Michel Random
Kyudo la voie de l'arc

Entre le moment où il a pris l’arc et celui où il à tiré sa première flèche, une demi-heure au moins s’est écoulée. Durant ce temps, le maître s’est rendu étranger à tout ce qui n’était pas la pensée du tir, la concentration intérieure a opéré l’alchimie de l’unité : l’homme, l’arc, la flèche, la cible ne font plus qu’un. L’efficacité du tir à l’arc et sa fonction spirituelle résident dans l’acquisition de cette parfaite unité. C’est donc le point de concentration qui va lâcher la flèche, comme un enfant laisse tomber quelque chose de ses doigts, avec innocence et oubli : c’est le parfait non-vouloir qui a réalisé le tir, le but lui-même est atteint par surcroît.

(Revue Énergie Vitale. No 10. Mars-Avril 1982)

Assis dans la position du lotus, le maître Anzawa, le plus grand maître du tir à l’arc au Japon, décédé en février 1970, se recueille. Les bruits de la ville proche parviennent jusqu’au dojo — installé au fond de son jardin — mais lui n’entend rien. Il a fait le silence en lui. Puis, avec des gestes d’une infinie lenteur, il s’agenouille, l’arc au côté gauche, touchant terre. Ses pieds serrés dans des chaussons blancs que retient l’orteil, glissent doucement sur le plancher du dojo. Il semble que l’on assiste à quelque chorégraphie du théâtre Nô, où le moindre geste semble durer une éternité ; enfin il se lève, exécute divers mouvements, glisse en avant, dénude son épaule gauche, s’agenouille, reste immobile. Il saisit alors l’arc, place une première flèche empennée de blanc, saisit une seconde flèche qu’il tient entre ses doigts pendant qu’il tend la première, lentement l’axe de l’arc s’élève à hauteur de tête et se tourne vers la cible, brusquement comme au comble d’une tension trop longue et insoutenable, la flèche part accompagnée d’un cri aigu, bref et puissant : le Kiaï.

Un instant, le regard du maître reste fixé vers la cible, car spirituellement la flèche continue, elle est le symbole de l’énergie-même, rien ne l’arrête. « Une flèche, une vie », dit la maître Anzawa : il a 83 ans. Puis c’est une retombée lente, le point de concentration qui a lâché la flèche se dénoue, le maître revient à lui. S’il ne tire pas une seconde flèche, il glissera de la même manière au fond du dojo, déposera l’arc, le saluera en touchant le plancher du front. Un tir parfait a été vécu.

Entre le moment où il a pris l’arc et celui où il à tiré sa première flèche, une demi-heure au moins s’est écoulée. Durant ce temps, le maître s’est rendu étranger à tout ce qui n’était pas la pensée du tir, la concentration intérieure a opéré l’alchimie de l’unité : l’homme, l’arc, la flèche, la cible ne font plus qu’un. L’efficacité du tir à l’arc et sa fonction spirituelle résident dans l’acquisition de cette parfaite unité. C’est donc le point de concentration qui va lâcher la flèche, comme un enfant laisse tomber quelque chose de ses doigts, avec innocence et oubli : c’est le parfait non-vouloir qui a réalisé le tir, le but lui-même est atteint par surcroît.

La voie de l’arc

La voie de l’arc (Kyudo) n’est pas nouvelle au Japon. Les archers chinois enseignèrent au Japon, dès le XIe siècle, utilisant des arcs divers (guerre, chasse, tir à pied, tir à cheval, etc…).

Mais c’est à l’époque des clans Taira et Minamoto, dans la seconde moitié du XIIe siècle, que la « voie de l’arc » prit tout son sens. L’arc devint l’arme par excellence, au point que le guerrier se désignait comme « celui qui prend l’arc et la flèche ». De tous temps, cependant, l’arc du guerrier avait été considéré, beaucoup plus qu’une arme, comme le symbole même de l’être auquel le « guerrier » était tenu de s’identifier et par là de faire reconnaître son degré d’élévation spirituelle.

Arme essentielle de combat, l’arc et la flèche ne perdirent leur suprématie sur toutes les autres armes qu’avec l’apparition des armes à feu. Mais encore au XVIIIe siècle où l’on faisait usage des mousquets, un combat honorable ne pouvait s’ouvrir que par une pluie de flèches. Nous pouvons difficilement nous représenter aujourd’hui à quel degré de technique et de raffinement a pu être porté le tir à l’arc. Rapidement, les aspects purement techniques du Kyujutsu[1] s’ennoblirent sous la forme du Kyudo[2].

Paradoxalement, c’est surtout à l’invasion du Japon par les Mongols au XIIIe siècle que l’on doit ce fameux arc japonais. C’est en effet au cours de cette invasion que les japonais découvrirent les arcs mongols, fabriqués en partant d’une « âme » assez mince en bois souple et armée de plaques de corne sur la face interne et sur le dos. A cela venaient s’ajouter deux ou trois couches de tendons de bovidés, le tout étant collé et placé dans un moule pour que l’arc prenne sa forme définitive. Les japonais surent tirer parti de ce mode de fabrication et utilisèrent, quant à eux, le bambou comme matériau premier, renforcé à l’aide de bois différents : mûrier, merisier, cerisier, ces bois étant encollés de part et d’autre, cerclés de bagues de rotin ou d’écorces de bambou tressées.

Les arcs japonais prirent ainsi, à travers des métamorphoses, la forme définitive qu’ils devaient garder jusqu’aujourd’hui.

Le culte de l’arc

Malgré la variété impressionnante d’arcs de toutes tailles et de toutes dimensions, qui apparurent au fil des temps, les guerriers japonais fixèrent leur choix sur un arc particulièrement ingrat au maniement et peu pratique en toutes occasions : l’arc long. L’arc long mesure en effet 2,20 à 2,40 m. de long et même plus exceptionnellement. Il affecte la forme sinueuse d’une double courbure. La poignée à partir de laquelle l’arc est tendu, se situe à 73 cm du pied de l’arc, si bien que la tension s’effectue, en quelque sorte, sur le tiers de la longueur de l’arc.

Cette grandeur et exceptionnelle longueur de l’arc, finalement assez peu facile à manier dans le combat, est restée l’exclusivité du peuple japonais. Tous les autres peuples ont adopté les arcs plus courts, donc plus aisés à transporter. Ils sont en général tendus par le milieu du cintre, alors que l’arc japonais est le seul que l’on tienne en-dessous du milieu du cintre. Les japonais ont toujours manifesté envers l’arc une forme de vénération particulière, qui allait au-delà de son utilisation guerrière. Il faut remonter aux Assyriens pour retrouver cette vénération de l’arc, et, précisément l’arc assyrien est l’un des rares, dans les temps anciens, qui soit semblable à l’arc japonais. Pour les Assyriens aussi, l’arc était, de toutes les armes, le roi. Pour les Japonais, la voie royale est celle du sabre et de l’arc.

Maîtriser parfaitement l’arc japonais signifie résoudre harmonieusement diverses tensions de l’arc lui-même qui en rendent l’usage difficile ; synchroniser la tension de l’arc (qui tend à tourner dans les mains), avec celle de la corde, et placer la longue flèche (qui tend à dévier vers le haut) n’est pas chose facile. Cela nécessite une longue pratique et un parfait équilibre du corps et une profonde concentration.

Les champions du Sanjusangendo

C’est au temple bouddhiste du Sanjusangendo à Kyoto que depuis 1606 et jusqu’aujourd’hui s’affrontent les plus grands archers japonais.

Le tireur se place au Sud et tire vers le Nord. La cible de 1,74 m. est disposée à 130 m. environ. La difficulté du tir tient au fait que celui-ci est limité à droite par l’auvent du toit et surtout par la faible hauteur entre l’auvent et le plancher (3,80 m). A cette distance, la flèche qui suit une trajectoire légèrement courbe a tendance à heurter une grosse poutre soutenant le toit. Tout l’art consiste donc à choisir un arc puissant permettant un tir droit, sans que l’arc lui-même soit trop dur à tendre pour permettre le plus grand nombre de tirs possibles.

Le but du concours consiste à placer en une journée le plus grand nombre possible de flèches dans la cible.

Dès l’aube, le tir commence. Et c’est ici qu’il faut rappeler l’exploit jamais renouvelé de deux samouraï Wassa Daihachiro et Hoshino Kauzaémon en 1966. Après avoir tiré 7 850 flèches (soit environ 9 flèches par minute), les épaules de Wassa étaient congestionnées, et son tire ralentissait. Malgré ses mérites et son courage, il risquait d’être battu par Hoshino qui avait placé 8 000 flèches. Voyant son adversaire en difficulté, Hoshino court à son secours. D’un geste rapide de son petit sabre, (shoto), il incise le lieu le plus congestionné des épaules de Wassa : le sang coule, mais soulagé, il réussit à faire 8 133 cibles et gagne de ce fait le concours. On calcula que compte tenu des flèches perdues, Wassa avait tiré 13 053 flèches dans sa journée. Quant à Hoshino, il emporte la victoire chevaleresque du cœur.

On comprend mieux l’expression japonaise « la maison d’arcs et de flèches » pour indiquer le caractère noble d’une personne, dû à sa haute extraction.

La flèche qui tend l’arc est analogue à la force qui en l’homme, peut tendre jusqu’à lui les forces subtiles de l’univers.

Enfin, l’arc et la flèche étaient des objets sacrés chez les Assyriens, quand ils appartenaient à des rois ou à des généraux.

Pour le Shinto, la flèche est souvent un support de purification. De nombreux temples ont en effet pris l’habitude de vendre des flèches qui sont emportées dans la maison et qui, durant l’année, se chargent de toutes les choses impures ou néfastes. Ces flèches sont ensuite brûlées lors des cérémonies de fin d’année. La fabrication des flèches elles-mêmes obéit à un ensemble de règles à travers lesquelles le travail n’est jamais séparé d’un sens profond.

Les adeptes du tir à l’arc traditionnel sont très nombreux au Japon (450 000 à 500 000). Cet art recrute des adeptes de grande qualité. Beaucoup de professeurs d’université, des chercheurs, des artistes, des écrivains pratiquent le tir à l’arc. C’est un art long et difficile qui demande un total abandon de soi et une confiance sans réserve envers le Maître. Lui seul peut découvrir ce qui tire chez l’élève.


[1] Le Kyujutsu : ou le tir à l’arc guerrier. Il se pratique comme le Kyudo avec un grand arc dissymétrique. Toutefois il s’agit d’arc légèrement plus court et étudié pour une plus grande efficacité.

[2] Le Kyudo : signifie la voix de l’arc. Le Kyudo s’inspire du bouddhisme et du taoïsme; il s’est développé au Japon comme un art spécifiquement zen. En fait le Kyudo est aussi pratiqué dans toutes les cérémonies shinto.