Zéno Bianu
Inde, le son immortel

En Inde, l’essence de la musique – comme de tout art – est rasa (la Saveur), évidence immédiate de l’Un par le truchement de l’émotion. La Saveur n’est autre que le Soi (âtman) du raga. « Surgie avec le Principe lumineux, sans parties, brillant de sa propre évidence, faite de Joie et Pensée unies, libre de tout contact d’au­tre perception, sœur jumelle de la gustation du Brah­man, vivant du souffle de l’Admiration surnaturelle, telle est la Saveur que ceux qui ont une mesure de jugement goûtent comme la propre forme de soi, inséparable­ment. »

(Revue Question De. No 54. Octobre-Novembre-Décembre 1983)

« Il est le Son par excellence
l’Impérissable qui se situe
au-delà de toutes les catégories
voyelles ou consonnes, sourdes ou sonores
palatales ou gutturales,
labiales ou nasales
semi-consonnes ou aspirées ;
et c’est par lui,
que l’adepte discerne le chemin
sur lequel il conduit le souffle
. »

HAMSA

L’univers entier n’est-il qu’un bruissement de sacré ? Selon la Dhyânabindu Upanishad, notre respiration mê­me est onde sonore, semence verbale, mantra. Nous ins­pirons Ham, nous expirons Sa:

« ainsi, l’âme individuelle va-t-elle, répétant sans cesse
la formule sacrée « Hamsa ! Hamsa ! »
Oui, de nuit, de jour, toujours,
l’âme dit et redit à voix basse
vingt et un mille six cent fois
cette formule que l’on peut mesurer
bien qu’elle soit indistincte :
par elle les adeptes sont délivrés
. »

Par une assimilation dont les Upanishads ont le secret, Hamsa, l’Oiseau migrateur, l’âme captive des filets du Samsara, est aussi Nada, le Son, c’est-à-dire essentiellement la syllabe OM. L’Hamsa Upanishad indique que pour parvenir à l’état Quatrième au-delà du sommeil profond, la meilleure discipline est la répétition du mantra de l’Oiseau. Alors le vol de l’oiseau au sein du corps subtil s’accompagne d’une résonance – laquelle n’est autre que la nasale contenue dans la syllabe OM :

« la résonance qui circulait
dans tout le corps subtil
du centre de la Base
jusqu’au Brahmarandra
pareille au chant d’un pur cristal
cette résonance dont on a dit
qu’elle est le Brahman, l’âme suprême.
»

La même Upanishad précise que le Son obtenu par dix millions de répétitions du mantra de l’Oiseau se manifeste de dix façons différentes, jusqu’à ce que l’adepte soit empli par la résonance du tonnerre, abandonnant au passage les siddhi (pouvoirs) obtenus par cette pratique :

« A la première sonorité
le corps de l’adepte sonne Cin-Cini
à la seconde, ceci disparaît
à la troisième, le lotus du corps est percé
à la quatrième, la tête tremble
à la cinquième, le palais suinte
à la sixième, on boit l’ambroisie
à la septième, on voit le mystère
à la huitième, on entend la parole
à la neuvième, le corps devient invisible
et s’ouvre l’œil divin sans souillure
il devient le brahman à la dixième
. »

MANTRA

Il nous faut ici creuser ce réseau de correspondances entre pratique du Son et délivrance pour approcher l’art musical de l’Inde dans l’ampleur de sa cosmisation. Pen­ser l’Absolu en tant que Son. L’hindouisme établit gnos­tiquement une équivalence entre Dieu et son Nom. (« Dieu et son Nom sont identiques », Râmakrisna.) Le saint Nom est énergie (nâma-shakti), sa psalmodie – vocale ou silencieuse – est puissance. « Quiconque prononce le nom de Dieu, affirme Râmakrishna, sous quel­que forme que ce soit, consciemment ou inconsciem­ment, finit par trouver l’immortalité… Par la puissance du nom de Dieu, la majorité des liens du karma sont dénoués. » Pour Râmana Maharshi, « le nom de Dieu n’est pas une fiction, il est effectif ». Le japa, répétition constante de l’incantation, vise à s’imprégner incessam­ment de la saveur sonore du divin. Ainsi Swâmi Râmdâs allait-il, de pèlerinage en pèlerinage, psalmodiant avec amour le mantra de Ram : « Om Shrî Râm Jaï Râm Jaï Jaï Râm. »

OM ; pranava, la syllabe sacrée, embrasse la totalité des mantras. Elle est le Son primordial qui contient tous les sons. À ce titre, OM tisse et soutient l’univers tout entier. « Tout est OM, dit la Mândûkya Upanishad, tout ce qui a été, tout ce qui est et tout ce qui sera est OM : et aussi ce qui est au-delà du temps est OM. » OM est shabda-brahman, l’Absolu en tant que Verbe, « vérité éternelle » (Râmana Maharshi). Il y a là un mystère du Son (nada), immortel, puisqu’il est le Brahman même. « Le Son qui ne sonne pas / parce qu’il est au-delà du son / l’adepte qui Le trouve / est délivré du doute. »

RAGA

L’onde sonore conçue comme non différente du divin, Nada Brahman, telle est la voie du musicien indien or­thodoxe. La musique savante de l’Inde se fonde sur le système des ragas. Techniquement, ce terme désigne une mélodie improvisée à partir d’un mode fixe, mais sa signification dépasse largement ce cadre musical. Le raga, « ce qui colore l’esprit, ce qui crée du charme », est perçu par le musicien indien comme une entité vivan­te, mâle ou femelle, de telle ou telle couleur, dont il s’agit d’épuiser les intimes et exactes potentialités. L’image des ragas les plus connus est si bien établie qu’elle est traduite picturalement depuis des siècles par les pein­tres du ragamala qui visualisent l’être de chaque raga et cherchent à exprimer son atmosphère spécifique. Le raga transmute en effet le faisceau émotif que les heures, les jours et les saisons réverbèrent en nous. Chaque « espace » principal de la journée – lever du soleil, midi, fin d’après-midi, milieu de la nuit – est associé étroitement à certains svara (notes) déterminés 1. Cette codification minutieuse des correspondances ne s’arrête pas à la rela­tion entre les ragas et le cycle circadien. Les anciens traités établissent un rapport entre Sa (Do) et la conscien­ce, Re (Ré) et la tête, Ga (Mi) et les bras, Ma (Fa) et la poitrine, Da (La) et les hanches, Ni (Si) et les pieds. Le mythique Bharata, dans le Gîtalamkâra 2, soutient que les intervalles de la gamme naturelle sont semblables aux sons produits par certains animaux. Do est crié par le paon et Ré mugi par le taureau. Mi dérive du bêlement de la chèvre, le héron émet la quarte. Au printemps, le coucou chante la quinte et, à la saison des pluies, la gre­nouille coasse le La. Enfin, l’éléphant barrit le Si. Les récits légendaires ne manquent pas qui relatent l’impact des ragas sur les forces naturelles. Ainsi Tansen, le saint musicien du XVIe siècle, pouvait-il allumer les chandelles du palais d’Akbar en chantant le raga Dipak, le raga du feu. Par prudence, il s’abstenait de développer pleinement les subtilités de ce mode. Un jour, Akbar, influencé par des courtisans jaloux, exigea que Tansen interprétât Dipak. Alors, Tansen s’assit au milieu de la rivière Jamuna et s’exécuta. Il avait à peine esquissé la « personnalité » du raga que l’eau se mit à bouillir et qu’il se retrouva nu, le corps embrasé. Affolés, les amis du maître firent appel à sa compagne qui sauva Tansen en interprétant le raga Megh, le raga de la pluie…

RASA

En Inde, l’essence de la musique – comme de tout art – est rasa (la Saveur), évidence immédiate de l’Un par le truchement de l’émotion. La Saveur n’est autre que le Soi (âtman) du raga. « Surgie avec le Principe lumineux, sans parties, brillant de sa propre évidence, faite de Joie et Pensée unies, libre de tout contact d’au­tre perception, sœur jumelle de la gustation du Brah­man, vivant du souffle de l’Admiration surnaturelle, telle est la Saveur que ceux qui ont une mesure de jugement goûtent comme la propre forme de soi, inséparable­ment. 3 » Essentiellement, neuf saveurs sont énumérées : Érotique, Comique, Pathétique, Héroïque, Furieuse, Ter­rible, Horrible, Merveilleuse, Paisible. « Ce qui pénètre la pensée avec la vitesse du feu dans le bois sec, dit Daumal, c’est l’Évidence, présente dans toutes les saveurs. 4 » Chaque raga s’attache à saturer l’esprit d’une saveur dominante, à y forger un halo d’une inépuisable luminosité.

SVARA

« Celui qui comprend la signification profonde du son de la harpe, qui connaît les intervalles, les échelles mo­dales et les rythmes, celui-ci cheminera sans effort sur la voie de la libération. » (Yajnavalkya Samriti, III, 115.) 5 Le musicien indien s’immerge dans une véritable mys­tique de la note. Chaque svara (note) est un être qui possède une beauté en soi. Les saints musiciens d’autre­fois demandaient de veiller à la « nudité » du svara, de ne rien intercaler entre l’être de la note et son pourtour, l’objectif étant de percevoir l’infini dans le cadre d’une note unique. Swâmi Haridas s’absorbait en samadhi par la contemplation continue de la quintessence d’un seul svara, et Tansen avouait que la durée d’une vie humaine lui paraissait à peine suffisante pour acquérir la maî­trise d’une ou deux notes particulières. Chaque svara est un grain de matière divine dont le chanteur ou l’instrumentiste doit faire apparaître la moelleuse luminosité. Alors opère le charme, où l’esthétique se fait prière. « Un fervent de musique salue le matin en chantant les svara du raga Bhairav 6. En prenant appui sur le sa (la tonique) fondamental, il chante pour s’imprégner des images et des attitudes qui conviennent à l’heure – le soleil levant, la prière ardente, la purification du soi, l’argha (eau consacrée) répandue sur la divinité… Commençant résolument, mais sans s’attarder par la tonique, le chan­teur la fait suivre d’un komal re (ré bémol) qu’il pro­longe avec douceur et fermeté, ce qui évoque un rayonnement et lui permet de se fondre en esprit avec le soleil levant. La même note, atteinte en descendant du ga (mi) est la transcription euphonique de verser de l’argha sur l’idole. À mesure que l’harmonieuse fusion se fait plus parfaite, le détachement s’accroît et le chanteur le favo­rise en ne jouissant qu’idéalement du sa et en s’attardant maintenant à maintes reprises sur le re, note qui évoque la transcendance. Le re devient ainsi un symbole de dé­votion. 7 »

Il arrive qu’un chanteur, sans changer la position de la note, en ralentisse le pouls, la faisant osciller en une longue coulée tremblante de lumière. Une autre pratique consiste à faire glisser la voix d’une note à une autre, voisine, dans une continuité élastique, indifférenciée, afin qu’elles ne soient plus perçues comme distinctes. La voix peut aussi monter de Do à La bémol avec la sveltesse de la tige de lotus avant de s’épanouir à la quinte.

Pénétration dans la chair même du son, tatouage de l’être du temps jusqu’à ce moment silencieux de l’aper­ception de soi. Dévoiler la beauté de la note de l’inté­rieur, n’est-ce pas aussi ciseler le silence 8, « Et cette musique signifiait toujours, à travers la diversité des sons, l’indicible et positif silence. Silence et solitude de­vant une seule chose qui est. Qui est, non audible mais qui entend, à travers les sons qui durent. Chacun souf­frait d’une évidente solitude. C’est pourquoi les cervelles étaient écrasées, et les épaules lourdes quand les sons savants ralentissaient un quart de seconde jusqu’au siècle, un quart de ton jusqu’au silence. » 9

Note : Les citations des Upanishads sont tirées de Upanishads du yoga, trad. Jean Varenne, Idées-Gallimard.

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1 Voir les expériences de Bernard Bel et de E.J. Arnold qui ont déter­miné acoustiquement les modes et les positions microtonales des ragas selon l’heure d’interprétation. (La cosmogonie musicale de l’Inde ancienne, Vasse­lay, février 1980.)

2 L’ouvrage originel de Bharata sur la musique, traduit par A. Daniélou et N.R. Bhatt, Institut français d’indologie, Pondichéry, 1959.

3 Sâhitya-darpana (III, 34) in Bharata, Daumal, p. 57, Gallimard, 1970.

4 Bharata, op. cit., p. 47.

5 In Daniélou, The ragas of northern indian music, Barrie & Rockliff, Londres, 1968.

6 Do, Ré b, Mi, Fa, Sol, La b, Si, Do (mode harmonique double) .

7 S.K. Saxena, « La musique hindoustani », in L’Inde millénaire et actuelle, collection Diogène, Gallimard, 1965.

8 Dans le Bhakti yoga, le chant est parfois transmis silencieusement du guru au disciple. Voir Thérèse Brosse, Études instrumentales des techniques du yoga, Publications de l’école française d’Extrême-Orient, vol. LXII, 1963.

9 Daumal, op. cit., p. 113.