Robert Linssen
Krishnamurti, David Bohm et sri Nisargadatta

La confrontation des enseignements de Sri Nisargadatta (appelé souvent « Maharaj ») de David Bohm et de Krishnamurti révèle une complémentarité remarquable. Notre but dans cet exposé n’est pas la recherche de satisfactions intellectuelles. Celles-ci risqueraient de nous détourner de nos préoccupations spirituelles essentielles. Nous aborderons ici un niveau beaucoup plus profond, très différend de celui de commentaires ou de comparaisons d’un domaine conceptuel. Les trois enseignements évoqués dans la présente étude font appel au dépassement des concepts.

(Revue Être Libre, Numéro 326, Mai 1993)

La confrontation des enseignements de Sri Nisargadatta (appelé souvent « Maharaj ») de David Bohm et de Krishnamurti révèle une complémentarité remarquable. Notre but dans cet exposé n’est pas la recherche de satisfactions intellectuelles. Celles-ci risqueraient de nous détourner de nos préoccupations spirituelles essentielles.

Nous aborderons ici un niveau beaucoup plus profond, très différend de celui de commentaires ou de comparaisons d’un domaine conceptuel. Les trois enseignements évoqués dans la présente étude font appel au dépassement des concepts.
Krishnamurti répète souvent que « la pensée n’est pas l’intelligence » et Maharaj déclare en d’autres termes : « Tout ce que vous pouvez penser de cet état n’est qu’un concept et ce concept ne se maintiendra que tant que la conscience sera présente. Seul demeure l’expérimentateur jamais souillé par aucune expérience; un expérimentateur ne faisant même pas l’expérience de sa continuité. Je ne suis rien. Comment se fait-il que j’ose parler ainsi ? Parce que je sais que je ne suis associé à aucune expérience… Celui qui possède une claire compréhension de cette conscience ne peut plus attacher la moindre importance à une expérience quelconque ».
En fait, l’itinéraire intérieur de l’Eveil requiert une approche de soi et des choses beaucoup plus simple, directe et claire.
Krishnamurti et Maharaj ne cessent de nous suggérer de « voir le faux comme étant faux ». Mais ceci nécessite l’exercice d’une « vision pénétrante » empreinte d’une qualité d’attention et de haute sensibilité totalement présente au Présent.
Une complète « dé-cérébralisation de la conscience » est indispensable à la réalisation de l’Etat Naturel. Sans une certaine dé-cérébralisation de la conscience, les facultés naturelles de haute sensibilité ne peuvent s’épanouir. L’Eveil ou Etat Naturel de perception globale est irréalisable sans un « penser-sentir ».
Telles sont les raisons pour lesquelles les taoïstes et de nombreux enseignants enseignent l’utilité d’un transfert de la conscience ou de la sensibilité intérieure dans le plexus solaire ou dans le Hara.
Nombreux sont les intellectuels occidentaux éprouvant un mouvement de recul lorsque leur est présenté pour la première fois la notion de « Hara ». Les traditions japonaises et taoïstes chinoises enseignent que le Hara est un centre d’énergies psychiques situé dans la région ombilicale. Il est considéré comme le centre de la sagesse instinctive du corps. La découverte et le développement de la sensibilité du Hara confère à l’être humain une qualité de conscience non-mentale pleinement présente au Présent. Cette qualité de présence au Présent libère la conscience de l’emprise de la mécanicité habituelle de la pensée. Le « Hara » est beaucoup plus qu’un concept. Il est une science de l’adéquacité parfaite des gestes dans la momentanéité de l’instant présent. Le bien-fondé des enseignements du « Hara » se trouve confirmé par la pratique du judo et de l’aïkido dont l’une des devises nous enseigne « qu’un mouvement pensé est un mouvement raté ». Dans ce domaine, les performances de la pratique volatilisent les certitudes de supériorité des intellectuels et cartésiens intransigeants.
La prise de conscience du « Hara » est un état de sensibilité naturelle étrangère à tout processus d’auto-suggestion. Elle décongestionne l’hyperactivité du cerveau gauche et ouvre la voie à la réalisation d’un Etat Naturel de perception globale très voisin de la Vision pénétrante ou holistique.

Ainsi que le déclare Krishnamurti (« Lettres aux Eccles ») :

« La vision pénétrante est holistique, c’est-à-dire qu’elle implique la totalité de l’esprit… Elle est l’intelligence suprême… et cette Intelligence se sert de la pensée comme un outil. »
Le développement de la sensibilité du « Hara » est beaucoup plus qu’un simple « toucher psychique ». Il comporte une part d’intelligence instinctive que possèdent les animaux. L’être humain a la possibilité de l’épanouir à un échelon ou une « octave » supérieure. Le caractère global et supramental de l’Eveil intérieur entraîne l’inadéquacité complète du langage qui nous est familier pour tenter de l’évoquer. A ce niveau le silence s’impose. Son enseignement supramental est infiniment plus éloquent.
Parmi les confidences publiées dans ses « Carnets » (p. 94, éd. du Rocher), Krishnamurti déclare : « Le mot sentir est trompeur (en fait, le sentir véritable, N.D.L.R.)… contient plus que l’émotion, le sentiment, plus que l’expérience, le toucher, l’odorat. Malgré son imprécision, l’emploi de ce mot s’impose, surtout quand il est question de l’Essence. La sensation de l’Essence ne passe pas par le cerveau. »
La globalité et l’instantanéité de cette perception se trouvent dans la suite du paragraphe où Krishnamurti déclare : « Pour comprendre ce sentir, ce voir, cet entendre, il faut s’écarter de tout ce qui précède. Le sentir exige de l’austérité, de la clarté, en elle n’existent ni confusion ni conflits. Le sentir est la négation de la pensée, de ses attributs mécaniques qui sont le savoir et la raison ».
Le « sentir intégral » évoqué par Krishnamurti implique une sensibilisation aux énergies d’autres dimensions. La plupart des traditions indiennes, bouddhistes ou taoïstes enseignaient l’existence de ces autres dimensions. Au seuil du IIIème millénaire, de nombreux scientifiques, tels les Prix Nobel Abdus Salam, Brian Josephson, Prigogine, admettent l’existence d’un univers pluridimensionnel formé de multiples niveaux d’énergie s’interpénétrant.
Des physiciens, tels Jean Charon et David Bohm, postulent l’existence d’un espace-temps psychique ou d’un univers nouménal formant la source unique d’où émane le monde matériel.
Il va de soi que le penser-sentir intégral et la « vision pénétrante » ou holistique englobent des énergies situées à d’autres niveaux. Ceci est d’autant plus évident que la nouvelle physique quantique des champs attribue aux énergies des champs un potentiel d’action infiniment supérieur à celui des énergies du monde matériel qui nous est familier. Il est important de nous rappeler ici que la nouvelle physique quantique considère que seuls les champs sont substantiels et que, par contraste à cette substantialité, la substantialité des objets matériels n’est que résiduelle.
Ceci constitue un des éléments du « grand renversement » résultant de l’évolution inattendue de la nouvelle physique. La notion d’une substantialité spirituelle a été évoquée par Krishnamurti et David Bohm au cours des dialogues parus dans « Le temps aboli » et dans « Les Carnets » où Krishnamurti écrit :
« Venant et disparaissant… il y avait cette force qui est une bénédiction. Cela avait la qualité d’une solidité énorme et impénétrable. Aucune matière ne pourrait avoir (ce genre, N.D.L.R.) de solidité ».
L’allusion directe ou indirecte à l’existence d’autres dimensions ainsi qu’au caractère de priorité de celles-ci se trouve fréquemment dans les diverses conférences ou écrits de Krishnamurti. Nous lisons (p. 35, « Carnets ») : « Soudainement, hors d’une certaine profondeur inapprochable, on sentit cette immense flamme de puissance destructrice dans sa création. C’était la puissance qui existait avant que toutes choses vinrent en existence. Rien n’existe que cette chose unique. »
En guise d’introduction dans son exposé sur les différences entre les apparences et l’Essence, David Bohm commente les différences et rapports entre l’ellipse et le cercle. Dans l’observation d’un cercle parfait, la perspective nous donne l’image d’une ellipse. A certains égards, l’ellipse est l’apparence et le cercle est l’essence.
Prenons comme exemple un disque circulaire de pierre ou d’une autre matière quelconque. Notre perception visuelle nous révèle un disque circulaire solide, immobile, homogène. Cette image résulte de notre échelle d’observation et des limites imposées à la perception ou la précision de notre regard.
En fait, cette masse de matière apparemment immobile, homogène, n’est pas immobile. Ses molécules effectuent plusieurs milliards d’oscillations par seconde et les atomes composant la matière de ce disque n’occupent que quelques milliardièmes de son volume apparent. L’intériorité de ce disque est un vide dans lequel flottent des milliards de poussières infinitésimales agitées d’une incroyable turbulence.
Nous dirons que l’immobilité et l’homogénéité, la surface du disque sont l’apparence et les systèmes atomiques sont l’essence. Mais si nous poursuivons notre investigation plus en profondeur, nous constaterons que les atomes sont constitués d’électrons gravitant à des vitesses énormes autour d’un noyau formé de protons, de pions, de neutrons entre lesquels existent des interactions extraordinairement intenses. Nous dirons alors que les particules évoquées sont l’essence et que les atomes, envisagés dans leur globalité sont l’apparence.
En poursuivant nos investigations sur la nature réelle des profondeurs de la matière, nous verrons que les particules, telles électrons, neutrons, protons, sont constituées de « quarks » et ceux-ci à leur tour ne sont que les apparences d’une réalité énergétique en perpétuelle recréation.
Un moment se présente, où, apparemment, nous atteignons la limite de toute observation possible. Il n’y a plus de temps, plus de dualité, plus d’espace au sens habituel du terme, plus de dualité, plus de causes ni d’effets. L’observateur et l’observé se fondent devant la splendeur d’un océan lumineux de conscience illimité. Nous sommes au niveau du champ ultime de création pure dépassant toute possibilité de représentation mentale et d’expression verbale. Nous le désignerons par l’« holomouvement-conscience-amour ». A ce niveau, que David Bohm désigne par la « Source » ou le « fondement » (the ground, en anglais) réside ce que nous désignerons par l’Essence.
L’IDENTIFICATION AUX APPARENCES EST CAUSE DE L’INCOHERENCE
L’opposition entre l’identification aux apparences et l’absence de prise de conscience de l’Essence est un facteur d’incohérence. Or, l’incohérence intérieure et le désordre de nos pensées sont responsables de nos angoisses et de nos impressions d’insécurité.
L’incohérence engendre une perte considérable d’énergies psychiques et nerveuses. Notre inconscient sent et voit que notre situation, notre mode de vie, la qualité de nos pensées et de nos émotions, la nature de nos relations sont en « porte-à-faux » sur la réalité ou Essence. Mais nous refusons de nous voir tels que nous sommes. Nous fuyons le spectacle de nos contradictions internes à travers de constantes évasions, distractions, plaisirs que nous croyons, à tort, capables de nous sécuriser ou de nous rendre heureux.
Ce comportement résulte de résidus d’un instinct de conservation remontant dans un lointain passé mais minutieusement mémorisé en l’absence duquel aucune évolution ne serait réalisable. Nous sommes piégés à de nombreux égards. De ce fait, nous nous enfermons dans un réseau de tensions conflictuelles qui nous conduisent paradoxalement dans une insécurité et une angoisse de plus en plus douloureuses.
Un espoir subsiste cependant. Les sciences nouvelles confirment ce qu’enseignaient les anciennes sagesses chinoises : les crises sont des occasions de mutations psychologiques et spirituelles.
L’idéogramme chinois signifiant le mot « crise » est le même que celui qui signifie « occasion ». Les champs psychiques créés dans les moments de crises sont mémorisés à notre insu au niveau des profondeurs de l’inconscient. Celui-ci les enregistre et perçoit leur genèse, leurs causes et permettra d’introduire les correctifs nécessaires afin de ne plus reproduire les mêmes erreurs; pour autant que le conscient en accepte les messages.

LES SURFACES N’EXISTENT PAS ?

L’image d’une surface lisse, continue et immobile, telle que celle que nous avons d’une table de marbre bien polie, n’est pas conforme à la réalité.
Cette image est en contradiction avec la nature réelle de l’intériorité de cet objet et de son essence. Elle résulte de l’interférence entre l’observateur, le manque de pénétration de son échelle d’observation trop grossière et l’objet observé. En fait, le marbre de cette table n’est pas parfaitement lisse, ni continue, ni immobile. Cette masse apparemment solide, compacte et homogène contient infiniment plus d’espaces vides que de matière, dans le sens habituel que nous accordons à ce terme.
Faut-il pour cette raison détourner notre regard des apparences surfacielles des objets matériels ? Faut-il accuser l’imperfection de nos facultés sensorielles ? Le monde matériel serait-il une pure illusion dénuée de signification ? Il n’y a pas de réponse fixe et définitive à cette question. Pourquoi ? Parce que tout dépend du niveau auquel nous nous plaçons. Tout dépend aussi de la qualité de l’observateur, de son niveau de conscience et des échelles d’observation auxquelles il se place.
Le caractère paradoxal et ambigu de la réponse que nous venons de donner est mis en évidence par un koan du Zen qui déclare : Au début de notre recherche, les montagnes sont des montagnes (nous sommes identifiés aux apparences surfacielles). Au milieu de notre recherche, les montagnes ne sont plus des montagnes (nous mettons l’image des montagnes et la nôtre en doute). A la fin de notre recherche, les montagnes sont des montagnes (les apparences multiples et l’Essence unique sont les faces complémentaires d’une seule et même réalité).
Il est, à titre provisoire, nécessaire de postuler l’existence de deux phases au cours de l’évolution psychique et spirituelle de l’être humain.
D’abord, une première phase, actuellement prédominante, au cours de laquelle se réalise une perception unilatérale de l’aspect surfaciel des choses et des êtres. Cette phase se réalise par l’épanouissement de nos facultés sensorielles, vue, ouïe, toucher, odorat. Nous nommons les choses. Nous les classons et comparons. Nous les jugeons favorables ou défavorables en fonction des plaisirs ou déplaisirs et des profits ou pertes qu’elles nous apportent.
Les images qui se présentent dans notre esprit ne résultent pas seulement de l’intervention de nos perceptions sensorielles et de nos mémoires. Elles impliquent la mobilisation d’un réseau d’énergies appartenant à diverses dimensions dont l’existence est antérieure. Ces énergies sont déjà porteuses d’un patrimoine informationnel mémorisé depuis des millions d’années.
Lorsque nous disons que les images qui se présentent dans notre esprit résultent des interférences entre l’action d’un observateur, son échelle d’observation et les objets observés, nous ne pouvons ignorer l’ensemble des niveaux d’énergie d’autres dimensions sur lequel se profilent la totalité de nos actes, mouvements, intentions, réactions. Ne perdons jamais de vue la pré-existence de l’Holomouvement-Conscience-Amour.
Ainsi que le déclare Maharaj (« Source de la Conscience », p. 191), « Vous êtes (l’Etre véritable en vous, n.d.l.r.) avant qu’aucune pensée ne puisse surgir. Toutes les pensées, images, susceptibles d’apparaître ne sont que des mouvements à l’intérieur de la conscience ».
Le caractère spécifique des formes, couleurs, sons, mouvements, transformations des choses et des êtres, doit être saisi dans la momentanéité de l’instant présent. Celui-ci est l’articulation concrète toujours renouvelée dans le temps et l’espace d’une Plénitude spirituelle fondamentale en perpétuelle recréation.
Si les « surfaces » n’ont pas une existence absolue en tant que telle parce qu’elles ne sont qu’interférences, elles ne sont pas pour autant dépouillées de significations. Elles sont « signifiantes » au sens que leur donnerait David Bohm.
Au cours de la fin de la première phase de l’évolution spirituelle, l’être humain développe une qualité d’attention qui se libère de l’identification excessive aux apparences surfacielles. Il se libère aussi de ses automatismes possessifs, de l’emprise de ses habitudes mentales et de l’image de lui-même. Ainsi que le déclare Maharaj (« Source de la Conscience », p. 135) : « Le principal obstacle à la compréhension est le concept « je suis une personne ». C’est seulement lorsqu’est compris en profondeur, avec une grande conviction, qu’il n’y a pas de personne, pas d’individu et que tout ce qui arrive n’est que le programme de travail de la conscience — un pur fonctionnement sans identité qui en souffre — c’est seulement alors que la désidentification peut avoir lieu.
Dès lors, les singularités du spectacle y compris celles de l’observateur et ce qui reste de lui vivent la plénitude de l’Holomouvement-Conscience-Amour.
Au début de cette réalisation, on sera tenté de dire que le vécu de ce mouvement se fait simultanément en surface et en profondeur. Lorsque le processus est vécu pleinement, il n’y a plus lieu de parler de « surface » et de profondeur. En d’autres termes, ce qui semble à notre regard n’être que particularités ou singularités, sont vécus en tant qu’articulations évanescentes de l’immensité intemporelle de l’Holomouvement-Conscience-Amour.
Ceci est l’Etat Naturel réalisé lors de l’usage adéquat des outils que la nature nous a donnés : perceptions sensorielles, vue, odorat, toucher, conscience, amour.
Ainsi que le déclare Maharaj (« La source de la Conscience », p. 37) : « Le « Je suis » est une sorte d’appareil, c’est uniquement grâce à « Je suis » que l’Absolu observe le manifesté ».
Le fait de nous considérer comme une simple apparence ne doit pas évoquer une notion péjorative de mépris. Chaque singularité est signifiante dans ses fonctions grâce à son rapport avec l’Holomouvement-Conscience-Amour.
Suite à ce qui précède ou parfois simultanément se réalise une seconde phase. La présente division n’est qu’une concession faite pour les commodités de l’exposé car le niveau qui nous intéresse est rigoureusement intemporel.
Lors de la seconde phase et parfois avant celle-ci se réalisent un affinement et un approfondissement de la sensibilité du méditant. Celui-ci se sensibilise à la substantialité des champs psychiques et spirituels se déployant dans les dimensions essentielles.
C’est assez paradoxalement au moment où se réalise le sommet d’adéquacité de la vision des apparences superficielles du monde extérieur, que surgit des profondeurs du monde intérieur la juste mesure des rapports entre les apparences et la Réalité Essentielle.
Celle-ci impose d’Elle-même son caractère de priorité dans l’extase explosive de l’Holomouvement-Conscience-Amour. La prééminence que nous accordons aux apparences est court-circuitée grâce à l’opération de l’Essence. C’est Elle qui nous aide et nous délivre de notre incohérence. La vision pénétrante n’est jamais « notre » mais celle de la Conscience suprême en nous et par nous.