(Revue Être Libre, Numéros 171-173, Mars-Mai 1960)
O pauvres singes savants et sans sagesse qui croient tout savoir et tout expliquer !
R. Lebellier.
Au moment de son illumination, la tradition nous rapporte que Socrate s’était écrié : « Je sais que je ne sais rien ».
Voilà qui nous rend perplexe. Notre étonnement sera d’autant plus grand si nous déifions les valeurs intellectuelles, les accumulations mémorielles qui encombrent les esprits érudits.
Mais l’érudition n’a aucune commune mesure avec l’intelligence véritable. Ainsi que le disait Krishnamurti, nous pouvons avoir beaucoup lu et rester stupide.
Au cours des brèves lignes qui suivent, nous ne désirons pas jeter un discrédit systématique sur la valeur de l’activité mentale. Nous sommes conscients des miracles de la technique réalisés par l’intellect humain. Mais le domaine qui nous préoccupe est autre. L’un n’empêche d’ailleurs pas l’autre. Néanmoins un réajustement s’impose dans le sens de nos valeurs.
Tandis que pour la plupart la fonction mentale est l’élément coordinateur et directeur, nous voudrions la considérer comme un simple instrument. La pensée est un moyen de communication idéal pouvant acquérir un nombre impressionnant d’informations. Mais elle n’est pas tout. Nous l’avons à tel point déifiée que, de simple instrument qu’elle était, elle s’est érigée en entité. Ce repliement de la pensée sur elle-même n’est pas l’intelligence mais sa négation.
L’intelligence pure n’a rien de commun avec les ruses de l’esprit qui nous donnent l’étonnante capacité de répondre rapidement à la plupart des problèmes. Elle est étrangère aux dispositions qui nous permettraient de résoudre aisément des équations de mathématique transcendantale. Car disons-la une fois pour toute, l’Intelligence Pure n’est pas une chose qui se conquiert par le « moi », ni par l’accumulation d’informations. N’importe quel cerveau électronique peut en faire autant, et peut-être bien mieux. Ceci est d’ailleurs démontré.
L’Intelligence Pure est non-mentale.
Voilà qui surprend nos chers rationalistes et nos analystes invétérés : le degré d intelligence pure ou de lucidité d’un moment donné est directement proportionnel à l’absence de toute idée, de tout symbole, de toute formation mentale quelconque.
Pour cette raison Socrate s’est écrié : « Je sais que je ne sais rien… » Car la Vérité n’est pas une chose que l’on puisse connaître, comme nous connaissons généralement les choses.
Que connaissons nous, nous demande souvent Krishnamurti ? Nous n’appréhendons comme connaissance que ce qui se trouve déjà dans le champ de notre esprit. Nous ne connaissons que ce qui est mort. Par le processus ordinaire de la pensée, nous ne saisissons que le connu. La Vie dans son éternel jaillissement nous échappe. Elle est l’Inconnu.
Nous croyons connaître les choses et les êtres lorsque notre mental parvient à les classer, à les mettre dans une catégorie, à leur mettre une étiquette, à les nommer. Mais en fait nous n’en connaissons rien ou à peu près. Croyez-vous que le fait de nommer « rose » la jolie fleur que vous remarquez, vous permet de mieux de la connaître. Croyez-vous que le fait de nommer votre voisin et de le classer parmi vos références et vos jugements de valeurs favorables ou défavorables, vous permet de le connaître réellement tel qu’il est. Non.
Nous n’avons des êtres et des choses que des représentations mentales entièrement conditionnées par nos expériences passées. Nous ne les voyons jamais tels qu’ils sont, actuellement.
Pour Krishnamurti, la méditation véritable ne commence qu’à partir de l’instant où cesse tout ce processus mécanique de la pensée dans ce qu’il a d’habituel, de répétitif et d’automatique.
Il existe un abîme entre l’attitude du rationaliste qui trouve toute sa joie et sa raison d’être dans le fait de donner des explications mentales et des raisons plausibles à tout, d’une part, et Socrate ou un Krishnamurti qui nous disent l’homme qui dit qu’il sait… en réalité il ne sait pas…
Dans une de ses dernières causeries les plus caractéristiques, données aux Indes récemment, Krishnamurti terminait par cette simple conclusion : « je ne sais pas ». Ceci est la seule façon de permettre au mental la réalisation d’une pause au cours de sa course folle et, grâce à cette pause, il est possible qu’une révélation authentique du Réel fasse irruption.
Dans le silence du mental se réalisent les plus hautes possibilités spirituelles. Nous traduisons sommairement, au cours des lignes qui suivent, la façon caractéristique dont Krishnamurti souhaite provoquer la cessation de l’agitation mentale parmi les auditeurs qui l’écoutent.
« J’observe le processus de mon propre esprit… Il y a continuellement des réponses aux circonstances de la vie. Ces réponses sont toujours conditionnées par ma culture, par les critères de valeurs, par la tradition dans laquelle mon esprit a été élevé. Tels sont mes conditionnements. Mon esprit se rendant compte de tout ceci se demande ensuite : est-ce que toutes les réponses en moi résultent uniquement de mes conditionnements ou bien serait-il possible qu’une réponse émane d’au delà de mes conditionnements ? Je n’affirme pas immédiatement que c’est possible ou non. Chaque affirmation de la part de mon esprit prétendant que c’est possible ou impossible est encore une réponse de mon arrière-plan de conditionnement. C’est clair, n’est-ce pas ? Ainsi l’esprit ne peut dire qu’une chose Je ne sais pas. Ceci est la seule réponse correcte à la question de savoir si l’esprit peut se libérer du passé. Maintenant, lorsque vous dite « Je ne sais pas », à quel niveau, à quelle profondeur le dites-vous ? N’est-ce qu’une affirmation verbale ou bien est-ce la totalité de votre être qui dit « Je ne sais pas ». Si la totalité de votre être dit naturellement « je ne sais pas », cela signifie que vous ne vous référez plus à la mémoire pour trouver une réponse. Alors l’esprit n’est-il pas libre du passé ? Et tout ce processus d’enquête n’est-il pas la méditation véritable ? La méditation n’est pas un processus d’apprentissage sur la façon de méditer correctement; c’est l’enquête approfondie sur ce qu’est véritablement la méditation. Pour rechercher exactement ce qu’est la méditation, l’esprit doit se libérer de ce qu’il a appris sur la méditation et l’affranchissement de l’esprit à l’égard de ce qu’il a appris est le commencement de la méditation véritable. » (Krishnamurti, Talks Banaras, 1955, p. 23.)
Nous voyons quels abîmes nous séparent de l’attitude du rationaliste occidental moyen, s’extasiant devant les « sujets brillants qui donnent réponses à tout ». Nous saisissons difficilement la sereine grandeur de celui qui, ayant épuisé toutes les ressources de la pensée, arrive enfin à cet ultime instant où il accepte « qu’il ne sait pas ». Telle est l’humilité véritable, source de sagesse et de lumière.
« Je ne sais pas » est l’expression spécifique de celui qui est en train de mourir à lui-même en tant qu’entité statique pour laisser bientôt oeuvrer en lui la plénitude de la Vie. « Je ne sais pas » est « l’attitude de la grandeur et de la noblesse véritables ». « Je ne sais pas » est le triomphe de la Vie !