Mircea Eliade
L’or et l’immortalité

On peut dire que l’alchimiste a achevé la dernière phase d’un projet très ancien qui naquit quand les premiers hommes entreprirent de transformer la Nature. Le concept de la transmutation alchimique est donc la dernière expression de cette croyance immémoriale de l’action humaine sur la transformation de la Nature. Le mythe de l’alchimie est un des rares mythes optimistes : en effet, l’opus alchimicum ne se contente pas seulement de transformer, de parfaire ou de régénérer la Nature ; elle confère la perfection à l’existence humaine, en lui donnant santé, jeunesse éternelle et même immortalité.

(Revue Question De. No 24. Mai-Juin 1978)

Les éditions de l’Herne ont consacré un « Cahier » au grand historien des religions Mircea Eliade. L’œuvre d’Eliade est immense : sans compter ses ouvrages en roumain et en anglais, on ne compte pas moins de vingt-cinq livres en français.

Les sujets d’étude de Mircea. Eliade, faut-il les rappeler ? Le yoga, le chamanisme, le symbolisme, les mythes, l’initiation, le fantastique, l’alchimie et les religions, bien sûr. L’alchimie a place dans ce « Cahier » Les quelques passages suivants sont extraits d’un texte d’Eliade intitulé « le Mythe de l’alchimie ». Ce texte est daté de 1976 et traduit par Ileana Tacou.

C’est la « noblesse » de l’or d’être le fruit arrivé à maturité ; les autres métaux sont « vulgaires » car ils ne sont pas mûrs. En d’autres termes, l’ultime but de la Nature est la finition du royaume minéral, sa « maturation » complète. La transmutation naturelle des métaux en or est inscrite dans leur destinée, car la Nature tend vers la perfection.

Cette incroyable exaltation que provoque l’or nous incite à nous y arrêter un instant ; il existe une merveilleuse mythologie de l’Homo faber : tous ces mythes, ces légendes et ces poèmes épiques racontent les débuts décisifs de la conquête du monde naturel par les premiers hommes. Mais l’or n’appartient pas à cette mythologie de l’Homo faber ; c’est une création de l’Homo religiosus ; ce métal prit de la valeur pour des raisons essentiellement symboliques et religieuses : il fut le premier métal que les hommes utilisèrent, bien qu’on ne pût en faire ni des outils ni des armes. Au cours de l’Histoire, des innovations technologiques de l’emploi de la pierre au travail du bronze, puis à celui du fer, et enfin à l’acier, l’or n’a joué aucun rôle. En outre, c’est le métal le plus difficile à exploiter ; pour obtenir de six à douze grammes d’or, il faut remonter à la surface une tonne de minerai.

L’exploitation des dépôts alluviaux est souvent moins compliquée mais aussi beaucoup moins profitable : quelques centigrammes par mètre cube de sable. En comparaison, le travail d’exploitation du pétrole est infiniment plus simple et plus facile ; néanmoins, depuis le temps des pharaons jusqu’à notre époque, les hommes ont continué laborieusement leur quête acharnée. La valeur symbolique primordiale de l’or n’a jamais pu être abolie, malgré la désacralisation progressive de la Nature et de l’existence humaines.

L’Élixir de l’immortalité

« L’or, c’est l’immortalité », répètent les Brahmanas, ces textes rituels post-védiques qui furent composés à partir du VIIIe siècle av. J.-C. En conséquence, quand on a réussi à obtenir l’élixir qui transforme les métaux en or alchimique, on a aussi l’immortalité ; la transmutation des métaux équivaut à une croissance miraculeuse.

Selon le fameux alchimiste Arnold de Villanova, « il existe dans la Nature une certaine matière pure qui, découverte et portée à la perfection par l’Art, convertit en soi-même tous les corps imparfaits qu’elle touche ». En d’autres termes, l’Elixir (ou la Pierre philosophale) consomme le travail de la Nature et le complète. Comme le dit le Frater Simone da Colonia dans Speculum minus alchimiae : « Cet art nous apprend à faire un remède appelé Elixir, lequel, versé sur les métaux imparfaits, les perfectionne complètement, et c’est pour cette raison qu’il fut inventé. » (Textes cités par M. Eliade in Forgerons et Alchimistes, pp. 172-173 (Paris, Flammarion, 1955).

Ben Jonson a développé la même idée dans sa pièce : l’Alchimiste (acte II, scène 2). Un des personnages, Surly, hésite à partager l’opinion alchimique selon laquelle la croissance des métaux serait comparable à l’embryologie animale, et selon laquelle, à l’image du poussin qui éclot de l’œuf, n’importe quel métal finirait par devenir de l’or grâce à la lente maturation à l’œuvre dans les entrailles de la Terre. Car, dit Surly, « l’œuf est ordonné par la Nature à cette fin et il est un poussin in potentia ». Et Subtle de répliquer : « Nous en disons autant du plomb et des autres métaux, qui seraient de l’or s’ils avaient eu le temps de le devenir. » Un autre personnage, Mammon, ajoute : « Et c’est là ce que réalise notre Art. »

L’Adepte a un pouvoir sur le temps

Par ailleurs, l’Elixir est capable d’accélérer le rythme temporel de tous les organismes, donc leur croisance. Raymond Lull écrivait : « Au printemps, la Pierre, par son immense et merveilleuse chaleur, apporte la vie aux plantes : si tu en dissous l’équivalent d’un grain de sel dans une coquille de noix (remplie) d’eau, et que tu en arroses un ceps de vigne, il donnera du raisin mûr en mai » (Cf. Forgerons et Alchimistes, p. 173.)

L’alchimie chinoise, comme l’alchimie arabe et occidentale, exalte aussi les vertus thérapeutiques universelles de l’Elixir. Ko Hung répète souvent que l’Elixir pouvait « guérir » les métaux ordinaires et les transformer en or.

Roger Bacon, sans employer l’expression de Pierre ou d’Elixir, parle dans son Opus Majus d’une « médecine qui fait disparaître les impuretés et toutes les corruptions du plus vil métal, peut laver les impuretés du corps et empêche si bien la déchéance de ce corps qu’elle prolonge la vie de plusieurs siècles ». D’après Arnold de Villanova, « la Pierre philosophale guérit toutes les maladies […]. Elle guérit en un jour une maladie qui durerait un mois, en douze jours une maladie d’un an, une plus longue en un mois Elle rend aux vieillards la jeunesse. » (Ibid.)  Il semble que le secret principal de l’opus alchimicum soit relié au pouvoir de l’Adepte sur le temps humain et le temps cosmique.

L’alchimiste pense accélérer les rythmes de la Nature

On peut distinguer trois importants rythmes temporels dans la Nature le temps géologique, le temps végétal et animal, et le temps humain. En d’autres termes, la Nature est un immense organisme vivant, où tout ce qui la compose — les minerais, la pierre, les plantes, les animaux et les hommes — est le résultat d’une insémination, d’une germination et d’une naissance. Cependant, les rythmes temporaux sont différents pour chaque forme de vie ; l’arrivée à maturation des minéraux se fait en quelques milliers d’années, alors que les plantes poussent, fructifient et meurent en quelques mois. Pour commander au Temps, il faut contrôler aussi ses différents rythmes, donc pouvoir interchanger ses cycles temporaux.

Les premiers mineurs et métallurgistes croyaient pouvoir accélérer la croissance des minéraux par le feu. Les alchimistes furent plus ambitieux : ils pensaient « guérir » les métaux ordinaires et accélérer leur maturation, en les transmuant en métaux plus nobles et enfin en or ; mais ils allaient encore plus loin : leur élixir était supposé guérir et rajeunir les hommes, prolonger leur vie indéfiniment et en faire des êtres immortels. En résumé, pour les alchimistes, la vie était l’épiphanie du temps organique. Mais l’intervention active de l’alchimiste dans le cycle naturel introduit un nouvel élément qu’on pourrait qualifier d’« eschatologique ».

La transmutation de la matière cosmique

L’opus alchimique : la guérison, le mûrissement accéléré et le perfectionnement des créations de la Nature, fait apparaître une eschatologie naturelle, si on peut dire ; l’alchimiste anticipe la « Fin et la réalisation glorieuse » de la Nature.

On peut comparer une telle pensée à l’espoir qu’aurait Teilhard de Chardin en une rédemption cosmique à travers le Christ, c’est-à-dire la transmutation de la matière cosmique par le sacrement de la messe.

Comme nous allons le voir, il existe une symétrie fondamentale entre la théologie optimiste de Teilhard de Chardin, et plus spécialement entre son espoir d’une eschatologie cosmique accomplie par le Christ, et l’idéologie religieuse de l’alchimie occidentale tardive.

Le mythe alchimique : un mythe optimiste

On peut dire que l’alchimiste a achevé la dernière phase d’un projet très ancien qui naquit quand les premiers hommes entreprirent de transformer la Nature. Le concept de la transmutation alchimique est donc la dernière expression de cette croyance immémoriale de l’action humaine sur la transformation de la Nature. Le mythe de l’alchimie est un des rares mythes optimistes : en effet, l’opus alchimicum ne se contente pas seulement de transformer, de parfaire ou de régénérer la Nature ; elle confère la perfection à l’existence humaine, en lui donnant santé, jeunesse éternelle et même immortalité.

Par l’alchimie l’homme retrouve la perfection originelle

On peut dire, dans la perspective de l’histoire des religions, que c’est par l’alchimie que l’homme recouvre sa perfection originelle, dont la perte a inspiré tant de légendes tragiques dans le monde entier.

Pour l’alchimiste, l’homme est un créateur : il régénère la Nature et maîtrise le Temps ; il perfectionne la création divine. On peut comparer cette « eschatologie naturelle » à la théologie évolutionniste, rédemptrice, cosmique de Teilhard de Chardin, et qui est admise généralement comme une des rares théologies chrétiennes optimistes. C’est certainement cette conception de l’homme comme un être créateur à l’imagination inépuisable qui explique la survivance des idéaux alchimiques dans l’idéologie du XIXe siècle ; ceux-ci étant complètement sécularisés à cette époque, leur survie paraissait compromise puisque l’alchimie elle-même avait disparu. Le triomphe des sciences expérimentales n’avait pas aboli les rêves et les idéaux de l’alchimie, mais la nouvelle idéologie du XIXe les cristallisait autour du mythe du progrès infini. Cette idéologie, confirmée par les sciences expérimentales et les progrès de l’industrialisation, a repris les rêves millénaires des alchimistes et leur a redonné de l’élan, malgré leur sécularisation radicale. Le mythe de la perfection et de la rédemption de la Nature a survécu sous une autre forme dans les projets prométhéens des sociétés industrialisées qui ont pour but la transformation de la Nature, et plus spécialement sa transmutation en « énergie ».

C’est aussi au XIXe siècle que l’homme a réussi à supplanter le Temps ; son désir d’accélérer le rythme naturel des êtres organiques et non organiques commence déjà à se réaliser, alors que les produits synthétiques de l’alchimie organique ont démontré la possibilité d’accélérer et même d’annihiler le temps, par la préparation en laboratoire et en usine de substances que la Nature aurait produites en quelques milliers d’années et c’est « la préparation synthétique de la vie », même sous la forme de quelques modestes cellules de protoplasme qui était, nous le savons, le rêve suprême de la science, de la deuxième moitié du XIXe siècle à nos jours.

En conquérant la Nature par les sciences physico-chimiques, l’homme peut devenir son rival, sans être l’esclave du temps, car dès lors la science et la main-d’œuvre feront son travail. C’est avec ce qu’il reconnaît être l’essentiel de lui-même, son intelligence appliquée et sa capacité de travail, que l’homme moderne reprend sur lui la fonction de durée temporelle, le rôle du temps. Bien sûr, il a été condamné au travail dès le début ; mais, dans les sociétés traditionnelles, le travail avait une dimension liturgique et religieuse ; maintenant, dans les sociétés industrielles modernes, il est entièrement sécularisé. Pour la première fois dans son histoire, l’homme a assumé la tâche de « faire mieux et plus vite » que la Nature, sans avoir à sa disposition cette dimension sacrée qui rend le travail supportable dans d’autres sociétés.

Cette sécularisation radicale du labeur humain a eu des conséquences telles que l’on peut les comparer avec celles qu’impliquaient la domestication du feu et la découverte de l’agriculture.

Mais ceci est une autre histoire…

Mircea Eliade

LE CAHIER DE L’HERNE

CONSACRE A MIRCEA ELIADE

LE BILAN D’UNE ŒUVRE IMMENSE

Chaque nouveau Cahier de l’Herne constitue un événement intellectuel, tant par l’abondance et l’intérêt des documents fournis que par le nombre et la qualité des contributions. On n’oubliera pas de sitôt les numéros consacrés au Grand Jeu, à Massignon, Dostoïevski, Koestler, Meyrink, Lovecraft, Péguy, Bernanos ou Soljenitsyne. L’hommage dédié par C. Tacou au grand historien des religions qu’est Mircea Eliade appartient à la même lignée.

Cette véritable somme regroupe en premier lieu des textes inédits d’Eliade : souvenirs de sa jeunesse roumaine, journal de séjour dans les ermitages himalayens, premiers travaux sur le symbolisme, la mythologie, l’alchimie, enfin, une nouvelle, traduite par A. Guillermou, qui nous rappelle qu’en Eliade l’érudit n’a jamais étouffé le poète romanesque.

Nous sont proposés ensuite des témoignages d’amis, les compatriotes Cioran, Ionesco, et les autres : Corbin, Ricœur, ainsi que des fragments de lettres de Bachelard, Paulhan, Baudouin, Renou enfin, des exégèses, des commentaires consacrés aux grands thèmes de l’œuvre éliadienne l’architecture et la cosmogonie, le temps cyclique, les images et les rites, les techniques archaïques de l’extase. Des études critiques traitent de la phénoménologie et de l’herméneutique, des rapports entre hiérophanie et sacralité, de l’étude comparative des religions, de la littérature moderne dans ses relations avec le fantastique, les symboles et les mythes.

Les auteurs de ces articles — G. Dumézil, G. Durand, Ch. Long, etc. — dressent le bilan d’une œuvre péremptoire et décisive, dont le Chamanisme, le Tantrisme et le Yoga ne sont que les plus célèbres jalons.

Toutes ces pages montrent l’immense contribution d’Eliade à la redécouverte des voies intérieures et son influence sur les nouvelles générations, fatiguées du positivisme réductionniste et historiciste, et désireuses de se réconcilier avec la transcendance. Au carrefour des archétypes, des légendes folkloriques, des méthodes ascétiques, Eliade a créé une « anthropologie des profondeurs » parallèle aux travaux de Jung sur le plan psychologique ; il a remythologisé un monde désacralisé ; il a inspiré la nouvelle critique, créé une véritable science des religions, montré que l’Homo religiosus n’était point mort, mais occulté.

Encadré par une biographie et une bibliographie détaillées, agrémenté de photographies, l’ensemble constitue une remarquable réussite et un précieux instrument de travail pour tous ceux qui, rêvant de voyages au Centre du Réel, voient en Mircea Eliade l’un des grands annonciateurs d’une renaissance spirituelle à l’échelle de la planète.

Jean Biès