Krishnamurti & David Bohm - entretiens sur Vérité & Réalité 3

Une série de 12 discussions (1975) – non publiées entièrement – entre Krishnamurti et David Bohm. Des extraits des dialogues ont été remaniés et publiés dans le livre La vérité et l’événement. Nous reprenons ici le 3e dialogue en conservant autant que possible le cours naturel de la discussion. Il pourrait sembler à certains lecteurs […]

Une série de 12 discussions (1975) – non publiées entièrement – entre Krishnamurti et David Bohm. Des extraits des dialogues ont été remaniés et publiés dans le livre La vérité et l’événement. Nous reprenons ici le 3e dialogue en conservant autant que possible le cours naturel de la discussion.

Il pourrait sembler à certains lecteurs que les discussions tournent en rond et qu’en fin de compte on aurait pu résumer le tout en quelques phrases. Cette constatation est vraie d’un point de vue intellectuelle. Mais les discussions avec Krishnamurti visent à créer dans ses interlocuteurs une clarté qui dépasse de loin la simple compréhension intellectuelle. Les mots ne sont que les indices de cette investigation intérieure.

Traduction libre à partir de la transcription anglaise faite par notre ami Ioan Raïca

***

3e Dialogue : Existe-t-il une pensée non-verbale ?

K : Par quoi commençons-nous ?

DB : Nous pourrions soit commencer par la question de la pensée qui n’est pas verbale, soit nous pourrions aborder une question à laquelle je réfléchis depuis la semaine dernière : Quel est le rapport entre nécessité et liberté ? Cela vous semble-t-il intéressant ?

K : La pensée qui n’est pas verbale…

DB : Eh bien, il est généralement clair que la pensée est dominée par le mot, par l’ordre du mot – un mot donne naissance à une image, et l’image donne naissance à un autre mot…

K : …à toutes les associations verbales.

DB : Oui, donc la pensée n’est pas seulement le mot, elle est dominée par le mot.

K : Y a-t-il une pensée du tout sans le mot ?

DB : C’est la question… Maintenant, j’ai le sentiment qu’il y a une sorte de pensée sans le mot…

K : Qu’est-ce que c’est ?

DB : C’est difficile à expliquer – mais c’est une pensée qui ne suit pas l’ordre dans lequel le mot donne lieu à des associations et les associations au mot…

K : Je ne suis pas du tout sûr qu’il y ait une sorte de pensée – telle que nous la connaissons – sans le mot, le symbole et l’image. Et si une telle pensée existe, est-ce une pensée selon le processus de la connaissance, une réaction à la connaissance, une continuation de la connaissance – et donc, c’est toujours un souvenir verbal, un souvenir d’incidents, de symboles, de mots et d’images ? S’il n’y a pas de pensée verbale du tout, alors qu’est-ce que la « pensée » ? Y a-t-il une pensée du tout ?

DB : Cela dépend de ce que vous voulez dire… ?

K : Très bien, par « penser », nous entendons la réponse de la mémoire, de notre conditionnement, des associations verbales…

DB : Eh bien, dans ce cas, vous définissez déjà la pensée par le mot… Et si vous le définissez ainsi, je pense que c’est impossible…

K : Mais c’est ça la pensée, n’est-ce pas ?

DB : Eh bien, je pense qu’une partie de notre question est de savoir comment nous assignons l’utilisation des mots, ce qui est la manière la plus claire dont nous essayons d’utiliser les mots de manière inappropriée ou appropriée. Par exemple, si vous dites « la réalité n’est pas la vérité », c’est une façon différente d’utiliser des mots qui identifient la « réalité » et la « vérité »…

K : Oui.

DB : Maintenant, la seule justification pour changer l’utilisation des mots est de rendre la communication plus claire.

K : C’est la description…

DB : La description, mais il y a quand même des avantages à utiliser une description plutôt qu’une autre.

K : Tout à fait… comme quand je décris une maison…

DB : C’est vrai… Lorsque vous dites « la réalité n’est pas la vérité », vous définissez la « réalité » d’une certaine manière, ce qui, selon vous, est plus clairement communicable.

K : Oui, tout à fait…

DB : Lorsque vous utilisez le mot « penser », proposez-vous de définir la pensée comme la « réponse de la mémoire » – auquel cas il n’y aura pas de question sur la pensée « non verbale », voyez-vous ?

K : C’est là où je veux en venir ! Comment définiriez-vous alors, ou expliqueriez-vous ce qu’est penser ?

DB : Eh bien, je pourrais l’expliquer comme s’il y avait une sorte d’« imagination » et pas seulement une association de mots. D’ordinaire, cette « imagination » est stimulée par le mot…

K : Oui… mot, symbole et ainsi de suite…

DB : Maintenant, je pense que lorsque quelqu’un a une nouvelle vision/intuition (insight), cela peut apparaître comme de l’imagination…

K : La vision/intuition (insight) est-elle de l’imagination ?

DB : Pas en elle-même, mais elle peut s’exprimer – la première étape pour réaliser l’intuition peut être l’imagination…

K : Je vois… Vous dites que l’insight est l’imagination ?

DB : Non, mais que par l’« imagination » on commence à réaliser l’intuition, à la mettre en pratique.

K : Je remets cela en question !

DB : Peut-être que cette « imagination » est une sorte d’affichage de la signification de ce qui se trouve dans votre esprit… D’habitude, nous parlons d’« images », mais il peut s’agir de quelque chose de plus général. Essayons maintenant d’établir un lien avec la « pensée » : l’esprit fonctionne non seulement de manière explicite, mais aussi de manière implicite – implicite signifie « replié ». L’implicite ne suit pas l’ordre simple, vous voyez ? Parce qu’il peut y avoir une énorme variété d’implications, et qu’elles ne sont pas simplement des « choses » réunies par des mots. Vous me suivez ?

K : Oui, monsieur…

DB : Maintenant, l’« imagination » travaille donc à révéler ses implications…

K : La vision/intuition (insight) est-elle amenée par l’imagination, par les symboles verbaux ?

DB : Eh bien, ce n’est pas qu’elle soit amenée de cette façon, mais elle peut être présentée de cette façon…

K : Ah ! L’intuition (insight) peut s’exprimer par les mots, par l’« imagination », mais l’intuition (insight) est-elle différente du mot, de l’« image » ?

DB : L’insight est différent de l’image, mais en même temps, lorsque l’image exprime un insight, elle peut être différente de l’image…

K : J’ai un insight au fait que la « réalité » est un processus de la pensée, que la « réalité » est quelque chose à laquelle on réfléchit – comme nous en avons convenu l’autre jour – j’ai un insight de cela et que la vérité est quelque chose de totalement différent. L’insight – c’est-à-dire avoir un aperçu de quelque chose qui est « vrai » – à la fois réel et vrai.

DB : Oui, la question se pose maintenant de savoir quand vous voulez communiquer l‘insight, si vous voulez que l’insight fonctionne plus généralement.

K : Je comprends, mais la qualité de l’insight est-elle un processus verbal ?

DB : Non, ce n’est pas un processus verbal, mais je disais autre chose. Laissez-moi vous donner un exemple : à une certaine époque, j’ai eu un étudiant qui, dans le domaine de la technologie, avait des problèmes avec les mathématiques. Alors, une façon de résoudre ce problème était de passer par plusieurs étapes, et j’ai eu l’insight que si l’on peut faire tourner cette chose dans une certaine direction, cela devenait évident.

K : Évident, exact…

DB : Cela s’est exprimé par l’imagination, vous voyez ?

K : Cet insight comment s’est-il produit ?

DB : J’allais dire que l’insight ne se produit pas à travers la pensée… mais en même temps la pensée peut l’exprimer…

K : Je comprends que…

DB : …Et nous pouvons appeler cela une pensée « non-verbale » ; je veux dire que c’était une pensée qui ne naissait pas avec le mot.

K : Vous avez un insight, et cet insight s’exprime à travers des mots, des images, des symboles – c’est clair, mais cet insight est-il un mouvement de la pensée ?

DB : Non, mais je veux faire une distinction entre ce mouvement de pensée dont l’ordre est principalement issu de cet insight, et un autre mouvement de la pensée qui est mécanique… Et j’appellerais cette pensée « non-verbale », dans le sens où…

K : …Lequel qualifieriez-vous de « non verbal » ?

DB : Celle qui vient de l’insight – quand elle exprime l’insight…

K : Ah… Quand l’insight s’exprime, cette expression est non verbale – c’est ça ?

DB : Non, cette expression peut être verbale et imaginative par la suite – comme par exemple votre insight de la réalité et de la vérité que vous devez exprimer par les mots…

K : Les mots, oui…

DB : Maintenant, je propose que cet usage des mots soit différent de celui de quelqu’un qui…

K : A-ha, je comprends ! Oui…

DB : Je veux distinguer deux façons d’utiliser les mots et les images lors de l’utilisation de la pensée…

K : Tout à fait… L’insight est-il séparé de la pensée et de l’action ?

DB : Qu’entendez-vous par « séparé » ?

K : J’ai un insight de quelque chose – cet insight s’exprime verbalement et il y a une « action » ; cette action est-elle différente de l’action de la pensée ?

DB : De l’action qui est produite par la seule pensée ?

K : Oui.

DB : C’est là où je voulais en venir : il y a une sorte de processus – qui est la pensée fonctionnant toute seule, dans lequel le mot produit l’image associée et l’image produit le mot suivant… et, ensemble, ils produisent une action – c’est un des processus…

K : Oui, c’est-à-dire que l’action de l’insight est différent de l’action de la pensée.

DB : Oui, elle est différente de l’action produite par la pensée seule. Il y a donc un type de processus – qui est le travail de la pensée seule – dans lequel le mot produit l’image et l’image produit le mot suivant et, ensemble, ils produisent une action – c’est un processus.

K : En d’autres termes, la « pensée-action » est très différente de l’« insight-action ».

DB : Oui, d’accord…

K : Quelle est alors la relation entre l’action de l’insight et l’action du processus de pensée ? Y a-t-il une relation ?

DB : Eh bien, pas si le processus de pensée fonctionne seul…

K : Vous dites donc : insight – expression verbale – action et insight, expression non verbale – action ? Deux formes d’insight.

DB : Il y a un insight qui s’exprime de manière non verbale et qui mène à l’action, et l’insight qui s’exprime verbalement et qui mène à l’action – c’est ce que vous dites ?

K : Oui, c’est ce que je dis. Insight-action, en ce sens qu’il n’y a pas de division, pas de séparation, il n’y a pas d’intervalle de temps entre l’insight et l’action. L’autre est : l’insight – l’expression verbale et l’action…

DB : Eh bien, l’expression verbale peut être elle-même une action. On pourrait donc dire qu’une forme d’insight s’exprime immédiatement en mots

K : J’essaie de le décomposer : j’ai eu un insight que toute forme d’organisation ne mène pas à la vérité – j’ai eu un insight qu’il fallait dissoudre l’« Ordre de l’étoile » – c’était une mesure prise immédiatement…

DB : Oui, mais dans cette action, vous avez utilisé des mots…

K : Bien sûr ! Mais l’action née de l’insight est quelque chose de totalement différent de l’action née de la pensée.

DB : Oui, je suis d’accord avec cela, mais mon sentiment est que de l’action née de l‘insight peuvent naître des mots, peuvent naître d’autres choses, mais il n’y a pas de grande distinction entre l’un et l’autre…

K : Je n’en suis pas sûr…

DB : Prenons l’insight sur la « réalité et de la vérité » – et là, il est devenu nécessaire de la formuler en mots – qui, je pense, n’était pas fondamentalement différent de toute autre action. En d’autres termes, c’était l’action appropriée à ce moment…

K : Je pense qu’il y a une différence fondamentale à laquelle j’essaie d’en venir ! N’y a-t-il pas une action qui est non verbale, non raisonnée, une action qui n’est pas dans le champ de la pensée ? Je ne sais pas si je me fais bien comprendre ? Revenons un peu en arrière : qu’est-ce que l’action ? L’action est quelque chose qui se passe maintenant, qui se fait et tout le reste – agir maintenant. Cette action est-elle différente de l’action qui fait partie du temps, de la pensée, d’un processus ?

DB : Il faut distinguer quelque chose ici – si vous voulez qu’une action entre dans le champ de la réalité, pour produire un effet réel, alors vous devez entrer dans ce champ…

K : Bien sûr…

DB : Et donc vous voulez communiquer l’action à d’autres personnes. Nous proposons maintenant : y a-t-il une action qui n’entre pas dans ce champ de la réalité ?

K : Pour l’instant, je ne me préoccupe pas de communiquer l’action aux autres. Nous sommes soucieux de savoir s’il y a une action qui n’est pas un processus de la pensée, une action qui est une vérité – si je peux l’exprimer ainsi – un insight qui agit instantanément. Je veux remettre cela en question.

DB : Peut-être une action qui agit instantanément est de voir la fausseté… ?

K : Oui. Il est difficile de prendre des exemples. J’ai un insight du fait que les gens croient en Dieu – je prends cela comme exemple. Les gens croient que…

DB : Quelle est donc la nature de votre insight ?

K : L’insight du fait que « Dieu » est leur projection.

DB : Oui, et donc faux.

K : J’ai un insight. Si j’avais une croyance en « Dieu », elle disparaîtrait instantanément. Ce n’est donc pas un processus de la pensée, c’est un processus d’insight dans la vérité.

DB : Ou dans la fausseté…

K : Ou dans la fausseté, et que cette action est complète, elle est finie, bien finie. Je ne sais pas si j’exprime bien : que l’action est entière, qu’il n’y a pas de regret, qu’il n’y a pas d’avantage personnel, qu’il n’y a pas d’émotion. C’est une action qui est complète. Alors que l’action provoquée par la pensée, par l’enquête et l’analyse sur l’existence ou non d’un Dieu, est toujours incomplète.

DB : Je comprends cela. Puis il y a une autre action dans laquelle vous utilisez les mots, où vous essayez de réaliser l’insight. Disons que vous parlez aux gens. Cette action est-elle complète ou incomplète ? Disons que vous avez découvert à propos de « Dieu ». D’autres personnes appellent encore cela un « fait », et donc…

K : Mais l’homme parle à partir de son insight.

DB : Il parle à partir d’un insight, mais en même temps, il entame un processus de temps.

K : Oui, pour exprimer quelque chose…

DB : Pour changer les choses. Considérons cela pour que les choses soient claires. C’est parti d’un insight, mais il exprime la vérité.

K : Oui, mais c’est toujours à partir d’un insight.

DB : Et ce faisant, vous devrez peut-être organiser…

K : …la pensée raisonnable et ainsi de suite, bien sûr. Et l’action d’une pensée logique est différente de l’action de l’insight.

DB : Maintenant, quelle est la différence lorsque l’insight est transmis par une pensée logique ? Pour revenir à votre insight sur « Dieu », vous devez l’exprimer à d’autres personnes, vous devez le mettre sous une forme raisonnable.

K : Oui…

DB : Et donc, ne reste-t-il pas encore quelque chose de la qualité de l’insight en l’exprimant ? Vous devez trouver un moyen raisonnable de le transmettre. Donc en le faisant, une partie de la vérité de l’insight est encore communiquée sous cette forme. Et dans un certain sens, c’est la pensée.

K : Mais lorsque l’insight est transmis verbalement à un autre, son action sera incomplète à moins qu’il n’a cet insight.

DB : C’est exact. Donc, quoi que vous communiquiez est ce qui donne l’insight à quelqu’un.

K : Pouvez-vous donner un insight ?

DB : Pas vraiment, mais ce que vous transmettez doit d’une manière ou d’une autre enclencher quelque chose qui ne peut peut-être pas être décrit plus en détail.

K : Oui. Cela ne peut se produire que lorsque vous avez vous-même abandonné la croyance en « Dieu ».

DB : Mais il n’y a aucune garantie que cela se produise… ?

K : Non, bien sûr que non.

DB : Cela dépend de l’autre personne, si elle est prête à écouter.

K : Nous en arrivons donc à ce point : y a-t-il une pensée qui soit non verbale ?

DB : Je dirais qu’il y a une sorte de pensée qui communique l’insight. L’insight est non verbal, mais la pensée elle-même n’est pas « non verbale ». Il y a le type de pensée qui est dominé par le mot et il y a un autre type de pensée dont l’ordre est déterminé, non pas par le mot, mais par « l’ordre de l’insight ».

K : L’insight est-il le fruit de la pensée ?

DB : Non, mais l’insight fonctionne à travers la pensée. Je voulais dire que la pensée à travers laquelle l’insight fonctionne a un ordre différent de l’autre type de pensée. Je veux distinguer ces deux types de pensée. Vous avez donné un jour l’exemple d’un tambour qui vibre à partir du vide intérieur. J’ai compris que la peau était comme l’action de la pensée. N’est-ce pas ?

K : Monsieur, comment l’insight a lieu ? Parce qu’il n’est pas le produit de la pensée, ni du processus de la pensée organisée et tout le reste, alors comment l’insight se produit-il ?

DB : Ce que vous entendez par cette question n’est pas très clair…

K : Comment puis-je avoir un insight que « Dieu » est une projection de nos propres désirs, images, etc. Et je vois la fausseté ou la vérité de cela ; comment cela se passe-t-il ?

DB : Je ne vois pas comment vous pourriez décrire cela…

K : J’ai l’impression que la pensée ne peut pas entrer dans un domaine où se trouve l’insight, la vérité ; elle opère partout ailleurs. Cette zone de vérité peut fonctionner à travers la pensée. Mais la pensée ne peut pas entrer dans ce domaine.

DB : Cela semble clair. Nous disons que la pensée est la réponse de la mémoire. Ensuite, nous pourrions dire que celle-ci ne peut pas être non-conditionné et libre…

K : Non, elle ne le peut pas. Alors qu’est-ce que la pensée « non-verbale » ?

DB : Je viens juste de dire : l’expression de la pensée, cette partie qui exprime un insight non-verbal, et qui est d’un autre ordre. Maintenant, si vous dites « pensée non-verbale », ce que vous voulez dire n’est pas clair, puisque le mot « penser » implique une activité de la pensée seule, mais j’essayais précisément de parler de ce qui ne fonctionne pas dans le domaine de la pensée seule, vous voyez ? Donc, si vous utilisez le terme « pensée non-verbale », cela signifie quelque chose qui ne vient pas de la seule pensée mais de quelque chose qui est au-delà…

K : J’aimerais aborder cette question, si vous le permettez : comment a lieu cet insight ? Si ce n’est pas le processus de la pensée, alors quelle est la qualité de l’esprit, ou la qualité de l’observation, dans laquelle la pensée n’entre pas ? Et parce qu’elle n’entre pas, vous avez un insight. Nous avons dit que l’insight est complet. Il n’est pas fragmenté comme l’est la pensée. La pensée ne peut donc pas amener l’insight.

DB : Non, mais la pensée peut communiquer l’insight. Ou bien elle peut communiquer certaines des données qui vous mènent à un insight. Par exemple, les gens vous ont parlé de la religion, etc., mais en fin de compte, l’insight dépend de quelque chose qui n’est pas la pensée.

K : L’insight ne dépend pas de la pensée, n’est-ce pas ? Alors comment arrive-t-il ? Est-ce un arrêt de la pensée ?

DB : Cela pourrait être considéré comme une cessation…

K : La pensée elle-même se rend compte qu’elle ne peut pas entrer dans une certaine zone. C’est-à-dire que le penseur « est » la pensée, l’observateur, l’expérimentateur, tout le reste ; et la pensée elle-même se rend compte qu’elle ne peut fonctionner que dans un certain domaine.

DB : Cela ne nécessite-t-il pas en soi un insight ? Avant que la pensée ne s’en rende compte, il faut qu’il y ait un insight.

K : C’est justement ça. La pensée se rend-elle compte qu’il faut un insight ?

DB : Je ne sais pas, mais je dis qu’il faudrait y avoir un insight de la nature de la pensée avant que la pensée ne réalise quoi que ce soit. Car la pensée ne peut rien réaliser de tel par elle-même.

K : Oui.

DB : Mais d’une certaine manière, nous avons dit que la vérité peut fonctionner dans la pensée, dans

la réalité…

K : La vérité peut fonctionner dans le domaine de la réalité. Maintenant, comment l’esprit voit-il la vérité ? Est-ce un processus ?

DB : Vous demandez s’il existe un processus de vision. Il n’y a pas de processus, ce serait temporel.

K : C’est exact.

DB : Considérons un certain point, à savoir qu’il y a un insight de la nature de la pensée, ou que l’observateur « est » l’observé, etc.

K : C’est clair…

DB : D’une certaine manière, la pensée doit accepter cet insight, le porter, y répondre.

K : Ou alors, l’insight est si vital, si énergique, si plein de vitalité, qu’il force la pensée à opérer.

DB : Très bien, il y a donc la « nécessité » d’opérer.

K : Oui, la nécessité.

DB : Mais vous voyez, en général, il n’a pas cette vitalité. Donc, d’une manière indirecte, la pensée a rejeté cet insight, du moins il semble que ce soit le cas.

K : La plupart des gens ont un insight, mais l’habitude est si forte qu’ils le rejettent…

DB : J’essaie d’aller au fond des choses, de voir si nous pouvons percer ce rejet.

K : Percer le rejet, percer l’habitude, le conditionnement, qui empêche l’insight. Bien que l’on puisse avoir un insight, le conditionnement est si fort qu’on le rejette. C’est ce qui se passe…

DB : J’ai cherché le mot « habitude » et il est dit « une disposition établie de l’esprit », ce qui semble très bien. L’esprit est disposé d’une certaine manière fixe qui résiste au changement. Nous sommes maintenant pris dans la même question : comment allons-nous briser cette « disposition très figée » ?

K : Je ne pense pas que « vous » puissiez la briser, je ne pense pas que la pensée puisse la casser.

DB : Nous demandons cet intense insight qui nécessairement la dissout.

K : Puis-je faire un court survol ? On a un insight de la vérité et de la réalité. Notre esprit est disposé d’une certaine manière, il a pris des habitudes dans le monde de la réalité – il y vit.

DB : Il est très rigide…

K : Supposons maintenant que vous veniez et que vous indiquiez cette rigidité. Je saisis une lueur de ce que vous dites – qui est « non-pensé » – je le vois d’un coup d’œil. Mais ce conditionnement est si fort que je le rejette.

DB : Je ne le fais pas exprès, cela « arrive ».

K : C’est « arrivé » parce que « vous » avez contribué à créer cet événement. Est-ce que cet aperçu est, tout d’abord, assez fort pour dissoudre cela ? S’il n’est pas assez fort, alors ça continue. Ce conditionnement peut-il se dissoudre ? Vous voyez, c’est ça : je dois avoir un insight du conditionnement, sinon je ne peux pas le dissoudre.

DB : On pourrait peut-être voir les choses comme ceci : ce conditionnement est une réalité, une réalité très solide, qui est fondamentalement ce à quoi nous pensons…

K : Oui.

DB : Comme nous l’avons dit dans le dialogue précédent, c’est « réel ». La réalité ordinaire n’est pas seulement ce à quoi je pense, mais elle correspond dans une certaine mesure à l’actualité – le fait réel. C’est la preuve de sa réalité. Or, à première vue, il semble que ce conditionnement soit aussi solide que n’importe quelle réalité, si ce n’est plus…

K : Beaucoup plus, tout à fait… Si ce conditionnement est dissous, est-ce qu’il prend fin par la pensée ?

DB : Il ne le peut, parce que penser est « ce que c’est ».

K : Donc, penser ne le fera pas. Alors, qu’est-ce qui le pourrait ?

DB : Nous sommes de retour. Nous pouvons voir que ce n’est que la vérité, l’insight

K : Je vois que je suis conditionné et je me sépare du conditionnement, je suis différent du conditionnement. Et vous arrivez et vous dites : « Non, ce n’est pas comme ça, l’observateur “est” l’observé ». Si je peux voir, ou avoir un insight, que l’observateur « est » l’observé, alors le conditionnement commence à se dissoudre.

DB : Oui, parce qu’alors ce n’est pas solide.

K : Il n’y a pas de conflit et tout le reste se passe…

DB : Vous voyez, la « réalité » est ce à quoi je pense et maintenant je pense à ce conditionnement. Et maintenant, je peux dire que le penseur « est » la pensée – en d’autres termes, la pensée sur le conditionnement « est » le processus de pensée. Et donc la pensée projette son conditionnement pour ainsi dire comme une réalité solide, mais en fait c’est la pensée…

K : Que se passe-t-il, monsieur, dans l’esprit qui a pris l’habitude de penser que l’observateur est différent de l’observé – que se passe-t-il lorsque je réalise, ou vois, ou ai un insight que l’observateur « est » l’observé ? Que se passe-t-il lorsque vous me dites d’avoir un insight que « l’observateur est l’observé » ? Que se passe-t-il lorsque je « vois » cela ?

DB : Je veux dire, je vois que le conditionnement n’est rien…

K : Non, la perception de cela est la « fin » du conditionnement.

DB : Oui, car je vois que le conditionnement n’est pas solide…

K : Je peux expliquer cela plus tard, mais la vérité est que lorsqu’il y a la réalisation que l’observateur « est » l’observé, dans cette réalisation qui est la vérité, le conditionnement disparaît. Comment disparaît ce conditionnement ? Qu’est-ce qui est nécessaire à l’écroulement de cette structure ?

DB : L’insight de sa fausseté ?

K : Je peux avoir un insight de quelque chose qui est faux et pourtant je continue sur cette voie, j’accepte le faux et je vis dans le faux.

DB : Oui…

K : Maintenant, je veux mettre cela en pratique dans ma vie. J’ai accepté la réalité comme si c’est la vérité, je vis à l’intérieur de cela – mes dieux, mes habitudes, tout – je vis dedans. Vous venez et vous dites « Regardez, la vérité est différente de la réalité » et vous me l’expliquez. Comment vais-je me débarrasser de ce poids énorme, ou comment vais-je rompre ce conditionnement énorme ? J’ai besoin d’énergie pour briser ce conditionnement. L’énergie vient-elle quand je vois que l’observateur « est » l’observé ? Je vois l’importance, rationnellement, que le conditionnement doit se briser, j’en vois la nécessité : Je vois comment il fonctionne, la division, le conflit et tout le reste. Maintenant, quand je me rends compte que l’observateur « est » l’observé, une énergie totalement différente se fait jour. C’est tout ce à quoi je veux en venir.

DB : Oui, ce n’est pas l’énergie de la réalité alors. Je le vois mieux quand je dis que le penseur « est » la pensée… C’est en fait la même chose.

K : Oui, le penseur « est » la pensée. Maintenant, cette énergie est-elle différente de l’énergie du conditionnement et de l’activité du conditionnement et de la réalité ? Cette énergie est-elle la perception de la vérité ? et donc elle a une qualité d’énergie assez différente.

DB : Elle semble avoir la qualité de cet espace vide, de ne pas être lié par le conditionnement.

K : Oui. Maintenant, je veux que ce soit pratique pour moi. Je vois toute cette chose que vous m’avez décrite. J’ai un assez bon esprit, je peux argumenter, l’expliquer, tout le reste, mais cette qualité d’énergie ne vient pas. Et vous voulez que j’aie cette qualité, par votre compassion, par votre compréhension, par votre perception de la vérité. Vous dites : « S’il vous plaît, voyez cela ! » Et je ne peux pas le voir, parce que je vis toujours dans le domaine de la réalité. Vous vivez dans le domaine de la vérité et je ne le peux pas… il n’y a pas de relation entre vous et moi. J’accepte votre parole, j’en vois la raison, j’en vois la logique, j’en vois l’actualité, mais je ne peux pas le briser… Comment allez-vous m’aider – j’utilise ce mot avec hésitation – à le démolir ? C’est votre travail, parce que vous voyez la vérité mais pas moi. Vous dites : « Pour l’amour de Dieu, voyez ceci ! ». Comment allez-vous m’aider ? Par les mots ? Nous entrons alors dans le domaine que je connais bien…

C’est ce qui se passe réellement, vous comprenez ? Alors, que faut-il faire ? Que ferez-vous de moi, qui refuse de voir quelque chose qui est juste là ? Et vous faites remarquer que tant que nous vivrons dans ce monde de réalité, il y aura des meurtres, la mort – tout ce qui s’y passe. Dans ce domaine, il n’y a de réponse à aucun de nos problèmes. Comment allez-vous me faire comprendre cela ? En me tenant la main ? Je veux le savoir, je suis très enthousiaste, je veux m’en sortir. C’est notre problème, monsieur : vous venez ici et vous parlez à ces enfants mais le poids de leur conditionnement, de leurs désirs, de leur « jeunesse »… vous suivez ?

DB : Oui…

K : Et vous dites, pour l’amour de Dieu… !

DB : Il n’est possible de communiquer que son intensité. Nous avons déjà discuté de tous les autres facteurs qui sont communiqués.

K : Vous voyez, il n’a pas de système, pas de méthode pour ce que vous dites, parce que tout fait partie du conditionnement. Vous dites quelque chose de totalement nouveau, d’inattendu, auquel je n’ai même pas réfléchi un seul instant. Vous arrivez avec un panier plein et je ne sais pas comment vous recevoir. Vous êtes concerné ! Alors, comment allez-vous opérer ? Monsieur, cela a vraiment été un problème ; pour les prophètes, pour chaque…

DB : Il semble que personne n’y ait vraiment réussi…

K : Personne. Cela fait partie d’une éducation qui nous maintient constamment dans le « domaine de la réalité ».

DB : Oui… tout le monde s’attend à un chemin balisé dans le domaine de la réalité.

K : Vous parlez avec une énergie qui est totalement différente de celle de la réalité. Et vous dites que l’énergie va effacer tout cela, mais qu’elle va utiliser cette réalité. Mais… ce ne sont que des mots pour moi, parce que la société, l’éducation, l’économie, mes parents, tout est là dans la réalité. C’est là où travaillent tous les scientifiques, tous les professeurs, tous les économistes ; tout le monde est là. Et vous dites « Regardez ! », et je refuse de regarder.

DB : Ce n’est même pas un refus, c’est quelque chose de plus inconscient peut-être…

K : Bien sûr…

DB : Je ne peux pas dire qu’il y a une solution, mais j’essaierais de la présenter avec plus d’efficacité, vous voyez ?

K : Vous pouvez le présenter avec plus d’efficacité, avec plus d’énergie, avec plus de sentiment, mais quelque chose ne se passe pas !

DB : Je comprends que…

K : Vous savez, cela fait partie de la tradition hindoue, que ceux qui sont « libres » au sens large du terme ne vont jamais au-delà, ne « disparaissent » jamais… vous avez entendu parler de Maitreya…

DB : …et des grands maîtres…

K : C’est dans la tradition hindoue. Et dans la tradition tibétaine – ceux qui semblent le savoir, qui l’ont étudié, m’en ont parlé – il y a un Maitreya qui a dit : je ne quitterai pas ce monde de souffrance tant que je n’aurai pas aidé l’humanité à en sortir !

DB : Oui, comme le Bouddha…

K : Comme le Bouddha ! Et la tradition dit que Maitreya « observe » constamment pour aider les gens – que c’est sa seule préoccupation ! Non pas pour devenir plus ceci, ou plus cela, mais pour tout laisser tomber ! Pour aller au-delà de la « réalité ». Et… vous pouvez attendre le jour du Jugement dernier, personne ne le fera !

DB : Que dit la tradition sur la façon dont cela va se passer ?

K : Vie après vie, après vie…

DB : Ce qui est une question de temps. Ils n’ont peut-être pas la réponse !

K : (riant) Vous suivez… ? Alors, lorsque nous discutons de cela, y a-t-il une « pensée » qui n’est pas du domaine de la réalité ?

DB : Nous disions que nous devrions peut-être utiliser le mot « penser » qui est du domaine de la réalité…

K : Quel mot utiliseriez-vous ?

DB : Nous pourrions peut-être utiliser le mot « pensée » dans le sens de la réponse du tambour au vide intérieur.

K : A-ha ! C’est une bonne comparaison. Parce qu’il est vide, il vibre.

DB : La chose matérielle vibre dans le vide…

K : La chose matérielle vibre. Attendez – la vérité est-elle une non-chose (no-thingness) ?

Dr B : Oui, parce que la réalité est « quelque chose », peut-être « tout ». La vérité est rien (non-chose/no-thing). C’est ce que le mot « rien » signifie profondément. La vérité est donc « pas de chose ».

K : Oui, la vérité n’est pas une chose (no-thing).

DB : Parce que si ce n’est pas la « réalité », elle doit être rien, rien du tout.

K : Et donc vide. L’être vide – comment l’avez-vous autrefois décrit ?

DB : « Vacances (leisure) » est le mot qui convient – « vacant » signifie essentiellement « vide ». La racine anglaise de « empty » signifie « en vacances, inoccupé ».

K : Vous me dites donc : « Votre esprit doit être inoccupé ». Il ne doit pas y avoir en lui une « chose » qui est mise en place par la pensée

DB : Oui, c’est clair…

K : Il doit donc être vide, il ne doit pas contenir une chose qui a été créée par la réalité, par la pensée – pas de « chose ». Rien signifie…

DB : Il est clair que « tout » est ce à quoi nous pensons, donc nous devons dire que l’esprit ne doit penser à rien.

K : C’est exact. Cela signifie que la pensée ne peut pas penser au vide.

DB : Cela ferait du vide une « chose »…

K : C’est justement ça. Vous voyez, la tradition hindoue dit que vous pouvez y arriver.

DB : Oui, mais tout ce à quoi vous arrivez doit être par un chemin balisé dans le domaine de la « réalité ».

K : Oui… Maintenant, j’ai un insight de cela, je le vois. Je vois que mon esprit doit être inoccupé, qu’il ne doit pas avoir d’« habitants », qu’il doit être une « maison vide ». Quelle est l’action de ce vide dans ma vie ? – parce que je dois vivre ici ; je ne sais pas pourquoi, mais je dois vivre ici. Je veux savoir si cette action est différente de l’autre action ?

DB : Ce doit être…

K : Il le faut ! Comment puis-je vider mon esprit de son « contenu » ? Le contenu de ma conscience est la « réalité »…

DB : Oui, la conscience est la « réalité ». Pas seulement la « conscience de la réalité »…

K : La conscience « est » la réalité ! Et comment vider ce contenu pour qu’il ne soit pas une « réalité ». Comment cela doit-il être fait ?

DB : Nous nous sommes souvent posé la question « Comment ? » Il y a quelque chose de faux dans cette question…

K : Bien sûr ! Parce que « comment » signifie la réalité et tout le reste… Faites un miracle !

DB : C’est tout ce dont nous avons besoin, vous voyez… ?

K : Comment pouvez-vous produire un « miracle » pour l’homme qui vit avec ce « contenu » ? Ce que j’essaie de découvrir, c’est : Y a-t-il une action qui puisse « dissoudre » ce contenu ? Vous voyez, la conscience n’est pas « de la réalité », la conscience « est » la réalité.

DB : Essayons d’être plus clair : la conscience est généralement perçue comme le « reflet » de la réalité – elle « est » la réalité, mais nous devrions le préciser, car d’une certaine manière, la conscience reflète ce qui est réel – par exemple, nous avons la réalité de la table dans notre esprit et nous pouvons aussi la voir.

K : Bien…

DB : La conscience est donc un mélange particulier de « réalité » et de « fait » (actuality) que je peux voir…

K : Oui, je l’accepte, je vois que…

DB : …et ce dont nous avons besoin à la place, c’est la vérité et le fait. Le « vide » fonctionne dans le fait à partir de la vérité – l’acte du vide est aussi un fait.

K : C’est un fait, oui…

DB : Il y a donc deux sortes de « réalités »…

K : Je dis : quand un esprit inoccupé vit dans le champ de la réalité…

DB : Eh bien, il agit dans la réalité.

K : Il agit dans la réalité, il vit dans la réalité – mais ses actions doivent être différentes – c’est une relation à sens unique comme nous l’avons dit l’autre jour…

DB : Il va falloir éclaircir cela, car nous obtenons continuellement des informations de ce domaine de la réalité…

K : Oui, bien sûr…

DB : …mais cela ne vous affecte pas profondément.

K : Cela n’affecte pas ce « vide », oui…

DB : Elle n’est pas affectée en profondeur, elle ne fait que véhiculer cette information, alors que le conditionnement ou l’« influence » l’affecte profondément, quand la conscience ordinaire est influencée par la réalité…

K : Nous avons dit que la conscience « est » la réalité…

DB : C’est la réalité, mais c’est aussi toutes les influences. Disons que le conditionnement est le « champ d’influences » ; l’information peut donc influencer ce champ, mais elle n’influence pas le « vide »…

K : C’est exact.

DB : Mais comme vous le disiez, cela ne laisse pas de traces sur le « vide »…

K : Vous voyez, monsieur, on recherche une sécurité totale – c’est tout ce qu’on veut – et on recherche la sécurité de la réalité et donc on rejette toute autre sécurité…

DB : Oui, parce que je pense qu’il y a une conviction que la réalité est tout ce qu’il y a et que c’est le seul endroit où vous pouvez la trouver.

K : Oui. Et vous venez et dites : Regardez : dans le « vide », il y a une sécurité totale.

DB : Oui, discutons-en maintenant, parce qu’à première vue, cela semble très peu plausible – non seulement parce que le « vide » n’est rien, mais aussi…

K : Une minute, monsieur ! Je vous dis : dans le « vide », il y a une sécurité et une stabilité totales. Vous « écoutez » et vous en avez un insight – parce que vous êtes attentif, il y a cette conversation entre nous, et vous dites, « Par le ciel, c’est ainsi », mais votre esprit – qui est « occupé » – dit : « Qu’est-ce que c’est que ça ? »

DB : En fait, ce sera plutôt comme ça : d’un côté, cela semble raisonnable, mais de l’autre, vous devez vous occuper de vos besoins matériels réels !

K : Bien sûr !

DB : Il y a un conflit parce que ce que vous proposez semble raisonnable, mais ne semble pas répondre à vos besoins matériels. Sans avoir pris soin de ces besoins, vous n’êtes pas en sécurité.

K : C’est pourquoi ils appellent le monde de la réalité « maya ».

DB : Pourquoi ? Comment établissez-vous le lien ?

K : Parce qu’on dit que vivre dans le vide est nécessaire et que si vous y vivez, vous considérez le monde comme « maya ».

DB : Vous pourriez dire que tout cela n’est qu’illusion, mais vous constateriez alors que vous êtes en réel danger…

K : Bien sûr.

DB : Vous semblez donc demander d’avoir confiance que ce vide s’occupera de vous, physiquement et à tous égards. En d’autres termes, vous dites qu’il y a sécurité à partir du vide.

K : Non, dans le vide, il y a la sécurité.

DB : Et cette sécurité doit inclure la sécurité physique… ?

K : Non, je dis : sécurité psychologique…

DB : Oui, mais alors, la question se pose presque immédiatement…

K : Comment puis-je être en sécurité dans le monde de la réalité ?

DB : Oui, parce qu’on pourrait dire : J’accepte que cela supprime mes problèmes « psychologiques », mais je dois aussi être physiquement en sécurité dans le monde de la réalité.

K : Il n’y a pas de sécurité psychologique dans le domaine de la réalité, mais seulement une sécurité totale dans le vide. Alors, si c’est ainsi pour moi, toute mon activité dans le monde de la réalité est entièrement différente.

DB : Je vois cela, mais la question se posera toujours : est-ce assez différent pour…

K : Oh oui, ce serait totalement différent, parce que je ne suis pas « nationaliste », je ne suis pas « anglais », je ne suis rien. Par conséquent, notre monde entier est différent. Je ne divise pas…

DB : Revenons à votre exemple de celui qui comprend et de celui qui veut communiquer avec l’autre. D’une certaine manière, ce qui ne se communique pas, c’est l’« assurance » que ça s’occupera de tout cela…

K : Ça ne s’occupera pas de tout cela. Je dois travailler ici !

DB : Eh bien, d’après ce que vous avez dit, il y a une certaine implication que dans le vide, nous serons complètement en sécurité à tous égards.

K : C’est vrai, absolument !

DB : Oui, mais nous devons nous demander : qu’en est-il de la sécurité physique ?

K : La sécurité physique dans le domaine de la réalité ? Actuellement, il n’y a pas de sécurité. Je me bats toute ma vie, je me bats économiquement, socialement, religieusement…

Si je suis intérieurement, psychologiquement, complètement sécure, alors mon activité dans le monde de la réalité naît d’une intelligence complète.

Cela n’existe pas aujourd’hui, car cette intelligence est la perception de l’ensemble et ainsi de suite. Tant que je suis « anglais » ou autre, je ne peux pas avoir de sécurité. Je dois travailler pour m’en débarrasser.

DB : Je peux voir qu’à mesure que vous devenez plus intelligent, vous devenez plus sécure – bien sûr. Mais quand vous dites « sécurité complète », il y a toujours la question suivante : est-ce « complet » ?

K : Oh, c’est complet – psychologiquement.

DB : Mais pas nécessairement « physiquement » ?

K : Ce sentiment de sécurité totale, intérieurement, me fait…

DB : Cela vous fait faire ce qu’il faut.

K : La bonne chose à faire dans le monde de la réalité.

DB : Oui, je vois cela. Vous pouvez être aussi sécure que possible si vous êtes complètement intelligent, mais vous ne pouvez pas garantir que rien ne vous arrivera.

K : Non, bien sûr que non. Mon esprit est enraciné, ou établi, dans le vide (nothingness), et il opère dans le domaine de la réalité avec intelligence. Cette intelligence dit : « Là, vous ne pouvez pas avoir de sécurité si vous ne faites pas ces choses ».

DB : Vous devez tout faire correctement…

K : Tout est juste selon cette Intelligence, qui est de la vérité, du vide.

DB : Et pourtant, s’il vous arrive quelque chose, vous êtes toujours en sécurité.

K : Bien sûr – si ma maison brûle… Mais vous voyez, nous cherchons la sécurité ici, dans le monde de la réalité.

DB : Oui, je comprends cela.

K : Et donc, il n’y a pas de sécurité…

DB : Mais tant qu’on sent que le monde de la réalité est tout ce qu’il y a, il faut le chercher là.

K : Oui.

DB : On peut voir que dans le monde de la réalité, il n’y a en fait aucune sécurité. Tout dépend de choses inconnues, et ainsi de suite. C’est pourquoi il y a cette peur intense…

K : Vous avez parlé de la peur. Dans le « vide/néant », il y a une sécurité totale, donc pas de peur. Mais ce sentiment de non-peur a une activité totalement différente dans le monde de la réalité. Je n’ai pas peur – je travaille. Je ne serai ni riche ni pauvre – je travaille. Je travaille, pas en tant qu’Anglais, Allemand, Arabe – tout le reste de ces absurdités – je travaille là intelligemment. C’est pourquoi je crée la sécurité dans le monde de la réalité. Vous suivez ?

DB : Oui, vous le rendez aussi sécure que possible. Plus vous êtes clair et intelligent, plus il est sécure.

K : Parce que je suis en sécurité intérieurement, je crée de la sécurité extérieurement.

DB : D’un autre côté, si je sens que je dépends intérieurement du monde de la réalité, alors je deviens désorganisé intérieurement.

K : Bien sûr.

DB : Tout le monde ici sent qu’il dépend intérieurement du monde de la réalité…

K : Donc la prochaine chose est : vous me dites ça et je ne le vois pas. Je ne vois pas l’extraordinaire beauté, le sentiment, la profondeur de ce que vous dites sur la sécurité intérieure totale.

DB : Je dirais que cette notion est présente chez beaucoup de gens, mais ils ont tellement de mauvaises expériences qu’elle se perd, vous voyez ? Implicitement, on a le sentiment d’être « rien » intérieurement, alors rien ne peut nous faire du mal. J’ai vu beaucoup de gens exprimer cette chose quand j’étais plus jeune, mais ensuite tant de choses se produisent et peu à peu ça devient…

K : Je ne suis pas sûr, monsieur…

DB : Je ne suis pas sûr que les gens comprennent cela, mais je dirais qu’il y a une sorte d’idée…

K : Ah, une idée…

DB : Il y a une notion de cela…

K : C’est pourquoi je dis : « Regardez, comment allez-vous me donner la beauté de cela ? »…

Il est dix heures moins cinq… on ferait mieux de s’arrêter là…