dieu ». [12]

L’une des façons dont Bruno s’efforçait d’atteindre ce but était de graver dans sa conscience les images divines, les archétypes célestes, qui, comme le suggère le titre de son premier ouvrage De umbris idearum (1582), étaient les ombres des Idées platoniciennes. Il a utilisé une méthode familière aux rhétoriciens de l’Antiquité. Les anciens orateurs romains mémorisaient une série d’endroits dans un bâtiment imaginaire et attachaient à ces endroits des images pour leur rappeler les points de leur discours. Pendant qu’ils prononçaient leur discours, ils « marchaient » mentalement dans le bâtiment, guidés par les images mémorisées. Si nous pensons à la visite en réalité virtuelle d’un site architectural ou à la traversée d’un château dans un jeu vidéo, nous avons une bonne idée du processus, à ceci près que les praticiens de cet art n’utilisaient rien d’autre que leurs propres pouvoirs d’imagination. Comme le souligne Yates, il nous est difficile d’imaginer une mémoire capable de reproduire les détails complexes et vivants obtenus par les anciens mnémotechniciens.

Renouant avec cette pratique, Bruno l’adapte à ses projets magiques. Reprenant les images divines des livres hermétiques, le mage de la Renaissance les fixe dans son imagination, fournissant ainsi à son monde intérieur un plan de l’univers. Il acquiert ainsi des pouvoirs magiques qui lui permettent d’agir sur le monde.

En reflétant ainsi l’univers dans son esprit, le mage de la Renaissance devenait un co-créateur avec Dieu, répondant à l’injonction de Pic selon laquelle l’homme doit incarner le Bien le plus élevé et le plus grand, un privilège qui lui est réservé. Les images magiques étaient organisées dans le système mnémonique avec des images du monde terrestre — plantes, animaux, minéraux — et avec la somme des connaissances humaines symbolisées par les images des grands penseurs et inventeurs. Le possesseur de ce système se trouvait ainsi au-dessus de l’espace et du temps, reflétant dans sa conscience l’univers entier de la nature et de l’homme. Il relevait ainsi le défi hermétique de « devenir l’Éternité ».

En pratiquant cette mémoire magique, Bruno espérait percer la matière dense du monde terrestre et retrouver sa véritable stature d’agent de l’esprit divin. Cette hérésie gnostique — selon laquelle l’homme n’est pas une simple créature, mais incarne les énergies archétypales derrière le monde des apparences — est un développement radical de la « magie astrale » plus subtile de Ficin. Il s’agit d’une évolution de la manipulation des forces naturelles vers l’actualisation des pouvoirs divins qui sommeillent en nous.

La « renaissance égyptienne » de Bruno, dans lequel il espérait ramener l’ancienne religion hermétique avec son appréciation de l’homme en tant que mage, était alimentée par sa profonde antipathie pour l’image de l’homme promulguée par l’Église. Une partie centrale de l’Asclépios est la complainte sur le déclin des anciens enseignements, l’obscurcissement de la lumière spirituelle de l’humanité et la chute dans l’oubli de son héritage divin.

Hermès Trismégiste était identifié au dieu égyptien Thot, représenté ici dans cette œuvre de Jean-François Champollion, 1823 (exposée au Brooklyn Museum).

Pour Bruno, l’église chrétienne est l’un des agents responsables de ce déclin. Comme Pic, Bruno considère comme sa mission d’éveiller les hommes à leur véritable place dans le cosmos. Dans le Spaccio della bestia trionfante (1584), Bruno fait l’éloge de la religion magique et hermétique des Égyptiens, et rejette toute prudence ficinienne en déclarant que le retour de cette religion est proche. Il n’y a pas de demi-mesure ici : La réforme de Bruno commence par une purification du zodiaque par les divines Sophia, Isis et Momus, puissances archétypales de la doctrine hermétique. Non seulement la vie de l’homme sur terre, mais le cosmos tout entier doit retrouver son héritage magique.

Dans la Cena de le ceneri (1584), une satire sur les pédants académiques qui rejettent sa sagesse hermétique, Bruno proclame la nouvelle théorie copernicienne d’un système solaire héliocentrique comme preuve que la renaissance hermétique est arrivée. Son utilisation de Copernic, associée à la personnalité grandiloquente et agressive que l’on retrouve souvent chez les hommes de génie et d’esprit, a conduit à sa mort. Après des années de lutte acharnée contre les forces papales, l’avatar de la nouvelle ère hermétique fut brûlé vif par l’Inquisition en 1600 sur le Campo de Fiori à Rome.

Ces dernières années, une attitude critique envers les magiciens de la Renaissance s’est développée chez certains penseurs « antimodernes ». L’écoféministe Charlene Spretnak, reconnaissant que « le concept central de l’Ancienne Sagesse est que l’homme est un dieu terrestre qui peut façonner son propre destin et contrôler la nature », voit dans les magiciens de la Renaissance, en fin de compte, « des titans triomphants autoproclamés, niant désespérément l’existence d’une réalité plus vaste… dont l’intelligence humaine n’est qu’une partie » [13]. Leur vision patriarcale et égocentrique du monde ne correspond pas à la sensibilité plus féminine et « respectueuse de la nature » que défend Spretnak.

Je pense qu’il est vrai que notre abus contemporain de la nature trouve ses racines dans l’essor de la science moderne, associé à la Renaissance. Cependant, la volonté de « remettre l’homme à sa place » manifestée par les penseurs « écologiquement corrects » comporte certains dangers, dont le moindre n’est pas l’affaiblissement de la confiance en soi et le développement de la paresse cosmique. Comme l’écrivait le théosophe du XVIIIe siècle Louis Claude de Saint-Martin à propos des hommes de son temps, « ils ont cru obéir aux préceptes de l’humilité quand ils ont nié que la terre et tout ce que l’univers contient n’existent que par le fait de l’homme, sous prétexte que l’admission d’une telle idée ne serait que vanité. Mais ils n’ont pas eu peur de la paresse et de la lâcheté qui sont le résultat inévitable de cette modestie affectée … Où est le pilote qui nous guidera entre ces écueils cachés de la vanité et de la fausse humilité ? » [14]

Près de trois siècles plus tard, nous sommes toujours confrontés à la question de Saint-Martin. L’humilité, l’acceptation du destin et la connaissance de notre place dans l’ordre des choses peuvent rendre le cosmos plus sûr. Pourtant, après avoir entrevu nos pouvoirs, il serait inauthentique, et non humble, de s’en détourner. Nous sommes toujours confrontés au choix donné à l’homme de la Renaissance : actualiser nos potentialités divines ou les ignorer. Extravagance, passion, individualisme farouche : notre conscience moderne plonge ses racines dans ces vertus de la Renaissance. Notre tâche est de les affiner, et non de les renier.

_______________________________

1 Jean Gebser, The Ever-Present Origin (Athens, Ohio : Ohio University Press, 1985), 15
2 France Yates, Giordano Bruno and the Hermetic Tradition, New York, Vintage Books, 1964, 1.
3 Ibid. 13
4 Ibid. 13-14
5 James Hillman, Loose Ends (Dallas, Texas : Spring Publications, 1986), 155
6 Yates, 63
7 Colin Wilson, The Occult, Londres, Hodder & Stoughton, 1971, p. 320 (tr fr. L’occulte).
8 Giovanni Pico della Mirandola, Oration on the Dignity of Man (Discours sur la dignité de l’homme) (Chicago, ID. : Gateway Editions, 1956), 6-7
9 Ibid.
10 Ibid., 8
11 Yates, 116
12 Ibid., 198
13 Charlene Spretnak, States of Grace : The Recovery of Meaning in the Postmodern Age (San Francisco : Harper San Francisco, 1991), 197, 202.
14 Cité dans Wilson, 318-19