Jeannine Auboyer
L’aspect du Sacré dans l’art de l’Asie Orientale

Deux traditions aux origines peut-être protohistoriques ont existé en Asie orientale : l’une, en Inde et l’autre en Chine. Chacune s’est répandue dans la zone géographique qui lui correspondait : l’indienne dans l’Asie du Sud-Est, la chinoise en Asie centrale et extrême-orientale. De nombreux points de rencontre se sont formés au cours des siècles, notamment grâce à l’expansion du bouddhisme. L’art en fut à la fois le reflet, le support mystique, l’illustration allusive ou symbolique. Ce qui constitue pour l’amateur occidental une certaine gêne à le bien comprendre, sauf s’il se met au courant de sa signification spirituelle…

(Millésime 1984)

Deux traditions aux origines peut-être protohistoriques ont existé en Asie orientale : l’une, en Inde et l’autre en Chine. Chacune s’est répandue dans la zone géographique qui lui correspondait : l’indienne dans l’Asie du Sud-Est, la chinoise en Asie centrale et extrême-orientale. De nombreux points de rencontre se sont formés au cours des siècles, notamment grâce à l’expansion du bouddhisme.

L’art en fut à la fois le reflet, le support mystique, l’illustration allusive ou symbolique. Ce qui constitue pour l’amateur occidental une certaine gêne à le bien comprendre, sauf s’il se met au courant de sa signification spirituelle. Si, par exemple, il ne sait pas pourquoi telle ou telle forme architecturale a été conçue en pays indiens, ou s’il se contente d’admirer une peinture chinoise représentant un paysage sans en connaître la motivation sous-jacente, il ne peut en apprécier toute la richesse profonde, voulue, pensée et mûrie longuement.

C’est la tradition indienne qui est peut-être la moins difficile à percevoir dans l’art — encore qu’elle soit assez touffue, en raison de l’accumulation des données à mesure de l’évolution de la spéculation religieuse et philosophique, en raison aussi de la multiplication des motifs symboliques et de leurs déformations au fil du temps.

A la base, il y a deux notions essentielles : d’une part, une interprétation schématique du cosmos et, d’autre part, son résumé dans la composition obligée d’un lieu saint. En simplifiant beaucoup, on peut dire que le cosmos s’étage en trois zones horizontales : au sommet, le ciel et le monde divin ; au milieu, l’atmosphère avec la base du séjour des dieux et l’intermédiaire avec le monde humain, sous l’aspect d’un élément vertical, l’axe du monde (axis mundi), lequel peut prendre diverses apparences ; en bas, le monde des hommes, réplique de l’autre en ce sens qu’il est pourvu d’éléments naturels (montagne, rocher et eau) mettant l’homme dans un milieu universel semblable à celui des dieux. Qui plus est, l’homme reproduit sur son sol la résidence des dieux sous la forme d’un temple pourvu d’une toiture pyramidale (parfois arrondie), scandée par des degrés en nombre impair et qui surplombe le sanctuaire. Celui-ci abrite soit l’emblème phallique du dieu Çiva (le linga), soit une statue divine. Celui-là ou celle-ci sont comme l’embryon dans la matrice maternelle, tout comme le dieu qui réside dans le monde divin est caché.

On a étendu la même comparaison entre le dieu dans son temple et le roi dans son palais : inaccessible sauf aux élus et invisible par les indignes, mais placé au centre du cosmos.

Par la consécration solennelle du linga ou de la statue divine dans son réceptacle s’établit la communication avec le divin dans son séjour céleste. Et l’identité des deux mondes est affirmée par la configuration du temple : la tour centrale, surélevée, est flanquée en quinconce par quatre autres tours (l’ensemble « étant » le Mont Merou, résidence des dieux) ; tout autour, des fossés remplis d’eau forment un quadrilatère — car la terre est carrée et plate selon la tradition indienne. Ils représentent les quatre océans et sont ceinturés par une muraille extérieure qui symbolise les chaînes de montagnes encerclant le monde, et délimitant un espace organisé, différencié du chaos.

Ce schéma, conçu dans l’Inde propre, atteignit sa réalisation la plus fidèle au pays khmer, dans le célèbre temple d’Angkor Vat (première moitié du XIIe siècle).

Qu’il soit aussi grandiose que celui-ci ou bien de taille plus réduite, le temple est pour le dévot la réplique exacte du monde divin, avec une toiture à étages multiples reproduisant la montagne sacrée s’élevant au centre du cosmos. L’axe du monde y est matérialisé, soit sous l’aspect vertical du linga dans le sanctuaire, soit sous celui d’un pilier, ou encore de la hampe surmontant le faîte de la toiture. Cet axe joue un grand rôle dans la mythologie hindoue, car il sert de pivot grâce auquel les dieux amènent le monde à l’existence : ce thème, souvent représenté, met en scène les puissances surnaturelles, dieux et démons, dont l’action opposée mais connexe, fait tourner ce pivot dans la mer cosmique, à l’aide du grand serpent dont le corps est noué autour du pivot comme un lien autour du bâton qui sert à baratter le beurre.

Cette rotation imprimée par les forces contraires provoque une écume d’où naissent les demi-dieux et toutes les créatures.

Le bouddhisme, apparu lui aussi dans l’Inde, n’a pas adopté cette mythologie, mais a traduit à sa manière des notions cosmologiques où l’on retrouve des éléments comparables. Le monument le plus spécifique de l’architecture bouddhique est le stoûpa. Probablement issu du tumulus funéraire commun à bien des civilisations, il se présente comme un édifice en maçonnerie pleine au sommet arrondi comme un dôme, élevé sur un soubassement carré et surmonté d’une hampe plantée dans ce dôme jusqu’à une certaine profondeur. On y a reconnu l’axe cosmique ; il supporte un parasol qui symbolise la voûte céleste. Ceinturé par une balustrade percée d’un ou de quatre portiques orientés vers les points cardinaux (le principal à l’est), il contient généralement des reliques de saints.

Avec l’évolution de ce qui fut d’abord une morale et qui devint une religion, le stoûpa fut sacralisé. Lui aussi, dès lors, fut une partie du lieu saint où il symbolise une montagne, avec son axe cosmique se transformant peu à peu en une haute flèche annelée (souvenir d’une série de parasols superposés sur une même hampe). Et, le schéma primitif se compliquant progressivement sous la pression d’une sorte de contamination avec certaines conceptions hindoues, le stoûpa s’intègre dans des compositions plus complexes. Tel est, par exemple, le Boroboudour, à Java central (IXe siècle) qui réunit à la fois les éléments du temple-montagne hindou et ceux du stoûpa bouddhique.

C’est un vaste ensemble de plan carré (112 m de côté à la base) composé de quatre galeries à ciel ouvert qui s’étagent, chacune en retrait par rapport à la précédente ; une plate-forme surmonte la plus haute et supporte trois terrasses circulaires et concentriques, s’étageant elles aussi. Elles sont ornées de petits stoûpa aux parois ajourées et contenant chacun une statue d’un bouddha assis ; ils sont 72 en tout (32 sur la première terrasse, 24 sur la deuxième et 16 sur la dernière). Au sommet se dresse un stoûpa aux parois aveugles. Quatre escaliers rectilignes et abrupts disposés dans chaque axe de cette pyramide permettent au pèlerin de s’élever d’étage en étage jusqu’à la plateforme terminale ; ces galeries pourtournantes le conduisent à accomplir sept fois la circumambulation rituelle (en tenant le monument à sa droite). Leurs parois sont décorées de longs bas-reliefs illustrant la dernière vie du Bouddha et de nombreux récits édifiants de la tradition bouddhique, et qui proposent au dévot matière à méditation tout au long de son parcours. Lequel le porte finalement aux terrasses circulaires où siègent, à demi visibles, des bouddha (Jina) ésotériques, pour parvenir au stoûpa central, qui était peut-être vide mais où l’on a retrouvé une statue inachevée.

D’abondantes et savantes études ont été consacrées au Boroboudour. D’après celle de A.J. Bernet Kempers, cet ensemble est, en fait un mandala (« cercle ») traduit architecturalement ; c’est-à-dire un diagramme représentant un concept cosmologique qui joue un rôle mystique et rituel aussi bien dans l’hindouisme que dans le bouddhisme évolué (Chine, Tibet) et dans le bouddhisme ésotérique japonais.

Bien qu’existant sous des aspects nombreux et dans des matières diverses — durables ou éphémères —, les mandala sont le plus fréquemment peints sur des bannières que l’on suspend dans les lieux de prières.

Beaucoup d’entre eux s’apparentent à ces schémas cosmologiques qu’étaient aussi le temple hindou, et le stoûpa dans son environnement naturel ou bien construit : c’est la représentation du monde divin, avec ses multiples personnages et tous ses éléments. Le mandala peint — qui peut être d’une grande complexité iconographique — sert de support à la méditation devant diriger, d’étape en étape, la contemplation mystique dont l’ultime but est d’atteindre le centre universel dans lequel le mystique obtient la délivrance finale par la fusion avec l’Etre divin.

Cette quête, immobile dans le cas des diagrammes peints, est identique à celle du pélerin du Boroboudour qui accompagne sa méditation en gravissant physiquement le mont cosmique. Il faut ajouter que certains mandala sont encore plus abstraits, car ils ne comportent pas de personnages mais des signes alphabétiques ou des symboles ; plus que d’autres, ils ont un caractère magique.

On atteint là le point extrême de l’art sacré dans ces régions. Car on peut, dans certains cas, parler d’art : au Népal, au Tibet, par exemple, les moines ont élaboré et exécuté de très beaux mandala, à l’aide de couleurs soigneusement sélectionnées (qui ont chacune un sens et une correspondance cultuels) et une sûreté de trait impressionnante. Mais on peut dire aussi que, exclusivement dévolus aux rites initiatiques ou magiques, ils sont à la limite d’un art figuratif tout proche d’une sclérose — qui, effectivement, s’est manifestée aux XVIIIe – XIXe siècles, a fortiori aux XXe.

En revanche, il a existé en Chine un autre courant artistique plus séduisant, plus esthétique, plus subtil aussi, lié au taôisme, religion qui aurait été fondée au VIe siècle avant J.-C. par le sage Lao-tseu (Laozi), dont le principe est le tao (dao), l’universelle harmonie. Là aussi, le cosmos est sorti du néant et c’est la matrice du « tout-sous-le-ciel ». Pour l’homme pieux, la recherche de l’union avec l’Un s’accomplit dans la retraite (« entrer en montagne ») et la contemplation, aboutissant à l’extase. Là encore, la montagne — à trois ou à neuf étages — est entourée d’eau ; le vent est le souffle de vie, symbole de liberté spirituelle, comme l’est aussi le flux de l’eau vive. Et l’extase doit sa plénitude tant à la beauté du paysage montagneux qu’à la vision intérieure du méditant.

Ceci constitue l’essentiel de la démarche tactique, qui se traduit dans la peinture de lettrés par les célèbres paysages tant de fois représentés sur papier ou sur soie, à l’aide de couleurs finement travaillées, ou encore d’encre de Chine plus ou moins diluée. Ce ne sont pas des œuvres exécutées sur place, devant la nature elle-même : elles sont préparées par une longue et minutieuse observation de montagnes coupées de bancs de brume, de cours d’eau, torrents et cascades (l’eau vive), de rochers aux allures variées, toutes significatives, et d’arbres remarquables pour leurs formes (arbres morts, bourgeonnants, drus et feuillus, etc.), le tout devant exprimer avec délicatesse la réflexion mystique, son cheminement dans l’âme individuelle, afin de conduire celle-ci à rejoindre finalement l’harmonie du cosmos. Et, comme l’homme n’en est qu’une infime partie, il est intégré au paysage, de toute petite taille, courbé sous les intempéries ou, au contraire, redressé pour contempler le sommet.

Cette très brève revue du sacré dans l’art de l’Asie orientale est beaucoup trop résumée et incomplète pour en tirer des comparaisons avec les conceptions occidentales. Du reste, on en trouve, à n’en pas douter. Mais ce qui est, à mon sens, plus particulier en Asie, est la pérennité de l’attitude mystique nécessitant une incessante production artistique afin de soutenir son propre développement.