Vijnana Bhikshu
L'essence du yoga

Le yoga est l’arrêt des opérations de la pensée. Cet arrêt permet au Connaisseur (Purusha) de s’établir (consciem­ment et définitivement) dans son essence véritable et illimitée. Cette définition est commune aux deux sortes de yoga, celui de la cognition positive et celui de la cognition négative qui seront expliqués plus loin. Un arrêt quelconque de la pensée, dont la durée relève de l’état de conscience ordinaire, ne peut donner la Délivrance par laquelle l’être est réintégré définitivement dans son essence véritable. Un tel arrêt, en effet, ne détruit pas les imperfections qui constituent le germe d’une nouvelle naissance (dans un état conditionné) pas plus qu’il ne détruit les impressions latentes (sanskâra) que laissent les opérations de la pensée. C’est pour­quoi un arrêt de cette nature n’entre pas dans la définition ci-dessus.

(Revue Être. No 1. 16e année. 1988)

Traduit du sanscrit et annoté par René Allar. (Texte publié dans les « Etudes Traditionnelles », 1956.)

Hommage à l’Atman suprême, à Celui dont le corps est la Grande Illusion – composée de sattwa, rajas, et tamas – grâce à laquelle Il manifeste le Fil (sutra) (qui relie tous les états de l’être), le Grand Principe appelé Buddhi – dont Shiva, Vishnou et Brahmâ sont les aspects fondamentaux –, développant ainsi en tant qu’Ordonnateur interne la roue cosmique aux innombrables rayons comme une araignée qui retiendrait captifs dans sa toile des insectes tirés de sa propre substance.

Avec mon corps, ma voix et ma pensée, je salue avec ferveur Patanjali et Vyâsa, ainsi que les autres maîtres (du yoga), soleils spirituels détruisant l’ignorance.

Après avoir baratté l’océan du yoga et me servant du Yoga-vârttika (1) comme d’un bâton inflexible, j’en ai extrait l’essence d’ambroisie qui est déposée dans ce livre comme dans un vase.

Le yoga est l’arrêt des opérations de la pensée (2). Cet arrêt permet au Connaisseur (Purusha) de s’établir (consciem­ment et définitivement) dans son essence véritable et illimitée. Cette définition est commune aux deux sortes de yoga, celui de la cognition positive et celui de la cognition négative qui seront expliqués plus loin.

Un arrêt quelconque de la pensée (3), dont la durée relève de l’état de conscience ordinaire, ne peut donner la Délivrance par laquelle l’être est réintégré définitivement dans son essence véritable. Un tel arrêt, en effet, ne détruit pas les imperfections qui constituent le germe d’une nouvelle naissance (dans un état conditionné) pas plus qu’il ne détruit les impressions latentes (sanskâra) que laissent les opérations de la pensée. C’est pour­quoi un arrêt de cette nature n’entre pas dans la définition ci-dessus.

Le mot « définitivement » écarte toute confusion avec l’arrêt des opérations qui se produit dans l’état de dissolution universelle (où l’être est identifié à Brahma en mode passif comme dans le sommeil profond et d’où il y a par conséquent un retour dans la manifestation).

Par l’expression « être établi » dans son essence véritable, il faut comprendre la suppression de tout mode d’existence conditionnée (âupâdhika) ou, si l’on préfère, la possession permanente (et consciente) de notre véritable essence confor­mément à la Tradition (smriti) qui dit : « La Délivrance est l’état dans lequel, ayant abandonné tout mode relatif et illusoire d’existence, l’être subsiste uniquement dans son essence véritable ».

Le yoga de la cognition positive mène à la Délivrance car, par la perception de la réalité (tattwa), il détruit les imperfec­tions (qui retiennent dans le samsâra). Le yoga de la cognition négative (est un moyen plus direct car il) « brûle » intégrale­ment les impressions latentes que laissent les opérations de la pensée, au point de neutraliser ce qui est déjà « commencé » (prârabdha) (4).

Le mot « yoga » s’emploie également dans un sens secon­daire pour désigner les différentes sections du yoga propre­ment dit, ainsi que les multiples voies de l’action, de la dévotion et de la connaissance, parce que ce sont les moyens du yoga et autant d’adjuvants pour atteindre la Délivrance.

Et maintenant quelles sont les opérations (vritti) (5) de la pensée qui doivent être arrêtées et en quoi consiste cet arrêt ? Ces opérations sont au nombre de cinq, savoir : la notion exacte (pramâna), la notion erronée (viparyaya), l’imagination (vikalpa), le sommeil (nidrâ), le souvenir (smriti). L’arrêt de ces opérations entraîne celles des autres (qui en sont des aspects secondaires), telles que les formes du désir.

Les notions exactes sont au nombre de trois : la percep­tion, l’inférence et le témoignage. La perception (directe) est une opération de la Buddhi par le canal des sens. Afin de pouvoir inclure dans la catégorie des perceptions celle qui se rapporte à l’existence du Seigneur des mondes (Ishwara) (laquelle n’est pas obtenue par le canal des sens), il faut sous-entendre que la catégorie ici spécifiée comporte tous les ordres de perceptions.

La vritti est la pointe extrême de l’intellect (Buddhi), comme la flamme d’une lampe. C’est par elle que s’effectue la concentration de la pensée en un seul point (ékâgratâ). Cette pointe s’unit à un objet extérieur par le canal des sens et en assume la forme, tout comme la fonte en fusion dans un moule, selon l’énoncé du Sânkhya : « La vritti, qui n’est ni une partie (essentielle) ni un attribut (constitutif), s’avance en vue d’une relation (entre la pensée et un objet). Du fait que la Buddhi (s’identifiant illusoirement avec chitta, les sens et leur objet) s’avance, va parmi les objets en vue d’une relation, la vritti ne peut être ni une partie séparée de la Buddhi comme une étincelle sortie du feu, ni un attribut consti­tutif de la Buddhi comme le désir, car l’action ne peut appartenir qu’à une substance.

Tout mode de connaissance aboutit au réfléchissement d’une vritti en Purusha (le Connaisseur) et ce qui est ainsi reflété est une notion exacte. On peut encore dire que celle-ci est l’identification de celui qui perçoit avec la vritti. La vritti effectuée au moyen d’une caractéristique est appelée inférence. Celle qui est effectuée au moyen d’un mot est appelée témoi­gnage verbal. Le résultat de ces opérations est l’intellection (bodha) réalisée par le connaisseur (Purusha) ; autrement dit, c’est uniquement pour le seul usage de celui-ci qu’opèrent tous les instruments de connaissance (6). L’opération appelée erreur ou notion erronée est une connaissance illusoire produite par l’un ou l’autre défaut (7). Comme exemple d’une opération correspondant à une formation imaginaire (vikalpa), citons « la tête de Rahou » qui sert à désigner l’intelligence omni­présente (chaitanya) de Purusha. Elle diffère de l’erreur par le fait que celle-ci est annulée par un examen plus approfondi.

Nidrâ est l’opération caractérisée par la perception de bonheur obtenue dans le sommeil profond et dont on atteste l’expérience par les mots : « j’ai bien dormi ».

Le souvenir (smirti) est une opération, causé par l’impres­sion latente (sanskâra) qui subsiste d’une expérience.

Expliquons maintenant le terme nirodha : suppression, arrêt, réfrènement. Ce terme n’est synonyme ni de destruction, ni de non-existence (8), car nous n’admettons pas de non-entité (abhâva) (comme cause ou comme effet) et nous serons amenés à parler de la production par cet arrêt d’impressions latentes (sanskâra) (9) (et une non-entité ne peut être la cause de quoi que ce soit).

En réalité, la vritti et le nirodha, l’opération et l’arrêt, sont tous les deux une entité. L’avance (pravritti) et le retrait (nivritti) de la pensée vis-à-vis de son objet, comme le fait de marcher et de reculer, résultent tous les deux d’un effort du Connaisseur (Purusha). Rien n’autorise à considérer cette avance et ce retrait comme une négation réciproque. Si tel n’était pas le cas, on ne pourrait envisager trois états de la pensée : l’avance, le retrait et l’équilibre. Etant une entité, l’arrêt comme l’opération engendre des impressions latentes (sanskâra). Sans quoi, il serait impossible, en pratiquant chaque jour le yoga, d’arriver au terme d’une véritable maîtrise.

Après avoir défini le yoga en général, nous allons préciser ses subdivisions. Il y a deux sortes de yoga : le yoga positif (samprajnâta) et le yoga négatif (asamprajnâta) (10) Le yoga positif est celui où, par l’arrêt de la pensée, l’objet médité est directement perçu et parfaitement connu. Il se caractérise par l’arrêt de toutes les opérations étrangères à l’objet médité. Son caractère positif consiste dans cet arrêt consécutif à la perception directe de ce qui est médité. Cette remarque est nécessaire pour éviter toute confusion d’une part, avec l’arrêt qui accompagne les trois phases de l’ékâgratâ : la « concentra­tion en un seul point », et d’autre part, avec l’arrêt qui se produit dans la période de dissolution universelle ou tout autre état similaire (tel que l’évanouissement). En effet, l’arrêt durant les trois phases de la concentration ne cause pas (encore) la perception directe du Principe suprême, car (à ce stade) celle-ci reste entravée par des tendances latentes (vâsanâ) plus fortes à l’égard de ce qui n’est pas le Principe et aussi par l’impureté (adharma) que n’a pas encore détruite la pureté (dharma) qui résulte de la pratique du yoga. Par contre, le yoga positif arrête toute opération étrangère à l’objet médité et donne la perception directe de cet objet, car il élimine l’obstacle constitué par l’interférence des autres objets en supplantant les tendances vers ceux-ci et en procurant ainsi la pureté nécessaire (à cette perception). Cela est possible parce que la pensée (chitta) est par essence (svatah) apte à saisir toute choses et par conséquent omniprésente (vibhu) (dans le domaine encore relatif de ce qui est déterminé par l’Etre pur). Seul, le voile de tamas (11) l’empêche de saisir toutes choses et toujours. Aussi, lorsque l’arrêt des opérations de la pensée est parvenu à éliminer les défauts qui épaississent le voile de tamas, tels que la tendance latente (vâsanâ) vers d’autres objets, c’est spontanément que l’objet médité est directement appréhendé par la pensée. Telle est la conclusion établie par le Yoga-shâstra de Pantajali. Les quatre subdivi­sions du yoga positif seront expliquées plus loin.

Nous passons maintenant à la définition du yoga négatif (asamprajnâta), littéralement « celui sans (quelque chose de) connu (distinctivement) ». Ce yoga consiste dans l’arrêt de toutes les opérations de la pensée et il ne reste plus alors de celle-ci qu’une impression latente (sanskâra). Sinon (si la pen­sée ne subsistait pas à l’état latent), son émergence (vyutthâna) serait désormais impossible. La définition de ce yoga comme arrêt de toutes les vrittis implique la combustion des impres­sions latentes laissées par la connaissance véritable (mais encore relative du yoga positif). Cette précision est faite pour écarter toute confusion avec l’arrêt qui intervient lors de la dissolution universelle ou tout autre état similaire (de réintégration en mode passif dans laquelle toutes les opérations sont arrêtées mais sans que soient consumées les impressions latentes et tendances résiduelles qui ramènent tout être ainsi réintégré dans un état conditionné).

En raison de son importance, il convient d’exposer dès maintenant le fruit du yoga. Signalons en premier lieu le résultat visible et commun aux deux sortes de yoga : l’arrêt des opérations supprime la douleur qui les accompagne (12).

Quant au résultat invisible, c’est la perception directe de l’objet (médité) obtenue par les moyens indiqués. « Les vrittis étant arrêtées, on réalise la fusion et l’identification de ce qui perçoit, de ce qui est perçu et de la perception, comme en un pur joyau » (Yoga-Sutras, 1-14), et ainsi par l’élimination des imperfections telles que l’ignorance se réalise la Délivrance. Alors, si l’on éprouve quelque désir, étant maître des éléments, des sens et de la nature, on se meut à son gré.

Le fruit invisible du yoga négatif est la Délivrance réali­sée dès qu’on la désire grâce à la combustion de toutes les impressions latentes de la connaissance véritable (acquise par le yoga positif) et des actions (dont les fructifications dans l’état présent sont commencées (prârabdha). En effet, la connaissance véritable (et relative du yoga positif) ne peut dépasser ses propres impressions latentes ni l’action du prâ­rabdha (ou conséquence des faits et gestes accomplis dans un autre état), car elle ne s’y oppose pas. C’est ce que déclare la Chândogya Upanishad : « Il n’est pas délivré aussi long­temps que dure le délai (causé par le prârabdha) ; mais dès que ce délai est achevé, la Délivrance est atteinte » (VI-14-2) ; d’où il ressort que celui qui possède la Connaissance (suprême) n’obtient la Délivrance qu’après un certain retard causé par le prârabdha. Que celui-ci puisse être détruit par cette Connais­sance serait en contradiction avec ce que disent la Révélation et la Tradition au sujet du Délivré vivant, et le Vêdânta nie également que la Connaissance puisse détruire les actions du prârabdha. En revanche, rien ne s’oppose à cette destruction par le yoga, car il est dit : « Le yogi dont le samâdhi est parfait et dont les actions accumulées (dans d’autres états) ont été brûlées par le yoga atteint tout de suite la Délivrance, en cette vie même ».

Puisque cette stance ne mentionne aucun délai, une des­truction de l’action du prârabdha est donc possible. Par consé­quent, celui qui désire obtenir immédiatement la Délivrance doit avoir recours au yoga négatif, même s’il possède la Connaissance (suprême), afin de s’affranchir du prârabdha. Nous avons exposé ce point en détail dans notre ouvrage Yogavârttika.

Ce qui précède n’infirme pas les données doctrinales selon lesquelles ceux qui, possédant la Connaissance, n’ont pas recours au yoga négatif, obtiennent néanmoins la Déli­vrance tout de suite après l’épuisement du prârabdha, comme l’indique la stance de la Chândogya Upanishad, car lorsque l’ignorance est dissipée, une nouvelle naissance, faute d’un germe, est de toute façon rendue impossible. Dans cette stance, « il sera délivré » signifie donc : délivré du prârabdha.

La Tradition dit : « Le feu du yoga consume rapidement et entièrement toute impureté qui résulte du péché. La connaissance (suprême) naît à coup sûr et donne aussitôt la Déli­vrance ». On objectera peut-être que des textes comme celui-là qui parlent de la destruction de l’action par le yoga, ont en vue le yoga positif. C’est une erreur. Ces textes ne disent pas que le yoga détruit toutes les actions mais uniquement le péché qui fait obstacle à la Connaissance. Autrement ils seraient en contradiction avec des textes comme celui-ci de la Bhagavad Gîtâ : « Le feu de la Connaissance, Arjuna, réduit toutes les actions en cendres ». Cette destruction de toutes les actions par la Connaissance ne pourrait avoir lieu si toute action était déjà détruite par le yoga positif qui procure la Connaissance (et par conséquent la précède). Aussi, lorsqu’il est dit que le feu du yoga brûle toute action (y compris celle qui procède d’un état antérieur), comme dans la citation « Le Yogi dont le samadhi est parfait, etc… », il s’agit du yoga négatif. On ne peut sans contradiction rapporter l’une et l’autre citation au yoga positif. La stance : « Le feu du yoga, etc. » signifie donc que le yoga négatif détruit l’action « commencée » qui n’est pas détruite par le yoga positif et la connaissanceue celui-ci procure.

La destruction de l’action par la connaissance ou par le yoga consiste à rendre l’action sans effet par la suppression de ses adjuvants ts nécessaires. C’est ce qu’on veut dire en parlant d’une combustion de l’action. Nous nous expliquons. Lorsque les impuretés telles que l’ignorance ont été détruites par la Connaissance, l’action ne peut commencer à se développer par suite précisément de la suppression de ses adjuvants nécessaires que sont les impuretés. Le sutra de Patanjali : « Tant qu’il y a racine il y a développement… » (II, 13), nous apprend que l’action ne se développe que lorsqu’il y a une racine sous forme d’impureté et tel est aussi le sens du commentaire de Vyâsa. Donc, en disant que la Connaissance brûle et détruit l’action, on ne fait qu’énoncer une vérité logique. Or, par le yoga négatif est supprimé l’adjuvant nécessaire de l’action, à savoir les tendances résiduelles (vâsanâ) qui incitent les êtres à jouir (de l’existence conditionnée). Que les impressions latentes (sanskâra) de l’état d’émergence (de la pensée) sont éliminées par les impressions latentes plus fortes déposées par l’arrêt (des opérations de la pensée), cela ressort de notre propre expérience comme des Sutras de Patanjali et de son commentaire (par Vyâsa). Et comme le yoga négatif détruit progressivement toutes les tendances résiduelles (vâsanâ), même l’action qui est le fruit du prârabdha ne peut mûrir, car Patanjali et Vyâsa ont établi que la tendance résiduelle est un adjuvant nécessaire de cette action (13). D’autre part, l’action qui est commencée (comme conséquence d’un état antérieur) et dont l’expérience n’est pas terminée prend fin par la destruction (au sens de résorption) de la pensée, laquelle en est le siège.

La pensée ayant pour raison d’être l’usage que peut en faire le Purusha (le Connaisseur envisagé dans son essence véritable), elle cesse de subsister dès que le Purusha (dans la Grande Solitude réalisée par le Yoga et la Connaissance) demeure sans but (extérieur à lui-même et distinct de la pleine conscience de sa nature lumineuse et immuable). Ainsi par le rai­sonnement également, on établit que c’est le yoga négatif qui détruit l’action du prârabdha ».

(à suivre)

Traduit du sanscrit et annoté par René ALLAR

L’essence du yoga par Vijnana Bhikshu

(Revue Être. No 2. 16e année. 1988)

(Suite et fin)

Après avoir parlé du fruit qu’on obtient par les deux sortes de yogas, nous passons aux subdivisions du yoga positif. Elles sont au nombre de quatre : le yoga du raisonnement (vitarka) ; celui de la réflexion (vichâra) ; celui de la joie (ânanda) ; et celui de la notion « je suis » (asmitâ). Cet ordre va de bas en haut comme un espalier et le même ordre est donné à l’arrêt respectif de la pensée, lequel en lui-même ne comporte pas de gradation. C’est cet ordre que l’on suit d’habi­tude, car il est pour ainsi dire impossible que la pensée atteigne d’emblée le degré le plus subtil, conformément à ce que dit la Tradition : « Au début du yoga, il faut méditer sur Hari revêtu d’une forme et ensuite sur Hari sans forme. Ce n’est qu’après avoir pris la mesure du grossier que la pensée s’élève par degrés jusqu’au (plus) subtil ».

En raison de l’attachement à des objets du monde gros­sier et autres choses (formelles), la concentration (samâdhâna) de la pensée ne peut se faire tout de suite à des niveaux plus élevés. C’est pourquoi la Voie royale consiste en la perception intégrale des objets d’un certain niveau en commençant par la manifestation grossière pour passer à un niveau (immédiate­ment) supérieur après avoir vu l’imperfection du niveau déjà atteint. Toutefois, celui qui, par la grâce d’Ishwara, a obtenu dès le début un état supérieur, n’a pas à pratiquer les exercices relatifs aux états précédents, s’il ne désire pas les pouvoirs particuliers qui en dépendent, car le fruit (de ces états) est compris (éminemment) dans celui de l’état supérieur. Le com­mentaire de Vyâsa ne dit pas autre chose : « Celui qui, par la grâce d’Ishwara, possède un état élevé, n’est pas privé des états inférieurs, car il détient le pouvoir de ces derniers, mais autrement (c’est-à-dire transposé) ».

Les quatre subdivisions du yoga positif doivent être pra­tiquées dans cet ordre avec le même support, sinon tous les exercices de méditation sont abandonnés l’un après l’autre et il en résulterait l’instabilité de la pensée. Le support est ce sur quoi porte la méditation, par exemple le corps (en effigie) de Virâj (le principe de la manifestation corporelle), celui (en effigie) de Vishnou aux quatre bras (ou principe de la mani­festation universelle), un vase ou toute autre chose compre­nant (comme tout ce qui est manifesté) les vingt-six principes (dont le vingt-sixième est l’Être Universel, au-delà de la dis­tinction de Purusha et de Prakriti, qui s’unifient en lui comme en leur principe commun). On médite d’abord sur ce support selon les règles (logiques) en distinguant l’agrégat homogène (dont toutes les parties sont consubstantiellement identiques au tout) de l’agrégat hétérogène (dont toutes les parties sont des substances hétérogènes). Ce yoga du raisonnement consiste en une première perception intégrale d’une forme grossière au moyen d’une concentration stable (dhâranâ), effective (dhyâna) et unitive (samâdhi) (14). Cette perception comprend (simulta­nément) la forme, les qualités et imperfections (de l’objet médité), avec toutes les particularités, connexes et éloignées, passées, présentes et futures, ordinairement ignorées (15). Le terme grossier désigne les éléments substantiels et sensibles avec les organes sensoriels. Cette perception diffère de celle que des personnages tels que Dhruva eurent de « Celui qui a quatre bras » par leur ascèse, leurs incantations et autres moyens. Dans ce cas, ce fut le Seigneur Suprême qui, satisfait de leurs exercices pieux, ascèse, méditations, prit une appa­rence corporelle pour se manifester et fit usage de la parole. Les yogis, au contraire, par la puissance du yoga, voient (en restant dans l’état humain mais à l’aide d’un principe commun aux deux états) la forme même de « Celui qui a quatre bras », telle qu’elle existe dans le Paradis de Vishnou, l’île Blanche ou autres lieux. Dans ces conditions, les procédés comme l’échange de paroles (et autres moyens propres à un seul des deux états) sont impossibles (16). C’est dans ce sens qu’il faut comprendre : « ils voient (directement) la forme de « Celui qui a quatre bras » ou quelque autre divinité, avec toutes ses qualités et imperfections, intérieures et extérieures, passées présentes et futures. Tel est le yoga du raisonnement (17).

Nous passons au yoga de la réflexion (vichâra). Il consiste, avec le même support dont on abandonne la perception gros­sière, qui vient d’être décrite, en une perception intégrale des formes subtiles jusqu’à Prakriti ou Nature Primordiale, avec toutes leurs particularités comme dans le cas précédent et au moyen de la triple concentration : dhârana, dhyâna et samâdhi. Le mot subtil désigne toutes les causes (dans l’ordre hiérar­chique de la manifestation) : les tanmâtras (ou déterminations essentielles des choses), l’ahankara (ou conscience individuelle), Mahat (le principe intellectuel ou Buddhi) et Prakriti (ou Sub­statum universel). Objection : Comment peut-on avoir une perception sub­tile avec un corps grossier ? Réponse : Parce que les corps grossiers, un vase ou autre chose, sont l’effet des vingt-six principes et sont constitués par ceux-ci en raison de la non-différence (essentielle) entre l’effet et la cause. Et aussi parce que les effets comme tels sont impermanents tandis que leur réalité réside dans leur cause. Cest ce que dit la Révélation « Une modification (telle qu’un vase) n’est rien de plus qu’une appellation ayant son origine dans la parole là où en réalité il n’y a que de l’argile » (Chândogya Up. VI, I). Objection : Même alors, comment peut-on méditer sur une forme subtile, qui (par définition) est imperceptible ? Réponse : Comme en général il est possible de méditer en utilisant ce qui est entendu et (mentalement) conçu, on atteint par la puissance du yoga ce qui ne peut être transmis par la parole et la conception (mentale). Cette règle est valable dans tous les cas. Tel est le yoga de la réflexion.

Nous passons au yoga de la joie (ânanda). Si, conservant le même support et renonçant à la perception subtile (de tous les états manifestés), on prend pour objet de méditation le but de Purusha (ou Principe essentiel de la manifestation), but qui est le plaisir (sukha) qui accompagne (dans leur déve­loppement) les vingt-quatre principes cosmologiques, la per­ception intégrale de ce plaisir, avec les mêmes particularités que dans les exercices précédents et au moyen d’une concen­tration stable, effective et unitive, constitue le yoga de la joie. La douleur et la stupeur sont, comme le plaisir et en tant que gunas (ou qualités constitutives) de Prakriti, réparties en toutes choses, mais comme l’existence conditionnée ou samsâra et ce qui empêche la perception du Soi, résultent de l’attachement au plaisir, c’est celui-ci qui doit être perçu tout spécialement et sous tous ses aspects dans ce yoga (18). Alors, par la consi­dération de son imperfection, le plaisir apparaîtra comme dou­leur et le détachement (à l’égard de toutes les modifications de Prakriti) s’ensuivra. Dans le Mokshadharma, vu l’identité entre la qualité et le qualifié il n’est parlé que de trois phases du yoga positif parce que la joie (ou plaisir), comme toute autre qualité est inhérente aux vingt-quatre principes cosmologiques (qui sont l’objet des deux premiers yogas, de sorte que le yoga de la joie peut être envisagé comme partie intégrante de ces deux yogas). Le Mokshadharma dit en effet : « Le raisonne­ment, la réflexion et la discrimination (vivêka) sont acquis par l’ascète qui pratique le premier yoga. » Le premier yoga signifie ici le yoga positif et la discrimination correspond à la notion « je suis » dont explication suit. Tel est le yoga de la joie.

Nous passons au yoga de la notion « je suis » (asmitâ). Après avoir perçu, tels qu’ils sont et avec leur imperfection, le grossier, le subtil et la joie (ou plaisir), on y renonce pour atteindre avec le même support une perception intégrale ayant la forme du Soi, distincte des perceptions précédentes et caractérisée par l’immutabilité, la toute-puissance, la lumière intel­ligible. On a alors la perception « je suis » (asmi) appelée ainsi parce que le yogi perçoit à ce stade qu’il est essentielle­ment différent du corps et des autres éléments constitutifs (ayant leur racine en Prakriti). Comme plus rien ne reste à connaître après la perception du Soi, la notion « je suis » est le stade ultime (du yoga positif). De cette perception le degré extrême est appelé « samâdhi image de dharma », et son appa­rition engendre le yoga négatif par un détachement supérieur à l’égard de la connaissance (positive) qui, à ce stade, est perçue comme limitée (19).

La notion « je suis » a deux objets : le Soi commun (à tous les êtres ou Purusha), distinct des vingt-quatre principes (cons­titués par Prakriti et ses modifications) et le Soi suprême (ou Être Universel en qui sont unifiés le principe essentiel et le principe substantiel de la manifestation), distinct (ou plutôt au-delà) des vingt-cinq principes (dont le vingt-cinquième est Purusha en tant que corrélatif à Prakriti). L’ordre d’achemine­ment vers ces deux objets est le même : « Quand le vingt-cinquième, distinct des vingt-quatre principes, devient, par la discrimination (de sa véritable nature) tout à fait seul (n’étant plus conçu en corrélation avec la manifestation dont il est le principe transcendant), il perçoit le vingt-sixième (ou Être Universel). » C’est ce que dit la tradition et le Soi suprême en relation avec jîva ou âme vivante est aussi de nature subtile (et par conséquent fait partie du yoga positif). Or, c’est l’es­sence de jîva qui est alors perçue dans cette connaissance (de la notion « je suis »), et cette perception du Soi est (unique­ment) la connaissance de son immutabilité (à travers tous les états de l’être), de son caractère illimité (par rapport à ses possibilités de manifestation) et autres attributs (de la person­nalité permanente de jîva). À ce stade, le Soi suprême (en tant qu’Être universel) n’est pas encore perçu.

Le yoga qui a pour objet le Soi commun (à tous les êtres) est appelé en différents passages des Yogasutras et de leur commentaire (par Vyâsa) : la connaissance de Purusha comme distinct de sattva (qui désigne ici Prakriti et ses modifications). Le yoga ayant pour objet le Soi Suprême s’y trouve toutefois mentionné, notamment quand il est question de la dévotion à Ishwara (20). Dans le même sens, le Matsya Purâna et le Kûrma Purâna disent : « Il y a trois catégories de yogis : le bhâutika, le sânkhya ; le troisième appelé antyâshramî, celui du dernier stade, pratique le yoga ultime. Le premier a recours à la méditation liminaire ; le second médite l’indestructible et le troisième médite le Seigneur suprême (paramêshwara). » Dans cette stance, le terme bhâutika (élémentaire) désigne tout ce qui est de nature inintelligente (Prakriti et ses productions). Le terme antyâshramî désigne un paramahansa ou ascète de l’ordre le plus élevé. La méditation du premier part du monde corporel, celle du second porte sur ce qui est indestructible, Chit ou la Lumière intelligible et immuable. La méditation du paramahansa concerne pour finir le Seigneur suprême ou Suprême Soi. Par conséquent, de tous les yogas de la médi­tation positive le dernier, celui relatif au Seigneur suprême, est le plus excellent. C’est ce que dit également le Kûrma Purâna :

  • Le yoga où tu percevras le Soi avec son éternelle béa­titude, sans défauts, où je suis seul perçu, c’est le grand yoga, appelé le yoga du Seigneur Suprême.

  • D’autres yogas sont proposés aux yogis dans de nom­breux ouvrages. Aucun d’entre eux ne vaut la sixième partie du yoga de Brahma.

  • Le yoga dans lequel les délivrés perçoivent directement Ishwara en toutes choses est considéré parmi tous les yogas comme le yoga le plus élevé. »

Objection : Comment cette notion « je suis » (qui trans­cende toute la manifestation) est-elle réalisable avec des sup­ports de nature inintelligente tels qu’un vase ou autre chose ? Réponse : Parce que jîva et Ishwara (qui ne sont qu’un dans leur essence profonde) pénètrent toutes choses et ceux dont le Soi est délivré sont tout-puissants et omniprésents.

Dans ce qui précède, on a décrit les quatre degrés du yoga positif. Ils consistent respectivement en la perception intégrale de la forme, etc. (états subtils, plaisir et essence de jîvâtmâ), en d’autres termes, raisonnement, réflexion, joie et notion « je suis ». Ces quatre sortes de perception sont éga­lement désignées par le terme samâpatti, identification (de la pensée avec un objet sous sa forme grossière ou subtile). Le yoga du raisonnement et celui de la réflexion comportent cha­cun une subdivision, celui du raisonnement est avec raisonne­ment ou sans raisonnement et de même celui de la réflexion est avec ou sans réflexion. Nous nous expliquons. Lorsque le raisonnement qui consiste en la perception intégrale des élé­ments grossiers, des organes sensoriels et d’une forme gros­sière, se combine avec la confusion (vikalpa) (21) d’un mot, d’une signification (abstraite) et d’une connaissance (effective), on a une identification avec raisonnement et lorsque celle-ci se fait dans cette confusion on a une identification sans rai­sonnement.

Que faut-il entendre par confusion d’un mot (shabda), d’une signification (artha) et d’une connaissance (jnâna) ? Par exemple, Hari (épithète de Vishnou), est un mot, c’est aussi une signification et c’est également une connaissance. Lors­qu’on confond les trois comme si mot, signification et connais­sance ne faisaient qu’une seule chose, on a ladite confusion d’un mot, d’une signification et d’une connaissance. Si la perception intégrale d’une forme grossière se combine avec une telle confusion on a une identification avec raisonnement. Si elle ne se combine pas avec cette confusion on a une identification sans raisonnement. Des logiciens soutiennent de nos jours que la perception sans confusion est notamment la per­ception du Soi indéterminé mais c’est une hypothèse sans fondement. Cette confusion du mot, de sa signification et de la connaissance (qu’il désigne) doit être comprise dans le sens ordinaire du mot et pour des raisons identiques. C’est pourquoi l’identification avec raisonnement est appelée perception infé­rieure, étant mêlée d’ignorance sous forme de raisonnement, ce qui la rend imparfaite. Par contre, l’identification (de la pensée avec une forme grossière) sans raisonnement est appelée perception supérieure, étant entièrement débarrassée de toute surimposition (erronée).

Nous allons expliquer les deux sortes de réflexion (qui caractérisent le yoga du second degré). On a vu que cette réflexion consiste en la perception intégrale des états subtils, depuis les tanmâtras ou essences intelligibles jusqu’à Prakriti ou Substance primordiale. Cette perception est une identification avec ou sans réflexion selon que s’y mêle ou non la perception (anubhava) des modifications (apparentes) propres (à chaque état subtil perçu), telles que le temps, le lieu, etc. Ainsi, les différents yogas positifs ont été expliqués. Ils sont appelés « yogas avec support » ou « yogas avec semence » parce qu’ils se pratiquent avec un support sous la forme d’un objet à méditer et parce qu’ils engendrent des impressions latentes (sanskâras) qui sont le germe d'(autres) activités ou vrittis (de la pensée, c’est-à-dire de chitta).

Les yogis qui pratiquent le yoga positif se subdivisent en quatre catégories : celui qui débute (prathamakalpika) ; celui pour qui tout est miel (madhubhûmika) ; celui qui est un pur joyau de connaissance intégrale (prajnâjyotis) ; et celui qui est au-delà du devenir (atikrântabhavanîya). Le premier est dési­gné de cette façon parce que ses identifications comportent le raisonnement du fait qu’il ne s’est pas défait de la confusion du mot, de la signification et de la connaissance (correspon­dante). Les identifications du second sont sans raisonnement. Il est également appelé « celui dont la masse de connaissance porte la vérité » (ritambharaprajna), car ne se mêle à sa connaissance aucune fausse surimposition (âropa). Ce degré est aussi appelé celui du miel par l’union avec une masse de connaissance qui procure comme du miel une intense satis­faction. Ensuite vient le yogi de la troisième catégorie, lequel, par son application graduelle aux identifications sans réflexion devient maître (de tous les états subtils) jusqu’à Prakriti. Dans cet état pénètre celui qui pratique le yoga de la joie. Le yogi de la quatrième catégorie réalise jusqu’à la perfection le yoga de la notion « je suis » (distinct de Prakriti et de ses modifi­cations), yoga qui s’achève avec le samâdhi « nuage de dharma ». Ce samâdhi est réalisé quand, par le renoncement aux pouvoirs (de tous les états), on obtient la discrimination immédiate et effective de Purusha comme distinct de sattva (et de Prakriti désignée par qualité supérieure dont elle est constituée avec rajas et tamas). Alors, l’ignorance avec ses tendances résiduelles étant dissipée, il n’y a plus aucun but (qui voile la pure conscience de Purusha). Au sein de ce discernement (khyâti) encore douloureux (par sa relation avec la manifestation dont Purusha est le pôle essentiel), naît un suprême renoncement causé par la limitation (22) (de toute connaissance positive) et aussitôt naît le yoga négatif. Le samâdhi « nuage de dharma » fait comme pleuvoir (sur le yogi de cette catégorie) un immense dharma qui procure l’om­niscience et autres pouvoirs (comme le nuage provoque le développement de toutes les plantes et de tous les germes qu’il inonde de sa pluie bienfaisante). Dans cet état on est un délivré vivant. On dira : L’état de délivré vivant et la suprême Déli­vrance nécessitent donc l’omniscience et autres pouvoirs ? Nul­lement et cela ressort du commentaire de Vyâsa (III, 53). Après avoir décrit tous les pouvoirs (siddhi) du yoga jusques et y compris l’omniscience, le commentaire continue ainsi : (quand sattva est aussi pur que Purusha alors cesse l’expérience qui est faussement attribuée à celui-ci par son identification avec la Buddhi et la Solitude s’ensuit)… pour Ishvara ou pour celui qui n’est pas au degré d’Ishvara, pour celui qui possède la connaissance qui résulte de la discrimination ou pour un autre. Puisque la connaissance (parfaite) appartient à celui en qui le germe des imperfections a été consumé, rien d’autre (comme pouvoir) n’est nécessaire. Or, c’est comme voie purifi­catrice de sattva qu’on a introduit dans l’exposé, d’une part, la toute puissance née du samâdhi et, d’autre part, la (pure) connaissance. Par rapport à la vérité suprême, l’aveu­glement (spirituel) (adarshana) détourne de la (pure) connais­sance. Quand cet aveuglement (sur la véritable nature de Purusha) est dissipé, il n’y a plus d’imperfections (ou impuretés) et sans celles-ci l’action ne peut mûrir. Alors les gunas ou qualités constitutives de Prakriti ne se tiennent plus devant Purusha comme objet perceptible et ainsi se réalise la Solitude (Kaivalya) de Purusha ». Dans ce passage « la connaissance qui résulte de la discrimination » signifie la perfection (ou pouvoir) du discernement (khyâti) par la discrimination (du vrai). L’omniscience a été mentionnée dans le sûtra précédent et la voie purificatrice de sattva est le détachement à l’égard de tout objet de jouissance (à quelque niveau que ce soit). De ce qui précède il ressort que les deux Délivrances (immédiate ou différée) sont possibles par la combustion des germes de l’existence conditionnée tels que la conviction individuelle, la haine, la cupidité et cela sans réaliser le samâdhi « nuage de dharma » qui confère l’omniscience et autres pouvoirs. C’est une conclusion du Sânkhya sur laquelle nous sommes d’accord. Toutefois, le yoga négatif réalise la Délivrance immédiate­ment, dès qu’on la désire, en surmontant l’action commencée (prârabdha) et grâce à la complète destruction des tendances résiduelles, mais il n’est pas une obligation absolue comme nous l’avons déjà dit. Tel est le yoga positif.

Nous passons maintenant à l’explication détaillée du yoga négatif. Il y a deux sortes de yoga asamprajnâta : celui qui est l’effet de moyens (doctrinaux) et celui qui est l’effet de la naissance. Le premier (upâyapratyaya) est le résultat en ce monde-ci de l’observance des moyens (upâya) enseignés par la doctrine, le mot pratyaya ayant le sens de cause. Ces moyens sont : la foi (shraddhâ), l’énergie (vîrya), la mémoire (smriti), la concentration unitive (samâdhi) et la connaissance intégrale (prajnâ) énoncés dans le vingtième sûtra du premier chapitre des Yogasûtras. La foi signifie la confiance dans le yoga ; l’énergie désigne la concentration stable (dhâranâ) de la pensée ; la mémoire correspond à la concentration effective (dhyâna) et le samâdhi est le degré ultime du yoga (positif). La connaissance intégrale est la perception directe obtenue par ce yoga. Grâce au suprême détachement dont nous parlerons plus loin, ces cinq vertus deviennent les moyens appropriés pour réaliser le yoga négatif. Par leur utilisation extrê­mement diligente et intense le yoga aboutit rapidement au yoga négatif et à la Délivrance qui en est le fruit. Même si ces moyens sont utilisés avec modération, ces deux résultats sont encore hâtés par le dévouement (pranidhâna) à Ishwara, car le dévouement au Seigneur procure cette faveur.

Qu’est-ce qu’Ishwara et en quoi consiste le dévouement à Ishwara ? Celui-ci est le Purusha qui demeure perpétuelle­ment inaffecté par les cinq impuretés telles que l’ignorance, par le manque d’attributs ou par des attributs (qui le limite­raient) et par toute impression latente (consécutive à une action déterminée et révolue). Comme il est le sujet que trai­tent en détail les Vêdântasûtras qui commencent par ces mots : « Et maintenant le désir de connaître Brahma », nous nous bornons à cette brève indication. Rien n’égale ou sur­passe sa puissance et son omniscience. Il est le père et le guru de tous les dieux, y compris Brahmâ, Vishnou et Shiva. En tant qu’ordonnateur interne (antaryâmî) et par l’intermédiaire des Vêdas et autres révélations, il donne l’œil de la connais­sance. La syllabe OM est son nom et se dévouer à lui, en méditant son essence après avoir prononcé cette syllabe, abou­tit à sa perception intégrale. La concentration (samyama) (23) sur le Seigneur Suprême est la méthode par excellence pour réaliser la Délivrance et la fin du yoga négatif, car elle est ce qui s’en approche de plus près. La concentration sur jîvâtmâ lui est inférieure. Le dévouement à Ishwara surmonte même des obstacles comme la maladie et pour cette raison aussi il est le moyen par excellence. C’est ce que dit la Tradition : « Prendre son refuge en Vishnou en le contemplant par la pensée est le chemin le plus facile pour celui qui désire la Délivrance. Sinon il échouera (presque) sûrement. » Tel est le yoga négatif dont les moyens (doctrinaux) constituent la base de réalisation.

Et maintenant le yoga négatif dont la cause (pratyaya) est (uniquement) la naissance (bhava) (24). Ce yoga est pra­tiqué spontanément par certaines déités, par ceux qui sont sans corps (grossier) et ont dissous (leurs liens) en Prakriti, et aussi, comme fruit d’un savoir et d’un détachement innés, par ceux qui ont suivi dans un autre état un processus de réalisation. Dans chacun de ces cas, en effet, la naissance (bhava) est la seule cause (pratyaya) (du yoga négatif). Comme exemple, on a le sommeil et d’autres états servant de yoga à des êtres tels que Hiranyagarbha. Ces êtres qui sont dits « désincorporés » accomplissent toutes leurs fonctions avec un corps subtil et sans l’usage d’un corps grossier. Ceux qui ont pratiqué le culte (upâsanâ) de Prakriti ou du Seigneur suprême à travers celle-ci, et qui ayant brisé l‘« œuf de Brahma » et surmonté tous les voiles jusqu’au Grand Principe, sont arrivés au voile de Prakriti et ont atteint le niveau d’Ishwara, sont appelés « ceux qui ont (tout) dissous en Prakriti » (25). Le bhavaprapratyaya ou « sagesse innée » (26) ne peut être le résultat du yoga positif (pratiqué dans un autre état), car la dhâranâ, le dhyâna et le samâdhi font partie intégrante de ce yoga et leur accomplissement (dans un autre état) fait néces­sairement éclore le yoga positif dans l’état humain. C’est pour cette raison que Patanjali et Vyâsa (27) n’ont pas introduit cette subdivision dans le yoga positif.

Le yoga asamprajnâta, sous ses deux aspects, ne comporte aucun objet à méditer et est appelé pour cette raison « yoga sans support ». Sa pratique « brûle » progressivement toutes les impressions latentes et pour cette raison il est encore appelé « yoga sans semence ». Le yoga négatif est lui aussi un arrêt (nirodha) et sa pratique engendre de nouvelles im­pressions latentes de plus en plus élevées. De cette façon, le yoga se développe progressivement en un jour, une quinzaine, un mois, jusqu’à complète maturité. À mesure que l’impression latente (de ce yoga) prédomine elle réduit toutes les autres impressions laissées par les activités (de la pensée) telles que la connaissance (positive) et ainsi, par étapes, le yoga négatif se termine avec la combustion de toutes les impressions latentes. Alors l’action, même celle qui est com­mencée (prârabdha), ne peut mûrir parce que lui manque l’adjuvant nécessaire que sont les impressions latentes qui résultent de l’expérience (passée). La Brihad Aranyaka Upanishad déclare en effet : « La connaissance et l’action constituent son lot avec le savoir antérieur (pûrvaprajnâ) ». La Révélation, la Tradition et la logique prouvent que la con­naissance et l’action nécessitent l’adjuvant de l’impression latente, appelée ci-dessus « savoir antérieur », quand elle vient à mûrir sous forme de naissance, etc., comme conséquence de l’expérience dans un autre état. C’est ainsi que la pensée, ayant achevé sa fonction, se dissout intégralement dans sa cause, avec l’action commencée et avec les impressions latentes dues à son arrêt. Ce grand sommeil de la pensée est la Solitude (kaivalya) de Purusha, sa séparation complète d’avec tout ce qui est perçu et douloureux car la relation de Purusha avec un deuxième sous la forme de ce qui est perceptible est établie par la pensée, par chitta. Comme dit la Shruti : « l’apparition du mental est une destruction (apparente de l’état véritable du connaisseur suprême) et la destruction du mental est la grande apparition (de Purusha tel qu’il demeure en lui-même) ». Toutefois, dans le cas de la Délivrance par la connaissance, ce n’est qu’après l’épuisement du prârabdha ou conséquence d’un état antérieur, que sont détruites avec la pensée les impressions latentes de cette connaissance. C’est la seule différence entre les deux yogas et il importe de le souligner. En effet, la connaissance et le yoga donnent tous les deux la Délivrance mais par un processus différent et indépendant, c’est le point que nous désirons faire ressortir, d’accord avec des textes tels que la Bhagavad Gîta : « L’état atteint par les partisans du Sânkhya, on l’obtient aussi par le Yoga. Celui-là voit juste, qui ne voit aucune différence entre le Sânkhya et le Yoga ». Le mot sânkhya signifie dans cette stance la perception intégrale par la discrimination tandis que le mot yoga désigne l’arrêt des activités de la pensée. Donc, pour la Délivrance par la connaissance, seule est néces­saire la méditation positive avec pour finir la perception directe du Soi qui abolit la conviction individuelle. Une série supplé­mentaire de méditations positives n’est pas requise pour détruire les tendances résiduelles (vâsana) des autres activités de la pensée. Quand le prârabdha, la conséquence d’un autre état, est épuisé, toutes les autres tendances résiduelles, avec celles de la connaissance, sont détruites avec la pensée elle-même. Voilà ce qu’il faut retenir.

Ceci est le premier chapitre, où sont exposés l’essence et le but du yoga, dans le Yogasârasangraha, le Résumé sur l’essence du yoga, de Shrî Vijnana Bikshu.

Traduit du sanscrit et annoté par René ALLAR

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1 Le Yoga-sâra-sangraha (Résumé sur l’essence du yoga) dont nous donnons ici la traduction du premier et principal chapitre est un compen­dium de cet important ouvrage sur le yoga classique. Leur auteur, Vijnâna­bhikshu, vécut au XVIe siècle et est surtout connu par son commentaire du Sânkhya-pravachana-sutra, texte fondamental de la cosmologie hindoue.

2 Yoga-chitta-vritti-nirodha. Cette définition classique du Râjayoga par laquelle débute le traité de Patanjali se trouve déjà (ou se retrouve) dans la Shwêtâshvatara Upanishad et condense certaines Upanishads mineures telles que l’Amrita-bindu-upanishad : « Lorsque le mental, détaché des objets des sens et retenu (sannirudha) dans le coeur, atteint sa propre essence, alors l’état suprême (est réalisé). Le mental doit être réfréné (niroddhavya) jusqu’à ce qu’il descende dans le coeur. Cela, c’est le savoir (véritable), la méditation (efficace). Le reste n’est qu’argutie et verbiage » (4-5).

3 Chitta, que nous traduisons par pensée, peut être défini comme un reflet de Chit ou Intellect transcendant dans un état particulier sans autre détermination qui en restreigne le sens à l’une ou l’autre catégorie d’êtres, pensée qui, chez l’homme, se distingue par l’exercice du mental ou manas. Il va de soi que cet aspect de reflet implique les notions de participation et d’identité essentielle par rapport au Principe sans quoi il ne pourrait être question dans le yoga d’un développement illimité de chitta et moins encore de sa réintégration totale.

4 Les conséquences de ce qui a été accompli dans un autre état et qui ont commencé (prârabdha) à s’actualiser dans et par l’état humain.

5 Vritti a, entre autres sens, celui de mobilité, que la traduction fréquente par modification nous paraît rendre insuffisamment, ce terme ayant le sens d’altération subie plutôt que celui d’activité.

6 Idée familière du Sânkhya. Toutes les transformations de la Prakriti ou Nature primordiale ont pour unique raison d’être leur jouis­sance par le Purusha, le pôle essentiel et lumineux de la manifestation. Cette jouissance peut aussi bien être envisagé comme un « sacrifice » puisque le Connaisseur suprême actualise ainsi toutes choses en brisant (en apparence) dans le miroir de la manifestation son omniscience immua­ble. Pour résoudre cette antinomie, il faut dépasser le point de vue cosmo­logique qui est celui du Sânkhya et au-delà duquel il ne peut rien y avoir de potentiel, tout en étant actualisé en permanence dans la Possibilité uni­verselle identique à l’Infini, où « les extrêmes se touchent » en faisant coïncider la plénitude de ce sacrifice avec l’immutabilité de la Lumière intelligible.

7 Non pas dans la nature même de celui qui perçoit mais dans ses conditions (upâdhi) adventices d’existence, de sorte que son essence en tant que connaisseur n’en est pas affectée.

8 C’est pourquoi il est préférable de traduire nirodha par arrêt plutôt que par suppression.

9 Sanskâra comporte de multiples significations connexes. Alors que vâsanâ désigne toujours une tendance résiduelle qui subsiste d’un événement ou d’un comportement quelconque, comparable à l’odeur dont reste imprégné un objet ayant été en contact avec une fleur ou un parfum, sanskâra peut désigner, le cas échéant, ce que René Guénon a appelé un « rite d’agrégation » (Aperçus sur l’Initiation, p. 162). Selon son étymologie ce mot contient l’idée de perfectionnement, d’où les sens dérivés de pureté, de rite de purification, d’influence salutaire laissée par ce rite, pour aboutir aux notions générales d’impression latente et de mémoire sub­consciente. Par rapport à sanskâra, le terme vâsanâ comporte une nuance péjorative et n’est jamais employé en relation avec une discipline spiri­tuelle. C’est la « propension » qu’engendrent les actions, pensées et émo­tions ordinaires et que purifient, corrigent et effacent les sanskâras de cette discipline, lesquels à leur tour peuvent être considérés comme des vâsanâs par rapport à un degré supérieur de réalisation.

10 Le samprajnâta-yoga et l’asamprajnâta-yoga, littéralement : « le yoga « avec quelque chose de connu » et le yoga « sans quelque chose de connu ». On traduit généralement ces deux termes par conscient et inconscient, termes qui nous paraissent guère appropriés ; le dernier surtout, à cause de son usage spécial en psychologie, nous semble convenir très mal pour désigner un état qui se situe au-delà de toutes les exten­sions, obscures ou lumineuses, de la conscience proprement humaine. S’il était permis de recourir à un langage symbolique, les expressions de yoga diurne et de yoga nocturne seraient peut-être les plus adéquates, car le premier englobe tout ce qui rentre dans la manifestation formelle et informelle tandis que le second correspond, comme on pourra s’en rendre compte, à la non-manifestation principielle, ou Non-Etre métaphy­sique. Cet état est donc au-delà de toutes les déterminations positives dont la première est l’Etre même, principe de la manifestation, ayant, entre autres, comme attribut Prajnâ précisément, ou masse de connaissance indifférenciée.

11 « L’obscurité, assimilée à l’ignorance, racine ténébreuse de l’être considéré dans ses états inférieurs » (René Guénon, L’Esotérisme de Dante, p. 62) .

12 Cette notion de la douleur que les doctrines hindoues mettent invariablement en avant pour justifier tout développement spirituel et qu’on trouve ici associée aux opérations les plus ordinaires de la pensée mérite que nous nous y arrêtions un instant, car certains, qui confondent d’ailleurs la Délivrance avec le salut y trouvent prétexte pour reprocher à l’Hindouisme de borner la sphère du savoir à des fin « sotériologiques », comme si la souffrance était devenue pour les Hindous une véritable hantise qui les détournerait de la « pure » contemplation intellectuelle et de l’observation « objective » de la nature. Ceux-là opposent évidemment cette perspective soi-disant « pragmatique » des Hindous au « désintéressement » intellectuel dont les Occidentaux modernes, en tant que dignes héritiers d’Aristote, feraient preuve dans leurs recherches de la vérité. Tout d’abord, il est à peine nécessaire de mentionner qu’il existe aux Indes comme ailleurs des disciplines indépendantes, mais il est exact qu’elles sont, en théorie sinon en fait, subordonnées à la poursuite de la Délivrance, et que celle-ci, à mesure qu’on s’éloigne de l’époque vêdique, est exaltée comme nécessitée par « le mal appelé vivre ». N’est-il pas exact aussi que les modernes, faute de principes directeurs, s’adonnent souvent à quelque étude au hasard d’une propension quelconque et irraisonnée comme si n’importe quelle activité mentale était admirable a priori et avait en elle-même sa raison suffisante, alors que du « mal appelé vivre » fait nécessairement partie toute connaissance qui ne réalise pas notre perfection ontologique ? Si la Connaissance métaphysique constitue cette perfection, si l’homme est fait pour contempler les vérités éternelles comme l’oiseau est fait pour voler et le poisson pour nager, la recherche de la Délivrance est forcément tout le contraire d’une limitation intellec­tuelle, c’est notre dharma par excellence, le plus conforme à notre nature essentielle. Quand Aristote semble prôner l’esprit scientifique à la manière des modernes, on oublie qu’il y avait pour lui une hiérarchie du savoir que les modernes, toujours par manque de principes, méconnaissent, hiérarchie à laquelle présidait la notion d’une perfection de ce genre, de sorte que la curiosité qu’il place à l’origine de toute démarche intellec­tuelle n’est qu’un cas particulier de la souffrance inhérente à toute limi­tation que les doctrines hindoues énoncent invariablement pour justifier la recherche du Vrai. Et si elles s’en tiennent a cet unique argument ad hominem de la douleur vécue, c’est parce que c’est le seul valable. Ce n’est même pas un argument mais un état de fait d’une évidence universelle. Toute autre considération apologétique serait en contradiction avec le point de vue advaïtique et tombe dans le vide. L’illusion cosmique est un fait, comme la douleur qu’elle provoque et la recherche de la Délivrance qu’elle suscite. Et toutes les objections rationnelles et de pure logique qu’on pourrait élever en raison du caractère illusoire de cette recherche tombent également dans le vide, se pulvérisent contre l’existence de ce fait universellement perçu.

13 René Guénon s’est élevé avec raison contre l’emploi abusif du mot karma dans le sens de destin malheureux. Ce mot signifie avant tout l’action en général ou l’action par excellence, à savoir le rite. Ce n’est que par extension comme c’est ici le cas que karma prend la valeur de prârabdha-karma et désigne la conséquence des actes accomplis dans un autre état. Le Dictionnaire de Apte (Bombay) ne signale ce sens qu’en neuvième position. Comme synonyme de destin procédant d’un état anté­rieur on aurait été mieux avisé en vulgarisant le terme spécial de prâ­rabdha qui signifie « commencé » et « destinée », c’est-à-dire ce qui a commencé à s’actualiser. Puisque karma peut avoir cette signification, il pourrait sembler souhaitable de l’utiliser le cas échéant pour plus de précisions. Nous ne l’avons pas fait parce que ce sens restreint de karma n’a pas le caractère sinistre que lui attribuent les Occidentaux, plus ou moins influencés par les fantasmagories théosophistes et occultistes. Pour mettre les choses au point, c’est l’état conditionné tout entier, et non son seul côté douloureux qui correspond à cette acception du mot karma correctement entendue. Et il ne s’agit pas de l’application mysté­rieuse dont on ne sait quelle loi morale parmi toutes celles qui existent, mais de l’enchaînement cyclique des actions et réactions concordantes qui compensent les déséquilibres partiels et maintiennent l’équilibre total de la manifestation universelle.

14 Faute de synonymes appropriés, nous sommes obligés de recourir à des adjectifs pour marquer la distinction établie par les termes dhâranâ, dhyâna et samâdhi, les trois phases de l’ékâgratâ ou concentration en un seul point, moyen essentiel du Raja-yoga. La dhâranâ consiste à fixer sa pensée sur un point déterminé et son unité de mesure est douze respira­tions contrôlées ou prânâyâmas. Le dhyâna maintient un courant mental ayant la forme de l’objet médité sans l’interférence d’aucune distraction pendant au moins la durée de douze dhâranâs. Le samâdhi est réalisé quand cesse toute distinction entre ce qui est médité, la méditation et la pensée pendant le temps nécessaire à douze dhyânas.

15 Littéralement : ni entendues ni (mentalement) conçues. Le terme que nous traduisons par perception intégrale signifie étymologiquement « ce qui rend présent » (sâkshâtkâra).

16 C’est le même principe que celui dont René Guénon s’est servi dans l‘Erreur spirite.

17 Cette désignation n’a rien d’anormal si l’on tient compte que le raisonnement le plus élémentaire ne dépasse pas les conditions de l’exis­tence corporelle tandis que la réflexion ou spéculation, qui désigne le stade suivant, en est une extension aux conditions de l’existence subtile.

18 Plaisir, douleur et stupeur sont ici des équivalents de sattva, rajas et tamas selon la terminologie du Sânkhya à laquelle se conforme le Yogashâstra.

19 Le texte et la traduction de Ganganâtha Jhâ sont ici comme en d’autres endroits erronés. Comme le montre le commentaire de Vyâsa, il faut lire alpam, peu, limitation, et non alam, assez, satiété. Les deux idées sont connexes mais la première est plus claire. Cette prise de conscience du caractère limité de toute Connaissance positive se situe au degré de l’Être pur parce que celui-ci, vu d’en bas, se confond encore avec l’Infini dont il est la première détermination ou limitation.

20 À proprement parler le Seigneur suprême et le Suprême Soi dési­gnent Parameshwara ou Brahma et il y a ici une équivoque volontaire confirmée par l’interprétation de l’antyâshrami comme paramahansa et par la citation relative au yoga de Brahma. Il n’y a pas lieu de s’étonner si Vijnâna-Bhikshu, partisan du Vêdânta, élève ainsi le point de vue du yoga à un niveau supérieur à celui où Patanjali devait théoriquement se maintenir sous peine d’invalider toute la structure ontologique de son darshana.

21 Littéralement : choix, variation.

22 Ou, selon la version adoptée par Gangânâtha Jhâ : la satiété (devant l’innumérabilité des connaissances possibles à ce stade).

23 Le sens primaire de ce mot est « contrainte », « contrôle », mais dans la terminologie du yoga il désigne plus spécialement les trois phases : dhâranâ, dhyâna et samâdhi de la concentration en un seul point. Il signifie donc une concentration achevée, poussée jusqu’au samâdhi.

24 Vijnâna Bhikshu s’écarte ici de l’interprétation donnée par Vyâsa et son commentateur Vâchaspati Mishra au sûtra I, 16, où Patanjali parle du bhavapratyaya et du prakritilaya, dont il sera question plus loin. Selon ces deux commentateurs, ces termes ne désignent pas une subdivi­sion du yoga négatif comme tel mais un arrêt naturel (bhava) et imperma­nent de toute activité de la pensée chez certains « désincorporés » et dêvas comme conséquence de leur identification avec l’un ou l’autre élément de la nature ou par leur dissolution (laya) en Prakriti. Cet arrêt laisse subsister des impressions latentes qui ramènent tôt ou tard ces êtres à une activité de la pensée et à une différenciation d’avec Prakriti et non pas « qui les ramènent (dans le monde) », comme l’écrit par erreur Woods en ajoutant cette parenthèse dans sa très savante traduction de Vyâsa et de Vâchaspati Mishra, car il est évident qu’il ne s’agit pas d’une réintégration en mode passif dans le Principe suprême comme celle qui se produit lors de la dissolution universelle.

25 D’après ce qui précède tel nous paraît devoir être le sens donné par l’auteur à prakritilaya et non « qui sont dissous en Prakriti », ce qui correspond plutôt à l’interprétation de Vyâsa.

26 Voir René Guénon : Sagesse acquise et sagesse innée.

27 Si, malgré sa divergence au sujet du sûtra I, 16, Vijnâna Bhikshu invoque néanmoins l’autorité de Vyâsa comme s’il partageait son inter­prétation, c’est sans doute parce que le commentaire de Vyâsa a cet endroit est très court et peu explicite. Il nous paraît toutefois concorder avec le sous-commentaire de Vâchaspati Mishra, très développé et en désaccord formel avec l’interprétation de notre auteur.