René Fouéré
La condition de spectateur comme préfiguration de l'effacement du moi

Pour suggérer la notion de l’effacement du moi en tant que représentation distincte (la cessation de la réflexion, pour parler comme Lavelle) on peut imaginer des spectateurs assistant à la projection d’un film dont les passionnantes péripéties suscitent un intérêt qui, à aucun moment, ne fléchit.

(Revue Spiritualité Numéro : 16, 15 Mars 1946)

Pour suggérer la notion de l’effacement du moi en tant que représentation distincte (la cessation de la réflexion, pour parler comme Lavelle) on peut imaginer des spectateurs assistant à la projection d’un film dont les passionnantes péripéties suscitent un intérêt qui, à aucun moment, ne fléchit.

Pendant toute la durée du film chaque spectateur, tenu en haleine, concentré à l’extrême, oublie tout ce qui a trait à son existence personnelle. Il cesse de s’apercevoir lui-même, se perd de vue, et devient littéralement les personnages du film, auxquels il prête, toutefois, les émotions qu’il ressentirait s’il devait passer, à leur place, par toutes les situations que comporte le scénario.

On peut dire que le spectateur est à la fois absent et présent. Absent, en ce sens que sa propre image distincte s’est littéralement évaporée de sa vision, s’est dissoute avec ses particularités propres. Présent, en ce sens que l’image abolie, le moi disparu de l’écran intérieur, survivent dans l’interprétation que le spectateur se donne du spectacle. De cette présence invisible on s’apercevra bien à l’issue de la séance, quand chacun échangera avec le voisin ses impressions sur le film. Il deviendra dès lors évident que chacun s’est construit une interprétation du film qui révèle de la manière la plus transparente les pensées habituelles et les tendances de l’interprète, c’est-à-dire les matériaux qui concourent à former cette image distincte, caractéristique, en laquelle, le spectacle ayant cessé, chaque spectateur croit pouvoir légitimement se reconnaître. En somme, tous les éléments, dont la représentation consciente constitue précisément le moi de l’interprète, n’avaient pas cessé d’être présents durant la projection du film. Mais ils n’étaient pas présents en tant qu’objets de conscience immédiate, ils étaient présents en tant que facteurs d’interprétation du spectacle immédiatement perçu. On pourrait même dire en tant que spectacle perçu, puisque la perception même du spectacle est déjà, pour une part, une interprétation.

Or, pendant le spectacle, chaque assistant, selon ses goûts et selon les scènes projetées, souffrait ou se réjouissait. Il souffrait et pourtant il ne souffrait pas. Il se réjouissait, et pourtant sa joie n’en était pas une. Car aucun des sentiments qu’il éprouvait n’était personnel, si ce n’est dans la manière de l’éprouver. Si le spectateur tremblait de peur, si une sueur d’angoisse perlait à son front, ce n’était pas pour lui-même. Il ne se sentait pas menacé.

Si, tout en continuant de jouir et de souffrir, fut-ce avec une intensité extrême, nous n’avions que des joies et des souffrances de même nature que celles que nous ressentons à la projection d’un film, si nos extases et nos douleurs n’étaient jamais rapportées à nous-mêmes, notre vie s’en trouverait alors prodigieusement altérée. Elle prendrait un autre sens. Nous comprendrions tous les tourments d’autrui, et nous serions pleins de zèle pour les soulager, mais nous ne connaîtrions pas cette morsure si aigüe, si personnelle et si intime qui ne peut apparaître que là où il y a considération directe de nous-mêmes, là où nous sommes identifiés tragiquement avec notre propre solitude.

Le visage d’un homme qui suit les péripéties d’un film angoissant n’est-il pas marqué de tous les stigmates de l’angoisse? Ceci nous fait entrevoir comment le libéré, l’être chez qui la représentation du moi a cessé, peut à la fois souffrir et ne pas souffrir; comment ce même libéré peut être semblable à l’un de nous, offrir toutes les apparences d’un homme torturé sans néanmoins passer vraiment par le faite de nos tortures; comment sa douleur peut avoir le visage de notre douleur sans en posséder l’aiguillon le plus cruel.

Et peut-être aussi découvrons-nous en même temps le secret de l’envoûtement que le théâtre exerce sur les esprits? Cat art, quand il s’approche vraiment de la perfection, ne réalise-t-il pas chez le spectateur une préfiguration de la condition de l’homme libéré ?

Cette dernière remarque va nous fournir le moyen d’illustrer de manière frappante la terreur et la résistance de l’homme devant la libération. Cette illustration tiendra tout entière dans une seule question.

« Si je vous conviais à un spectacle surhumain par lequel votre attention serait à jamais saisie et captivée; si, par quelque merveilleux moyen, je savais pourvoir durant ce spectacle, qui ne connaîtrait plus d’issue ni d’interruption, à toutes les nécessités de votre existence physique; si je supprimais jusqu’à l’obligation du sommeil et que depuis le moment où vous entreriez dans la salle jusqu’à votre mort — dont rien, d’avance, ne vous parviendrait vous ne pourriez ni détacher un instant vos regards de la scène, ni détacher en aucune manière votre esprit de l’intrigue; si, en d’autres termes, vous ne deviez jamais revenir à la notion distincte de votre personnalité ancienne, au sentiment de votre existence individuelle; si vous deviez perdre irrémédiablement tout espoir de retrouver cette présence à vous-même que vous aviez connue jusque-là, oseriez-vous franchir ce seuil dont personne ne ressortirait ? Passeriez-vous cette porte derrière laquelle vous devriez laisser toute espérance de vous ressaisir ? ».

Qui ne voudrait assister à un spectacle si extraordinaire que le regard, dès les premières images, serait saisi, retenu, envoûté ? Qui ne serait impatient de voir une œuvre si divinement composée qu’elle ne laisserait place à aucun moment d’indifférence ou de lassitude, à aucun moment où l’on reviendrait à soi, au sentiment des embarras et des blessures de l’existence quotidienne ? La salle où se donnerait un divertissement à ce point magique et suprême ne serait-elle pas prise d’assaut ? Et pourtant, si séduisant, si ensorcelant que fût un pareil spectacle, il y aurait dans sa notion même quelque chose d’effrayant. En approchant du seuil fatidique on éprouverait ce mélange d’extase et de terreur que ressent le néophyte à l’entrée des paradis artificiels, à l’instant où il va user de la drogue qui ne l’exaltera qu’en le détruisant. Sortir des contradictions du moi, du cortège de tourments que chaque jour apporte, quel apaisement plus profond que toutes les morphines ! Mais à ce prix ! Mais savoir que jamais plus on ne pourra se retrouver, se palper, se saisir ! L’homme qui assiste au spectacle le plus rare, le plus émouvant, le plus obsédant, veut retrouver, dès que le rideau sera tombé, ou la dernière image abolie les objets quotidiens de son intérêt, l’univers des choses familières où évolue son moi. Il veut pouvoir, presser le bras de sa bien-aimée, la regarder, se dire encore qu’elle est sienne et qu’il n’a pas cessé d’être lui. Il veut bien oublier pour un temps cet habituel décor de ses jours ce monde de délices et de douleur mêlé. Il ne veut pas le perdre. Dès que l’idée lui vient que les portes de « cette région de l’habitude » pourraient se refermer à jamais devant lui, il sent une folle épouvante contracter son cœur.

L’évocation d’un spectacle aussi extraordinaire que celui dont nous avons parlé peut paraître bien artificielle et dénuée de tout intérêt pratique. On comprendra mieux la portée de cette évocation si l’on remarque qu’il revient au même de lui substituer une interprétation si constamment prodigieuse des évènements ordinaires de notre vie que ceux-ci deviendraient pour nous les moments et les épisodes d’un drame perpétuellement exaltant, composeraient une action d’un intérêt tellement irrésistible que nous n’aurions jamais plus ni le désir ni le pouvoir de nous en abstraire

RENE FOUERE