Traduction libre
2024-06-09
L’histoire biblique de la chute de l’homme est une représentation symbolique de notre expérience universelle de la perte primordiale, du pur manque freudien, ou « das Ding », affirme le Dr Sachs. La chute dans le monde phénoménal de l’expérience perceptive apparaît, dans cette perspective psychanalytique, comme le développement du « moi » de l’être humain. L’expulsion du paradis qui s’ensuit et la perte de la présence immédiate de Dieu constituent le traumatisme de cette perte fondamentale.
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L’hypothèse de l’idéalisme analytique selon laquelle l’esprit est la base fondamentale du monde soulève de profondes questions sur la relation entre la structure et le sujet. Une approche utile pour discuter de ces questions peut être trouvée dans la psychanalyse structurale, telle qu’elle a été développée par le psychiatre français Jacques Lacan [1]. Elle conceptualise « l’inconscient » comme une structure semblable à un langage à partir de laquelle émerge le sujet. En faisant dialoguer la psychanalyse structurale avec les principes de l’idéalisme analytique, nous ouvrons de nouvelles voies pour explorer la complexité de l’expérience humaine.
Cet essai vise également à apporter une contribution complémentaire à l’analyse approfondie d’Arsanious sur la chute biblique de l’homme, dans laquelle il examine la distinction kantienne entre le phénoménal et le nouménal [2]. Je m’appuie sur son argument selon lequel la méconnaissance de ces niveaux soulève des questions centrales sur notre expérience du monde. En intégrant la psychanalyse structurale, j’essaie de mettre en lumière la manière dont les processus inconscients influencent cette incompréhension et façonnent notre expérience de la réalité.
Introduction
La psychanalyse structurale, issue de l’expérience thérapeutique du traitement des symptômes par la parole, suppose que l’inconscient a une structure semblable à celle du langage. Dire que « l’inconscient est structuré comme un langage », du point de vue de la psychanalyse, revient à dire que « l’inconscient est structuré ». Pour la psychanalyse structurale, une structure est toujours la structure d’un langage. Le matériau de l’inconscient est donc de nature linguistique : il est constitué de signifiants.
Sujet et structure
Quelle est la différence entre un signifiant et un signe ? Le signifiant, contrairement au signe, n’est pas ce qui représente quelque chose pour quelqu’un, mais ce par quoi le sujet est représenté pour un autre signifiant. La phrase « l’inconscient est structuré comme un langage » ne signifie pas seulement que l’inconscient est constitué de signifiants ; elle parle de l’inconscient et de la relation entre la structure et le sujet. C’est en cela que la psychanalyse se distingue des sciences naturelles et de la linguistique, qui excluent le sujet. Si la psychanalyse porte sur la structure, elle porte sur la relation entre structure et sujet. C’est ce qui est étrange, car cela implique que le sujet est inséparable de toute structure. Ou pouvez-vous imaginer une structure sans qu’un sujet y soit impliqué ?
Le signifiant
« Le signifiant est ce par quoi le sujet est représenté pour un autre signifiant ». Cette formulation s’écarte délibérément de la définition classique du signe, qui stipule : « Un signe représente quelque chose pour quelqu’un ». Un signe, concerne la représentation d’une conscience. La psychanalyse structurale, en revanche, élimine cette référence directe : le signifiant ne représente pas quelque chose pour quelqu’un, mais pour un autre signifiant. Cette structure relationnelle de la représentation échappe à la conscience.
Interaction entre les signifiants
Dans la psychanalyse structurale, ce n’est pas le signifiant individuel qui représente le sujet, mais une chaîne de signifiants. Le sujet est indirectement contenu dans cette chaîne. La chaîne se poursuit d’un signifiant à l’autre. Dans une phrase simple comme « je t’aime », le sujet est représenté par le signifiant « je » pour le signifiant « aime ». Et « aime » conduit au signifiant « toi ». Ce qui est important ici, c’est que le sujet n’est pas le signifiant « je » mais seulement représenté par lui, et que le signifiant représentant renvoie à un autre signifiant. Le sujet est déterminé par cette concaténation de signifiants, il est le produit de cette connexion et non ce qui commande la concaténation. Le sujet est un subjectum, un subordonné.
L’inconscient comme connaissance
Dans la psychanalyse structurale, l’inconscient est compris comme une chaîne de signifiants. Puisqu’il s’agit du rapport entre les signifiants, l’inconscient est un savoir dont la forme la plus simple est la différence entre les signifiants. Le sujet apparaît ici deux fois : comme ce qui est déchiffré dans ce savoir et comme ce qui déchiffre ce savoir. Le processus de déchiffrement de l’inconscient se substitue à ce que l’on appelle communément la conscience de soi. Cette définition se démarque également de l’idée que la psychanalyse s’intéresse au « sujet » au sens courant, un sujet qui communique avec un autre, c’est-à-dire avec « intersubjectivité ». Il s’agit ici d’une relation entre signifiants et non entre sujets.
La différentialité des signifiants
Dans la psychanalyse structurale, le signifiant est considéré comme une composante élémentaire de la structure (du langage), qui n’est pas définie par sa propre substance mais par sa relation et sa différence avec d’autres signifiants. Les signifiants n’ont pas de signification ou de substance inhérente ; leur signification découle uniquement de leur position et de leur fonction dans la structure du réseau de signifiants. Le signifiant n’est rien d’autre que la différence avec tous les autres signifiants.
La base ultime du fonctionnement de la structure linguistique en tant que système de signifiants est donc la différence, la différence en tant que telle, la différence absolue. Cette différence est celle qui sous-tend le système des signifiants.
La psychanalyse structurelle partage l’accent mis sur une différence fondamentale, par exemple, avec le concept des « Ur-alternatives » de Carl Friedrich von Weizsäcker (1912-2007) [3], un physicien et philosophe allemand renommé qui soutenait que la base du monde physique n’est pas constituée de particules ou d’ondes matérielles, mais de décisions binaires fondamentales — les Ur-alternatives. Ces décisions, semblables aux bits de la technologie informatique numérique, représentent la forme la plus simple d’information : le choix entre deux options. Von Weizsäcker voyait dans ces décisions oui/non une ontologie primaire et affirmait que la physique peut être comprise comme une forme de traitement de l’information.
Le narcissisme des petites différences
Le concept de différentialité repose sur ce que Freud a appelé le « narcissisme des petites différences ». Ce narcissisme se réfère à la différence pure, à un « trait unique ». La différence est si petite qu’elle est réduite à la différence, à une différence qui n’indique rien d’autre que la présence d’une différence. Le « trait unique » au sens de Freud est basé sur la différence absolue, sur la différence en soi. C’est la différence réduite à une diversité vide. En adoptant un « trait unique » — en constituant une petite différence — le je (— idéal) est créé par l’identification, qui donne au sujet un sens, une signification. Le trait unique est donc à la fois identité et différence.
Le « trait unique » peut être visualisé à l’aide d’une coche. Chaque marque de pointage est à la fois identique et différente par rapport aux autres marques de pointage. Elle est identique aux autres en ce sens qu’elle peut être échangée avec n’importe quelle autre, mais elle diffère des autres en ce sens qu’elle occupe une position différente.
Le sujet ne se situe donc pas au niveau de l’un au sens de la totalité, mais de l’individu dénombrable. L’identification au « trait unique » est une identification en tant que personne unique, en tant qu’individu dénombrable. Cette identification est en même temps la création d’une différence, la différenciation par rapport aux autres.
Traumatisme et refoulement primaire
Pourquoi le sujet s’identifie-t-il au « trait unique » ? D’un point de vue psychanalytique, la raison en est que le sujet insiste pour produire une expérience de satisfaction qui est exactement la même qu’une expérience antérieure : le premier fondement du sujet est ce qu’on appelle l’identification primordiale et l’expérience de satisfaction associée qui était liée à la première inscription d’un marqueur, à la première inscription d’un « trait unique ». L’effacement de ce premier fondement — l’identification primordiale — est, dans la terminologie de Freud, le résultat d’un traumatisme refoulé : « Urverdrängung », le refoulement primaire. Dans la psychanalyse structurale, le refoulement primaire appartient à l’ordre du Réel. Le Réel est ce qui résiste absolument à la verbalisation et à la visualisation au cours de la psychanalyse, ce qui ne peut être symbolisé et rendu conscient. La psychanalyse structurelle se réfère donc aux concepts fondamentaux de Freud avec lesquels il tentait d’expliquer certains phénomènes psychologiques profonds. Ainsi, lors de l’interprétation des rêves, on rencontre souvent un point critique où se produit un enchevêtrement de pensées qui ne peut plus être démêlé. Freud appelait ce point le « nombril du rêve ». Il renvoie au Réel et témoigne du refoulement primitif, un processus au cours duquel les tout premiers contenus psychologiques fondamentaux sont refoulés.
Le concept de Réel s’apparente à l’idée que Kant se fait du nouménal, c’est-à-dire d’une réalité qui se situe au-delà de notre expérience sensorielle. Selon Kant, le nouménal reste inconnaissable pour nous, puisque notre connaissance est basée sur l’expérience sensorielle du monde phénoménal, c’est-à-dire le contenu de la perception. La psychanalyse structurale admet que le Réel est inconnaissable, mais souligne que le Réel est inévitablement impliqué et intervient dans notre expérience du monde, ce pour quoi on peut utiliser l’analogie de l’enchaînement des anneaux borroméens [4]. Elle souligne la présence irrévocable du Réel pour le sujet en marquant les limites du symbolique et de l’imaginaire et en indiquant la confrontation inévitable avec ce qui échappe à la compréhension et à la représentation complètes.
Freud a décrit ce qui est originellement refoulé comme la « représentation idéationnelle » de « das Ding », la chose freudienne. Qu’est-ce que « das Ding » ? C’est le manque pur, la perte originelle, bien qu’il ne s’agisse pas d’un objet perdu au sens classique du terme. L’idée est la suivante : dès que le sujet se réfère à quelque chose en tant qu’objet, quelque chose est déjà perdu en même temps, « das Ding ». Tous les objets réels et idéaux possibles en tant qu’objets ne sont qu’un vain substitut à « das Ding », qui est le nom du vain désir de revenir à un monde d’avant le traumatisme, dans lequel il n’y avait pas encore de différence entre le sujet et ses objets.
Ce qui s’oppose absolument à la symbolisation par l’inconscient peut être déterminé plus précisément sur la base de l’expérience psychanalytique. Selon Freud, l’inconscient ne peut concevoir ni sa propre mort, ni la différence sexuelle. Le sujet tente de symboliser la différence sexuelle et la mort, mais n’y parvient pas.
Le besoin de répétition
Le sujet tente désormais en vain de répéter l’expérience originale de satisfaction. L’insistance sous forme de répétition vise à reproduire le premier fondement du sujet et à produire ainsi une expérience de satisfaction qui soit exactement la même qu’une expérience antérieure. Cependant, la répétition d’une certaine expérience de satisfaction n’est possible que si cette dernière est identifiée d’une manière ou d’une autre. Cette expérience de satisfaction particulière est identifiée par le trait unique ; elle ne peut être répétée qu’au moyen de ce marqueur, cette différence absolue.
Le marqueur abstrait l’expérience en la qualifiant de répétable. Or, c’est précisément l’unicité ou la spécificité de l’expérience originale à laquelle le sujet aspire. La réalisation de la même expérience de satisfaction est donc structurellement impossible, car le marqueur transforme l’expérience en un état répétable et élimine ainsi son caractère unique et spécifique.
Ce paradoxe, à savoir que le marqueur représente simultanément l’accès et le blocage de l’expérience spécifique de satisfaction, conduit le sujet à rester prisonnier dans un cycle de répétition. L’impossibilité structurelle de reproduire l’expérience de satisfaction refoulée entretient la dynamique de répétition et pousse le sujet à tenter d’atteindre l’inaccessible.
L’expulsion du paradis
Ces structures fondamentales du sujet ne devraient-elles pas également se trouver au plus profond des mythes collectifs de l’humanité, et non seulement comme des métaphores picturales, mais comme des manifestations directes du refoulé primordial lui-même ? Dans ce contexte, le récit de l’expulsion du paradis s’avère être non seulement une tradition allégorique, mais aussi un témoignage de notre « structure de sujet collectif », l’anthropos archétypal qui révèle la nature de l’existence humaine. Il pénètre la conscience comme un récit qui cherche à articuler l’indicible et à saisir le noyau fondamental de notre être. Cette histoire reflète le destin de l’humanité, qui va bien au-delà de ce qui pourrait être compris comme une interprétation métaphorique.
L’homme, en tant qu’image de Dieu, en tant que représentation idéelle (« Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance » [5]), incarne l’identification première, l’expérience originelle de satisfaction (« Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voici que c’était très bon »). Dans cet état originel, l’homme est en unité parfaite et indistincte avec la Parole vivante de Dieu, qui ne contient aucune idée de mort (« Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu. Elle était au commencement avec Dieu. Toutes choses ont été faites par elle, et rien de ce qui a été fait n’a été fait sans elle. En elle était la vie, et la vie était la lumière des hommes. La lumière luit dans les ténèbres, et les ténèbres ne l’ont point reçue. » [6]).
La création d’Ève à partir de la côte d’Adam, le trait unique de la « colonne osseuse », marque la différence entre les sexes, dont l’homme n’est cependant pas conscient (« Alors l’Éternel Dieu fit tomber un profond sommeil sur l’homme, qui s’endormit ; il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. L’Éternel Dieu forma une femme de la côte qu’il avait prise de l’homme, et l’amena vers l’homme. »).
Le serpent, en tant qu’incarnation de la différence en soi, en tant que trait unique sous la forme d’une ligne et d’une langue fendue, introduit le désir d’être égal à Dieu. Cela concerne la femme, c’est-à-dire du côté de l’être humain qui a émergé du trait unique. Le désir d’être égal à Dieu renvoie au désir d’une première expérience de satisfaction par le marquage et l’identification (« La femme vit que l’arbre était bon à manger, qu’il était un plaisir pour les yeux et qu’il fallait le désirer pour devenir sage ; elle prit de son fruit et en mangea ; elle en donna aussi à son mari qui était avec elle, et il en mangea »). Cependant, cela signifie que la dynamique est soumise à l’impossibilité structurelle susmentionnée ou est inévitablement associée à la perte de « das Ding ».
L’homme mange de l’arbre de la connaissance, la capacité de différenciation binaire de l’« Ur-alternative » du bien et du mal. Le bien et le mal pour qui ? Pour le « je » : en mangeant de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, le sujet entre dans le monde des signifiants et des différences symboliques en tant que « je » par identification au trait unique. Cette action marque le début du sujet, mais aussi la perte de l’unité immédiate avec le divin, qui est désormais inaccessible en tant que « das Ding », parce qu’il se trouve au-delà des différences significatives dont le sujet émerge. C’est ainsi qu’Adam et Ève reconnaissent leur différence, dont ils n’avaient aucune idée auparavant (« Leurs yeux à tous deux s’ouvrirent, ils connurent qu’ils étaient nus, et ayant cousu des feuilles de figuier, ils s’en firent des ceintures »).
L’unité avec Dieu est rompue, l’homme disparaît comme sujet scindé ou dissocié sous la forme d’une question adressée au « je » (« Mais l’Éterne Dieu appela l’homme et lui dit : “Où es-tu ?” »). Dieu est devenu l’Autre dont le « je » a peur (« Et il dit : J’ai entendu ta voix dans le jardin, et j’ai eu peur, parce que j’étais nu, et je me suis caché »).
La chute dans le phénoménal, à laquelle Arsanious fait très justement référence dans son essai, apparaît donc, dans cette perspective psychanalytique, comme le développement du « je » de l’être humain par l’entrée dans l’ordre symbolique. L’expulsion ultérieure du paradis et la perte de la présence immédiate de Dieu représentent le traumatisme de cette séparation fondamentale. L’accès au paradis, à Dieu et à l’arbre de vie est perdu, refoulé (« Il chassa l’homme, et plaça à l’est du jardin d’Éden les chérubins et une épée flamboyante qui tournoyait pour garder le chemin de l’arbre de vie »). Dieu devient « das Ding », l’objet inatteignable du désir.
À partir de ce moment, le sujet tourne autour de ce « Ding » perdu du refoulé primordial. Et comme l’homme, en tant que sujet de l’inconscient, n’a pas de concept de la mort et de ses propres différenciations sexuelles, il lui est impossible de symboliser la mort et les différenciations sexuelles. Ainsi, le sujet est condamné à rencontrer la mort dans la procréation incessante, une mort qu’il ne comprend pas, dans une tentative sans fin d’approcher l’inexprimable, dans l’espoir d’une rédemption.
Texte original : https://www.essentiafoundation.org/the-fall-of-man-as-the-freudian-original-loss/reading/
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1 https://www.lacanonline.com/ ou https://lacan-entziffern.de/ (allemand)
2 En version française : https://www.revue3emillenaire.com/blog/la-chute-dans-le-phenomenal-comment-lidealisme-peut-aider-le-recit-de-la-creation-a-converger-avec-la-verite-scientifique-profonde-par-androu-arsanious/
3 https://fr.wikipedia.org/wiki/Carl_Friedrich_von_Weizs%C3%A4cker ou https://youtu.be/txkh9xvpQAg?si=KjT3fWQqCUdeJnnn (allemand)
5 Ancien Testament, Genèse en ligne : https://www.biblegateway.com/passage/?search=Genesis%201&version=ESV
6 Nouveau Testament, Évangile de Jean en ligne : https://www.biblegateway.com/passage/?search=John%201&version=ESV