Krishnamurti & David Bohm - entretiens sur Vérité & Réalité 4

Une série de 12 discussions (1975) – non publiées entièrement – entre Krishnamurti et David Bohm. Des extraits des dialogues ont été remaniés et publiés dans le livre La vérité et l’événement. Nous reprenons ici le 4e dialogue en conservant autant que possible le cours naturel de la discussion. Il pourrait sembler à certains lecteurs […]

Une série de 12 discussions (1975) – non publiées entièrement – entre Krishnamurti et David Bohm. Des extraits des dialogues ont été remaniés et publiés dans le livre La vérité et l’événement. Nous reprenons ici le 4e dialogue en conservant autant que possible le cours naturel de la discussion.

Il pourrait sembler à certains lecteurs que les discussions tournent en rond et qu’en fin de compte on aurait pu résumer le tout en quelques phrases. Cette constatation est vraie d’un point de vue intellectuelle. Mais les discussions avec Krishnamurti visent à créer dans ses interlocuteurs une clarté qui dépasse de loin la simple compréhension intellectuelle. Les mots ne sont que les indices de cette investigation intérieure.

Traduction libre à partir de la transcription anglaise faite par notre ami Ioan Raïca

***

4e Dialogue : L’origine du désir

DB : Lors de la conférence des scientifiques – qui a d’ailleurs été très réussie…

K : L’ont-ils vraiment aimé ?

DB : Oui. J’ai parlé avec plusieurs d’entre eux en Angleterre et ils ont beaucoup aimé, et je pense que plusieurs questions sont apparues en rapport avec ce dont nous parlions et je dirais que nous devons aborder la question de la beauté, de la bonté et de l’amour, mais j’ai pensé qu’il serait probablement préférable de commencer par le désir, parce que c’est probablement le facteur à l’origine de cette confusion – parce qu’il imite ces trois-là.

K : Pourquoi le désir est-il devenu une chose si importante dans la vie ?

DB : Nous pourrions peut-être en discuter un peu, d’abord : j’ai regardé le mot, et il a pour origine un mot français qui signifie « manquant ».

K : Quelque chose qui manque…

DB : Oui, et son sens premier est évidemment « désir », « envie » et je pense, « rêve ». Donc, bien sûr, les mots qui sont associés sont « croyance » et « espoir », vous voyez… Le mot « espoir », par exemple, est « l’attente confiante que le désir sera réalisé » et je pense que le mot « croyance » y est également lié – le mot « croyance » [belief] contient le mot « amour » [lief] – « lief », l’amour au sens de désir, dont nous avons déjà discuté, et vous croyez ce que vous désirez croire, et donc cela crée une « fausseté » parce que vous l’acceptez comme vrai, juste à cause du désir. C’est donc, tout le problème de la croyance, de l’espoir, du désespoir et du désir… La question est donc de savoir ce que nous désirons ?

K : Quel est le sens de ce mot « avoir très envie » [to long for] ?

DB : Eh bien, cela peut être très ambigu, parce que cela peut signifier quelque chose d’authentique ou de faux…

K : Tout à fait… est-ce qu’on désire quelque chose de réel ou d’abstrait ?

DB : En général, on désire quelque chose d’abstrait ; il se peut que ce soit une possibilité réelle…

K : Je pourrais avoir envie de cette voiture…

DB : Oui, mais on peut désirer mettre fin à cet état de la société – je veux dire, essayer de le rendre un peu différent.

K : Oui…

DB : Envie de voir la fin de cette horrible société…

K : La pensée est-elle séparée du désir ?

DB : C’est la question sur laquelle nous devons nous pencher, car en général, je dirais que la pensée et le désir sont les mêmes.

K : Moi aussi…

DB : Mais par exemple, vous parlez souvent du désir qui naît de la perception, du contact et de la sensation…

K : Oui…

DB : Mais il me semble que nous sommes généralement pris dans le désir de ce que nous imaginons…

K : Ah… ! Alors cela fait partie de la pensée…

DB : Cela fait partie de la pensée, mais vous l’utilisez pour décrire quelque chose d’autre – pas une partie de la pensée, mais une partie de la perception…

K : Non. Je vois cette voiture…

DB : C’est une perception.

K : Non seulement une perception : je vois la couleur, la forme de la voiture, la laideur de la voiture et je n’en veux pas… Cela est une sensation

DB : Une sensation, oui ; maintenant, la sensation est-elle la racine du désir – est-ce ce que vous sous-entendez ?

K : Oui, c’est à ce que j’essaie d’en venir…

DB : Mais la sensation fait aussi partie de la perception.

K : Vous ne pouvez pas les séparer, mais qui est premier, la sensation ou la perception ?

DB : Je me suis aussi penché sur cette question et je pense que c’est la perception.

K : La perception. Si je n’ai pas vu cette voiture, je ne pourrais pas…

DB : Vous ne pouvez pas avoir le sens de quelque chose si vous ne l’avez pas vu…

K : Donc, l’oeil joue un rôle énorme dans la perception.

DB : Perception sonore, perception gustative, perception visuelle et tactile…

K : Tous les sens ; et alors, comment le désir émerge de la perception ?

DB : Il me semble que la pensée et l’imagination entrent en jeu, bien que vous sembliez dire que c’est plus direct que cela…

K : L’imagination entre-t-elle en jeu ?

DB : Eh bien, sous la forme que prend habituellement le désir – la plupart de nos désirs actuels sont pour des choses « imaginaires », malgré que ce que vous dites n’est peut-être que le début. Prenons l’exemple que j’ai donné sur un état différent de la société, il y a beaucoup de gens qui essaient très fort, mais ce nouvel état de la société est imaginé…

K : Regardons maintenant ce désir : un groupe d’entre nous veut changer la structure de la société…

DB : …vers quelque chose de meilleur, comme Karl Marx.

K : Karl Marx… le désir né de la perception de cet état de la société qui tel qu’il est en réalité.

DB : Qui est très laid !

K : Oui.

DB : Comme la sensation est désagréable. …

K : Et voyant cela, j’imagine un meilleur état. Cela ne fait-il pas partie du désir ?

DB : C’est un désir intense d’un état imaginaire…

K : Ou est-ce la perception ?

DB : La perception ? Comment ça ?

K : Je perçois la pourriture et la corruption, ou le malaise de cette société : je le vois ! C’est cette perception qui me motive, et non mon désir de changer la société. Ma perception me dit : c’est moche ! Et cette même perception est l’action du mouvement pour la changer. Je ne sais pas si je suis clair ?

DB : Oui, mais dans cette perception, il y a le désir de la changer.

K : Y a-t-il un désir ?

DB : Vous voyez, c’est ce que le désir implique… Je veux dire que si vous revenez à la racine de ce mot, il signifie quelque chose qui manque – il y a un désir ardent pour quelque chose qui manque…

K : Ou, monsieur, je perçois et comme nous l’avons dit, cette même perception est action. La perception de la société telle qu’elle est, – elle est laide – utilisons ce mot pour le moment, et cette perception même exige une action !

DB : Oui, mais nous ne pouvons pas agir immédiatement…

K : Non, mais la perception formulera les actions qui peuvent être entreprises.

DB : Et cela vient en y réfléchissant…

K : Oui, bien sûr !

DB : La perception formule une demande pour ou contre – par la sensation.

K : Oui, alors la perception fait-elle partie du désir ?

DB : Eh bien, je dirai non au tout début ; mais oui dès qu’elle atteint le sens de la laideur ou de la beauté. Si vous voyez l’état actuel de la société sans le sens de laideur ou de beauté…

K : Non, la perception est action. La laideur de la société est perçue et cette perception – je n’utiliserais pas le mot laideur parce que nous devrions alors examiner le conflit, etc. La perception est la racine de l’action, et cette action satisfait les exigences du temps et tout le reste. Mais où, là-dedans, le désir entre-t-il en jeu ? Je ne vois pas…

DB : Eh bien, mais il semble qu’il entre en jeu, n’est-ce pas ?

K : En ce qui me concerne, il n’entre pas…

DB : Pourquoi dites-vous cela ? Je veux dire, que diriez-vous à ceux qui veulent changer la société ?

K : Je dirais : est-ce votre perception qui agit, ou vos préjugés contre ?

DB : Mais c’est toujours le désir, n’est-ce pas ?

K : C’est un désir. La perception fait-elle partie du désir ?

DB : Je ne pense pas qu’elle le soit… Mais vous avez souvent dit que la perception contactait la sensation et que la sensation donnait naissance au désir…

K : Oui, c’est tout à fait vrai, mais une fois qu’il y a perception, par où le désir entre-t-il en jeu dans la réalisation de cette perception ?

DB : Eh bien, en principe, si vous pouviez l’exécuter immédiatement, il n’y aurait pas besoin de désir…

K : Oui, bien sûr ; c’est une chose… Mais je ne peux pas l’exécuter immédiatement.

DB : Oui, et alors quelque chose manque : ça devrait être ainsi, mais… je ne peux le réaliser immédiatement.

Dr Parchure : Monsieur, le désir est en fin de compte une force motivatrice…

K : Je n’accepte pas que le désir soit ultimement le motif de la perception ! Vous percevez que la société est pourrie. Disons que le fait est perçu. Dans cette perception du fait… par où donc entre le désir ?

DB : Mais nous devons découvrir pourquoi il entre en jeu…

K : C’est ça !

DB : Si je perçois quelque chose de très simple – comme une pomme que j’aimerais manger, alors je la mange et il n’y a pas ce problème de désir. D’un autre côté, si je ne peux avoir la pomme, alors le problème du désir peut arriver – je ne dis pas que c’est bien ou mal, mais supposons que je vois quelque chose que je ne peux avoir immédiatement, ou que je ne sais comment avoir…

K : Oui… ?

DB : Et alors le désir peut surgir, bien que ce ne soit pas nécessaire…

K : Il peut surgir, parce que je veux cette pomme. Donc, c’est une chose, mais je perçois la réalité de la société et je me demande : où est-ce que le désir entre en jeu ?

DB : Si vous agissez, le désir n’entre pas en jeu, mais vous pouvez avoir l’impression de ne pas savoir comment agir…

K : Je ne sais peut-être pas comment agir, donc je vais consulter, discuter…

DB : Mais vous pourriez alors vous décourager, vous voyez ?

K : Ah ! Ma perception est si claire – elle ne peut être découragée…

DB : C’est peut-être vrai, mais je décris ce qui se passe généralement : je perçois la fausseté et la pourriture de la société et je réfléchis à la manière de la changer, je parle aux gens et après un certain temps, je commence à voir qu’elle ne changera pas si facilement…

K : Tout à fait, tout à fait…

DB : Et à un moment donné, je pourrai sentir que ce n’est peut-être pas possible du tout. Mais déjà, un désir ardent peut surgir pour la changer, néanmoins…

K : Non. Si je vois que le changement n’est pas possible, alors c’est terminé !

DB : C’est terminé, oui, mais alors pourquoi les gens ne l’acceptent-ils pas ? Vous voyez, je ne fais que décrire l’expérience générale : en voyant que ce n’est pas possible, il y a toujours le désir de changer…

K : Oui, le désir de ce qui n’est pas possible…

DB : C’est le genre de désir qui est toujours contrecarré et qui crée tous ces problèmes

K : Oui, oui…

DB : D’un autre côté, je ne peux accepter que la société continue dans sa fausseté à jamais…

K : Bien sûr ! Mais je ne vois toujours pas le lien entre le désir et la perception !

DB : Eh bien, il n’y en a peut-être pas… mais alors, pourquoi semble-t-il y en avoir un ?

K : Est-ce la perception qui les conduit, ou bien ils n’ont rien perçu et c’est seulement le désir qui les conduit ?

DB : Eh bien, il se peut que leur perception soit née du désir – ou de ce qu’ils pensent être une perception…

K : Oui…

DB : Mais alors la question est : d’où vient le désir ?

K : Oh, c’est une autre histoire…

DB : Je veux dire, c’est quelque chose de mystérieux : pourquoi le désir devrait-il être là ?

K : Non, je vois cette voiture, j’aimerais la posséder – j’associe cette voiture au plaisir …

DB : Mais ne serait-il pas possible qu’à une certaine étape la perception échappe au plaisir ? Vous voyez, si vous voulez posséder la voiture, alors il n’y a pas de problème, à moins que cela ne devienne un désir intense qui vous anime. Mais vous pourriez aussi dire : j’aimerais posséder cette voiture, mais si ce n’est pas possible, alors je ne…

K : Ah, je vois… Alors il n’y a pas de problème !

DB : Pas de problème, mais vous voyez, c’est ce que l’on entend généralement par désir : désirer ce que vous ne pouvez pas obtenir – et si vous ne pouvez pas l’obtenir, vous continuerez à le désirer…

K : A-ha ! Je ne fonctionne pas comme ça !

DB : Oui, mais nous avons encore à comprendre cette fonction puisqu’elle semble être générale…

K : C’est la fonction générale, je suis d’accord.

DB : Tout d’abord, il n’est pas clair pourquoi il devrait être là – ce n’est pas clair pour moi, en tout cas…

K : Lequel est le désir…

DB : Le désir, oui… Je veux dire, rationnellement il n’a pas de raison d’être, mais autant qu’on puisse voir, il est toujours là et il est très puissant partout dans le monde…

K : Le désir est-il basé sur la sensation ?

DB : C’est ce que nous explorons – je pense que ce n’est pas entièrement basé sur la sensation…

K : Sensation, imagination… Un plaisir imaginaire que l’on va avoir…

DB : Oui, je pense que c’est basé sur l’imagination – pas nécessairement de plaisir, mais aussi de beauté, de ce qui est bon… Vous voyez, presque toutes les choses qui manquent sont imaginaires ; et cela donne une énergie énorme – vous voyez, les gens désirent généralement ce qui est beau. Et en fait, regardons des choses comme l’or ou les pierres précieuses, qui ont très peu de valeur en elles-mêmes, mais les gens y sont attachés en raison de leur beauté éternelle – et donc ils sont prêts à faire n’importe quoi pour en avoir…

K : C’est la même chose que le désir de pouvoir, ou de n’importe quoi… Comment cela se produit-il ? Est-ce cela ?

DB : Oui, comment se produit-il et quelle en est la signification ?

K : Comment cela se produit ? Je vous vois conduire une grosse voiture, ou vous êtes un politicien dans une grande position – et j’aime ça, je veux ça…

DB : Oui, mais ce n’est pas clair, pourquoi je vais aussi loin…

K : Cela me fait énormément plaisir…

DB : Oui, mais alors, pourquoi je veux du plaisir – à moins qu’il n’y ait déjà une énorme confusion de valeurs

K : Ou… le plaisir est la seule chose que je connaisse ; je vis une vie tellement superficielle, et c’est la seule chose que je connaisse…

DB : Mais je sais beaucoup d’autres choses…

K : Je mène une vie tellement superficielle – mon éducation est superficielle et le plaisir est superficiel… Et donc, j’en brûle d’envie !

DB : Mais si l’on sent que ce n’est pas superficiel, alors c’est quelque chose qui vaut la peine de s’y efforcer… Je veux dire, cela doit au moins paraître non superficiel, ou bien ça ne vaut pas la peine de s’y attarder…

K : Bien sûr, si je reconnais que le plaisir est superficiel, je n’y aspirerai plus.

DB : Oui, mais d’une certaine manière, il y a le sentiment que le plaisir est quelque chose d’autre, quelque chose de très significatif, de très profond…

K : Le plaisir est-il profond ?

DB : Non, bien qu’il puisse paraître ainsi…

K : Bien sûr, il peut paraître, mais est-ce vraiment le cas ?

DB : Ce n’est pas le cas, mais vous voyez, pourquoi cela paraît ainsi ?

K : Pourquoi suis-je leurré en pensant que le plaisir est très profond ?

DB : Oui …

K : Qu’en pensez-vous ?

Dr P : L’élément le plus durable du plaisir est l’exigence de sa propre continuité dans la sensation de…

K : Monsieur, le plaisir est-il un des facteurs permettant de cacher mon vide ?

DB : C’est peut-être vrai, mais je pense que le plaisir contribue à créer l’impression d’une vie pleine et harmonieuse…

K : Ah, je vois, le plaisir est-il associé à la beauté ?

DB : Je pense que c’est le cas : en général, les gens s’attendent à ce que le plaisir leur procure de belles expériences…

K : Je comprends cela ; je vois quelque chose de très beau – où donc surgit le plaisir ? J’aimerais que ça m’appartienne, j’aimerai le posséder…

DB : J’aime l’avoir pour toujours, j’aimerais que cette expérience soit répétée d’une manière ou d’une autre, pas nécessairement pour la posséder mais pour la regarder à jamais…

K : Oui… pour être là. Pourquoi est-ce que je fais cela ?

DB : De peur qu’intérieurement je sois plus pauvre sans cela ?

K : Est-ce parce qu’en moi-même je ne suis pas beau ?

DB : Cela peut en faire partie… Ce sentiment de ne pas avoir de contact avec la beauté en moi et donc de vouloir quelque chose…

K : Alors, la beauté est-elle là au dehors – et donc je la veux ?

DB : Oui, même dans le dictionnaire, il est dit que la beauté n’est pas seulement dans la qualité de la chose mais qu’elle est aussi en soi-même – elles sont la même chose : la qualité de la chose et la qualité de la sensation – et dans un certain sens, il n’y a pas de division entre l’observateur et l’observé… Je veux dire que cette idée est reconnue dans le dictionnaire – que cela appartient à la fois à l’observateur et à l’observé…

K : Oui…

DB : Mais la façon dont je vois les choses est la suivante : supposons que je n’aie aucun contact avec une chose, en la voyant, je crée de la beauté en moi… Et quand la chose n’est plus là, je retourne dans mon état précédent et je recommence à désirer cette expérience…

K : Oui… Alors, quel est le problème, monsieur ?

DB : Eh bien, je pense que la question est vraiment de comprendre ce processus du désir – car sans le comprendre, la confusion de la pensée ne finira jamais… Je veux dire que nous pouvons être d’un côté ou de l’autre du désir – comme nous l’avons discuté – parfois le désir peut être du côté du sentiment et d’autres fois du côté de la vérité et de la réalité… et une fois que cette confusion survient, elle conduit l’esprit tout entier dans le « faux ».

K : Diriez-vous que le désir se situe dans le domaine de la réalité ?

DB : Oui, c’est dans le domaine de la réalité, mais parfois il semble se diviser. En d’autres termes, une fois que le désir est dans le sentiment, une fois que cette confusion survient, elle conduit tout l’esprit dans la fausseté.

K : Puis-je désirer la vérité ?

DB : Vous voyez, il est accepté dans la structure générale de la langue que vous pouvez désirer la beauté, ou la bonté de la vérité – Je comprends que vous remettez cela en cause.

K : Oui, je remets cela en cause… La beauté est-elle du domaine de la réalité ?

DB : …Ou le Bien est-il dans le domaine de la réalité ? Je dois dire que la plupart des gens les considèrent comme des synonymes… En latin, ils ont la même racine : bene et beatus – qui signifie aussi béni…

K : Comme nous l’avons dit : la Beauté, la Vérité et la Bonté/Vertu : sont-elles dans le domaine de la réalité ? Sont-elles créées par la pensée et sont-elles des choses que j’aimerais bien obtenir ou atteindre ?

DB : Si c’était dans le domaine de la pensée, alors j’aurais raisonnablement envie de les acquérir – mais je ne sais pas exactement où les chercher parce que j’en suis séparé.

K : Et est-ce que « le bien, la beauté et l’amour » sont dans le domaine de la réalité ?

DB : Non, c’est quelque chose dont nous avons discuté – cela va de pair avec la Création…

K : Maintenant, le désir est dans le champ de la réalité…

DB : C’est un mouvement dans le domaine de la réalité mais c’est un mouvement qui peut se projeter en dehors du domaine de la réalité – ce qui est presque impossible puisque ce qui est projeté par un tel désir ne peut jamais être satisfait…

K : Ce qui est projeté fait partie de la réalité… Mais on ne le reconnaît pas !

DB : C’est vrai, mais en même temps, il y a aussi le sentiment que ce n’est pas tout, car même si vous avez réussi, il y a toujours le sentiment que ce n’est pas tout ce qu’on voulait…

K : Mais quand ceci est dit, c’est toujours là !

DB : Je sais, c’est une contradiction – le champ de la réalité est divisé en deux : la partie que vous avez et la partie que vous n’avez pas…

K : Mais c’est toujours dans le domaine de la réalité.

DB : Oui…

K : Alors, le bien est-il dans le domaine de la réalité ?

DB : Non, je pense qu’il est clair qu’il n’y est pas…

K : De toute évidence, non ! C’est pourquoi désirer la Beauté, comme c’est dans le domaine de la réalité, est un mouvement de la pensée – projetant la Beauté et la désirant.

DB : Oui, ou du moins se souvenir de la beauté telle qu’elle est perçue et désirer la perpétuer, ou trouver une nouvelle…

K : Alors peut-on dire : qu’est-ce que la Beauté qui n’est pas dans le champ de la réalité ? qu’est-ce que la Bonté qui n’est pas dans le champ de la réalité ?

Dr P : Ne diriez-vous pas qu’il y a de la bonté dans le domaine de la réalité ?

K : Bien sûr qu’il y en a, mais nous parlons de la bonté qui n’est pas induite par la pensée… Je peux m’inciter à être bon, je peux cultiver, pratiquer la « bonté », mais ce n’est pas la « bonté » de la vérité !

DB : La bonté peut agir dans le domaine de la réalité, mais je suis un peu perplexe face à la beauté – qui est, d’une certaine manière, plutôt mystérieuse… si vous dites qu’il y a un bel objet dans le domaine de la réalité comme un arbre. Mais ce n’est pas la Beauté – comme la Beauté est l’essence qui n’est pas dans le champ de la réalité …

K : Je dirais que la Beauté n’est pas dans le domaine de la réalité.

DB : Oui, mais maintenant l’arbre est dans le champ de la réalité…

K : L’arbre est ; il est !

DB : Oui, mais ce point doit être clarifié car dans l’usage courant du langage, on dit que l’arbre est réel…

K : Tout à fait, tout à fait …

DB : Un bûcheron le traiterait donc comme une réalité…

K : Je pense que ce qui est est beau.

DB : Oui, mais il semble que nous soyons confrontés à une difficulté de langage : l’arbre est ce qui est mais… il n’est pas réel ?

K : Vous dites : nous acceptons l’arbre comme faisant partie de la réalité, mais nous disons que ce qui est c’est la vérité ; et moi, en regardant l’arbre, je l’amène dans le champ de la réalité en y pensant…

DB : Et aussi en y agissant comme une chose réelle…

K : Bien sûr, comme le menuisier… Laissez-moi être clair : nous avons dit que la Bonté n’est pas dans le domaine de la réalité…

DB : Elle peut agir là, mais son essence n’est pas dans le domaine de la réalité.

K : Son essence n’est pas dans le domaine de la réalité. Les bonnes œuvres, le bon comportement, le bon goût, la bonne nourriture, les bonnes pensées – tout cela est dans le domaine de la réalité. Mais la Bonté – son essence – n’est pas dans le domaine de la réalité. Ce papier peint, créé par la pensée, est très beau – les couleurs, les oiseaux, le motif entier du mouvement sur le papier peint est beau ; il est créé par la pensée et donc il est dans le monde de la réalité…

DB : Oui, et beaucoup d’idées peuvent être belles…

K : Bien sûr, beaucoup d’idées et tout le reste… Alors, où se trouve le désir…

DB : Mais nous n’en avons pas fini avec la Beauté… Nous avons dit que l’arbre est beau…

K : Ce qui est est beau.

DB : Et nous avons dit que le papier peint est aussi beau…

K : C’est tout à fait différent, je le vois…

DB : Comment faire pour que ce soit clair ? Vous voyez, même ce qui est créé par la pensée est aussi ce qui est. Maintenant lequel est ? Est-ce juste une question de langue ?

K : Ah, je vois… Allez-y doucement. Ce qui est créé par la pensée – comme la voiture ou le papier peint…

DB : Et qui peut être beau…

K : Il y a une différence entre ce qui est créé par la pensée – qui peut être bon et beau comme les bonnes idées, la bonne nourriture, les bons vêtements –, et nous disons que, parce que cette « bonté » est créée par la pensée, elle se trouve dans le domaine de la réalité. Maintenant, quelle est la différence entre le mouvement des oiseaux et le mouvement de l’arbre ? Les deux font partie du monde de la réalité et les deux sont destructibles comme l’est l’arbre… Les deux sont beaux comme l’est cet arbre dans le champ et nous disons : il est.

DB : Maintenant, sommes-nous en train de discuter de leur actualité ?

K : C’est aussi actuel…

DB : C’est donc ce que vous entendez par le mot est ?

K : Oui, les deux sont actuels…

DB : Oui, et donc les deux ont leur propre activité…

K : Les deux sont une actualité. Et nous disons : La beauté n’est pas dans le domaine de la réalité.

DB : Oui, mais est-ce dans le domaine de l’actualité ?

K : La beauté est actuelle mais nous disons : la beauté – son essence – n’est pas dans le domaine de la réalité.

DB : Bien qu’elle puisse agir dans le domaine de la réalité ?

K : Oui, elle pourrait agir… Maintenant, quelle est la différence, monsieur, entre ces deux actualités – l’un étant dans le domaine de la réalité et l’autre qui n’est pas dans ce domaine ? Y a-t-il une actualité dans le domaine de la vérité ?

DB : Nous disions que la vérité agit, mais nous soulevions la question de savoir s’il y a une actualité dans l’Essence ?

K : Les deux sont des actualités…

DB : Oui, mais elles sont d’un ordre différent d’actualité, ou de deux types d’actualité différents ? Vous voyez, le papier peint a été créé par la pensée humaine, bien qu’il ait une sorte d’actualité – le vrai papier dont il est fait.

K : Oui, mais ce papier peint et l’arbre sont pareils… Alors pourquoi disons-nous que la vérité n’est pas dans le champ de la réalité ?

DB : Eh bien, je pense que cela revient à la façon dont nous utilisons les mots – nous avons dit que « réel » signifie être une « chose » – ce à quoi nous pensons – alors que la « vérité » n’est pas conditionnée – c’est rien/non-chose [no-thing].

K : Oui, « non-chose ».

DB : Comme la Beauté n’est rien (non-chose), de même la Bonté n’est rien (non-chose )…

K : C’est vrai !

DB : Mais elles sont actuelles – c’est ce que nous sous-entendons, n’est-ce pas ?

K : Allons-y doucement… Si c’est rien/non-chose, y a-t-il une actualité ?

DB : Vous voyez, c’est la question… Lors de la conférence avec les scientifiques, vous avez mentionné une sorte d’énergie qui était autonome, non contradictoire, une énergie autonome qui est plutôt cosmique…

K : Oui…

DB : Et dont on pourrait dire que c’est l’énergie de ce qui est… c’est ce que vous voulez dire ?

K : C’est pourquoi nous devons l’aborder soigneusement !

DB : Oui… Vous l’avez mentionné à plusieurs reprises, mais en physique aussi, il y a cette idée qu’il y a de l’énergie dans l’espace vide…

K : Oui, je suis d’accord, et qui est ordonné !

DB : En ordre, je suis d’accord, en parfait ordre …

K : Monsieur, la réalité c’est les choses.

DB : La totalité de toutes les choses…

K : Et la vérité n’est rien/non-chose. Maintenant, les choses de la réalité créent leur propre énergie…

DB : Une énergie de type limité ?

K : Oui, et le rien/non-une-chose est illimité…

DB : Et vous sous-entendez que cette énergie illimitée est autonome et ne dépend donc de rien ?

K : Oui, elle est indépendante ; ceci dépend, l’autre non !

DB : Oui, la chose dépend en fin de compte de cela…

K : C’est vrai, c’est pourquoi j’ai dit que nous pourrions être pris dans le piège de supposer que Dieu est en nous, que cette énergie intelligente suprême est présente dans l’homme.

DB : Mais l’homme en dépend…

K : Si on n’en dépend pas, cela signifie-t-il que l’on devient malfaisant ?

DB : Essayons de le formuler autrement : tout est lié à la question de savoir si l’énergie de la pensée est une chose, ou bien s’il y a une énergie plus profonde qui a été mal utilisée… ?

K : Oui, nous en avons parlé !

DB : Oui, mais nous n’avons jamais vraiment réglé la question…

K : Oui, nous n’avons jamais résolu le problème…

DB : Je pense que c’est un peu comme demander : Y a-t-il une seule énergie qui produit à la fois le vide et les choses ou y a-t-il deux énergies ?

K : Nous discutons juste s’il n’y a qu’une seule énergie qui est mal utilisée dans le champ de la réalité et cette même énergie est « non-chose » [Long Silence…] Le non-chose étant l’énergie de la mort ! N’est-ce pas, Monsieur ?

DB : Exact…

K : J’hésite à faire cette proposition : je pense que cette énergie née du rien/non-chose, est différente de l’autre…

DB : Oui, mais n’y a-t-il pas d’interaction ?

K : Je pense qu’il y a une connexion à sens unique, c’est-à-dire du rien aux choses mais pas des choses au rien. Maintenant, je veux aborder cette question avec beaucoup d’attention : l’énergie du rien/non-chose est-elle différente de l’énergie de la chose ? Pour l’instant, je vois qu’elle est différente – dans le sens d’être dissemblable.

DB : Oui, c’est un des sens de dissemblable, mais cela permet quand même une relation à sens unique.

K : Ou bien les deux sont identiques dans le domaine de la réalité et donc mal utilisées et tout le reste… L’autre énergie n’est pas limitée.

DB : Eh bien, essayons de le dire de cette façon : il y a une seule énergie qui inclut le fini, plutôt que dire qu’ils sont deux : l’énergie infinie inclut l’énergie finie, mais n’exclut pas l’autre ; c’est une proposition…

K : Oui, c’est une proposition, et l’autre proposition est qu’il n’y a pas de relation entre la chose et le…

DB : Oui, mais c’est la même chose que la première proposition : l’infini inclut le fini, mais pas l’inverse.

K : Je vois les choses différemment : le vide/non-chose est la mort – comme nous l’avons dit – ce qui signifie la fin totale, n’est-ce pas, monsieur ? Dans le monde de la réalité, la pensée n’a jamais de fin – n’est-ce pas, monsieur ? La pensée crée sa propre énergie, hmm ? Ou bien les deux sont-elles identiques, l’une dégénère – la source d’eau est polluée dans le domaine de la réalité, mais c’est la même eau que l’énergie de la vérité.

DB : A-ha !

K : Est-ce bien ça ? Vous en faites un mauvais usage et quelqu’un d’autre n’en fait pas un mauvais usage ! C’est un point de vue, ou bien l’énergie de cette source du rien/vide est totalement différente, dissemblable ? Disons-le ainsi : du champ de la réalité peut-il y avoir un mouvement vers la vérité ?

DB : Non…

K : Pourquoi ?

DB : Parce que le champ de la réalité est conditionné, comme étant fait de choses…

K : Donc, comme la vérité n’a pas de lien avec le champ de la réalité…

DB : Mais, il y a toujours une connexion à sens unique… ?

K : Une connexion à sens unique, oui … mais pas une relation interactive.

DB : Pas une connexion mutuelle… Peut-être pourriez-vous dire que la vérité agit dans le monde de la réalité par la mort – comme dans le fait de mettre fin au faux ?

K : Oui, nous revenons donc à la même chose : la pensée peut être terminée. On peut voir cela… alors est-ce que la fin de la pensée est la même chose que le non-une-chose ? Non Monsieur… je pense que les deux énergies sont totalement différentes.

DB : Comment…

K : L’énergie du rien/non-chose est totalement différente de l’autre.

DB : Mais alors, vous n’avez pas expliqué pourquoi il peut y avoir une relation dans laquelle l’énergie du rien/néant peut agir dans le domaine de la réalité…

K : Elle peut opérer parce qu’elle est tout !

DB : Que voulez-vous dire par être tout ?

K : Parce que dans le vide/néant [no-thingness]… on doit être très prudent ici… Nous disons que le rien/néant signifie la fin – c’est-à-dire pas-une-chose ! Dans le monde de la réalité, finir signifie la continuation modifiée de la pensée. Ceci n’a pas de continuité, cela a une continuité…

DB : Dans le monde de la réalité.

K : Ceci n’a pas de mouvement dans le temps, cela a un mouvement dans le temps. S’agit-il du même mouvement ?

DB : Le petit mouvement est contenu dans le grand.

K : C’est ça !

DB : Lors de la conférence avec les scientifiques, vous avez utilisé l’analogie d’une petite zone dans un grand espace ; peut-être pouvons-nous considérer le temps de cette façon ?

K : Disons-le ainsi, monsieur : Dans le domaine de la réalité, l’amour a un sens très précis : la jalousie et tout ça…

DB : Mais l’amour peut agir dans le domaine de la réalité de manière claire, vous voyez ?

K : L’amour peut agir dans le domaine de la réalité, mais l’amour dans le champ de la réalité n’est pas l’amour.

DB : C’est le désir.

K : Ainsi, l’amour qui vient du vide/non-chose peut agir dans le monde de la réalité. Mais ceci ne peut jamais être pollué dans le domaine de la réalité. C’est donc quelque chose de tout à fait original !

DB : Hmm…

K : Monsieur, peut-on l’exprimer autrement ? Nous disons que la mort est la fin ; il y a ce mouvement qui n’a pas de fin et nous avons dit que cette mort intérieure est la fin de tout – de chaque chose ! Il n’y a pas de relation entre les deux ! J’aimerais penser que je peux utiliser le Monde de la Vérité dans le domaine de la réalité.

DB : Tout ce que nous avons dit jusqu’à présent, c’est que la vérité agit dans la réalité…

K : Est-ce le cas ? Le peut-elle ? Le rien/pas-une-chose – qui n’a pas de mouvement … Comment le rien/pas-une-chose peut-il agir dans la réalité ? La réalité est une chose…

DB : Vous voyez, il y a une autre vue selon laquelle, dans le monde de la réalité, la chose semble seulement être solide…

K : Monsieur, pourrions-nous reformuler ainsi : un esprit qui ne vit pas dans le monde de la mesure, peut-il opérer dans le monde de la mesure ?

DB : Mais qu’est-ce qui opère alors ?

K : Seulement la mesure !

DB : Dans le monde de la mesure… Supposons maintenant que je fasse une mesure et que je vois qu’elle est fausse.

K : Alors je peux la corriger !

DB : Oui, mais avant de pouvoir le faire, je dois voir que c’est faux… N’est-ce pas là l’opération de la vérité ?

K : Ah, non ; parce que je peux mesurer la table et voir qu’elle ne rentre pas dans la pièce…

DB : Si l’esprit fonctionne clairement, je pourrais voir, mais s’il est confus, je ne verrai peut-être pas…

K : Si je mesure correctement, je l’aurai correctement. Mais c’est encore dans le monde de la mesure !

DB : Ainsi, la mesure n’opère que dans le domaine du mesurable… Mais il est important que la pensée soit claire et exempte de toute confusion ou fausseté. Quelle est la différence entre l’esprit dans lequel la pensée est fausse et l’esprit dans lequel la pensée n’est pas fausse ?

K : La fausseté ne peut-elle pas être vue dans le monde de la réalité ?

DB : C’est plutôt la vérité à propos d’elle que l’on peut voir… La vérité du monde de la réalité et sa fausseté.

K : Oui, oui… Monsieur, pouvons-nous le dire de cette façon – le monde de la réalité c’est la mesure, et cette mesure peut être fausse ou correcte… Maintenant, dans le rien/non-chose il n’y a pas de mesure ! Quelle est la relation entre les deux ? Là il y a mesure, l’autre n’en a pas…

DB : Oui, mais qu’est-ce qui voit que la mesure est fausse ? Vous voyez, si elle est fausse, elle manifeste des contradictions – maintenant, qu’est-ce qui voit la contradiction ?

K : La douleur !

DB : Oui, mais ça ne fonctionne pas toujours… Vous voyez, la pensée n’a pas de critères internes qui garantissent l’exactitude de la mesure… Quelque chose au-delà est nécessaire !

K : Tout à fait… Mais si ma mesure est incorrecte, il y a une perturbation…

DB : Oui, mais alors je pourrais supprimer la conscience de cette perturbation…

K : Oui, mais c’est toujours dans ce domaine !

DB : Mais qu’est-ce qui perçoit cette perturbation ?

K : Je perçois que je suis perturbé !

DB : Oui, mais beaucoup de gens ne le perçoivent pas…

K : Parce qu’ils sont insensibles ; ils ne sont pas attentifs, ils ne sont pas conscients… Mais la douleur de cette contradiction est toujours là !

DB : Oui, mais alors, pourquoi n’en sont-ils pas conscients ?

K : En raison de mon éducation… je peux vous donner dix raisons différentes…

Dr P : Il se peut que le vide n’a pas d’attachement…

K : Tenons nous à ceci : il n’y a pas de mesure dans le vide/néant ; il y a une mesure dans le domaine de la réalité, fausse ou correcte. Et le Dr Bohm dit : qui est l’entité qui perçoit la fausseté ? C’est le même esprit qui a mesuré !

DB : Oui, mais alors ça pas de sens car l’étape suivante peut être fausse…

K : Bien sûr…

DB : Mais il semble y avoir un sens à tout cela, parce que…

K : Parce que ça convient, c’est pratique, etc., mais ça reste…

DB : Mais dans ce domaine, il n’y a aucun moyen de garantir la pure exactitude…

K : D’accord.

DB : Nous pouvons maintenant voir que chez certaines personnes, il peut y avoir plus ou moins d’aptitudes… Il me semble qu’il doit y avoir une certaine perception au-delà de ce domaine…

K : Vous pouvez seulement dire qu’il y a une autre perception quand il y a ce vide/néant ! Ce vide/néant est-il une structure verbale ou le monde de la vérité ? Si c’est une structure verbale, une théorie, une hypothèse et tout ce genre de choses… alors c’est toujours dans le monde de la réalité…

Ici, il n’y a pas d’entrée pour la pensée… C’est donc rien ! Et nous disions : y a-t-il une relation entre les deux ? C’est le point central que nous essayons de découvrir. Maintenant, il n’y a pas de relation entre ceci et cela, mais je fais un effort, une lutte pour arriver à imaginer que j’aie une relation avec cela – c’est le désir. Et pourquoi est-ce que je fais cela ? Parce que je veux quelque chose qui soit permanent, qui ne puisse jamais être blessé… Alors je projette – comme une idée, comme une imagination ou comme un espoir qu’il y ait cela. Quand je projette de ceci à cela, quelle que soit la projection, c’est irréel, imaginaire, c’est une fantaisie ! Maintenant, s’il y a vraiment ce vide/néant, quel est le lien entre les deux ? C’est seulement en mourant à la réalité, qu’il y a le vide/néant ! Ce qui veut dire, mourir à toutes les choses que la pensée a créées. Ce qui veut dire mourir à toutes les choses de la mesure, au mouvement du temps…

Je ne sais rien de ce vide/néant ! Je ne peux même pas l’imaginer – je ne sais tout simplement pas ce que c’est ! Je ne m’en préoccupe même pas… mais je ne m’occupe que de « ceci » car c’est là où je vis… et là je suis toujours pris entre la fausse mesure et la bonne mesure. Ou bien je poursuis l’un et je rejette l’autre, mais c’est toujours là.

Et est-ce que je vois cela totalement ? – que le désir n’a pas de fin, que l’espoir n’a pas de fin, que la lutte n’a pas de fin si je vis ici… Je ferme mes yeux sur toutes vos inventions, etc. ; mon désir central est de voir tout cela !

DB : Oui, mais si c’est toujours un désir, c’est toujours ça…!

K : Mon espoir, mon désir ardent pour cela… Mais, je continue à utiliser la pensée, donc je suis toujours pris au piège. Alors vous me dites de mettre fin à la pensée – je peux y mettre fin ! Mais est-ce que cette fin est différente de tout cela ?

DB : Que voulez-vous dire, quelle est la différence ?

K : Je peux y mettre fin par la persuasion, par la pratique…

DB : Mais ce n’est pas y mettre fin… ?

K : Bien sûr, mais je peux sentir que j’y ai mis fin ! Donc vous seriez encore là. Y a-t-il ici une fin sans motif ?

DB : Il semble que vous ayez introduit le vide/néant implicitement en disant : sans motif…

K : Oui… donc si je vois la chose complètement, il y a une fin… Alors, c’est ça ! Alors, c’est le rien ! Mais je pense qu’il y avait une mauvaise question de ma part : « Y a-t-il une relation entre les deux ? ». Je ne la poserai même pas parce que je ne connais que ceci. Toute mon énergie est limitée à ce qui est corrompu, déformé, pathologique… Et voilà cet homme qui dit qu’il y a un vide/néant/non-chose… Il le dit simplement, il ne fait pas de lien entre « ceci » et « cela ». Il dit : Il y a le vide/néant. Comment le saisir ? Il ne dit pas : Dans ce vide/néant, tout est – parce qu’il voit le danger. Je ne lui donnerai rien.

Et l’homme dit : « À quoi cela sert-il ? » Si ce n’est pas commercialisable, si ça ne soulage pas ma douleur, mon angoisse… Gardez-le pour vous ! »

Mais pour quelqu’un qui vit dans le domaine de la réalité, cette déclaration signifie quelque chose. Je vais m’en tenir à cela !

DB : Donc, en gros, vous dites que nous devons aborder cette question avec le sentiment que nous avons saisi faussement quelque chose – parce que tout ce que vous pouvez dire à son propos est toujours dans le domaine de la réalité…

K : Bien, Monsieur. L’énergie du vide/néant est tout à fait différente de l’énergie de ceci, mais il dit ne vous en préoccupez pas, il suffit de regarder ceci et de s’en sortir ! N’essayez pas de faire entrer le Cosmos dans le limité…

DB : Mais vous l’avez amené dans la discussion avec les scientifiques …

K : Je l’ai amené parce que je voulais qu’ils sachent que « quelque chose » existait au-delà de ces maudites petites choses…

Vous venez et dites : Regardez, il y a un état de vide/rien. Vous dites cela, et c’est extrêmement vrai pour vous – cela signifie mourir, pas-une-chose dans son esprit. Et j’ai le sentiment – parce qu’il l’a dit avec tant de passion – que c’est vrai – parce que sa présence même, sa parole même, possède cela… Et si je voulais le tirer dans cette voie, il dirait : Allez au diable ! Vous ne pouvez pas le faire ! Autrement, nous sommes pris dans l’ancien piège : Dieu est ici…

Est-ce que cela répond à votre question initiale, Monsieur ? Que la beauté, la bonté, la vérité – la pureté de tout cela – sont ici ? Je pense que c’est vrai.

DB : Je pense qu’on s’attend à ce qu’un homme qui vit dans le vide/néant ne produise pas et n’agisse pas de manière maléfique.

K : Vous voyez, c’est une mauvaise question…

DB : Oui, mais nous devons nous pencher sur cette question car elle est présente dans notre tradition culturelle partout dans le monde – qu’un homme qui agit à partir du vide/néant ou de Dieu… ne ferait pas de mauvaises choses…

K : Monsieur, il y a dans le monde hindou et le monde juif, le sans nom – et je vis ici et je Le nomme tout le temps. Et Il ne reconnaît même pas le nom ! Je pense que c’est vrai, donc ma seule préoccupation est de créer de l’ordre ici. Est-ce que je vois la totalité de cela ? Et si je la vois, je suis dehors !

C’est vrai, Monsieur, ça dit la vérité – j’y tiens ! Il n’y a donc aucune relation entre les deux…

Monsieur, un homme qui fait l’expérience de la mort… Je n’utiliserai pas le mot expérience ! Un homme qui meurt – pas sous anesthésie ou parce qu’il est malade – mais il est là et il finit.

L’amour, Monsieur, l’amour qui existe dans la réalité est une chose ; ce même mot ne peut être appliqué ici – vous pouvez l’appeler Compassion ou autrement. Mais ce n’est pas le même contenu de ce mot…

DB : Vous décriviez l’amour comme le mouvement dans une relation, mais si vous n’utilisez pas le même mot… ce n’est pas clair…

K : Monsieur, le vide/néant est quelque chose d’entièrement différent – c’est pourquoi ma relation ici est un mouvement dans le temps, dans le changement, dans la décomposition d’une image et l’introduction d’une autre image et ainsi de suite…. Alors s’il n’y a plus de division entre celui qui perçoit et le perçu, quand ils sont un, vous pourrez demander : faites cela d’abord et ensuite vous pouvez répondre !

DB : C’est vrai…

K : Le Dr Bohm a escaladé l’Everest – il peut décrire la beauté de tout cela, mais… je suis toujours dans la vallée et je brûle d’envie d’avoir la vision de ce qu’il a vu. Mon désir est-il d’accéder à ça ou à la description ? Dans l’escalade actuelle, il n’y a pas de désir, mais dans l’essai de réaliser les descriptions de ce qu’il a vu, il y a désir. N’est-ce pas, Monsieur ? Je pense que ça tient debout… Nous sommes pris dans la description et non dans l’escalade proprement dite…

Devons-nous continuer ?

DB : Je pense qu’il est cinq heures et demie – une heure et demie…

K : Alors, nous ferions mieux de nous serrer les mains – dans le monde de la réalité ! [rires…]