Derrick Jensen
La magie du Vivant. Entretien avec David Abram

Traduction libre. Le titre est de 3e Millénaire Extrait de How Shall I Live My Life ? On Liberating the Earth from Civilization, édité par Derrick Jensen, PM Press, 2008. (En juillet 2000, Derrick Jensen a réalisé un long entretien décousu avec Abram, au Nouveau-Mexique. L’entretien devait être publié dans The Sun plus tard cette même […]

Traduction libre. Le titre est de 3Millénaire

Extrait de How Shall I Live My Life ? On Liberating the Earth from Civilization, édité par Derrick Jensen, PM Press, 2008. (En juillet 2000, Derrick Jensen a réalisé un long entretien décousu avec Abram, au Nouveau-Mexique. L’entretien devait être publié dans The Sun plus tard cette même année. Mais lorsque les rédacteurs de ce magazine ont modifié la formulation de David sur de trop nombreux points, Abram a choisi de ne pas les laisser le publier. L’entretien a finalement été publié dans How Shall I Live My Life, en 2008. L’entretien a été republié sans l’introduction sur le site Alliance for Wild Ethics : https://wildethics.org/

L’interviewer Derrick Jensen (né en 1960) est un écophilosophe, écrivain, auteur, enseignant et environnementaliste américain de tradition anarcho-primitiviste. Democracy Now ! l’a qualifié de « poète-philosophe du mouvement écologique ». En 2008 Utne Reader l’a classé parmi les « 50 visionnaires qui changent le monde » Jensen vit à Crescent City, en Californie. Il est cofondateur de Deep Green Resistance et l’auteur de nombreux livres.

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Introduction

David Abram fait de la magie de différentes manières. C’est un magicien accompli qui a travaillé pendant des années dans ce domaine aux États-Unis et en Europe. Lorsqu’il est retourné à l’université après avoir passé un an comme magicien de rue en Europe, il a commencé à se rendre compte que l’utilisation du tour de main par les guérisseurs est une tradition ancienne. Il s’est intéressé à la relation entre la magie et la guérison. Il a donc voyagé au Népal, au Sri Lanka et en Indonésie dans l’espoir d’entrer en contact avec des magiciens, ou des guérisseurs, travaillant dans des communautés indigènes traditionnelles.

Abram a été accueilli par eux comme un collègue pratiquant l’art de la magie. Il s’est vite rendu compte que très peu de praticiens de la médecine traditionnelle considèrent la guérison d’autres humains comme leur travail principal. Ils perçoivent cette guérison comme un sous-produit de ce travail, qui consiste à servir d’intermédiaire entre la communauté humaine et ce qu’Abram appelle la communauté plus qu’humaine. En tant que tels, une grande majorité de ces guérisseurs/magiciens vivent à la périphérie de leurs villages, plutôt qu’au centre, où le désordre et l’agitation de l’existence humaine quotidienne pourraient non seulement interférer avec leur capacité à entendre le monde animé, mais aussi être parfois trop douloureux pour ces personnes dont la sensibilité aiguë leur permet de nouer des relations avec les chênes, les grenouilles, les orages. Ces magiciens considèrent les animaux, les plantes, les arbres, les rochers, les rivières, les forêts, les nuages, comme des êtres animés qui ont leurs propres désirs et intentions.

En Asie du Sud-Est, en travaillant avec ces peuples traditionnels, Abram a pu comprendre pleinement, comme il l’a dit, que « la tâche du magicien est de surprendre nos sens et de nous libérer de modes de pensée dépassés ».

La deuxième façon dont Abram fait de la magie : Ses écrits — et, je pense, principalement à son extraordinaire livre Comment la terre s’est tue — ont pour but de nous inciter à examiner par nous-mêmes la nature fluide et participative de la perception, ainsi que la réciprocité qui existe entre nos sens et la terre sensuelle. En tant que tel, Abram est particulièrement préoccupé par le pouvoir qu’ont les mots — la façon dont nous les utilisons et comment ils informent ou restreignent notre capacité à percevoir et à penser — de renforcer ou d’étouffer la vie spontanée de nos sens. Il veut changer la culture en utilisant la magie — la magie des tours de passe-passe, la magie de ses mots, et la magie qui nous entoure à chaque instant — pour nous faire revenir dans nos corps.

Cela m’amène à la troisième façon dont Abram fait de la magie. Sa prose est sensuelle, lyrique, belle et magique. Il commence son livre ainsi : « Les humains sont faits pour être en relations. Les yeux, la peau, la langue, les oreilles et les narines sont autant de portes par lesquelles notre corps se nourrit de l’altérité. Ce paysage de voix ombragées, ces corps emplumés, ces bois et ces ruisseaux tumultueux — ces formes respirantes sont notre famille, ce sont les êtres avec lesquels nous sommes engagés, avec lesquels nous luttons, souffrons et célébrons. Pendant la plus grande partie de l’existence de notre espèce, les humains ont négocié des relations avec chaque aspect de l’environnement sensuel, échangeant des possibilités avec chaque forme qui vole, chaque surface texturée et chaque entité frissonnante sur laquelle nous nous sommes arrêtés par hasard. Tous pouvaient parler, articulant par des gestes, des sifflements et des soupirs un réseau changeant de significations que nous sentions sur notre peau, que nous respirions par nos narines ou que nous percevions par nos oreilles attentives, et auxquelles nous répondions, que ce soit par des sons, des mouvements ou d’infimes changements d’humeur. La couleur du ciel, la ruée des vagues — chaque aspect de la sensualité terrestre pouvait nous attirer dans une relation nourrie de curiosité et pimentée de danger. Chaque son était une voix, chaque pétrin ou gaffe était une rencontre — avec le tonnerre, avec le chêne, avec la libellule. Et de toutes ces relations, nos sensibilités collectives étaient nourries. »

Le problème, tel qu’il le voit ? « Aujourd’hui, nous échangeons quasi exclusivement avec d’autres humains et avec nos propres technologies créées par l’homme. C’est une situation précaire, étant donné notre réciprocité séculaire avec le paysage aux multiples voix. Nous avons toujours besoin de ce qui est autre que nous-mêmes et nos propres créations. La simple prémisse de ce livre est que nous ne sommes humains que dans le contact, et la convivialité, avec ce qui n’est pas humain. »

La formation de David est axée sur la philosophie. Il est titulaire d’un doctorat en philosophie de l’université d’État de New York à Stony Brook. Il a reçu des bourses de la Fondation Watson et de la Fondation Rockefeller. The Spell of the Sensuous a remporté le prestigieux prix littéraire Lannan pour la non-fiction. Il a été désigné par la revue Utne Reader comme l’un des cent principaux visionnaires qui changent actuellement le monde.

Nous nous sommes rencontrés par un chaud après-midi de juillet à Santa Fe, au Nouveau-Mexique, et nous avons parlé tout l’après-midi. Pendant que nous parlions, David faisait parfois rouler une pièce de monnaie entre ses doigts. Soudain, la pièce disparaissait, pour réapparaître ailleurs un peu plus tard. Les oiseaux volaient entre les branches des arbres en surplomb et, lorsque j’ai transcrit la bande, leur chant constant en arrière-plan m’a rappelé leur beauté.

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Derrick Jensen : J’aimerais commencer par deux questions qui pourraient en fait n’en faire qu’une. Elles sont : Le monde naturel est-il vivant ? Et deuxièmement, qu’est-ce que la magie ?

David Abram : Y a-t-il vraiment quelque chose qui n’est pas vivant ? Nous sommes certainement vivants, et si nous supposons que le monde naturel n’est pas vivant d’une certaine manière, ce ne peut être que parce que nous pensons que nous ne sommes ni complètement en lui ni de lui. En fait, il m’est difficile de conclure qu’un phénomène que je perçois est totalement inerte et sans vie ; ou même d’imaginer quelque chose qui n’est pas en quelque sorte vivant, qui n’a pas sa propre spontanéité, sa propre ouverture, sa propre créativité, sa propre vitalité intérieure, sa propre pulsation — bien que dans le cas du sol, ou de ce rocher juste ici, sa pulsation puisse aller beaucoup plus lentement que la vôtre ou la mienne.

Maintenant, votre autre question : Qu’est-ce que la magie ? Au sens le plus profond, la magie est une expérience. C’est l’expérience de se trouver vivant dans un monde qui est lui-même vivant. C’est l’expérience du contact et de la communication entre soi-même et quelque chose de profondément différent de soi : une hirondelle, une grenouille, une araignée tissant sa toile…

DJ : Un autre être humain.

DA : Aussi, bien sûr. La magie, c’est cette expérience étonnante de contact et de convivialité entre moi et une autre forme d’existence, que ce soit une personne ou un coup de vent. C’est ce sentiment d’émerveillement qui naît de la rencontre avec ce que je ne peux pas sonder, avec quelque chose que je ne pourrai jamais complètement épuiser avec mes pensées ou ma compréhension. Nombre de mes expériences les plus intenses de la magie ont été des rencontres dans la nature avec d’autres espèces, d’autres formes d’intelligence terrestre. De la rencontre et de l’échange que l’on pourrait appeler la communication interespèces.

DJ : Lorsque la plupart des gens pensent à la magie, ils pensent soit aux tours de passe-passe, soit à des sorciers jetant des sorts. Y a-t-il un rapport entre ces définitions et les vôtres ?

DA : Hmmm… Je n’appellerais pas ce que j’ai dit une définition. Si vous essayez de définir quelque chose d’aussi rebelle et sauvage que la « magie », vous cherchez les ennuis. Mais ces autres notions de magie, plus restreintes, dépendent toujours de l’expérience d’un monde vivant : un magicien, en réalité, est quelqu’un qui est capable de participer intensément à ce monde ; qui peut communiquer avec les éléments, ou appeler un faucon sauvage à descendre du ciel — quelqu’un qui peut comprendre quelque chose du langage des autres animaux, ou qui peut communiquer avec certaines plantes et est ainsi capable de tirer parti des pouvoirs particuliers de certaines herbes afin de guérir ou de soulager une maladie.

La prestidigitation y est liée de façon un peu plus distante, mais elle reste totalement dépendante de l’expérience animiste d’un monde vivant et conscient. Dans notre civilisation moderne et technologique, le sentiment que le monde naturel est vivant est considéré comme une illusion ou une superstition. Nous concevons la nature — et en fait le monde matériel en général — comme un ensemble d’objets fondamentalement inertes ou mécaniques. Une telle conception influence profondément la manière dont nous voyons le monde qui nous entoure. Elle ferme nos sens à l’inépuisable étrangeté et à l’altérité sauvage des choses qui nous entourent. Par exemple, lorsque nous disons que le comportement des autres animaux est simplement « programmé » dans leurs gènes, cela nous ferme les oreilles à tous les chants d’oiseaux qui nous entourent. Parce nous croyons que ces oiseaux ne disent pas vraiment quelque chose ; ce ne sont que des sons automatiques, « programmés », pour ainsi dire. Nos oreilles commencent donc à se fermer — nous devenons sourds aux voix vivantes qui nous entourent. Et nos yeux, aussi, commencent à se voiler. Si nous parlons du monde comme d’un ensemble de processus mécaniquement déterminés, alors il n’y a pas de véritable étrangeté ou de mystère pour éveiller la curiosité de nos sens, et donc nos sens commencent à se fermer, et nous en venons à vivre de plus en plus dans nos têtes.

Le magicien prestidigitateur est quelqu’un qui peut faire sortir les sens de leur sommeil induit par ces manières obsolètes de parler. En faisant disparaître une pièce de monnaie d’une main pour la faire apparaître sous votre pied, en faisant flotter une pierre entre ses mains ou en changeant les couleurs d’un foulard de soie, le magicien réveille cette vieille conscience animiste des objets en tant qu’entités vivantes, animées, avec leurs propres styles et secrets ; il incite nos sens à s’intéresser à nouveau à l’étrangeté des choses.

C’était mon propre métier, ma profession pendant de nombreuses années. En tant que magicien prestidigitateur travaillant à la fin du vingtième siècle, je sentais que ma tâche consistait à saper, à perturber, à faire exploser les modes de perception déterminés et habituels dans lesquels nous tombons dans une culture qui parle de la nature et la définit comme un ensemble d’objets inertes et inanimés. Un magicien habile est impliqué dans l’ébranlement de cette vision acceptée de la réalité jusqu’à ce qu’elle commence à s’effilocher, libérant nos sens corporels pour, à nouveau, commencer à voir, entendre et goûter le monde de manière créative. Pour ce faire, j’ai recours à divers « tours de passe-passe », ces petites manipulations de mes doigts que j’utilise pour attirer vos sens et les faire sortir de leurs attentes. Je dois faire tourner cette pièce autour de mes doigts suffisamment de fois pour qu’à un moment donné, elle commence à s’animer et à danser. Puis elle peut commencer à changer de forme, disparaître de cette main et réapparaître ici.

Notre monde est tellement domestiqué, tellement défini. Les gens ont appris à voir les choses de manière tellement conventionnelle et habituelle qu’ils ont cessé de les voir réellement. Comme ils savent toujours exactement ce qu’ils sont censés percevoir, ils ne perçoivent plus vraiment ce qui est là. Ils voient plus un ensemble de concepts que le monde réel ; ils ne participent pas avec leurs yeux à la vie ramifiée de ce peuplier, ou à la vie tourbillonnante de ces nuages sur cette montagne. Mais le magicien perturbe notre expérience attendue du visible, de sorte que nous recommençons à regarder, à fixer et à scruter activement les choses, nos sens étant entraînés dans une sorte de dialogue silencieux avec les choses.

DJ : La magie a donc beaucoup à voir avec la perception.

DA : Absolument ! Le magicien — qu’il s’agisse d’un sorcier indigène ou d’un prestidigitateur moderne — est quelqu’un d’habile à altérer le champ de perception, habile à déplacer les sens des autres, ou à altérer ses propres sens afin d’entrer en contact avec une autre forme de conscience, une autre entité qui perçoit le monde très différemment de nous — avec un coyote, peut-être, ou une grenouille. Ou avec, d’ailleurs, une forêt entière.

On nous a appris à considérer la perception comme un processus à sens unique, dans lequel les informations du monde extérieur sont captées par nos sens et transférées à notre système nerveux. Mais lorsque nous sommes vraiment attentifs, en pleine conscience, à l’expérience de la perception, nous découvrons qu’il s’agit d’un processus réciproque et interactif — une interaction dynamique, ou participation entre soi-même et ce que l’on perçoit. Les choses ne sont pas passives pour notre propre corps sensoriel et animal. Nous marchons dans la rue, et un bâtiment particulier, ou une feuille, ou une pierre attire activement notre attention.

DJ : Ça saisit notre conscience.

DA : Cela appelle mon regard, ou capte mon attention. Et ainsi je suis attiré dans une relation avec cet autre corps, cet autre être. Et plus j’entre dans cette relation — plus je lui accorde mon attention — peut-être en m’approchant de cette pierre, en la prenant et en la tenant dans mes mains, en sentant sa texture avec mes doigts, plus je laisse cette pierre s’exprimer clairement dans mon corps, et commencer à m’apprendre.

DJ : Qu’est-ce qui vous motive à écrire et à parler ?

DA : Mon travail est motivé dans une large mesure par mon sentiment de perte, par la destruction et la profanation de tant de beautés terrestres. Par la perte accélérée d’autres espèces — l’extinction de tant d’autres style de sensibilité et de sentiment, par la destruction des zones humides et des forêts, par le barrage et le drainage de tant de rivières pour servir nos propres intérêts, purement humains. J’essaie de comprendre comment il est possible qu’une culture de créatures intelligentes comme nous puisse détruire avec autant d’insouciance et de désinvolture tant de choses mystérieuses et vivantes et, ce faisant, détruire avec une grande partie de nous-mêmes et de notre propre capacité d’émerveillement.

Et il me semble que ce n’est pas par une réelle méchanceté que nous détruisons une si grande partie de notre monde. C’est simplement que nous ne remarquons plus ces autres êtres, que nous ne remarquons ou ne sentons plus vraiment que nous faisons partie du même monde que les corbeaux et les rivières. Nous ne sentons pas que nous sommes à l’intérieur de la même histoire dont les écureuils et les saumons sont les personnages. D’une certaine manière, nos façons de parler et de vivre perpétuent cette étrange notion que nous nous tenons en dehors du monde, à l’écart du monde, le regardant, le contemplant comme d’un point de vue éloigné. Et notre science s’efforce constamment de comprendre le monde, d’établir un plan précis de son fonctionnement, comme si le monde était une vaste machine que nous pourrions schématiser et contrôler si nous découvrions la bonne perspective.

Logiquement, cependant, tout cela est un peu ridicule. Il est évident que nous sommes immergés dans ce monde, que nous en sommes totalement dépendants, que nos systèmes nerveux ont coévolué en interaction délicate avec tous ces autres êtres, formes et textures. Plutôt que de comprendre le fonctionnement de cette machine de l’extérieur, dans l’espoir d’essayer de l’adapter à nos besoins, il serait beaucoup plus logique que nos sciences étudient le monde à partir de la place que nous occupons dans ce monde — en utilisant nos expériences pour discerner comment nous pourrions établir une relation plus durable avec une espèce particulière, ou avec une zone humide ou une forêt particulière, plutôt que d’essayer de comprendre comment cette espèce ou cette zone humide fonctionne en elle-même, comme si nous ne participions pas à ses processus. C’est le genre de questions que nos sciences devraient poser : comment pouvons-nous, nous et ces grenouilles, nous épanouir en bonne relation les uns avec les autres ; comment pouvons-nous, nous les humains, vivre en bonne relation avec cette vallée fluviale afin que nous, la rivière et le saumon puissions tous nous épanouir — plutôt que : quel genre de machine est le saumon en soi, ou quels sont les mécanismes qui font fonctionner cette forêt ? En posant ces dernières questions, nous nous éloignons de la forêt, ou du saumon, afin de comprendre leur fonctionnement. Je suppose que ce serait bien si nous nous revenions ensuite à une relation vivante avec ces êtres. Mais nous ne le faisons pas ! Au lieu de cela, nous commençons à nous concentrer sur la façon de manipuler la forêt, sur la façon de modifier le génome du saumon pour notre propre bénéfice supposé. Tant de recherches, aujourd’hui, semblent moins motivées par le sens d’émerveillement que par la grande volonté de contrôler. C’est une marque d’immaturité, je pense, un signe que la science est encore dans son adolescence. Une science naturelle plus mature — la science à venir — sera davantage motivée par le désir d’une relation plus riche, d’une réciprocité plus profonde avec le monde que nous étudions.

Mais, aujourd’hui, nous voyons peut-être quelques signes d’une telle maturité scientifique — dans l’émergence et le développement de la biologie de conservation, par exemple, ou dans l’empathie cultivée par certains biologistes de terrain pour les animaux et les plantes qu’ils étudient — ou même dans la reconnaissance croissante de l’indétermination, et du « chaos », comme principe qui mine toutes nos tentatives de comprendre le monde de l’extérieur.

Dans notre culture, nous parlons beaucoup de la nature. Les cultures matures parlent à la nature. Elles ressentent le reste de la nature qui leur parle. Elles sentent le sol qui les porte, qui parle à travers elles. Elles se sentent à l’intérieur et font partie d’une histoire vaste et en constante évolution dans laquelle les nuages orageux et les araignées sont tout autant des acteurs qu’elles. Une partie de mon travail consiste donc à ramener les gens dans le monde, à éveiller leurs sens pour qu’ils se rendent compte qu’ils sont réellement immergés dans ce monde qui respire, qu’ils ne sont pas des spectateurs, mais des participants actifs de ce monde curieux.

DJ : Il y a quelques minutes, vous suggériez que la perception, elle-même, est participative.

DA : Lorsque nous parlons du monde comme d’un ensemble d’objets ou de mécanismes qui attendent d’être compris par nous, nous disons implicitement que le monde n’a rien qui nous soit, en principe, caché, qu’avec suffisamment de temps et de recherche, nous pourrions sonder les profondeurs de l’ensemble et savoir comment tout cela fonctionne. C’est le piège de jouer à Dieu — l’idée que nous pouvons comprendre le monde de l’extérieur, du point de vue d’un Dieu. Mais lorsque nous prêtons attention à notre expérience réelle des choses et du monde, nous réalisons que nous ne rencontrons jamais la totalité de quoi que ce soit en une seule fois. Il y a toujours un aspect de ce que nous rencontrons qui nous est caché : l’autre côté de cet arbre, ou ses racines sous le sol. Ce sont ces aspects cachés, ces mystères ou ces incertitudes, qui nous invitent à regarder plus loin, qui nous mettent en relation, qui nous font participer à ce que nous rencontrons. La perception est une sorte de danse improvisée avec le monde, une interaction dynamique entre mon corps sensible et le paysage sensuel. Le simple fait de contempler le ciel bleu, ou de regarder ces nuages orageux s’approcher, c’est déjà être en relation, participer à un échange actif entre mon corps et ces nuages agités. Mais si je parle des nuages ou du temps qu’il fait comme d’un ensemble de processus purement mécaniques et quantifiables, je les présente comme des choses qui n’ont pas de vie propre, pas d’altérité, rien de vraiment caché à notre conscience, et j’étouffe ainsi la possibilité d’une relation continue avec ces nuages orageux — c’est-à-dire que je cesse de les voir. Je ne remarque plus vraiment le ciel avec tous ses motifs changeants. Dans la mesure où nous parlons du monde comme d’un ensemble d’objets, nous cessons de voir avec nos yeux et d’entendre avec nos oreilles. Nous étouffons la réciprocité spontanée entre nos sens corporels et le cosmos sensuel. Nous montons dans notre tête et commençons à vivre dans un monde d’abstractions.

Si nous voulons réellement commencer à remarquer où nous sommes, si nous voulons nous trouver dans une relation plus respectueuse avec le reste de la terre autour de nous, le moyen le plus simple et le plus élégant que je connaisse est simplement d’arrêter d’insulter toutes les choses qui nous entourent en parlant d’elles comme d’objets passifs, et de commencer au contraire à permettre aux choses leur propre spontanéité élémentaire, leur propre agence active — leur propre vie. Dès que vous commencez à parler de cette manière, vous commencez à regarder les choses plus intensément. Vous vous trouvez soudain dans une relation dynamique avec toutes les présences qui vous entourent — avec l’air que vous respirez, la chaise sur laquelle vous êtes assis, la maison dans laquelle vous vivez. Vous vous retrouvez à négocier, en permanence, des relations avec d’autres êtres. Et vous réalisez que l’éthique n’est pas quelque chose à pratiquer uniquement avec les autres humains — que toutes nos actions ont des conséquences éthiques.

DJ : Vous avez dit une chaise. Quand vous dites que les choses sont vivantes, vous ne parlez pas seulement des rochers, des saumons, des nuages, du vent…

DA : Je parle aussi des poteaux téléphoniques, des maisons…

DJ : Donc vous percevez ce magnétophone comme quelque chose avec lequel il faut entrer en relation — ou plutôt comme quelque chose avec lequel nous sommes déjà en relation, si nous le remarquions et le reconnaissions ?

DA : Bien sûr. Un magnétophone peut être considéré comme ayant sa propre existence excentrique. Parler de quelque chose d’inanimé est en quelque sorte irrespectueux. C’est insultant pour la chose. Pourquoi le faire ? Cela m’empêche d’écouter ce que cette chose pourrait vouloir dans le monde, ce que cet objet, cette présence, pourrait me demander. Je ne vois pas l’utilité de faire une division conceptuelle entre ce qui est animé d’une part, et ce qui est inanimé d’autre part. Et je ne connais aucune culture saine qui fasse une telle division entre la matière animée et inanimée.

Souvent, lorsqu’on discute de ces notions, les gens disent : « D’accord, bien sûr, les humains sont vivants. Les autres animaux, d’accord, je peux comprendre — les créatures ont leur propre vie, bien sûr. Et même les plantes, je comprends qu’elles sont vivantes. Mais les pierres ? Les roches ? La matière ? Pas du tout ! La matière dont est faite cette table ou cette chaise ? Tu vas me dire que c’est vivant ? Je ne peux pas aller jusque-là — oublies ça ! — c’est juste de la matière inanimée ».

Les gens veulent toujours tirer la ligne quelque part. Mais voyez-vous, c’est le fait de tracer la ligne qui pose problème : l’idée qu’au fond la matière est inerte, ou inanimée. Le mot « matière », si vous écoutez avec vos oreilles animales, est essentiellement le mot « mater », ou mère. Il vient de la même racine indo-européenne que le mot « matrice », qui signifie « utérus » en latin.

Nous portons tous en nous une conscience ancienne, ancestrale, de la matière comme étant la matrice de toutes choses, le sentiment que la matière est vivante de part en part. Mais parler de la matière comme étant inanimée, c’est penser à la mère comme étant inanimée, c’est laisser entendre que le côté féminin, terrestre, des choses est inerte, n’est qu’un objet. Si nous voulons vraiment mettre à mal les rouages du patriarcat, nous devrions cesser de parler comme si la matière était, de quelque manière que ce soit et à quelque niveau que ce soit, inanimée ou inerte.

Toutes les cultures indigènes et orales que nous connaissons — toutes les cultures qui ont réussi à se maintenir au cours de plusieurs siècles sans détruire la terre qui les abrite — refusent tout simplement d’établir une telle distinction entre matière animée et inanimée.

Si nous considérons la matière comme essentiellement inanimée, ou inerte, nous établissons la nécessité d’une hiérarchie graduée des êtres : les pierres n’ont aucune action ou expérience ; les bactéries ont un degré minimal de vie ; les plantes ont un peu plus de vie, avec un degré rudimentaire de sensibilité ; les animaux « inférieurs » sont plus sensibles, mais encore prisonniers de leurs instincts ; les animaux « supérieurs » sont plus conscients ; et seuls les humains sont vraiment éveillés et intelligents. De cette manière, nous isolons continuellement la conscience humaine et la plaçons au-dessus et en dehors du monde sensuel. Cela nous place hors de toute relation avec les choses qui nous entourent. En revanche, si nous partons du principe que la matière est vivante et qu’elle s’auto-organise dès le départ, les hiérarchies disparaissent et nous nous retrouvons avec un champ d’êtres animés très différencié, chacun ayant ses dons par rapport aux autres. Et nous ne nous trouvons pas au-dessus, mais en plein milieu de cette toile, notre propre sensibilité faisant partie intégrante du paysage sensuel.

En ce qui concerne certains artefacts humains, en particulier les objets produits en série, il est difficile d’entrer en contact avec la vie unique de cette présence et de la ressentir. Pourtant, on peut trouver cette vie qui palpite, plus facilement, dans les matériaux dont l’artefact est fait. Dans le bois du poteau téléphonique, qui se trouvait autrefois dans une forêt, dans les briques d’argile de l’immeuble d’habitation, même dans l’alliage métallique lisse de la porte du camion contre laquelle vous vous accotez — là, dans ces métaux extraits à l’origine des os de la terre qui respire, on peut encore sentir la présence de schémas qui sont nés de la terre, et qui portent encore quelque chose de cette vie plus élargie. Mais si je regarde le camion uniquement en tant que camion, ce que je vois n’est pas quelque chose qui est né, mais quelque chose qui est fait. Et il y a sûrement une distinction importante entre ce qui est né et ce qui est fabriqué. Mais même avec cette distinction, les choses fabriquées sont toujours faites de matière, de la chair d’un cosmos vivant.

DJ : Comment convaincre un sceptique qu’une rivière, ou une montagne est vivante ?

DA : En fait, Derrick, je ne suis pas intéressé à convaincre qui que ce soit de cette vérité au sens objectif et littéral. Car il me semble que la vision littérale du monde fait souvent partie du problème. Je n’essaie pas d’amener les gens à remplacer une vision de ce qui est littéralement le cas par une autre vision de ce qui est absolument littéralement vrai. Non.

Je sais cependant que nous ne pouvons pas changer notre façon de vivre, notre façon d’interagir avec le monde, sans changer notre façon de parler. Actuellement, nous parlons du monde d’une manière très loufoque qui nous tient à l’écart, et nous donne l’impression d’être à l’extérieur, et donc de pouvoir le contrôler, le maîtriser, le manipuler. Il existe d’autres façons de parler qui nous placent dans une relation très différente avec le monde. Je ne pense pas qu’aucune de ces façons de parler soit « vraie » dans un sens totalement objectif. Je pense qu’elles ne sont que des stratégies différentes pour parler, des façons différentes de manier nos mots. Et l’une de ces stratégies, me semble-t-il, nous conduit à un mode de vie plus riche, à une réciprocité plus profonde avec la terre qui nous entoure, et avec les myriades d’êtres qui composent cette terre.

Il s’agit là d’une notion de la vérité très différente de celle qui prévaut actuellement au sein de la science conventionnelle, qui tente toujours de comprendre la « vérité » du « fonctionnement de la nature ». Il me semble qu’une compréhension plus fructueuse de la vérité consisterait à se demander comment nous pouvons vivre en bonne relation avec cette forêt tropicale, de sorte que ni nous ni la forêt tropicale ne souffrions. Si nous étudions les baleines à bosse, comment pouvons-nous, en tant que communauté humaine et communauté de baleines à bosse, nous épanouir en tant que parties du même monde ? Je ne suis pas intéressé par les questions suivantes : qu’est-ce qu’une baleine à bosse ? Comment fonctionne-t-elle ? Quels sont ses mécanismes ? Poser ces questions présuppose que je ne suis pas moi-même un animal — que je suis une sorte d’esprit sans corps, un pur spectateur de la nature, plutôt qu’un participant à celle-ci.

Il y a donc un problème avec une grande partie de ce dont nous avons parlé. Dans notre civilisation technologique contemporaine, il est trop facile de dire « cette pierre est vivante, cet arbre est conscient et éveillé ». C’est trop facile, parce qu’il est si simple pour les gens de traduire cela dans leur vision objectiviste et littérale du monde, et de croire : « Oh, donc c’est littéralement vivant, conscient et éveillé. » J’ai trop l’impression qu’il s’agit de la perpétuation de notre façon actuelle de parler, qui utilise le langage pour dominer le monde, plutôt que d’entrer en contact avec le monde qui nous entoure, de toucher les choses, et de sentir qu’elles nous touchent, de répondre aux choses. En ce moment culturel étrange de l’Occident, notre façon de manier les mots est encore plus problématique que le contenu de ces mots. Bien sûr, lorsque nous parlons du monde qui nous entoure comme d’un simple conglomérat d’objets, c’est un problème. Mais ce qui est encore plus problématique, c’est que lorsque nous parlons, nous parlons comme si rien d’autre n’écoutait. Nous parlons comme si aucun de ces autres êtres ne pouvait entendre ce qui est dit, ou être influencé par notre discours.

DJ : Comme si rien d’autre n’écoutait…

DA : Oui. Pas dans le sens où les oiseaux ou les arbres pourraient comprendre les définitions des mots du dictionnaire. Je veux dire qu’aucune des créatures autour d’ici — les coyotes, les corbeaux et les pies — ne connaît le sens dénotatif des mots que je dis, mais ils peuvent néanmoins entendre la tonalité de notre discours. Ils sentent le rythme de nos paroles. Ils peuvent entendre la musique et la mélodie de notre conversation. Et en ce sens, une partie du sens passe. Pourtant, nous parlons comme si rien d’autre n’entendait, comme si nous n’avions pas besoin de faire attention à la façon dont nous parlons de ces autres êtres. Nous aimons supposer que le langage est une propriété purement humaine, notre possession exclusive, et que tout le reste est fondamentalement muet.

Mais ce que je suggère, c’est que ceux d’entre nous qui s’efforcent de guérir ou de combler le fossé entre l’humanité et la terre plus qu’humaine devraient faire plus attention à la façon dont ils parlent. Nous devrions être beaucoup plus attentifs à la façon dont nous manions nos mots. Si vous savez déjà que vous faites partie de ce monde sauvage, si vous êtes déjà entré, de temps à autre, dans une réciprocité profondément ressentie avec une autre espèce, ou si vous avez goûté à une profonde parenté et solidarité avec la terre vivante qui vous entoure, vous savez qu’il n’est pas facile, aujourd’hui, de trouver une façon de parler qui ne viole pas cette expérience, qui ne vous arrache pas à ce rapport ressenti. Il n’est pas facile, aujourd’hui, de trouver une façon de parler qui ne viole pas cette expérience, qui ne vous arrache pas à cette relation ressentie. Il est très difficile de formuler vos phrases de manière à invoquer et à encourager cette réciprocité, voire à la permettre. Notre civilisation est passée maître dans l’art de déformer ; même nos plus beaux mots deviennent des slogans pour une réalité basée sur le commerce. Nos habitudes d’expression ont coévolué avec une relation violente au monde pendant tant de siècles, qu’il est difficile de s’en sortir.

Étant donné le pouvoir de cette culture folle de coopter même les meilleurs de nos termes, je pense que ce qui est plus important que le contenu de ce que nous disons, c’est le style de nos paroles, la forme de notre discours, le rythme de notre rap. D’une certaine manière, la musique et la texture de notre discours doivent porter le sens, doivent être appropriées au sens à chaque instant. Notre intention la plus profonde se fait sentir dans la cadence, dans le rythme et la mélodie de notre discours. Si nous ne sommes pas, en fait, des esprits désincarnés planant hors du monde, mais des animaux sensibles et conscients — des êtres corporels palpables immergés dans le corps vivant du monde — alors le langage est avant tout une chose expressive, les sons structurés par lesquels notre corps appelle d’autres corps, que ce soit la lune, les oies qui cacardent au-dessus de nos têtes ou une autre personne. C’est vraiment une sorte de chant, n’est-ce pas ? Même le discours le plus sophistiqué et le plus abstrait reste une sorte de chant, une façon de chanter le monde. Il peut s’agir d’une chanson vraiment nulle — une chanson qui est terriblement insultante pour beaucoup d’êtres qui l’entendent, une chanson qui irrite les oreilles des hiboux et fait grimacer les coyotes — mais c’est quand même une chanson. Et ceux d’entre nous qui s’efforcent de transformer les choses, nous essayons de changer la mélodie, de modifier certains des modèles du langage.

En un sens, nous devons tous devenir des poètes. Je ne veux pas dire que nous devrions écrire des poèmes pour des anthologies de poésie — non : plutôt que notre discours quotidien doit toucher les gens aussi bien physiquement que mentalement. Nous devons remarquer la musique dans notre discours, et veiller à ce que la musique ait un peu de beauté, afin de ne pas parler comme des esprits désincarnés à d’autres esprits abstraits, mais comme des créatures sensuelles et sensibles s’adressant à d’autres créatures sensuelles, afin que nos corps animaux soient remués, et qu’ils soient amenés à participer à la conversation, et que les autres animaux ne soient pas exclus non plus. Nous sentons leur présence à proximité, et nous veillons donc à ne pas violer notre solidarité avec les animaux et la terre animée.

DJ : Quand j’écris, je ne veux pas que quelqu’un dise : « Quelle idée géniale ! ». Je veux qu’ils éclatent en sanglots, ou qu’ils s’agitent : qu’ils aient une réaction corporelle.

DA : Uh-huh. Quand j’écris, j’ai parfois l’impression d’être au service de la vie de la langue elle-même. Peut-être que j’écris pour rajeunir cette vie, pour l’ouvrir à la vie élargie de la terre, pour qu’elle puisse y puiser sa subsistance. Je m’efforce de redonner un sens au terrain plus qu’humain, qui en premier lieu est l’endroit où tous nos mots sont enracinés. Je ne crois vraiment pas que le langage, ou la parole significative, soit une chose particulièrement humaine — il me semble que le langage est un pouvoir de la terre, auquel nous avons la chance de participer.

Donc je suppose que pour moi, la question n’est pas vraiment : « Le monde est-il vivant ? », mais plutôt : « Comment est-il vivant ? Comment cette vie nous touche-t-elle ? Comment pouvons-nous la laisser chanter à travers nous ? »

DJ : Si les cultures indigènes traditionnelles parlent du monde comme étant animé et vivant, et si, comme vous l’avez suggéré, notre propre expérience la plus immédiate et spontanée du monde est intrinsèquement animiste, révélant une nature qui est toute vivante, éveillée et consciente — alors comment avons-nous perdu cette expérience ? Comment l’humanité civilisée a-t-elle perdu ce sens participatif de la réciprocité avec un monde vivant ? Comment nous nous sommes arrachés au monde ?

DA : Il y a de nombreux facteurs. L’implantation. Le développement de l’agriculture à grande échelle, qui a nécessité l’installation de clôtures autour de la nature. L’apparition d’excédents agricoles, qui a souvent conduit à des formes hiérarchiques de contrôle et de distribution de ces excédents. L’urbanisation. Les nouvelles technologies. Mais je crois aussi que cela a beaucoup à voir avec l’une de nos technologies les plus anciennes et les plus puissantes : l’écriture. Et, en particulier, l’alphabet.

Mais pour comprendre pourquoi, il faut reconnaître que l’expérience animiste n’est pas seulement le sentiment que tout est vivant, mais aussi la conscience que tout parle, que tout, au moins potentiellement, est expressif. Les preuves suggèrent qu’il s’agit là d’une base de référence pour l’organisme humain, une expérience commune à tous nos ancêtres indigènes. Pour la plupart d’entre nous aujourd’hui, cela semble être une expérience extraordinaire et inhabituelle, mais en fait, elle ne pourrait être plus ordinaire et plus normale. La manière humaine normale de rencontrer le monde et les choses qui nous entourent est de sentir qu’elles nous rencontrent aussi, qu’elles s’expérimentent les unes les autres, et de sentir aussi que les choses se parlent les unes aux autres, et nous parlent parfois — pas en mots, mais dans le bruissement des feuilles…

DJ :… qui sont probablement des mots d’arbres. Il y a environ un an, j’ai réalisé qu’il n’y avait aucune différence, au niveau du langage, entre nous et les arbres. Nous utilisons tous deux le vent, ou peut-être que le vent nous utilise. Le vent qui passe sur les cordes vocales et le vent qui passe sur les feuilles.

DA : Bien sûr. La langue n’est que le vent qui souffle à travers nous.

DJ : J’ai divagué. Vous disiez…

DA : Que tout parle. Le hurlement d’un loup, les rythmes du chant des grillons, mais aussi le discours des vagues sur la plage. Et bien sûr, comme nous le suggérions tous les deux, le vent dans les saules. Pour les peuples indigènes, il existe de nombreux types de discours différents. De multiples façons de donner du sens au monde. Mais si c’est notre façon humaine normale de faire l’expérience du monde, comment pourrions-nous l’avoir perdue ? Comment aurions-nous pu sortir de ce champ animé et expressif pour nous retrouver dans ce monde fondamentalement muet que nous semblons connaître aujourd’hui, où le soleil et la lune ne nous saluent plus, mais se contentent d’arpenter aveuglément le ciel selon des trajectoires déterminées, et où nous n’avons plus l’impression de devoir nous lever avant l’aube pour prier le soleil de sortir du sol ?

Comment cela est-il arrivé ?

Je pense que l’un des facteurs qui a été trop facilement négligé jusqu’à présent est l’incroyable influence de l’écriture. Toutes les cultures véritablement animistes que nous connaissons — que l’on parle des Haïdas de la côte nord-ouest ou des Hopis du désert du sud-ouest, que l’on consulte les Huaoranis du bassin amazonien ou les Pintupi ou Pitjanjara d’Australie — sont des cultures orales, des cultures qui se sont développées et ont prospéré en l’absence de tout système d’écriture hautement formalisé. Les cultures animistes, en d’autres termes, sont des cultures orales. Nous devons donc nous demander ce que l’écriture fait à notre expérience animiste du monde.

Je dirais que l’écriture est elle-même une nouvelle forme d’animisme, une sorte de magie à part entière. L’écriture fait appel à la même propension animiste qui a conduit nos ancêtres oraux à ressentir le monde environnant comme vivant, et à se sentir interpellés par un oiseau ou un nuage qui passe. Apprendre à lire, c’est entrer dans une intense participation sensorielle avec les lettres sur la page. Je concentre mes yeux si intensément sur l’écriture que les lettres elles-mêmes commencent à me parler. Soudain, comme on dit, « je vois ce que ça dit ». Les mots écrits « disent » quelque chose, ils me parlent.

En effet, c’est ce qu’est la lecture. Le matin, nous ouvrons le journal, et nous concentrons nos yeux sur ces petits bouts d’encre sur la page, et soudain nous entendons des voix ! Nous nous sentons interpellés, on nous parle ! Nous avons des visions, des événements qui se déroulent en d’autres temps et d’autres lieux ! C’est de la magie. Ce n’est pas très différent d’un ancien Hopi qui se promène à l’extérieur du pueblo ; son attention est attirée par un gros rocher au bord de la mesa, il concentre ses yeux sur une plaque de lichen qui s’étend sur le flanc de ce rocher, et soudain il entend le rocher lui parler ! Ou encore une femme kayapo qui, alors qu’elle se promène dans la forêt, remarque une araignée tissant sa toile complexe, et qui, en concentrant ses yeux sur cette araignée, s’entend soudain parler par l’araignée. De même que d’autres animaux, des plantes et même des rivières « inanimées » parlaient autrefois à nos ancêtres oraux, de même les lettres inertes sur la page nous parlent maintenant ! Il s’agit d’une forme d’animisme que nous considérons comme allant de soi, mais c’est tout de même de l’animisme — aussi scandaleux qu’une araignée qui parle.

La différence, bien sûr, c’est que maintenant ce sont seulement nos propres signes humains qui nous parlent. Nous sommes entrés dans une participation profondément animiste avec nos propres signes, une interaction concentrée qui court-circuite la participation plus spontanée entre nos sens et l’environnement sensuel. Les signes écrits ont usurpé le pouvoir expressif qui résidait autrefois dans l’ensemble du paysage sensuel : ce que nous faisons maintenant avec les lettres imprimées sur la page, nos ancêtres oraux le faisaient avec les feuilles de tremble, les pierres, les traces des cerfs, des élans et des loups, avec la lune qui tourne et les nuages orageux qui s’amoncellent.

Nos signes écrits ont un pouvoir énorme sur nous. Ce n’est certainement pas une coïncidence si le mot « spell écrire/sort » a ce double sens : organiser les lettres d’un mot dans le bon ordre, ou jeter un sort magique — car apprendre à lire et à écrire avec cette nouvelle technologie, c’était en effet apprendre une nouvelle magie, entrer dans un monde profondément nouveau, jeter une sorte de sort sur nos propres sens. Nos propres signes écrits sont désormais si puissants qu’ils ont éclipsé toutes les autres formes de participation que nous avions l’habitude d’utiliser. Et bien sûr, ce ne sont plus seulement nos signes écrits, mais nos écrans de télévision, nos ordinateurs et nos voitures qui nous ont plongés dans une sorte de transe éblouissante. L’alphabet est la mère de l’invention, la génitrice de toutes nos technologies occidentales. Il semble que nous ayons d’abord dû tomber sous le charme de l’alphabet avant de pouvoir entrer dans cette fièvre d’invention technologique.

Je n’ai pas l’intention de dénigrer la technologie, mais seulement de dire que nombre de ces technologies très complexes n’ont pu émerger que de l’esprit alphabétique. Mais je n’ai pas non plus l’intention de rabaisser l’alphabet — je suis écrivain, après tout — je ne dis pas que l’alphabet est quelque chose de mauvais, pas du tout. Ce que j’essaie de dire, c’est que l’alphabet est magique — qu’il s’agit d’une forme très concentrée de magie, et que, comme toutes les magies, il doit être utilisé avec beaucoup de précautions. Lorsque nous le prenons pour acquis, lorsque nous ne remarquons pas sa puissance, nous avons tendance à tomber sous son charme.

Ainsi, alors que nos ancêtres indigènes dialoguaient abondamment avec le champ de la nature environnante, consultaient les autres animaux et les éléments terrestres au cours de leur vie, l’apparition de l’écriture alphabétique nous a permis de commencer à dialoguer uniquement avec nos propres signes, isolés du monde de la nature. En court-circuitant la réciprocité ancestrale entre nos corps sensibles et la chair sensuelle du monde, la nouvelle participation à nos propres signes écrits a permis au langage humain de se refermer sur lui-même et d’apparaître comme notre propriété privée, et non comme quelque chose qui naît de notre rencontre avec d’autres êtres expressifs — du langage du tonnerre et des rivières impétueuses. Nous ne savons plus que le langage nous a été enseigné par les sons et les gestes des autres animaux, ou par le rugissement du vent qui se répand dans les arbres. Le langage semble désormais un pouvoir purement humain, quelque chose qui ne se déploie qu’entre humains, ou entre nous et nos propres signes écrits. Le reste du paysage perd sa voix, il devient muet. Il ne semble plus rempli de ses propres significations multiples, de son propre pouvoir expressif.

Je regarde maintenant la nature depuis ma sphère intérieure de subjectivité mentale privilégiée, mais cette subjectivité n’est pas partagée par les coyotes, les hirondelles ou les saumons. Ils semblent maintenant habiter un autre monde — un monde purement extérieur, objectif où ils accomplissent leurs propres affaires automatiquement. La créativité, l’imagination — pour beaucoup d’entre nous aujourd’hui, ce sont des traits purement humains. L’esprit, pensons-nous, est une chose purement humaine, et il réside à l’intérieur de nos crânes individuels. Vous avez votre esprit, et j’ai le mien ; nous avons ce sentiment que l’esprit est quelque chose qui nous appartient — ce n’est plus un mystère qui imprègne le paysage. Il nous appartient.

DJ : Pourquoi ne pouvons-nous pas nous engager dans notre propre écriture tout en nous engageant dans un monde naturel animé ?

DA : Nous le pouvons ! L’écriture ne nécessite pas que nous rompions notre participation sensorielle avec d’autres êtres : elle nous en donne simplement la possibilité. Elle ne nécessite pas que la terre nous devienne superflue, ou que nous ne fassions plus attention au monde plus qu’humain. Mais nous n’avons plus besoin d’interagir avec la terre pour nous rappeler toutes les histoires qui se sont déroulées dans ces vallées, nous n’avons plus besoin de rencontrer des coyotes et de dialoguer avec des corbeaux pour nous souvenir de tout le savoir véhiculé à l’origine dans les vieux contes de coyotes et les contes de corbeaux, parce que maintenant tout ce savoir a été écrit, préservé sur la page. Une fois que le langage est porté par les livres, il n’a plus besoin d’être porté par la terre, et nous n’avons plus besoin de consulter la terre intelligente pour que nous pensions clairement. Pour la première fois, nous n’avons plus besoin de parler aux montagnes et au vent ni d’honorer la vie de la terre par des prières et des apaisements, car toutes nos connaissances ancestrales sont conservées sur la page.

Ainsi, l’écrit n’était pas une cause suffisante pour cet oubli, comme nous philosophes, le disons, mais c’était une cause nécessaire, un ingrédient nécessaire à notre oubli.

DJ : Cela me rappelle quelque chose que John A. Livingston a écrit dans The Fallacy of Wildlife Conservation. Il dit qu’une fois que nous réduisons nos entrées à seulement ce qui est arbitré par les humains, nous sommes essentiellement dans une chambre d’écho, et nous commençons à halluciner. Nous sommes privés de sensations, car nous ne recevons plus la variété de stimulations sensorielles nécessaires. Son point de vue est qu’une grande partie de notre idéologie, une grande partie de notre discours, n’est que folie, délire, des hallucinations basées sur le fait que nous nous sommes mis en confinement solitaire.

DA : Je pense que je partage une intuition similaire, que je pourrais exprimer un peu différemment. Nos sens ont coévolué avec l’ensemble du monde sensuel, avec tous ces autres états et formes sensibles, tous ces autres styles de vie. Notre système nerveux a émergé en réciprocité avec toute cette riche altérité, en relation et réciprocité avec les colibris, les rivières, les grenouilles et les montagnes, avec une terre vivante et animée qui nous parlait avec une multiplicité de voix. Je veux dire que l’intelligence humaine a évolué au cours des innombrables millénaires où nous avons vécu comme des cueilleurs et des chasseurs, et donc notre intelligence a évolué dans un contexte profondément animiste, où chaque phénomène que nous avons rencontré pouvait nous amener dans une relation. Pourtant, nous nous retrouvons soudain coupés de toute cette gamme de relations, nés dans un monde où aucun de ces autres êtres n’est reconnu comme réellement sensible ou conscient. Nous nous retrouvons brusquement dans un monde qui a été défini comme un ensemble d’objets inertes ou déterminés et de processus mécaniques, plutôt que comme une communauté de puissances animées avec lesquelles nous pourrions entrer en relation. Une relation dynamique ou vivante n’est tout simplement pas possible avec un objet.

Aujourd’hui, les seules choses avec lesquelles vous pouvez entrer en relation sont les autres humains. Pourtant, le système nerveux humain a encore besoin de la nourriture qu’il recevait autrefois en étant en réciprocité avec toutes ces autres formes de sensibilité et de sentiment. Nous nous tournons donc les uns vers les autres, vers nos amis humains et nos amants, dans l’espoir de satisfaire ce besoin. Nous nous tournons vers nos partenaires humains en exigeant une profondeur et une gamme d’altérité qu’ils ne peuvent pas fournir. Un autre humain ne peut pas fournir toute la nourriture incroyablement diverse et vitale que nous obtenions autrefois en étant en relation avec les libellules, les machaons, les pierres, le lichen et les tortues. C’est tout simplement impossible. Nous avions l’habitude d’entretenir des relations personnelles avec le soleil, la lune et les étoiles ! Essayer d’obtenir tout cela, maintenant, d’une autre personne — d’un autre système nerveux dont la forme ressemble tellement au vôtre — fait continuellement éclater nos relations, fait exploser tant de mariages, parce qu’ils ne peuvent pas résister à cette pression.

DJ : Cela me rappelle quelque chose que j’ai écrit dans mon livre « A Language Older Than Words » : « L’une des grandes pertes que nous subissons dans cette prison que nous avons créée est l’effondrement de l’intimité avec les autres, la déchirure de la communauté, c’est comme déchirer et redéchirer une feuille de papier jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’une infime partie. Confier nos besoins d’intimité et d’extase — des besoins comme la nourriture, l’eau, l’acceptation — à une seule espèce, à une seule personne, à la seule zone des organes génitaux conjoints et au seul moment du rapport sexuel, c’est en demander beaucoup à notre sexe ».

DA : En effet. Nos relations intimes deviennent de plus en plus fragiles. Nous finissons par nous tourner vers notre amoureuse et lui dire : « Je tiens vraiment à toi, chérie, mais je ne me sens pas tout à fait satisfait. Tu ne réponds pas à mes attentes comme tu le devrais ». Bien sûr que non ! Une autre personne ne peut pas nous rencontrer de la même façon que celle dont nous étions autrefois engagés avec le monde vivant ! Même un grand nombre de relations humaines ne peut compenser la perte de toute cette altérité plus qu’humaine, et c’est ce qui rend nos communautés humaines intensément fragiles et sujettes à la violence. Je ne pense pas que nous n’avons pas la moindre chance de guérir nos maux sociétaux, ou les multiples injustices que nous infligeons à diverses parties de la communauté humaine, sans renouveler l’Éros sauvage entre nous et notre environnement sensuel — sans « tomber amoureux extérieurement » (selon les sages mots de Robinson Jeffers) de ce cosmos terrestre qui nous entoure.

Tant que nous continuerons à considérer la terre comme n’étant guère plus qu’une toile de fond passive sur laquelle se déroulent nos projets humains, nous continuerons à nous fermer à la subsistance même dont la communauté humaine a le plus besoin pour se développer et s’épanouir. Tant que nous nous tiendrons à l’écart de la relation avec la terre environnante, nous serons incapables de puiser les conseils dont nous avons besoin auprès des vieux chênes ou des pins ponderosa âgés qui entourent notre ville, des vents et des motifs météorologiques, des montagnes et des rivières. Beaucoup de ces êtres vivent à des échelles bien plus vastes que la nôtre, et peuvent donc nous offrir une véritable perspective et un sentiment d’humilité. Nous avons simplement besoin de leurs conseils naturels. Chaque communauté humaine est imbriquée dans une communauté d’êtres plus qu’humains. Tant que nous ne nous en rendrons pas compte, nombre de nos relations humaines resteront extrêmement fragiles et cassantes, et nous continuerons à nous frapper les uns les autres par frustration, à nous démolir à coups de balles et de bombes.

Si vous avez vraiment envie d’une relation saine et durable avec votre amoureuse, insufflez-lui une plus grande affection pour la terre locale — pour les créatures, les plantes et les éléments locaux. Cette affection soutiendra et nourrira votre relation, l’alimentera et vous permettra, à vous et à votre partenaire, d’être fluides l’un envers l’autre.

DJ : Vous avez déjà parlé avec éloquence du fait qu’il n’est pas nécessaire d’entrer dans de nouvelles relations, mais simplement de remarquer et de reconnaître les relations qui existent déjà.

DA : Il est évident que nous sommes déjà immergés dans un réseau complexe de relations, à la fois avec notre propre espèce et avec de nombreuses entités très différentes de nous. Comment se fait-il alors que nous ne les remarquions pas, que nous n’honorions pas nos relations avec les plantes, les animaux et toutes les autres présences élémentaires (sols, nuages de pluie, rivières…) qui nous soutiennent et nous nourrissent ? Cela ne peut être que parce que, d’une manière ou d’une autre, nous sommes inconscients de cette couche directe, sans médiateur et toujours présente, d’échange charnel — car nous sommes inconscients du niveau corporel de notre vie. C’est mon corps qui consomme régulièrement l’oxygène expiré par toutes les plantes vertes et en croissance, et mon corps qui expire le dioxyde de carbone que ces plantes utilisent régulièrement pour faire la photosynthèse et prospérer. C’est ce corps, cette chair musclée, qui entretient une relation intime avec le tronc d’arbre sur lequel je suis assis. En marchant pieds nus dans le jardin ou en me promenant dans tous ces arroyos, mes orteils connaissent bien la vie et la texture du sol. Mais nous ne vivons plus la vie de notre corps. Nous vivons une vie d’abstractions, de cogitations mentales massivement influencées par tous les artefacts et signaux créés par l’homme. Nous régurgitons sans cesse nos propres réflexions. On nous a appris à ne pas faire confiance à nos sens, et à notre expérience sensorielle directe. Les sens, qui sont notre accès animal le plus instinctif au monde — nos yeux, nos oreilles, notre langue, nos narines — ces organes magiques nous ouvrent directement au champ plus qu’humain ! Pourtant, on nous a appris à ne faire confiance à aucun de ces pouvoirs ; on nous dit que les sens mentent, on nous apprend à l’école que les sens sont trompeurs.

Que nous disent nos sens ? Je sors à l’aube, je marche à travers l’arroyo, et je vois de mes propres yeux le soleil se lever des montagnes Sangré de Cristo toutes proches, et le soir, je le vois s’enfoncer dans les montagnes Jemez lointaines. Et puis je regarde la lune qui éclot des Sangrés, décrivant des arcs dans le ciel, puis je la vois glisser dans le sol loin à l’ouest. Mais à l’école, on me dit : « Non, non, non, non, non ! Le soleil ne bouge pas du tout ! C’est la terre qui bouge. Ne te fie pas à tes sens. Le soleil ne se lève pas et ne se couche pas. La vérité, c’est que la terre tourne. »

Très bien. Mais avons-nous vraiment besoin de dénigrer notre expérience sensorielle de cette manière ? Il y a sûrement aussi une part de vérité dans notre expérience plus spontanée du lever et du coucher du soleil. Je veux dire, tout le monde dit encore que « le soleil se lève » et « le soleil se couche », qu’il s’agisse de scientifiques ou de fermiers, et il est assez bizarre d’invalider simplement cette expérience collective, comme si nos corps ne possédaient pas leur sagesse propre. De nombreuses cultures indigènes racontent que le soleil, après s’être enfoncé dans la terre à l’ouest chaque soir, voyage toute la nuit à travers le sol en direction de l’est, et qu’au cours de ce voyage, le soleil nourrit la terre profonde de sa vie ardente, semant dans les profondeurs les multiples plantes qui germeront plus tard à la surface de la Terre. C’est un récit qui honore notre expérience directe. Il y a une vérité profonde dans l’expérience spontanée du corps, une vérité qui sous-tend, et soutient secrètement, toutes les intuitions plus abstraites et rationnelles que nous érigeons sur elle. C’est une vérité que nous ne devrions pas écarter lorsque nous enseignons la cosmologie moderne, « plus sophistiquée ». Nous devrions plutôt montrer comment la nouvelle vision se développe à partir de cette expérience plus ancienne, plus primordiale, qui n’a en fait jamais été perdue — que ce ne sont que des couches différentes de notre rencontre avec le monde, différentes couches d’interprétation. De même qu’un texte comporte différents niveaux d’interprétation, le monde en comporte aussi. Et chaque couche ou levier implique un type de conscience différent.

Néanmoins, depuis Copernic et Galilée et leur grande intuition, nous avons tous appris à nous méfier de nos sens. En général, nous accordons beaucoup plus d’attention à ce que nous disent les experts qu’à ce que nous pouvons apprendre par nos propres sens. Nous avons séparé notre esprit raisonnant de notre corps sensoriel. Pour adhérer à la vision copernicienne du monde, il semblerait que nous devions accepter cette scission, que nous devions séparer notre esprit de la vie sensorielle et sensible du corps. Mais quel dommage cela a fait — nous avons oublié notre solidarité instinctive et corporelle avec la terre qui respire !

Après tout, nous savons maintenant que le soleil aussi est en mouvement, et que même les étoiles « fixes » s’éloignent rapidement les unes des autres — en fait, tous les corps célestes sont en mouvement les uns par rapport aux autres. Il semble donc que le choix de l’endroit où l’on choisit de stabiliser sa perspective soit arbitraire. Mais puisque nous nous trouvons ici, sur cette terre, il est peut-être tout aussi logique de considérer la terre qui respire comme le centre stable de notre monde (de reconnaître le sol sous nos pieds comme le fondement même de notre réalité) que de considérer le Soleil comme le centre immobile.

DJ : Cela me rappelle la phrase de Groucho Marx lorsqu’il était pris en flagrant délit de mensonge : « Qui allez-vous croire, moi ou vos propres yeux ? ».

DA : Ce qui m’intéresse, c’est d’aider les gens à réapprendre à penser avec leurs sens, à respecter leur expérience directe du monde. Bien sûr, les sens révèlent un monde ambigu et ouvert, et en regardant de plus près, ou en écoutant plus attentivement, nous découvrirons toujours de nouvelles choses. Mais si vous ne faites pas confiance à l’intelligence de vos sens, alors à quoi allez-vous faire confiance ? Vous devrez placer toute votre confiance dans les soi-disant experts qui vous diront ce qui se passe réellement dans les coulisses. C’est un peu comme la situation d’une église, ou d’un temple, qui vous dit : « Eh bien, la vraie Vérité n’est pas de ce monde, mais se trouve dans cette dimension céleste cachée au-delà des étoiles, et seuls nos grands prêtres ont accès à ce royaume invisible. » Telle est la situation dans laquelle nous nous trouvons, aujourd’hui, lorsque nous négligeons notre expérience sensorielle directe des choses. Il n’est pas étonnant qu’il soit si difficile de mobiliser les gens en faveur des espèces en voie de disparition, des rivières qui s’amenuisent ou de la vie défaillante de la terre qui les entoure ! Pas étonnant que la terre qui nous entoure ne soit qu’une préoccupation périphérique pour la plupart des gens ! Parce que le vrai mystère, que nous avons entendu, est ailleurs ; la vraie Source est quelque part en dehors de ce royaume que nos sens expérimentent. Ainsi, nos physiciens disent que la source profonde et la vérité des choses sont cachées dans le monde subatomique. Les biologistes moléculaires disent que c’est dans la dimension ultramicroscopique des paires de bases d’ADN et des séquences de gènes que réside la véritable source de la vie et du comportement. Mais bien sûr, les neurobiologistes affirment que la cause profonde de notre comportement se trouve dans la structure neuronale cachée dans le cerveau.

Chacune de ces dimensions semble détenir la vérité profonde ou la cause du monde dont nous faisons l’expérience, et pourtant nous n’avons pas d’accès direct à ces dimensions ; il faut des instruments très sophistiqués, des microscopes et des cyclotrons très puissants, etc., pour les atteindre. Et donc, nous prenons notre vérité des experts avec les instruments (ceux qui ont le financement massif nécessaire pour construire ou acquérir de tels instruments), et nous renonçons à notre propre pouvoir démocratique, notre propre accès immédiat et sensoriel au réel. Peut-être avons-nous entendu dire que la source et la vérité les plus profondes des choses se trouvent dans la rupture des symétries initiales lors du Big Bang — une autre dimension que la plupart d’entre nous n’ont aucun moyen d’entrevoir directement : il faut d’énormes télescopes en orbite pour obtenir ne serait-ce qu’une entrée provisoire dans ce domaine qui dépasse de loin l’échelle de notre expérience directe. La vérité est toujours cachée ailleurs pour une culture qui a abandonné l’évidence de ses propres sens.

Je veux dire, mince : toutes ces investigations dans d’autres dimensions sont très élégantes et parfois même quelque peu utiles, mais dans notre soif de Vérité avec un V majuscule, nous renonçons à notre responsabilité vis-à-vis de l’échelle dans laquelle nous vivons, vis-à-vis de ce monde sauvage ambigu et fleuri qui respire tout autour de nous. Nous nous cachons de la vérité la plus incroyable et la plus mystérieuse de toutes, qui est notre immersion permanente dans ce réseau incroyable de relations avec tous ces autres êtres sauvages, qui demandent tous notre attention et notre humble respect.

Malgré tous nos rêves de certitude finale et après trois siècles de science, la seule chose dont nous pouvons être certains en fin de compte c’est le monde que nous révèle notre expérience sensorielle directe. Je soupçonne que le plus que nous puissions vraiment atteindre, avec humilité et humour, est une relation plus riche, une réciprocité plus profonde avec les personnes, les êtres et les éléments qui nous entourent et composent — avec nous — notre monde.

Donc, nous l’avons à l’envers. Le monde sensuel qui nous entoure est la source secrète dans laquelle toutes ces autres dimensions — subatomique, galactique et neuronale — sont secrètement enracinées. De même, nous pourrions soupçonner que tous nos cieux et enfers religieux sont secrètement nés du monde de notre expérience directe, avec ses propres êtres ailés et ses puissances à sabots et à cornes. Le monde sensuel est toujours local. Ce n’est pas, pour moi, ce qui se passe dans une autre galaxie, ni même ce qui se passe au Sénégal ou en Sibérie en ce moment. C’est ce terrain même que j’habite. Ce bassin versant du Rio Grande, avec ces créatures particulières qui aiment se tenir autour de ces plantes qui s’enracinent dans ces sols. Ces genévriers, ces ponderosas et ces pins pignons. Et ce corbeau qui crie depuis le fil téléphonique, et les lézards et les crapauds cornés qui hantent ce terrain, et les coyotes qui hurlent dans les arroyos, et le bleu vif de ces ciels désertiques, et les tons rougeâtres de ces roches. C’est mon univers local. C’est le cosmos principal pour moi. Le monde sensuel est toujours local, et ce n’est jamais un monde purement humain. Il n’y a pas d’aspect du monde sensuel qui soit exclusivement humain — puisque même au dernier étage d’un gratte-ciel, je continue à respirer l’air expiré par les plantes vertes de la ville, et je suis toujours sous l’influence de la gravité, cette mystérieuse attraction de mon corps vers le cœur de la terre.

DJ : Vous avez parlé un peu de l’alphabet, et de la façon dont l’écriture nous a permis de négliger et de considérer comme secondaire et dérivé le monde sensuel plus qu’humain. Aujourd’hui, l’ordinateur nous éloigne davantage de nos sens. Il me semble que l’alphabétisation devra peut-être disparaître avant que nous ne retrouvions le chemin de la terre sensuelle et de la primauté du lieu.

DA : En fait, je ne le pense pas. Je ne pense pas que nous devions imaginer nous débarrasser de l’écriture ou de l’alphabétisation — qui, comme je l’ai suggéré, est une magie assez merveilleuse. Nous n’allons certainement pas nous débarrasser de l’ordinateur et de ses réseaux numériques, qui se développent tout autour de nous.

DJ : Je ne pense pas qu’on s’en débarrasse, mais on s’en débarrassera par l’effondrement de la civilisation.

DA : Je n’y compterais pas. Il me semble cependant que les seules cultures qui manifestent la primauté du lieu — les seules cultures qui sont profondément à l’écoute de ce monde terrestre, qui sont informées par les lieux particuliers qu’elles habitent (vivant convenablement dans leur lieu, et appropriées par leur lieu) — sont les cultures orales traditionnellement indigènes. Il y a quelque chose dans la culture orale qui est intrinsèquement sensuelle et locale.

Pendant ce temps, l’alphabétisation semble cosmopolite par nature. L’écriture a apporté avec elle de grands cadeaux, la vivacité cosmopolite de l’Europe au cours du dernier millénaire, et le plaisir des villes, le bouillonnement de New York ou de San Francisco, et la vivacité de toutes ces cultures passionnantes qui convergent de tous ces endroits différents, et qui se nourrissent les unes des autres et s’échangent des possibilités. Malgré tous ses problèmes, la culture lettrée est vraiment délicieuse.

L’ordinateur, bien sûr, nous éloigne encore plus de notre corps et de notre expérience sensorielle directe. L’ordinateur semble être une technologie intrinsèquement globalisante. Lorsque je me connecte à l’ordinateur, je semble oublier complètement mon corps, engagé cognitivement dans cette dimension abstraite où je peux dialoguer avec une personne en Chine aussi facilement qu’avec une personne sur un ordinateur portable dans la pièce d’à côté.

Mais je ne suis pas intéressé à décrier l’ordinateur. Je ne suis certainement pas intéressé à dévaloriser ou à diaboliser l’alphabétisation. Mais la culture mondialisée de l’ordinateur et la culture cosmopolite du livre n’auront de sens que si elles sont enracinées dans une culture orale florissante d’interactions face à face sans intermédiaire au sein de la communauté locale. Ce n’est qu’alors que les ordinateurs et même les livres commenceront vraiment à nous nourrir d’une manière plus bienveillante que destructrice. Les cultures orales sont nécessairement des cultures de contes, qui sont inévitablement des cultures de lieux — parce que les histoires qui prospèrent et vivent dans cette vallée seront très différentes de celles qui sont racontées de l’autre côté de cette chaîne de montagnes. Le rajeunissement de la primauté du monde sensuel — le renouvellement de notre solidarité avec le lieu plus qu’humain — ne se fera que par le rajeunissement de la culture orale. La narration en face à face, et tout ce qui va avec. Les rituels, les festivals communautaires, les initiations collectives et chaleureuses des jeunes hommes par les hommes plus âgés, et des jeunes femmes par les femmes plus âgées, les célébrations communautaires honorant les changements de saison.

DJ : Je suis d’accord, sauf que je ne pense pas que nous soyons assez sages, et peut-être que nous ne sommes pas capables d’être assez sages, de disposer de l’écriture, et de continuer à écouter le monde naturel. Je ne crois pas que nous soyons assez sages pour être capables d’avoir des ordinateurs sans qu’ils détruisent les cultures locales.

DA : Eh bien, je n’en suis pas si sûr. Il semble que si nous voulons être en mesure de communiquer avec nos jeunes frères et sœurs, nous devons être capables de dire oui aux choses qu’ils trouvent excitantes et inspirantes, à certaines des technologies qui les excitent. Nous devons être capables de dire « Oui, c’est cool. C’est une partie de l’histoire. »

DJ : Je ne suis pas en désaccord. En fait, il y a un jeu de baseball informatique basé sur les statistiques auquel je joue avec des gens du monde entier. C’est amusant. Cela ne change rien au fait à ce que je pense que nous ne sommes pas assez sages, et à ce que je pense que les ordinateurs ne seront pas encore là dans cinq cents ans.

DA : Pensez-vous que nous serons encore là dans 500 ans ?

Le fait est que nous n’avons pas besoin d’être suffisamment sages. Il s’agit plutôt de réaliser que la sagesse, ou l’intelligence n’a jamais été la nôtre au départ. L’esprit n’est pas une propriété humaine : c’est une qualité de la Terre. Lorsque nous commençons à nous détendre, à permettre la vie des choses qui nous entourent et à parler en conséquence, nous commençons à remarquer que cette conscience que nous pensions être la nôtre ne nous appartient pas vraiment. C’est la terre qui est vraiment intelligente et non pas les humains séparément. Avec les autres animaux, les plantes et les nuages à la dérive, nous sommes corporellement immergés dans l’esprit de ce monde vivant.

Peut-être n’avons-nous pas besoin de devenir extrêmement intelligents ou sages. Nous devons simplement nous ouvrir, une fois de plus, à la terre vivante, en apprenant ses subtilités et ses schémas. Bien sûr, chaque terre a son propre style de conscience. L’intelligence de cette terre, ici dans cette vallée, est très différente de l’intelligence salée du Puget Sound, qui est très différente de l’esprit sauvage des forêts de l’Est. Chaque endroit a son propre style de conscience, sa propre sagesse. Si nous, les humains, sommes encore là à la fin du vingt et unième siècle, ce sera probablement parce que nous aurons enfin trouvé notre chemin vers une nouvelle humilité, une nouvelle réciprocité avec la terre animée.

DJ : Beaucoup de mes amis écologistes disent qu’à mesure que les choses deviennent de plus en plus chaotiques, ils veulent s’assurer que certaines portes restent ouvertes. Si les grizzlis sont encore en vie dans cinquante ans, cette porte reste ouverte. Ce que je vous entends dire, c’est que l’une des portes dont vous voudriez assurer qu’elle reste ouverte est la porte du corps.

DA : Tant de gens ont le sentiment que ce monde est irréel, secondaire, éphémère. Nous souffrons tous d’une confusion des mondes, car nous avons accordé beaucoup plus de poids aux abstractions — qu’il s’agisse des vérités abstraites énoncées par nombre de nos collègues scientifiques ou des certitudes spirituelles désincarnées énoncées par tant d’enseignements nouvel âge — qu’au monde beaucoup plus ambigu, difficile et dangereux que nous expérimentons face à face, ici et maintenant, dans la chair.

La terre animée qui nous entoure est bien plus belle que tous les paradis dont nous pouvons rêver. Mais si nous voulons nous éveiller à sa richesse, nous devons renoncer à notre point de vue de spectateur détaché et à l’illusion de contrôle qu’il nous donne. C’est une démarche terrifiante pour la plupart des gens surcivilisés d’aujourd’hui — car renoncer au contrôle signifie voir que nous sommes réellement vulnérables : à la perte, à la maladie, à la mort. Mais aussi constamment vulnérables à l’émerveillement et à la joie inattendue.

Malgré toute sa beauté époustouflante, cette terre est loin d’être en sécurité ; elle est remplie d’incertitudes et d’ombres — d’êtres qui peuvent nous manger, et qui finiront par le faire. Je suppose que c’est la raison pour laquelle la civilisation contemporaine semble si terrifiée à l’idée d’abandonner le prétexte de la vision extérieur, le piège de jouer à Dieu, l’étrange croyance que nous pouvons maîtriser et gérer la terre.

Mais nous ne pouvons pas la maîtriser — nous ne l’avons jamais fait et ne le ferons jamais. Ce que nous pouvons faire, c’est participer plus profondément, plus respectueusement et plus créativement à la vie multiple de ce mystère vivant dont nous faisons partie.