Robert Linssen
Krishnamurti et la révolution fondamentale

L’inspiration essentielle du message de Krishnamurti résulte d’une réalité intensément vivante et créatrice s’imposant à son intériorité spirituelle. Il en a été durant plus de soixante années environ le porte parole fidèle et persévérant, écartant toute compromission avec les conditionnements de la plupart des enseignements religieux.

(Revue Être Libre, Numéro 337, Juin-Octobre 1997)

L’inspiration essentielle du message de Krishnamurti résulte d’une  réalité intensément vivante et créatrice s’imposant à son intériorité spirituelle. Il en a été durant plus de soixante années environ le porte parole fidèle et persévérant, écartant toute compromission avec les conditionnements de la plupart des enseignements religieux.

Le caractère spécifiquement « vierge » du Vivant universel et la priorité indispensable de son vécu intérieur permanent par tout sage authentique écarte toute possibilité de confusion.

Ceci entraîne la dénonciation de l’évidente erreur de la plupart des enseignements traditionnels. Et, cependant l’enseignement de Krishnamurti est profondément religieux.

Il conduit l’être humain au dépassement de ses limites apparentes par sa totale consécration à l’infinitude de ce qu’il est, en réalité sans le savoir.

Aucun rapport direct n’est possible entre la totale présence de la parfaite momentanéité d’une part, et, d’autre part, l’état habituel d’endormissement de la conscience égoïste aveuglée par l’accumulation de ses mémoires résiduelles. Celles-ci sont alourdies par la continuité apparente et la mécanicité des éléments du temps.

Telles sont les raisons pour lesquelles Krishnamurti ne cesse de formuler son rappel: « Méfiez-vous de ce qui est continu, car la continuité emprisonne. »
En bref, la plénitude du suprême est hors d’atteinte des tentatives de la pensée. Pour les intellectuels, nous voici en plein paradoxe.
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De l’endroit où nous nous situons à priori, tout est en effet paradoxal. Une telle situation nous conduit provisoirement à remettre en question la part de réalité de notre propre existence et de celle du monde. Elle nous conduit surtout à explorer et dépasser les conditionnements impliqués dans toutes les perceptions de l’ego.
C’est précisément ce qu’on fait le physicien David Bohm (1917-1992), le sémanticien Gérard Tiry et le célèbre écrivain Ken Wilber dont les vastes encyclopédies tout récemment publiées sur les rapports entre science et expérience mystique connaissent un retentissement considérable aux U.S.A.
Dés 1960, David Bohm mettait au point ses travaux sur l’importance, la nature des « variables cachées » et ses théories sur les énergies actives des informations. Ses travaux fournissaient la seule réponse aux problèmes que l’ancienne physique posait dans les fameux paradoxes Einstein, Podolsky.
Pour David Bohm, les interférences entre observateurs et phénomènes observés étaient intégrées dans l’unité prioritaire d’une essence commune qui les englobait et les dominait. C’est précisément sur le constat de leur identité de vues concernant les interférences entre « observateurs et phénomènes observés » que naquit leur amitié et leur collaboration active.
Répondant à la remise en question de la vision de l’ancienne physique sur la réalité de l’univers, David Bohm écrivait vers 1978 ces lignes: « L’ordre impliqué dans son intégralité embrasse quelque chose de hautement subtil et d’intangible. Or, c’est ce fondement subtil et impalpable que nous proposons de prendre comme base et source fondamentale d’action.
Ce qui est solide et tangible est ensuite abstrait comme un sous-ensemble qui n’est relativement indépendant et stable. » C’est à un renversement complet de la procédure habituelle: au lieu de dériver le subtil comme forme abstraite du tangible, nous dérivons le tangible comme une forme abstraite du subtil.
L’écrivain Gérard Tiry, ancien bâtonnier du barreau de Béthune, connu pour ses conférences aux U.S.A. est informé du contenu des conférences de Krishnamurti. Ses conclusions en confirment le bien fondé et englobent les enseignements du Bouddhisme, des voies non dualistes, des œuvres de Ramana Maharshi (1879-1950) de Maharaj Nisargadatta (1887-1981) et Ramesh Balsekar.
L’univers s’y trouve dématérialisé et se révèle une plénitude indivise de nature spirituelle dans laquelle le TOUT est prioritaire par rapport aux parties qui le constituent.
La réalité suprême des êtres et des choses échappe aux tentatives de la pensée. Seul, le silence mental permet à l’être humain la réalisation d’une transparence et d’une disponibilité apportant spontanément une « vision pénétrante ou holistique ».
Gérard Tiry évoque la qualité de vigilance et de présence de la conscience, son instantanéité, sa globalité. Ceci montre le bien fondé des appels constant de Krishnamurti à la réalisation d’une attention pure libérée de la pesanteur des mémoires mortes du passé. Nous lisons p.97, 98 (“L’Etre quantique et l’invisible »): « Les conditions favorables à la manifestation d’un état de conscience sont: une présence souple, globale, interne, diffuse, non mentale. Une mise à disposition qui permet de se laisser saisir; ce qui met l’accent sur un ensemble activité-passivité, qui est l’inverse de ce que nous observons en nous au moment où l’égo se saisit des choses. » Il écrit aussi: « L’homme n’est pas un être du milieu mais un être quantique qui élabore un monde macroscopique. La nourriture qui alimente ses pensées est une matière très subtil qui n’est pas très matérielle au sens où nous l’entendons habituellement. »
« Accueillir les événements, les choses, sans discrimination, sans sédimentation requiert une attention vigilante et disponible. L’essence de l’être appartient à l’océan de la vie, nous en étions sortis, nous en étions séparés et l’avons oublié. La conscience est présence immédiate au réel; il n’y a pas de signes à saisir, ceux-ci se manifestent dans notre être profond, nous sommes dans cet océan, soumis à des forces plus subtiles que celles que nous pouvons analyser. La conscience est vigilance les mystiques diraient éveil. Il ne peut y avoir de conscience sans instantanéité, sans globalité. Lorsqu’il existe une préconception, l’environnement réel de l’instant fait défaut, c’est la mémoire qui fonctionne. »
Nous retrouvons dans ces lignes l’appel fondamental de Krishnamurti évoquant l’obstacle des préconceptions mentales polluant la fraîcheur de l’instant présent en y projetant constamment l’ombre des mémoires du « connu ». Celles-ci transforment notre vie intérieure en une marche stérile allant toujours du « connu » au « connu ».
Ainsi que le déclare le physicien Eugène Wigner, prix Nobel, la conscience est la seule réalité ultime de l’univers et de chacun de nous. Il importe que nous en respections les caractères spécifiques de globalité, de liberté, de spontanéité et de présence dans notre comportement.

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L’importance exceptionnelle du vécu de la pure momentanéité du présent et du caractère unique de son intemporalité vierge résulte de l’authenticité du « lâcher prise » effectivement réalisé par les éveillés de tous les temps. Une brève exploration des processus se déroulant dans les profondeurs du monde « quantique » en révèle des éléments marqués par les autorités scientifiques tel que l’expose l’ouvrage du physicien Heinz Pagels « L’univers quantique » ou celui du physicien D. Zohar dans « Le moi quantique » ou, tout récemment les publications importantes de l’écrivain américain Ken Wilber.
Le physicien Danah Zohar nous expose de façon claire le processus essentiel de l’extraordinaire recréation quantique mettant en évidence l’intensité d’une activité de renouvellement constant se réalisant au milliardième de seconde dans la mémoire de l’univers. David Bohm en avait précédemment exposé l’essentiel dans sa « mécanique subquantique » sur les transitions virtuelles en accord avec les travaux audacieux du savant anglais Rupert Sheldrake, membre de l’académie des sciences. Tous deux ont participé à de nombreux dialogues avec Krishnamurti.
Il est paradoxal de faire référence à la science pour exposer le bien fondé de l’enseignement de Krishnamurti qui se situe bien au-delà de l’expérimentation scientifique mais les processus commentés ici se passent à la limite extrême de l’infiniment petit, proche de la frontière entre le monde phénoménal et la réalité ultime.
Il n’est pas inutile de signaler ici l’impasse dans laquelle se trouve la science pour autant qu’elle ne dépasse pas les conditionnements de l’ancienne physique newtonienne Ceci est mis en évidence par l’éminent écrivain américain John Horgan dans son livre récent, « La fin de la science » (éd. Broadway, U.S.A. 1997).
L’auteur montre, qu’en dépit de l’ampleur de ses explorations expérimentales, la nouvelle physique a atteint un niveau auquel elle se heurte à une limite inévitable. Par exemple, elle ne peut aller au delà du niveau quantique, ni au-delà des modèles de l’infiniment grand par l’utilisation de ses mesures et références actuelles. Il y a obligation de faire intervenir d’autres facteurs qui sont en dehors du mesurable.
C’est précisément ce que réalise Ken Wilber dans les publications très remarquées de ses récentes études encyclopédiques. Celles-ci révèlent l’étendue d’un savoir scientifique considérable confronté avec une connaissance expérimentale du Zen, des doctrines non-dualistes et des psychologies transpersonnelles. Dans ses ouvrages récents tels « The Eye of Spirit » (éd. Shamballa 1995) et « The marriage of sense and soul » (éd. Random 1997), il montre le caractère prioritaire de la plénitude qu’est l’état vierge fondamental.
Aux yeux de David Bohm et de la plupart des physiciens, la mémoire de l’univers située au niveau quantique est une énergie contenant des possibilités d’action. Le milieu quantique explore ces possibilités par des antennes subquantiques qui en évaluent le contenu comme si elles avaient été vraiment vécues. Le côté « virtuel » ayant été déterminé, il s’actualise sous forme d’un bilan modifiant les mémoires anciennes. Le résultat en est, au milliardième de seconde, la réalisation d’une situation unique, qui n’a jamais existé auparavant et ne sera plus jamais semblable dans l’avenir. Elle se recréera perpétuellement. Ceci montre déjà au niveau quantique l’importance et l’unicité exceptionnelle de la conscience pure dans chaque instant présent. Les images de l’égo et les mémoires résiduelles du passé, face à cette transparence, ne sont plus que les déchets inutiles d’un ancien jeu.
La compréhension profonde et le sentir intuitif de ce qui précède nous donnent la capacité de remplir notre rôle de « témoin impersonnel » de l’état « vierge ».
Nous comprenons alors la déclaration de Ramesh Balsekar: « La compréhension intellectuelle de la Vérité n’est pas réalisable. Elle ne peut que se produire spontanément. Et lorsqu’elle se produit, elle ne peut être acceptée que si l’esprit est vide du « moi » et le cœur comblé d’amour. »
Ceci élimine le côté paradoxal de la déclaration de Krishnamurti: « Mourir à soi-même est un ravissement. »
BIBLIOGRAPHIE
David Bohm, Science et Conscience, éd. Stock, 1980.
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Se libérer du connu, éd. Stock.
The flame of attention, éd. Miranda, 1983.
Pagels H., L’univers quantique, Inter-éditions, 1985.
Tiry G., Le réel et l’invisible, éd. L’Harmattan, Paris 1997.
Sheldrake, La mémoire de l’univers, éd. du Rocher, 1994.
Weber R., Dialogues with scientists and sages, Routledge/Kegan.
Wilber Ken, Sex, ecology, spirituality, éd. Shamballa U.S.A. 1991.
The eye of spirit, idem.
The synthesis of religion and science, éd. Random 1997.
Balsekar Ramesh S., From consciousness to consciousness, Advaita 1989.
Sri Nisargadatta Maharaj, The ultime medicine, Blue Dove Press, 1994.
Zohar D., Le moi quantique, éd. du Rocher, 1995.
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Au-delà du mirage de l’égo, idem.
Horgan J., The end of science, éd. Broadway U.S.A. 1997.