Pierre D’Angkor
Itinéraire 4: La tradition immémoriale de la sagesse

La sagesse ésotérique, elle, n’a rien d’un syncrétisme de doctrines anciennes ; elle n’est pas davantage une synthèse nouvelle issue de leur confusion. Elle se situe au contraire aux premiers âges de l’humanité. Elle est identique, au surplus, à cette Révélation primitive dont nous parle la tradition judéo-chrétienne, à la différence près — différence capitale — qu’elle ne fut nullement réservée, exclusivement et une fois pour toutes, à un seul peuple déterminé, mais figure pareillement dans les traditions de tous les peuples anciens. Cette sagesse, au surplus, ne représente pas un ordre de croyances, comme ce qui fait l’objet des enseignements religieux, mais un ordre de connaissances acquises directement par les grands Sages, les Voyants de tous les temps, connaissances que chacun, jadis, espérait et savait pouvoir vérifier un jour par soi-même, s’il s’en montrait digne.

Pierre d’ANGKOR – Itinéraire d’un Pèlerin de l’Absolu 1953

CHAPITRE III

LA TRADITION IMMÉMORIALE DE LA SAGESSE.

LE MEME DRAME COSMIQUE ET HUMAIN

FAIT LE FOND ESOTERIQUE

DE TOUTES LES RELIGIONS.

Toutes les religions ont eu pour but, dans l’esprit de leur fondateur respectif, de perpétuer sous le voile de leurs mythes et de leurs enseignements symboliques quelques aspects fondamentaux ou quelques grandes lois du même drame universel, à la fois divin, cosmique et humain. Il n’est sans doute pas difficile de dépister ce sens symbolique, anthropologique ou cosmologique, dans certains mythes parallèles de l’Égypte, de la Grèce, de l’Inde ou d’Israël. Ce sens toutefois échappait à la foule qui acceptait ces légendes, dans leur sens littéral ou pseudo-historique, souvent absurde et irrationnel, tandis que les clergés encourageaient l’erreur populaire, soit qu’ils fussent eux-mêmes victimes de leur propre incompréhension ou de leur ignorance, soit au contraire qu’ils agissent ainsi de connivence pour mieux assurer leur autorité sur les fidèles. Et il semble qu’il n’en soit pas très différemment de nos jours, à en juger de la façon étroite, superstitieuse, avec laquelle on interprète la lettre du dogme chrétien, de la crainte horrifiée de changer un iota à une tradition aveugle, et du refus obstiné d’éclairer le vrai sens de l’enseignement en y introduisant un peu d’intelligence et de raison qui en feraient une foi digne de l’homme.

Quoiqu’il en soit, c’est un fait que le fossé se creuse et s’élargit de plus en plus entre cette religion de la lettre morte et les doctrines scientifiques modernes : d’une part donc, entre les enseignements bibliques littéralement interprétés concernant la création de l’univers et de l’homme, et, de l’autre, les conceptions que la science nous propose sur le sujet. Sans doute, la science n’est pas infaillible, ses hypothèses varient, et elle évolue ses théories au fur et à mesure du progrès des sciences spécialisées : astronomie, paléontologie, biologie, etc. Néanmoins, au travers de ces variations, elle progresse. Et nous nous trouvons dès lors devant ce fait que tandis que les divergences s’accentuent sans cesse entre une religion figée et une science qui progresse — au point même, nous dit-on, que des positions millénaires ont dû être abandonnées déjà par le magistère de l’Église — une convergence au contraire est aujourd’hui signalée comme de plus en plus grande, entre certaines positions avancées de la science et les données de cette sagesse immémoriale qu’atteint la Vision des Sages, cette sagesse secrète des anciens mystères, et que proclament également les Écritures sacrées de l’Inde Brahmanique et Bouddhique. Nous y reviendrons.

En parlant de cette sagesse antique, d’ailleurs, je n’entends nullement opposer ici paganisme et christianisme, car, ainsi que nous le verrons, il y eût aussi bien, au début de notre ère, le « Mystère Chrétien » se référant, lui aussi à une sagesse parfaite dont nous parlent, avec beaucoup de réserve sans doute saint Paul et les premiers Pères de l’Église, mais en y faisant toutefois des allusions formelles et répétées. Mais n’anticipons pas.

Nous disons donc que les grandes religions historiques ont toutes traduit en les déformant l’un ou l’autre aspect du même grand drame universel, à la fois cosmique et humain. Ceci, à première vue, semble être une gageure paradoxale, leurs divergences et contradictions portant notamment sur l’objet principal et premier de leurs enseignements, le problème divin. Toutefois notre thèse se défendra, si l’on considère que les mythes et les dogmes religieux sont, selon les cas, ou bien un voile symbolique intentionnellement jeté par les Maîtres pour protéger contre toute altération tel point particulier de l’enseignement, difficile à saisir par la foule des ignorants, ou bien au contraire le fruit d’altération, de déformation de l’enseignement donné, par l’incompréhension des disciples. Or, ces deux hypothèses se vérifient toutes deux, suivant les cas envisagés. Les religions apparaissent, en effet, dans leur ensemble, sous ces deux aspects : parfois, dans certains de leurs mythes, comme des interprétations symboliques de grandes vérités universelles ; parfois, dans certains dogmes, comme des altérations grossières de ces mêmes vérités, dont la complexité ésotérique fait le fond commun de tous ces enseignements.

Mais alors, cette sagesse ésotérique elle-même, qu’est-elle ? Comment peut-on la connaître ? demandera-t-on. C’est l’objet même de ce livre de tenter d’en esquisser quelques grandes lignes. Sujet immense et difficile. Avant toutefois de l’aborder, il nous faut au préalable justifier notre allégation — laquelle sera violemment contestée — que les grandes religions historiques ont souvent faussé, déformé, la Sagesse de leur Maître par incompréhension des enseignements qu’elles en avaient reçus.

Si nous considérons par exemple le Bouddhisme, qui fut peut-être la moins déformée des grandes religions historiques, en raison de la longue vie du Bouddha — il mourut à 80 ans — de ses enseignements sans cesse répétés et commentés par lui-même, de l’absence d’événements dramatiques survenus au cours de sa longue carrière, nous constatons néanmoins que les altérations de sa doctrine, les incompréhensions de ses paroles, se manifestèrent nombreuses et cela même de son vivant. Citons-en un exemple typique. Dans un entretien avec un de ses disciples [1], au sujet des réincarnations successives de l’homme, le Maître refuse pareillement d’affirmer ou de nier, en l’occurrence, que c’est ou que ce n’est pas le même homme qui renaît, en d’autres termes la permanence ou la non-permanence de l’ego, après la mort. Très clairement, le Bouddha explique et veut faire comprendre à son interlocuteur pourquoi la vérité n’est pas coincée entre les termes de cette alternative où l’intelligence prétend nous enfermer au nom du principe de contradiction. Mais le disciple n’a pas l’intuition nécessaire pour sortir de l’alternative qui l’emprisonne et, ne pouvant percevoir en quoi chacun des termes est vrai et en quoi chacun d’eux est faux, il se désespère. Et il en fut de même, après la mort du Maître. Les adeptes du Bouddhisme se perdirent en discussions contradictoires et, empêtrés dans leur incompréhension égale, les écoles se divisèrent, s’opposèrent, les unes affirmant, les autres niant, la permanence ou la non-permanence de l’ego après la mort, c’est-à-dire adoptant un des termes de l’alternative que le Bouddha avait pareillement rejetée.

Si des incompréhensions et des altérations de doctrine ont ainsi pu se produire dans le Bouddhisme, en dépit des circonstances les plus favorables que nous avons dites, comment a fortiori ne se seraient-elles pas produites pour l’enseignement du Christ? La vie publique de Jésus dura trois années à peine, au dire des Évangiles, et la prédication du Maître chrétien fut tragiquement interrompue par le drame sanglant du Golgotha. D’autre part, la transmission écrite de son enseignement ne se fit que très tardivement, après une longue période de bouillonnement intérieur, de fermentation religieuse, consécutive à un temps plus court de dispersion et d’effroi, et au sein de troubles politiques, marqués par les événements politiques et militaires les plus graves. A nous en tenir d’ailleurs à ces textes tardifs que sont les Évangiles, lesquels nous transmettent suivant la tradition orale les paroles de Jésus, ne doit-on pas reconnaître — sauf à faire preuve d’esprit pharisaïque — que le Christianisme officiel a formellement contrevenu à l’enseignement du Maître, en ce qui concernait sa propre personne? N’a-t-il pas fait de Jésus Dieu Lui-même, alors que Jésus avait dit : « N’appelez personne sur la terre votre Père (Père et Dieu étant synonymes) : un seul est votre Père qui est dans les Cieux. » (Matth. XXIII, 9) ?

Et qu’au disciple qui l’appelait : « Bon Maître », il objectait : « Pourquoi m’appelles-tu bon ? Il n’y a de bon que Dieu seul ! » (Marc, X, 17-18). N’a-t-on pas proclamé également que Jésus était le Fils unique de Dieu, alors qu’aux Pharisiens qui se scandalisaient de ce qu’étant homme, il se déclarât Dieu, Jésus opposait le verset des Écritures : « Vous êtes tous des dieux : vous êtes tous des Fils du Très-Haut », revendiquant ainsi pour lui-même non l’exclusivité du titre, mais seulement une prééminence en raison de la mission divine qui lui était confiée [2] ?

La doctrine catholique que Jésus fut une incarnation unique du Verbe de Dieu, et qu’après sa mort sur la croix, il ressuscita par sa propre puissance, représente une majoration — dont nous entrevoyons ci-après les raisons — des enseignements primitifs. De ceux-ci on peut encore trouver quelques traces, semble-t-il, dans les discours de saint Pierre, notamment, où il est dit (Actes II, 22-31 ; X, 38-40) que Jésus fut un homme envoyé par Dieu, qu’il a opéré ses guérisons et ses merveilles « parce que Dieu était avec lui », et qu’enfin après sa mort c’est « Dieu qui l’a ressuscité et a voulu qu’il se montrât, ne permettant pas qu’il fut retenu dans l’enfer ». Ce n’est pas là encore, on en conviendra, Jésus la seconde Personne de la Sainte-Trinité, ressuscitant par sa propre puissance ! Une telle compréhension, en dépit de toute la glose ecclésiastique, serait bien plus en harmonie conforme avec la parole même du Christ : « Je ne fais pas ma volonté, mais celle de Celui qui m’a envoyé ». (Jean, VIII, 16, et XII, 50.)

Il semble toutefois que le problème qui nous retient ici soit infiniment plus qu’un simple problème d’exégèse de textes, qu’il est en réalité le plus important des problèmes historiques, car il s’agit de découvrir si cette altération supposée des enseignements de Jésus n’est pas une grave altération de l’Histoire elle-même. Il s’agit de rechercher si, involontairement, au 1er siècle de notre ère, les premières générations chrétiennes, soumises à des circonstances tragiques et bouleversantes, n’ont pas inconsciemment altéré certains faits, déformé le sens des événements survenus, pour les rendre plus conformes à la fausse interprétation qu’elles en conçurent par la suite, sous l’influence des doctrines de l’hellénisme chrétien qui prévalut bientôt parmi elles. Il s’agit de savoir si, au sein de ces communautés, le trouble, le désordre des esprits, engendré, d’une part, par la mort dramatique et infamante de Jésus, et, de l’autre, par des faits occultes, apparitions psychiques, visions du Christ vivant et glorieux ; d’autre part encore, aggravé par les malheurs publics, les bouleversements politiques et religieux, qui accablaient à ce moment le monde palestinien et devaient aboutir quelques années après à la destruction de Jérusalem, si, disons-nous, l’affolement général des esprits n’a pas amené les premières générations chrétiennes, livrées à l’exaltation religieuse et à un débordement de dévotion croissante envers le Maître réapparu, à accepter, dans leur enthousiasme même, cette majoration de la nature et du caractère du Christ que leur proposait l’hellénisme chrétien et de la conjuguer avec le rôle messianique qu’aux dires des Prophètes le Messie devait jouer dans Israël.

En proclamant le Christ non seulement comme le Messie attendu, mais comme l’unique incarnation du Verbe, — en s’opposant peut-être à saint Pierre sur ce point — saint Paul semble devoir être considéré comme le premier témoin, sinon l’auteur même de cette majoration considérable de la personne de Jésus, les Évangiles, postérieurs aux écrits de saint Paul, n’ayant fait qu’accepter et répandre dans l’ensemble du monde chrétien la doctrine ainsi majorée par l’apôtre des Gentils. Comment cette majoration fut-elle donc possible? Saint Paul était un érudit : gnostique et cabaliste comme le prouve son langage. Après son illumination sur le chemin de Damas, influencé par l’école, une identification se fit dans sa pensée entre la personne du Christ et la notion alexandrine — et non palestinienne — du Verbe de Dieu, telle que Philon-le-Juif, le coryphée de l’école, l’avait enseigné dans ses écrits [3]. En conséquence, Jésus ne fut plus le « fils de Dieu, dans le sens biblique où lui-même, métaphysiquement parlant, l’entendait de sa personne, comme de tous les hommes recevant l’appel de Dieu (Jean X, 33-36, Ps. 81, 6), mais dans le sens, théologique et Philonien, du Verbe de Dieu, fils engendré du Père et Dieu Lui-même, incarné en la seule personne humaine de Jésus. Cette altération de l’enseignement originel entraîna une déformation correspondante dans la conception qu’on se fit de la nature et du rôle du Christ dans l’Histoire, et, par suite une déformation du sens même des événements survenus. Malgré la résistance des Judéo-Chrétiens [4], la conception helléno-chrétienne de saint Paul triompha et, propagée par les Evangiles, elle fut à l’origine de l’enseignement officiel traditionnel, tel qu’il nous fut transmis à travers les âges. Les Judéo-Chrétiens qui refusèrent de l’admettre furent déclarés hérétiques sous les noms d’Ebionites et de Nazaréens.

Sans doute historiens et exégètes catholiques protesteront-ils avec indignation contre une semblable thèse. Tenant pour inattaquable la stricte conformité des Evangiles avec l’enseignement du Maître et le caractère historique du récit comme rigoureux jusque dans ses moindres détails et épisodes, ils rejetteront avec horreur et crainte aussi bien la supposition d’une déformation quelconque des événements survenus que celle qui oserait contester l’incarnation unique du Verbe comme étant la signification profonde de ces événements. Les catholiques eurent raison de protester contre la « Vie de Jésus » de Renan, car le Christ fut tout autre chose qu’un homme naturellement bon, humanitaire, sans plus d’envergure spirituelle. Jésus est l’homme en qui la Divinité s’est réellement manifestée, quelle que soit d’ailleurs la façon dont on comprend ou considère cette manifestation divine. Mais les catholiques versent dans une exagération opposée quand ils prétendent n’envisager la personne de leur Maître que sous l’angle d’un unique et vivant miracle dans l’Histoire. Loin de ma pensée de vouloir ici manquer au respect plein d’amour que m’inspire la divine figure de Jésus, mais je crois qu’il est de saine méthode avant d’attribuer des causes miraculeuses et hors nature aux êtres et aux choses, même exceptionnels, d’en rechercher d’abord les causes naturelles, en ayant soin de donner au mot « naturel » toute l’extension spirituelle que comporte une Nature dont nous ne pouvons sonder toute la profondeur, encore voilée à nos yeux. Seuls des préjugés pourraient nous faire adopter une attitude différente.

Mais ceci nous a quelque peu égaré. L’objet principal de toutes les religions est manifestement le problème de Dieu et de ses rapports avec le monde et l’homme. De la solution de ces problèmes découle celui de la destinée humaine. Or, nous nous trouvons ici devant une vraie tour de Babel. Les unes, parmi ces religions, nous proposent le monothéisme, d’autres, le panthéisme ou le polythéisme, ou même l’athéisme, telle la religion bouddhiste, qui substitue à l’idée de Dieu, celle d’un état divin qu’il nous faut réaliser en nous-même : Nirvâna.

Comment donc la sagesse ésotérique peut-elle réconcilier des langages aussi différents et leur être sous-jacente? Et que représente-t-elle ? Précisons tout d’abord qu’elle n’est ni un syncrétisme, ni une synthèse des religions. Un syncrétisme ne serait qu’une juxtaposition de doctrines disparates, réagissant les unes sur les autres, et vivant dans une sorte de symbiose, le plus souvent irrationnelle. Une synthèse représenterait au contraire une doctrine nouvelle, originale, mais issue néanmoins de la combinaison, de la fusion, de ces doctrines différentes. Les religions ayant le plus souvent déformé par incompréhension, nous l’avons dit, les enseignements de leur Fondateur, une synthèse des différentes religions représenterait, dans ces conditions, non une synthèse de vérités, mais plutôt une synthèse des erreurs humaines. C’est ainsi que, dans la Rome décadente, on vit s’opérer un rapprochement bizarre entre les superstitions dégradantes des cultes orgiastiques de l’Asie avec les vieilles croyances de la mythologie classique, dont le culte officiel était l’expression publique. De même encore dans la ville d’Alexandrie, carrefour de peuples, de races et de croyances de trois continents, on vit, à l’époque hellénistique des Ptolémées, se former le culte de Sérapis, fruit du syncrétisme entre des apports grecs et les antiques croyances de l’Égypte. Puis encore, en cette même ville d’Alexandrie, aux premiers siècles de notre ère, une synthèse nouvelle donna naissance aux doctrines gnostiques (Simon le Magicien, Cerinthe, Basilide, Valentin, etc.), mélange hybride des croyances égyptiennes, grecques, mazdéennes avec les enseignements nouveaux du christianisme. Les initiés aux anciens mystères du paganisme s’étant convertis au Christianisme se crurent déliés du secret et tentèrent dès lors plus ou moins ouvertement une conciliation entre leurs anciennes croyances et l’enseignement chrétien nouveau.

D’une manière générale d’ailleurs, on peut dire que l’histoire des religions est l’histoire même du syncrétisme religieux, c’est-à-dire de leur évolution successive dans les milieux donnés, de leurs réactions réciproques, volontaires ou involontaires, de leurs emprunts mutuels, conscients ou inconscients, soit qu’elles fussent réciproquement en lutte ouverte, en hostilité déclarée, soit au contraire que, sans se combattre, elles se développassent parallèlement, se mélangeant, par la force des choses et les conjonctures de la vie en commun. C’est ainsi que de même que le judaïsme s’était fortement imprégné de croyances babyloniennes et iraniennes, le christianisme à son tour subit de nombreuses infiltrations égyptiennes, grecques, indoues, amalgamant par une endosmose qui se retrouve jusque dans les récits évangéliques, et ultérieurement dans le culte et les dogmes, les épisodes légendaires ou les formes cultuelles manifestement étrangères à son origine juive. Il n’est pas jusqu’au langage de saint Paul qui ne fourmille de termes et d’expressions empruntés au langage initiatique des Mystères païens.

La sagesse ésotérique, elle, n’a rien d’un syncrétisme de doctrines anciennes ; elle n’est pas davantage une synthèse nouvelle issue de leur confusion. Elle se situe au contraire aux premiers âges de l’humanité. Elle est identique, au surplus, à cette Révélation primitive dont nous parle la tradition judéo-chrétienne, à la différence près — différence capitale — qu’elle ne fut nullement réservée, exclusivement et une fois pour toutes, à un seul peuple déterminé, mais figure pareillement dans les traditions de tous les peuples anciens. Cette sagesse, au surplus, ne représente pas un ordre de croyances, comme ce qui fait l’objet des enseignements religieux, mais un ordre de connaissances acquises directement par les grands Sages, les Voyants de tous les temps, connaissances que chacun, jadis, espérait et savait pouvoir vérifier un jour par soi-même, s’il s’en montrait digne. Tel fut, nous le verrons, le but même qui était proposé aux hommes par l’initiation, dans les anciens mystères de l’Egypte et de la Grèce.

Nous disons donc que la Sagesse appartient aux plus vieilles traditions, déformées ou non par la légende peu importe, de la Préhistoire de l’Humanité. Ces traditions nous parlent toutes des Rois divins, de Dynasties divines, dirigeant une humanité-enfant, d’un âge d’or primitif, où, nous dit Hésiode, « les Dieux vêtus d’air marchaient parmi les hommes ». Image poétique d’une direction divine demeurée mystérieuse et figurée par les Rois divins de l’Egypte et de la Chaldée, par les « Pitris » de l’Inde, les Ghandarvas, instituteurs et maîtres qui, selon les Védas, enseignaient toute sagesse aux Aryens, par les Dieux ou Hommes divins se partageant la terre, selon Platon (Critias), par le commerce familier de Jéhovah avec nos premiers parents dans le Paradis terrestre, selon la Bible, par les Dieux incarnés, les avatars, et les héros demi-dieux de toutes les vieilles mythologies : bref, par la tradition universelle d’un commerce direct avec les Dieux et d’une félicité primitive suivie de déchéance. Cet âge d’or prit fin et les Rois divins se retirèrent ouvertement de la scène du monde parce que l’humanité ayant grandi, approchant de l’âge adulte, devait apprendre à marcher par ses propres forces et à se diriger par elle-même. Autrement dit, l’intelligence se développant dans l’humanité refoula dans l’inconscient, les directives spirituelles qui la dirigeaient. D’où chutes, décadence et souffrances. Le « Yoga Vasistha » [5] raconte comme le Créateur « ayant exhalé toute cette création hors de son mental » est pris de pitié à la vue des souffrances physiques et morales qui assaillent les hommes. Ayant constaté que les vertus morales, ainsi que les lieux saints de pèlerinage et d’adoration ne suffisaient pas pour les en délivrer, il envoya Vasistha « comme une incarnation de sa connaissance » pour leur enseigner la sagesse… Et que de même, il envoya d’autres Rishis : Sanat-Kumara, Narada et bien d’autres. « Ainsi lorsque furent accomplis les temps heureux du Krita Yuga [6] , où tous étaient vertueux, où tous accomplissaient leurs devoirs envers les autres, ces Rishis partagèrent la terre commune en maints pays et nommèrent des Rois pour les gouverner… » Mais à mesure qu’avançait la Roue du temps, l’humanité se pervertissant et dégénérant, surgirent alors les rivalités, la pauvreté, l’esclavage, et les monarques furent de plus en plus dans l’impossibilité de gouverner sans faire la guerre. « Une grande lassitude, un grand découragement envahit ces rois et ils étaient près de faillir à leur tâche. Alors les Rishis intervinrent à nouveau pour les enseigner et leur donner la véritable connaissance… »

Telle est donc la version traditionnelle de l’Inde concernant les avatars, les incarnations divines. Dans la Bhâgavad Gita, Krishna dit à Arjuna : « Quand la droiture décline, ô Bharata ! Quand la méchanceté est puissante, je surgis d’âge en âge et prends une forme visible et deviens un homme parmi les hommes, secourant les bons, repoussant les méchants et rétablissant la vertu. »

Dans la Bible hébraïque, cette perversion de l’humanité est symbolisée par la chute d’Adam qui se fait expulser du jardin édénique, figure de l’Age d’or. Mais que l’homme ne se désespère pas, un Sauveur lui est promis. Synesios, le philosophe néo-platonicien du IVe siècle, exprimant l’antique sagesse de l’Égypte, nous dit pareillement que les Dieux « descendent à des périodes bien définies dans le but de donner une impulsion bénéfique à la république humaine »…  lorsque, dit-il, « la matière incite ses propres floraisons à guerroyer contre l’âme, et que se rompt l’harmonie imposée par eux dès le début à toutes les choses humaines… ils descendent à nouveau sur terre pour rétablir cette harmonie, pour la revivifier et la ressusciter quand elle faiblit ».

Ne pourrait-on trouver de ceci une confirmation historique? Est-ce le hasard seul qui peut expliquer l’apparition, sur des points très distants et dans le même temps approximatif, d’hommes remarquables, tels Lao-Tsé et Confucius, en Chine, Bouddha et Mahavira, fondateurs respectifs du Bouddhisme et du Jaïnisme, aux Indes, Isaïe, en Judée, Orphée, le Thrace légendaire et Pythagore, en Grèce, Zoroastre, en Perse? Ceci n’apparaît-il pas plutôt comme l’effet d’un plan concerté pour donner une impulsion sérieuse à l’évolution humaine, à une heure peut-être critique de cette évolution ?

La tradition antique nous apprend également qu’avant de se retirer de la scène publique, les grands Instructeurs divins prirent des dispositions pour que les vérités qu’ils avaient apportées ne se perdissent point. Constatant que la plupart des hommes étaient encore incapables, en raison de leur infériorité d’évolution et de leurs tendances croissantes vers un matérialisme grossier, de vérifier par eux-mêmes les vérités enseignées ou même de les conserver, ils crurent prudent de couvrir cet enseignement d’un vêtement mythique, symbolique et protecteur. Telle serait donc l’origine des grands mythes religieux.

Toutefois cette idée de l’origine et du caractère symbolique des mythes, ainsi que l’idée aussi d’un âge d’or dirigé par les Dieux, sont dédaigneusement attaquées et raillées par nos anthropologues et sociologues modernes. Ils nous reprochent ici de méconnaître le caractère primitif et la nature même du sentiment religieux qui, à l’origine, enfanta les mythes irrationnels. Au surplus, disent-ils, cette façon d’appréhender le phénomène religieux comme un apport venu de l’extérieur en altère le caractère essentiel, le sentiment religieux apparaissant avant tout comme un phénomène psychologique ressortissant au domaine intérieur de la conscience ou de la subconscience de l’individu.

Ceci toutefois heurte violemment une partie de nos contradicteurs, l’école sociologique, pour laquelle la religion n’est pas un phénomène individuel mais au contraire purement social. On le voit, c’est tout le problème religieux, son origine, sa nature même, qui est ici en question.

A. — LE PROBLEME RELIGIEUX.

J’ai signalé l’erreur d’une psychologie à courte vue qui ne voyait à l’origine du sentiment religieux qu’un sentiment de crainte. Sans doute l’émoi, la frayeur, que ressentent les primitifs devant les forces de la nature et la puissance des éléments déchaînés, expliquent-ils dans une certaine mesure que la crainte, la terreur religieuse, se traduise par des formes cultuelles. Ne comprenant pas la nature de ces forces élémentaires, ils sont portés à voir derrière chacune d’elles des puissances mystérieuses inconnues dont ils doivent s’assurer par des sacrifices, des implorations, ou autres pratiques cérémonielles, la faveur et la protection contre leurs ennemis. Ces puissances, ils les conçoivent d’ailleurs par une sorte d’intuition sensible plutôt que par un pouvoir d’abstraction qui dépasse encore leur mentalité concrète de primitif.

Ils crurent donc que cette puissance mystérieuse invisible (le « Mana » des Polynésiens) imprégnait les êtres et les choses, objets de leur dévotion (fétichisme). Ils adorèrent effectivement le bois, la pierre, les arbres, les animaux, les montagnes, les fleuves, les éléments, toutes choses auxquelles ils attribuèrent un caractère sacré et qu’ils transformèrent ainsi en objets de culte. On ne peut donc nier que la crainte ne joue un rôle plus ou moins important dans la genèse des croyances et des rites cultuels chez les primitifs. D’où le prestige des sorciers et la terreur respectueuse qu’inspirent les réels pouvoirs psychiques dont ils sont détenteurs, et dont ils ne comprennent pas d’ailleurs, eux-mêmes, la vraie nature. C’est la crainte qui donne naissance à l’idée de dieux favorables et de dieux hostiles, les dieux du bien ou de la lumière, les dieux du mal ou de l’obscurité. Tels les peuples primitifs de l’Amérique, nous dit Jacques Arago, dans son voyage autour du monde, qui, sous l’influence de forces dangereuses et de périls encourus, inventèrent et invoquèrent des dieux mauvais à masques terrible [7], tandis qu’ils vénéraient les dieux bons, personnifications des forces cosmiques favorables, le soleil, les astres, les fleuves, etc.

Il y avait derrière ces représentations symboliques si naïves des primitifs — eprises d’ailleurs par des religions avancées : Egypte : Osiris-Seth ; Perse : Ormuzd et Ahriman ; Christianisme : Dieu et le Diable — une idée profonde, que les primitifs ignorèrent, dont les religions méconnurent le vrai sens, mais dont les Initiés possédaient la clé ésotérique : cette idée, c’est que le monde est construit par des forces contraires, ces forces, appelées aujourd’hui Dieu et la nature, ou l’esprit et la matière, procédant de pôles de nom contraire, entre lesquels la vie créatrice tisse la structure même de l’univers. Nous dirons les noms des dieux et des déesses par lesquels les principaux peuples de l’antiquité personnifièrent, dans leur panthéon respectif, ces Pôles opposés, les forces cosmiques, active et passive, qui en émanent, dont l’équilibre constitue l’univers et qui, par leur mouvement cyclique, leur action alternée, leur périodicité, en un mot par les rythmes multiples de la Vie universelle, assure l’évolution des êtres et des choses.

Revenant au rôle joué par la crainte dans la religion des primitifs — « Primus Deos in orbe fecit timor » disait déjà au 1er siècle de notre ère le poète latin Stace — nous croyons que la religion est bien autre chose, redisons-le encore, que la seule expression d’une terreur superstitieuse, née de l’ignorance, car, dans cette hypothèse, la terreur se serait évanouie avec le développement de l’intelligence, au fur et à mesure de la connaissance que les hommes acquéraient de l’explication naturelle des phénomènes. Or, il est manifeste qu’il n’en est pas ainsi et qu’il n’y a pas que le sauvage qui redoute la Puissance invisible. L’homme le plus civilisé d’aujourd’hui se sent, aussi bien, dépendant d’un ordre universel, les lois de la nature présentant à ses yeux un caractère rigide et lui paraissant comme fondées sur une raison impérative que l’on ne peut braver impunément. Le civilisé sait donc ce qu’il risque à les transgresser. Toutefois l’intuition du cœur lui suggère que, sous-jacent à ces lois, est un ordre moral, et que derrière la dureté et l’implacabilité de la Nature se tient une Puissance de Justice et d’Amour. Il croit, il a l’intuition, d’une vertu expiatoire et rédemptrice de la souffrance.

La vraie religion est donc en chacun bien plus qu’un sentiment de crainte. Elle répond à un besoin du cœur : elle a sa source dans les profondeurs de l’âme humaine. Si donc le primitif — pour en revenir à lui — craint la Puissance mystérieuse et s’efforce par des pratiques puériles de se la rendre favorable, il ressent également, au plus intime de lui-même, cette attraction du cœur, le besoin d’aimer ce Dieu puissant, ami et protecteur de l’homme bon. Voilà pourquoi certains psychanalystes modernes, tel C. G. Jung par exemple, voient dans l’idée de Dieu un de ces archétypes primordiaux inscrits dans l’inconscient collectif de l’humanité et dont l’influence puissante, l’action dynamique, s’exerce sur le mental des individus. Mais ce n’est là encore qu’une rare exception parmi nos anthropologues. Et voilà ce que la plupart d’entre eux, par trop dénués parfois de pénétration psychologique se refusent à voir, c’est que dans toutes les formes religieuses, même les plus primitives, il y a autre chose qu’un obscur sentiment de crainte : qu’il y a aussi, et plus peut-être, un sentiment intime, profond, fait d’amour, de respect, de vénération, devant ce grand et troublant mystère de la Nature vivante, mystère qui dépasse l’homme mais dans lequel il se sent immergé.

Sans doute la croyance des primitifs est-elle en même temps toute imprégnée des superstitions issues de l’ignorance. Mais dans ces superstitions mêmes quelques-uns parmi nos anthropologues ou philosophes, plus clairvoyants que les autres, entrevoyant qu’une certaine sagesse travaille comme en retrait des croyances les plus irrationnelles, en ont inféré que, chez les primitifs, la genèse de leurs fables et de leurs mythes les plus absurdes étaient, de quelque manière, liée à l’obscur et mystérieux travail de l’inconscient collectif. Ce qui tend à le prouver, c’est que l’on voit souvent ces mythes, ces superstitions, exercer une influence heureuse et féconde sur le développement même des coutumes et des institutions sociales. Un anthropologue anglais J. G. Frazer nous montre par de nombreux exemples comment les préjugés les plus saugrenus, les croyances apparemment les plus enfantines, créèrent des habitudes sociales qui se traduisirent dans les mœurs et les institutions, assurant ainsi, chez ces primitifs, l’ordre, la sécurité et la morale. C’est comme si le génie subconscient de la race déposait dans les consciences individuelles encore obscures, des germes informes, irrationnels, mais devant se développer, s’épanouir ultérieurement en des pratiques ou des coutumes finalement utiles et bienfaisantes. Salomon Reinach qui préface le livre de Frazer [8], affirme également que les superstitions enfantines, les « tabous » des primitifs, contiennent souvent, dit-il, un germe sinon de vérité du moins d’utilité sociale. Ils servirent ainsi la cause de la civilisation parce qu’ils contribuèrent à créer le respect de la propriété privée, de l’autorité, du lien conjugal, de la vie humaine « conceptions qui, avec les siècles, devinrent assez fortes pour exister par elles-mêmes et rejeter la béquille de superstition qui, au temps jadis, en avait été l’unique soutien ». L’inconscient jouerait donc un grand rôle dans la mentalité pré-logique du primitif, ce mystérieux inconscient en lequel la psychologie moderne découvre tant de facultés en germe, étranges, insoupçonnées, lesquelles s’efforcent lentement de parvenir jusqu’à la conscience pour s’y épanouir un jour. Cet inconscient semble ici d’ailleurs être un inconscient collectif, se traduisant en chaque individu sous forme d’instinct social, à caractère religieux. Aussi certains penseurs sont-ils tentés d’attribuer à cet instinct, plutôt qu’à l’intelligence, la fonction créatrice de ces mythes irrationnels, de ces superstitions qui s’avèrent finalement utiles à l’ordre social. D’autres d’ailleurs sont d’un avis opposé, tel l’éminent philosophe Bergson qui attribue au contraire à l’intelligence la fonction fabulatrice, ainsi qu’il l’appelle, créatrice de ces mythes, de ces fictions destinées à créer ou à maintenir l’ordre social et revêtues à cet effet d’un caractère religieux ou sacré.

Il ne nous paraît pas toutefois que ces deux thèses soient inconciliables, car ce qui n’était encore qu’instinct ou imagination irrationnelle chez le primitif a pu devenir fonction consciente et réfléchie de l’intelligence chez l’homme plus civilisé. Mais Bergson ne l’admet pas. Pour lui, instinct et intelligence représentent en nous deux facultés à tendances opposées et qui se contrecarrent. Et ce qui semble ici donner raison à Bergson, c’est qu’il y a tout de même une opposition de caractère très réelle entre les croyances irrationnelles, absurdes, des primitifs et les grands mythes symboliques des religions de la Grèce, de l’Égypte, de Rome, de la Judée, de l’Inde, de la Perse, etc. Lévy-Bruhl, qui s’est spécialisé dans l’étude de l’âme primitive, insiste beaucoup sur cette différence qu’il importe de reconnaître entre les mythes des primitifs et les grands mythes religieux des civilisations classiques. Et toute la sagesse de l’antiquité confirme ce jugement en nous assurant que derrière l’affabulation poétique des diverses mythologies est dissimulé un sens profond, un sens caché. Nous y reviendrons.

Toutefois nos anthropologues n’admettent, pour la plupart, d’autre différence entre les deux sortes de mythes que celle qui résulterait d’une filiation naturelle et d’un développement graduel. Il y a simple évolution des uns aux autres, nous disent-ils. La mentalité logique du civilisé procède par évolution de la mentalité pré-logique du primitif. Sans doute de l’une à l’autre la différence est sensible, reconnaissent-ils. Dans les mythologies classiques, nous ne nous trouvons plus en face d’une mentalité primitive [9], mais au contraire d’un état plus intellectualisé, caractérisé par la fermentation d’une pensée religieuse plus raffinée et réfléchissant sur elle-même. Mais ce n’en est pas moins dans leur période d’enfance, disent-ils, que ces peuples civilisés inventèrent leurs fables ou leurs mythes religieux, auxquels ils crurent alors aveuglément et littéralement. Avant donc de réfléchir sur leurs inventions mythiques spontanées et de leur découvrir un sens interprétatif rationnel, par l’allégorie ou le symbole, ces peuples prirent à la lettre leurs croyances les plus enfantines et s’adonnèrent aux pratiques les plus saugrenues, comme nous le voyons faire encore aux sauvages d’aujourd’hui. Ce n’est donc que graduellement et par une transformation réfléchie du sens primitif et irrationnel de leur mythologie que la pensée religieuse de ces peuples se spiritualisant davantage rejeta ce matérialisme grossier et le fit évoluer en une religion plus épurée. Ce fut l’origine des religions à mystères.

Nous dirons ce qu’il faut penser de cette thèse positiviste. Mais, la première question qui se présente ici est celle de savoir  si, dès les premiers âges de l’humanité, que ce soit sous l’impulsion d’une inspiration intérieure propre à l’individu ou sous une poussée de l’instinct social, ne surgirent pas dans l’inconscient des primitifs des intuitions justes, tendant à des fins utiles, ainsi que nous l’avons dit, mais sans que leur intellect encore rudimentaire fut capable déjà de les exprimer, de les préciser, autrement que sous des formes irrationnelles.

On sait l’intérêt croissant attaché aux problèmes de l’inconscient par les progrès de la psychologie moderne et de la psychanalyse. Petit à petit la science pénètre ainsi dans ce que le Bouddhisme appelait les profondeurs de l’esprit. Sans doute la psychologie officielle n’y voit-elle point très clair encore. Elle ne nous dit pas grand chose au sujet de cet inconscient mystérieux sinon qu’il fonctionne en l’individu par l’intermédiaire du système nerveux moyen. Elle demeure incapable d’y distinguer, fût-ce le plus vaguement du monde, le subconscient d’avec le supra-conscient. Elle mélange les deux ordres de phénomènes, pourtant si distincts, si opposés même, parce qu’ils procèdent en nous de deux pôles opposés de notre nature. Elle leur attribue pour même origine le système nerveux hérité de nos ancêtres et épilogue beaucoup plus sur la physiologie que sur la psychologie de l’inconscient. Pourtant les faits de l’inconscient, ainsi que ces pouvoirs mystérieux que la métapsychique et la haute mystique nous révèlent, s’imposent de plus en plus à l’attention. Ils passionnent les esprits, pénètrent dans la littérature par le roman, inspirent même des écoles littéraires, tel le symbolisme, le surréalisme, et la science se devrait d’autant plus aujourd’hui en tenter l’explication que l’obscurité du sujet, la confusion et le manque de discernement du public exposent celui-ci à plus de dangers et d’erreurs. Ne voyons-nous pas en effet aujourd’hui des esprits, même distingués, confondre, et mettre dans le même sac, les trucs des charlatans ou des prestidigitateurs et les pouvoirs réels des yoguis et des saints?

Plus clairvoyante que la science des savants, la haute science mystique avait depuis des millénaires reconnu en l’être humain cette dualité mystérieuse, le « moi » conscient de notre personnalité ordinaire et un autre « moi » profond, d’atteinte difficile. Il faudrait citer ici la belle page d’Henri Bremond, dans sa magistrale « Histoire du sentiment religieux en France », où il décrit, d’après les expériences des mystiques, cet antagonisme radical qui oppose en chaque individu « animus », le moi inférieur, qui se nourrit de notions intellectuelles et de passions, suscitées par les intérêts de ce monde, et « anima », le moi supérieur, qui est au contraire tout assoiffé de Dieu, c’est-à-dire d’absolu et d’infini.

Mais revenons au problème des primitifs.

Il semblerait que le Principe suprême — qu’on le nomme Dieu ou Ame du monde ou Intelligence créatrice, peu importe — immanent en tout et en tous, agisse dans l’âme du primitif comme il agit dans l’âme de l’enfant qui n’a pas encore atteint l’âge de raison, en s’exprimant dans l’inconscient par d’utiles et instinctives directives. Il semble donc que pour juger sainement de la vraie nature du sentiment religieux en l’homme, pris en général, il soit de bonne méthode de considérer le terme d’aboutissement où l’a progressivement mené, depuis le stade primitif, son développement naturel, c’est-à-dire son épanouissement complet au sein des différentes civilisations. Nous constaterons alors que, dans toutes ses croyances, l’homme, primitif ou civilisé, n’a jamais fait que s’exprimer graduellement lui-même dans ses rapports avec le monde auquel il s’opposait. Mais n’anticipons pas.

Pour le primitif donc il est ici question, nous admettrons donc ce point de la thèse positiviste qu’il invente ses mythes et ses croyances religieuses, que l’on y découvre ou non, ultérieurement, quelque vérité ou utilité cachée. Ces fables et ces superstitions traduisent le conscient ou l’inconscient de l’âme primitive, perceptions psychiques ou créations imaginatives, analogues peut-être à celles que nous créons en rêve, ainsi que le supposait un auteur allemand, Ludwig Laistner [10], images fantaisistes, sensuelles, irrationnelles, empreintes de poésie et de réalisme, idylliques ou dramatiques, pleines de joie ou de tristesse, de sérénité ou de violence.

Néanmoins le problème n’est pas simple, et nous distinguerons soigneusement de ces inventions naïves, puériles, spontanées, adoptées comme croyances par les âmes primitives, les fables de la mythologie classique. Nous nous refusons d’admettre que les mythes de l’Egypte, de la Grèce, de l’Asie Mineure, de l’Inde ou de la Perse, aient la même origine que ceux des peuplades primitives, ou qu’ils puissent en procéder par voie de filiation naturelle : du moins pour ceux de ces mythes qui sont comme les répliques les uns des autres, avec des variantes de présentation ou d’adaptation qu’imposent les mœurs et les idées de civilisations fort éloignées dans l’espace ou le temps. Ces mythes présentent un caractère nettement allégorique ou symbolique et sont le masque protecteur, nous l’avons dit, sous lequel les grands initiés dissimulèrent une sagesse, volontairement maintenue sous le boisseau. Nous en citerons quelques exemples.

Mais cette thèse n’implique-t-elle pas contradiction ? Si les religions procèdent ainsi d’un enseignement apporté du dehors, elles n’ont donc plus leur source originelle dans une impulsion intérieure de la conscience. N’avons-nous pas considéré en effet le sentiment religieux comme un mouvement de l’âme s’éveillant d’abord dans l’inconscient du primitif sous la poussée intérieure, soit de l’immanence divine, soit d’un inconscient social, et s’exprimant dans sa conscience sous des formes le plus souvent irrationnelles, pour s’épanouir avec le développement de l’intelligence même et en fonction de celle-ci ? Or, c’est là une conception toute dynamique de la religion, comme expression de l’évolution intérieure de la conscience humaine. Ici, au contraire, on nous présente la religion comme une chose toute faite, quelque chose de statique, un enseignement qui aurait été confié à la jeunesse de l’humanité et dont les aspects fragmentaires se retrouveraient dispersés dans les grandes religions historiques. Celles-ci représenteraient donc, quoique déformées et altérées dans leur sens vrai, des bribes de cet enseignement fixe, apportées aux hommes en quelque sorte du dehors.

Le problème religieux présente donc, on le voit, deux aspects distincts [11] et nullement contradictoires, ainsi que nous allons le montrer. Il nous faut souligner à cet effet les rapports que soutiennent les religions historiques avec le sentiment religieux individuel, d’une part, avec la religion considérée comme phénomène social, de l’autre.

Les religions positives tirent généralement leur nom, soit d’une grande personnalité historique à laquelle elles se réfèrent comme fondateur : tels le Bouddhisme, le Zoroastrianisme, l’Orphisme, le Confucianisme, le Mahométisme, soit de la Réalité suprême qui fait l’objet de leur enseignement : tels le Taoïsme, le Brahmanisme ou ses dérivés le Civaïsme, le Vishnouisme, soit encore du peuple auquel il s’applique : tels le Judaïsme, l’Indouisme, etc.

Nous disons donc que les grands Etres que l’on rencontre au point d’origine de ces religions, s’ils ne fondèrent peut-être pas, à proprement parler, l’institution telle qu’elle évolua et se propagea sous le patronage de leur nom, nous donnèrent cependant, durant le temps qu’ils passèrent sur la terre, la substance d’un enseignement approprié au degré d’évolution des peuples au sein desquels ils vécurent, enseignement que les disciples recueillirent, et qui, dans sa forme primitive tout au moins, était emprunté à la Sagesse ou Révélation primordiale universelle.

Maintenant il n’y a ici aucune contradiction, disons-nous, avec notre précédente affirmation, que la source de l’inspiration religieuse est individuelle, parce qu’elle procède, en chacun, de l’immanence divine qui réside au tréfonds de sa conscience. Il est évident en effet qu’avec infiniment plus de puissance encore que chez l’homme ordinaire, l’inspiration religieuse s’est épanouie dans la conscience particulière de ces grands Etres, qui furent comme la pierre angulaire de leur religion respective. En traduisant donc au dehors cette inspiration, en s’entourant de disciples dont ils éveillèrent l’âme et réchauffèrent l’enthousiasme, ils transformèrent le fait individuel, obscurément ressenti en chacun, en phénomène social, extériorisé. Telle fut donc l’origine des religions positives. Seulement il arriva fatalement que, ainsi que je l’ai montré, les enseignements ainsi apportés par les Maîtres furent imparfaitement compris, retenus, interprétés, par les disciples et leurs successeurs et, finalement, dénaturés de leur sens véritable, cristallisés en des formules déformatrices, promues au rang de dogmes de foi. En ceux-ci l’inspiration religieuse apparaît donc comme déformée, comme de seconde main, l’esprit vivant est comme figé dans la lettre morte, en dépit de la prétention des Eglises d’être, par l’effet d’un miracle permanent, à l’abri de toute erreur, le porte-parole infaillible de l’Esprit-Saint. Au surplus, puisque la vraie religion est, pour chacun, un fait intérieur de la conscience, il devient évident qu’en dépit de l’affirmation des Eglises, un enseignement quelconque, oral ou scripturaire, n’est réellement valable pour la conscience que lorsqu’il est reconnu tel par le cœur et par l’esprit de l’homme. Telle paraît bien, du reste, avoir été l’esprit du Christianisme primitif, puisque saint Paul lui-même insiste à plusieurs reprises sur la liberté du chrétien et énonce cette maxime : « Omnia probate et quod bonum est tenete » (I Thess. V, 21). Quant au Bouddhisme, il fut plus explicite encore. « Ne croyez pas sur la foi des traditions », nous dit le Bouddha, « alors même qu’elles sont en honneur depuis de longues générations et en beaucoup d’endroits ; ne croyez pas une chose parce que beaucoup en parlent. Ne croyez pas sur la foi des sages des temps passés, Ne croyez pas ce que vous vous êtes imaginé, pensant qu’un Dieu vous l’a inspiré. Ne croyez rien sur la seule autorité de vos maîtres ou des prêtres. Mais, après examen, croyez ce que vous aurez expérimenté vous-même et reconnu raisonnable, ce qui est conforme à votre bien et à celui des autres. » (Kâlâma Sutta).

Contrairement toutefois à notre conception que l’inspiration religieuse prend sa source dans la conscience de l’individu, la doctrine sociologique de Durckheim ne veut voir dans le phénomène religieux qu’une pure création de l’instinct social. Ses arguments doivent nous retenir un instant.

Durckheim nous dit que les formes inférieures de la pensée religieuse (la religion des primitifs), comme les plus hautes, tel le Christianisme, ont un pareil fondement dans la nature. « C’est en effet un postulat de la sociologie », nous dit-il, « qu’une institution humaine ne saurait reposer sur l’erreur et sur le mensonge, sans quoi elle n’aurait pu durer. Si elle n’était pas fondée dans la nature des choses, elle aurait rencontré dans les choses des résistances dont elle n’aurait pu triompher. » Etudiant donc les religions primitives, Durckheim fait au sujet de leurs croyances et de leurs pratiques irrationnelles les considérations que nous avons fait valoir, « on pourrait les attribuer », dit-il, « à une sorte d’aberration foncière, mais sous le symbole, il faut savoir atteindre la réalité qu’il figure… Les rites les plus barbares ou les plus bizarres, les mythes les plus étranges, traduisent quelque besoin humain, quelque aspect de la vie, soit individuelle, soit sociale. Les raisons que le fidèle se donne à lui-même pour les justifier, peuvent être et sont même, le plus souvent, erronées ; les raisons vraies ne laissent pas d’exister : c’est affaire à la science de les découvrir. Il n’y a donc pas de religions qui soient vraies par opposition à d’autres qui seraient fausses. Toutes sont vraies à leur façon : toutes répondent, quoique de manières différentes, à des conditions données de l’existence humaine » [12]. Le sociologue n’entend pas néanmoins mettre toutes les religions sur le même rang, leur reconnaître à toutes une valeur ou une dignité égale. Il dit au contraire qu’il n’est pas impossible de les disposer suivant un ordre hiérarchique. Mais si inégales soient-elles quand on les compare, « toutes sont également des religions, comme tous les êtres vivants sont également des vivants, depuis les plus humbles plastides jusqu’à l’homme ». Durckheim nous dit aussi que « l’histoire est la seule méthode d’analyse explicative » applicable aux religions. En nous montrant dans quelles conditions et par quel processus les religions, des plus simples aux plus complexes, naissent successivement dans le temps, elle nous permet d’en découvrir les éléments constitutifs essentiels. Mais, remarque le sociologue, ce n’est pas dans les formes complexes supérieures que l’on peut saisir « ces éléments essentiels et permanents qui constituent ce qu’il y a d’éternel et d’humain dans la religion » : c’est au contraire dans les formes simples des primitifs. « Que l’on considère », écrit-il, « des religions comme celles de l’Égypte ou de la Chaldée, de l’Inde ou de l’Antiquité classique. C’est un enchevêtrement touffu de cultes multiples, variables avec les localités, avec les temples, avec les générations, les dynasties, les invasions, etc. Les superstitions populaires y sont mêlées aux dogmes les plus raffinés. Ni la pensée, ni l’affectivité religieuse ne sont également réparties dans la masse des fidèles ; suivant les hommes, les milieux, les circonstances, les croyances comme les rites sont ressentis de façons différentes. Ici, ce sont des prêtres, là des moines, ailleurs des laïcs ; il y a des mystiques et des rationalistes, des tièdes et des enthousiastes, des théologiens et des prophètes, etc. La mentalité de l’un n’est pas celle de l’autre… Comment découvrir la souche commune de la vie religieuse sous la luxuriante végétation qui la recouvre ? Comment sous le heurt des théologies, les variations des rituels, la multiplicité des groupements, la diversité des individus, retrouver cet homo religiosus que nous nous proposons précisément d’atteindre ? »

Durckheim nous montre qu’il en est tout différemment dans ces sociétés inférieures où le nombre relativement restreint des membres, l’homogénéité des circonstances et surtout le caractère moins évolué des individus, permettent de façonner les cerveaux dans un moule uniforme qui engendre chez tous les mêmes réactions. Cette uniformisation des pensées et des actes résulte donc d’une différenciation individuelle moins accusée.

Jusqu’ici nous nous trouvons assez bien d’accord avec l’école sociologique. Son point de vue cadre avec celui que nous admettons en partant du sentiment religieux qui croit et se différencie en chacun suivant la différenciation des cerveaux. Mais là où nous cesserons de nous entendre, c’est lorsqu’il estime pouvoir en inférer que toute religion représente un phénomène purement social : comme si la différenciation des croyances individuelles elles-mêmes procédait uniquement de l’évolution de la pensée collective dans le temps. Ici notre désaccord est complet. Alors que, pour nous, la preuve même du caractère foncièrement individuel du sentiment religieux est cette complexité croissante, ce foisonnement de croyances et de rites qui caractérisent les religions les plus évoluées et qui résultent de l’individualisation progressive de la conscience et de l’inspiration individuelles, se traduisant par une différenciation correspondante des cerveaux, Durchkeim au contraire, frappé par le fait que les différences individuelles sont moins sensibles dans les religions des primitifs, en conclut que celles-ci font apparaître davantage ce caractère purement social et instinctif qui serait, d’après lui, le propre du phénomène religieux. Selon l’école sociologique, le « totem » est le symbole, l’emblème de la force sociale hypostasiée, « diffuse dans l’âme, dans le sang, et dans une foule d’autres choses, mais éminemment concentrée dans l’animal totémique qui la représente » [13].

« La religion », nous dit encore Durckheim, « est une chose éminemment sociale. Les représentations religieuses sont des représentations collectives qui expriment des réalités collectives ; les rites sont des manières d’agir qui ne prennent naissance qu’au sein de groupes assemblés et qui sont destinés à susciter, entretenir ou refaire certains états mentaux de ces groupes » [14].

C’est parce qu’il interprète mal la notion d’autorité que le sociologue, constatant que la religion impose son autorité aux individus, croit y trouver la preuve de son caractère supra-individuel, c’est-à-dire social, alors qu’au contraire cette soumission à l’autorité ressortit principalement, comme obligation de conscience, au domaine intérieur de l’individu lui-même. Il affirme donc erronément que la religion est née du sentiment de respect de l’individu pour la société, synthèse de toutes les forces individuelles et n’hésite pas à conclure : « Ce n’est pas dans la nature humaine en général qu’il faut aller chercher la cause déterminante des phénomènes religieux ; c’est dans la nature des sociétés auxquelles ils se rapportent, et s’ils ont évolué au cours de l’histoire, c’est que l’organisation sociale elle-même s’est transformée » [15]. Nazisme et fascisme ne tiennent pas un autre langage aujourd’hui et toutes les erreurs des régimes totalitaires sont en germe dans cette conception purement sociale de la religion. Durckheim semble oublier au surplus qu’il y existe aussi bien des sociétés matérialistes et irréligieuses, tout comme des individus d’ailleurs. Sa double erreur consiste :

1° à opposer ce qui ne fait qu’un. Chaque être humain étant à la fois un être individuel et un être social, opposer la société à l’individu ou l’individu à la société est une erreur pareille. C’est en réalité dissocier la nature humaine et opposer l’homme à lui-même ;

2° à méconnaître que le phénomène religieux n’est pas étranger ou extérieur à l’individu, mais doit être recherché en lui, bien qu’il transcende, nous l’avons dit, à la fois son moi individuel et son moi social.

Mais laissons là la sociologie. Si les grandes religions représentent, plus ou moins déformée, une sagesse originelle apportée de l’extérieur, le sentiment religieux, nous l’avons dit, est issu d’un mouvement intérieur de l’âme, d’une aspiration ou d’un besoin profond de l’individu lui-même. La vraie nature de toute religion vraiment digne de ce nom doit donc se déduire de son origine divine, telle qu’elle se découvre en l’homme. Et le but de la religion qui est de relier (religare) l’homme a l’Unité du Principe divin en lui et en tout, doit nécessairement s’inspirer de cette origine et de cette fin transcendantes pour y trouver une règle de conduite dans la vie. Le but de la religion n’est pas, en effet, de nous fournir matière à discussions abstruses sur la nature de l’Etre divin. Le Bouddha et Jésus, les deux plus grands Maîtres, ont été sobres d’enseignements métaphysiques. Bouddha s’y est refusé. Quant à jésus, l’essentiel de sa prédication fut le sermon sur la montagne et la nécessité pour chacun de rentrer en soi-même et de prier le Père céleste qui est dans le secret. Si donc l’on admet que la religion n’a pas pour but de nous égarer en de vaines spéculations métaphysiques, mais vise surtout à être pour nous un pragmatisme moral, on devra reconnaître que les deux façons selon lesquelles il nous est possible de considérer le problème divin en l’homme, sans préjuger de leur valeur hypothétique respective d’un point de vue métaphysique qui nous échappe encore, sont équivalentes néanmoins pour l’intelligence de notre destinée et, partant, pour la conduite pratique de la vie humaine. Deux façons paraissent s’opposer en effet de considérer Dieu en l’homme. Au problème de l’Homme-Dieu, c’est-à-dire de Dieu incarné en l’homme, semble s’opposer le problème, corrélatif pourtant, de l’homme devenu divin par la conscience progressive qu’il a acquise de son Principe divin immanent et de son union avec Lui. On ne peut nier, en effet, que l’idée de Dieu soit une idée progressive dans l’humanité et que c’est par une réalisation intérieure et la perfection croissante de son propre idéal divin que se mesure la vraie grandeur de l’homme. C’est dès lors dans cette profondeur que chacun perçoit en soi-même, par cet épanouissement intérieur, cette épuration et cette ascension progressives de sa conscience spirituelle, que se découvre l’Esprit ou le Dieu en l’homme. Il semble donc que nous puissions en déduire que le problème de Dieu incarné ou descendu en l’homme et le problème de l’homme devenu divin ou remonté à Dieu — les paroles de Jésus : « Mon Père et moi, nous sommes Un » et « Soyez parfaits comme votre Père est parfait » peuvent s’entendre dans les deux sens — ne sont peut-être que le même problème envisagé sous deux angles différents et qu’une superficielle logomachie tend à diversifier pour les opposer l’un à l’autre. Que la religion qu’il professe ait donc pour objet une divinité à caractères fixes et définis ou au contraire un idéal divin progressif indéfini, il est manifeste que toujours l’homme aspire vers quelque chose qui dépasse son « moi », sa personnalité, sa conscience ordinaire, mais vers quoi il tend néanmoins par sa nature profonde. Il projette en réalité au dehors ce qu’il ressent profondément au-dedans de lui.

Dès lors, il apparaît nettement à ceux qui étudient sans idée préconçue l’évolution religieuse de l’humanité que cette évolution recèle et dévoile progressivement en son déroulement ininterrompu le mystère de l’homme lui-même : non pas seulement les espoirs et les craintes qui s’éveillent en lui aux âges primitifs et s’expriment naïvement dans des superstitions enfantines ou des fables grossières, mais encore et plus secrètement le tréfonds mystérieux de sa nature même, « l’Hôte inconnu » qui demeure voilé et comme en retrait de sa conscience actuelle. Et c’est ainsi qu’on peut dire qu’en créant et en perfectionnant, au cours des temps, ses dieux et ses croyances, l’homme n’a jamais fait en définitive qu’exprimer, dans un balbutiement le plus souvent encore puéril, sa propre nature subconsciente s’extériorisant dans un idéal qu’il précise, personnifie et divinise progressivement en se réalisant Lui-même. L’homme crée ainsi ses dieux à sa propre image divine, et les religions que l’Histoire nous révèle sont le fruit naturel du développement de l’âme humaine, une prise graduelle de conscience de l’Esprit divin en lui. Et c’est ainsi aussi, parce qu’une telle vérité psychologique est sous-jacente aux mythes, que nous constatons toujours ce caractère anthropologique, ce sens humain, dans les figurations mêmes des religions antiques. Qu’Osiris, Apollon ou Dionysos aient pu représenter jadis le Nil, le Soleil ou la Vie végétale, ils n’en furent pas moins toujours représentés dans l’imagerie symbolique, comme des hommes, comme des Dieux incarnés dans la forme humaine. C’est d’ailleurs ce caractère même que les anciens sages ont été unanimes à leur reconnaître. Bien avant Plutarque ou Maxime de Tyr, Hérodote (I, V, 3) avait proclamé l’unité essentielle de tous les cultes, les types divers et toutes les représentations religieuses n’étant jamais, nous dit-il, que les symboles des mêmes aspirations de l’âme humaine. En tous temps et au travers de toutes les superstitions percent donc toujours quelques bribes de la Sagesse.

Pour conclure cet exposé général du problème religieux, nous dirons donc que les religions, même celles des primitifs, ne sont pas ces rejetons inutiles poussant au hasard sur le tronc d’une humanité ignorante, et qu’il importe d’élaguer soigneusement quand les progrès de la culture et de la civilisation l’exigent. Telle est en effet l’idée que se font des religions en général les hommes de science positive. Elles ne sont pas davantage des constructions factices, artificielles, ainsi que l’ont cru Rousseau, Robespierre, Saint-Simon et Auguste Comte. Non, les religions représentent dans leur diversité même —et toutes déformées qu’elles puissent être par rapport à l’enseignement qui leur a donné naissance — les formes naturelles de l’épanouissement progressif du sentiment religieux et de l’idée divine en l’homme. Et si, ainsi que nous le pensons, c’est dans l’âme humaine elle-même qu’elles prennent racine, il en résultera qu’elles doivent toutes, dans leur succession historique, procéder logiquement d’un des trois aspects psychologique de l’être humain, si ces aspects sont des réalités et non des imaginations [16]. Dès lors, au lieu d’une végétation parasitaire de formes religieuses disparates, désordonnées, sans cohésion et sans lien entre elles, les religions dignes de ce nom, celles qui ont échappé à l’avilissement, nous apparaîtront comme une poussée de branches successives et parallèles, et de fleurs de plus en plus parfaites, reliées toutes entre elles par ce tronc invisible qu’est notre âme profonde dans sa mystérieuse tri-unité. Les sauvageons nuisibles, les rejetons adventices, qu’il importera seulement d’élaguer avec soin, parce qu’ils poussent au pied de l’arbre et en épuisent la force vive, seront les déformations, les dogmes irrationnels et les superstitions dégradantes, dus à l’ignorance ou aux passions mauvaises.

J’ai montré que si les formes religieuses des primitifs étaient le produit mélangé du sentiment individuel mal équilibré encore par la raison, et d’un obscur instinct social, les grandes religions au contraire représentaient, originellement du moins, un apport des grands Maîtres de la Sagesse, venus sur terre pour nous instruire.

Il va de soi toutefois qu’il serait absurde de prétendre attribuer une telle origine à certaines formes dégénérées des religions anciennes, à ces cultes phalliques notamment que l’on rencontre même au sein de civilisations avancées, telles que l’Inde, la Grèce et Rome. Erreurs de peuples hautement civilisés, mais que la corruption avait envahis. Cédant à une véritable aberration mentale, née de l’ignorance et de la dégradation morale, ils laissèrent se dénaturer la vraie signification des hauts symboles métaphysiques et des rites sacrés que leur avaient enseignés leurs maîtres initiateurs. Ce ravalement des symboles semble bien être en effet la seule explication plausible de ces cultes obscènes qui se propagèrent dans tout le monde ancien. Fruit d’une incompréhension des Grands Principes et des Forces opposées, créatrices du Cosmos, ces cultes constituèrent une véritable profanation de l’Idée ésotérique. N’est-ce pas profaner en effet l’Idée-mère des Principes les plus élevés, le Père et la Mère des mondes, les Pôles opposés de la Création universelle, que de les représenter par leurs symboles sur le plan le plus bas, le plus matériel, en exposant à la vénération superstitieuse et immorale des foules les organes mâles et femelles de la génération physique ou animale? Le Phallus lui-même d’ailleurs n’apparaît-il pas comme un symbole approprié, dans un monde d’illusions où le désir est roi ? C’est donc en suivant une pente aussi grossière que les peuples anciens de la Grèce et de Rome virent se produire la dégradation de leurs mystères sous l’influence néfaste, nous l’avons dit, des cultes orgiastiques de Thrace et d’Asie Mineure. L’oubli des doctrines d’Orphée et de Pythagore, d’une part, et, de l’autre, l’infiltration malsaine des religions asiatiques corrompues, ne tardèrent pas à faire dégénérer les vieux cultes que dirigeait l’institution des Mystères, vers la magie noire, les aberrations sexuelles, les rites sanglants, les mutilations absurdes et toutes ces pratiques superstitieuses de révoltante obscénité, auxquelles se livrèrent en leur temps prêtres et prêtresses de Cybèle, d’Attis, de Déméter, et de Dionysos. Ainsi naquirent, avons-nous dit, les Bacchanales, les Saturnales, produits de la folie mystique et des passions sadiques étroitement conjuguées.

De telles pratiques n’ont plus de religieux que le nom.


[1] Majihima Nikaya, I, 342-343.

[2] C’est par suite d’une fausse interprétation du terme grec « Monogenès » traduit en latin par « Unigenitus », que Jésus fut dit être « fils unique de Dieu ». Monogenès, nous dirent les hellénistes, signifie issu d’un seul Principe et non d’une Sizygie ou dualité de principes, comme toute autre créature. En faisant de Jésus, né de Marie, le fils unique du Père, on confondit donc la génération du Verbe dans le Ciel avec son incarnation sur terre dans le Christ.

[3] A telle enseigne que certains ont voulu voir en Philon un philosophe chrétien.

[4] Dont la doctrine se retrouve dans le proto saint Matthieu, qui fut, pour ce motif, supprimé par saint Jérôme.

[5] Ouvrage sanscrit, comprenant 32.000 shlokas et faisant partie du Maha-Ramayana. D’après l’abrégé de Bhagavan Das (traduction française : « Expérience mystique » (Henri Kumps, Bruxelles).

[6] Les anciens divisaient le passé de l’humanité en 4 âges : l’âge d’or ou règne de Saturne, l’âge d’argent ou règne de Jupiter, l’âge d’airain et l’âge de fer. Les Indous ont leurs 4 âges pareils : Satya, Krita, Dwapara et Kali Yugas. Mais dans l’Inde, la série de ces quatre âges est périodique, c’est-à-dire qu’elle recommence à chaque grand cycle (Manvantara) d’évolution mondiale.

[7] Il est curieux de signaler que ces populations cruelles et sanguinaires personnifiaient sous ces masques des forces mauvaises, tandis que les populations paisibles du Thibet représentent ainsi les forces du bien, utilisant ce déguisement horrible pour effrayer et écarter les puissances du mal.

[8] La tâche de Psyché (Collin).

[9] Même dans les Védas (Indes),  le savant orientaliste Barth refusait de reconnaître cette simplicité naturelle et primitive que tant d’autres y voyaient, disait-il, mais une théosophie raffinée, « une phraséologie usitée par certains petits groupes d’inti s et non le langage poétique d’une grande communauté ».

[10] « L’énigme du Sphinx ».

[11] Bergson, dans son livre « Les deux sources de la morale et de la religion », distingue également entre les morales sociales, impératives, en rapport avec les religions statiques, conventionnelles, nationales, et la morale véritable, individuelle, en rapport avec la religion dynamique intuitive parce qu’étant intérieure à chaque individu, elle est l’expression du degré ou du niveau atteint par sa conscience propre, évoluante.

[12] V. Revue de Métaphysique et de Morale, 1909, p. 733-39.

[13] « Emile Durckheim », par Georges Davy, p. 62-63. Collection des grands philosophes (Louis Michaud).

[14] Revue de Métaphysique et de Morale, 1909, p. 743.

[15] L’année sociologique, II, p. 23-24 (Alcan).

[16] Si ceci ne dépassait le cadre de notre étude, nous pourrions montrer que ce triple aspect de l’homme spirituel, d’après la théosophie indoue, nous fournit la base d’une classification des religions elles-mêmes. D’Atma, le Principe universel en l’homme, procèdent les religions métaphysiques qui ont pour objet l’Absolu ou l’Infini divin, tels le Brahmanisme, le Taoïsme, etc. De Buddhi, ce même Principe mais individualisé en chaque personne humaine, procèdent les religions qui reconnaissent et vénèrent un Dieu ou des Dieux personnels; de Manas, enfin, le même Principe réfléchi en tant qu’intellect entrant en rapport avec le monde extérieur, procèdent les religions de la nature qui divinisent les forces extérieures, les Pouvoirs de la Nature.